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Platée, la femme-batracienne

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À l’Opéra Garnier


Familier au courtisan du XVIIIème siècle, le fatras mythologique sur lequel s’adosse Platée, « opéra bouffon » crée en 1745 au manège des Grandes Écuries de Versailles pour célébrer, parmi son lot de fêtes somptueuses, les noces du dauphin de France avec l’infante espagnole Marie-Thérèse, est à peu près incompréhensible au spectateur lambda en 2022, avouons-le.

Platée, laideron nymphomane

Du temps de Louis XV, le genre lyrique connaît des impératifs formels très stricts, des figures imposées, des conventions en matière de livret et de séquences chorégraphiées, auxquelles cette « comédie-ballet » de Rameau ne déroge pas. Mercure, Jupiter, Junon, les Satyres et les Ménades, le dieu Momus ou la muse Thalie, tout ce petit personnel de la fable antique nous est devenu passablement étranger. Mais peu importe, au fond : le comique demeure. Et la musique, surtout ! D’une alacrité, d’une fantaisie sans pareilles. L’immense compositeur des Indes galantes, d’Hyppolyte et Aricie ou des Boréales, Jean-Philippe Rameau (1683-1764), honoré par la Monarchie au jour où le scorbut l’emporte à Paris, au point qu’elle lui alloue alors un service solennel à l’Académie royale de musique, Rameau, grand oublié de la période romantique, revient en gloire au XXIème siècle – et c’est justice. 

A relire, Elisabeth Lévy: Scandale de l’Opéra de Paris: la gauche décomplexée

De cette comédie lyrique en un prologue et trois actes, l’argument dramatique est fort mince : Platée, laideron nymphomane, prend ses désirs pour la réalité. Dans le dessein de guérir Junon de sa jalousie, l’on invente un stratagème : Jupiter feindra de tomber amoureux de Platée, reine des grenouilles. Ce dernier lui apparaît tour à tour sous les traits d’un âne, d’un hibou, et d’un mâle enfin, un vrai (chanté par l’excellente basse Jean Teitgen). Survient La Folie (en alternance, les soprano Julie Fuchs – décevante – et Amina Edris), qui donnera toute une suite de divertissements (d’où la succession des ballets) pour maquiller cette fausse idylle. Le jour du mariage, Junon (sous les traits de la mezzo-soprano gabonaise Adriana Bignani lesca, laquelle fait ici son entrée à l’Opéra de Paris) découvre la laideur de sa rivale et, guérie de sa jalousie, rejoint Jupiter dans les nuées – mariage mixte ? –  tandis que, sous les quolibets du populo, Platée la batracienne travestie (derrière le grimage, le ténor américain Lawrence Brownlee – faible puissance vocale, mais timbre et phrasé impeccables) replonge dans son cloaque…

Tonnerre d’applaudissements

Beaucoup d’effets de tempêtes dans cet univers agreste traversé par maints caprices de la Nature : « des Aquilons fougueux la dévorante haleine/ Menace à chaque instant nos champs et nos coteaux », chantera Cithéron (le roi de l’air frais de la montagne), dès la deuxième scène du premier acte. Laurent Pelly, émérite scénographe lyrique dont l’Opéra de Paris reprend en l’espèce sa toute première mise en scène, datée… 1999, faisait le choix – inédit, à l’époque – d’un plateau redoublant en miroir le volume de la salle Garnier, avec ses rangées de fauteuils d’orchestre occupés par chœurs, chanteurs et danseurs, dispositif bientôt envahi de tourbe végétale et qui ira se désagrégeant jusqu’à la scène finale. En près d’un quart de siècle, l’idée n’a pas trop mal vieilli. Au soir de la première, d’ailleurs, cette énième reprise de Platée, comme en 2015 sous la baguette de Marc Minkowski, a été saluée par un tonnerre d’applaudissements. Il est vrai qu’entre ce peuple de grenouilles aux yeux rouges exorbités, ce couple Junon-Jupiter nippés de bleu pétant comme pour un show de music-hall, cette La Folie en robe longue imprimée de partitions, ce Momus ailé en slip blanc, cette frétillante, plantureuse et comique Platée batracienne, etc. etc., bouffonnerie et travestissement font chorus, à merveille. 

On s’étonnerait presque, par les temps qui courent, qu’une délégation d’activistes #MeToo ne se soit pas encore postée au pied de l’Opéra, avec banderoles et porte-voix, pour protester contre l’image dégradée de la Femme véhiculée par le grotesque de cette incarnation amphibienne à l’évidence discriminante, et qui dévalorise la disgrâce physique en reconduisant, une fois de plus, la jupitérienne domination masculine. Cancel Rameau ? 


Platée. Opéra lyrique (ballet bouffon) en un prologue et trois actes, de Jean-Philippe Rameau. Direction : Marc Minkowski. Mise en scène : Laurent Pelly. Avec Lawrence Brownlee (Platée), Julie Fuchs/Amina Edris (Thalie, La Folie), Jean Teitgen (Jupiter), Adrianna Bignani Lesca (Junon)…. 

Opéra Garnier. Les 19, 21, 24, 26, 29 juin, 1, 5, 7, 10, 12 juillet 2022. Durée : 3h.

Législatives: la peine du 19 juin

Matignon était vide et l’agora déserte…


« Pour que l’histoire se réveille, pour que le temps devienne soudain plus vif, surprenant, pour que les luttes reprennent avec davantage d’espoir, pour que l’ambiance change, s’aère, il faut aller voter pour les candidats de la Nupes » (Libération, 8 juin). La tribune d’Annie Duperey, Annie Ernaux, Robert Guédiguian, serments de Kouffar, promesses de limbes, n’ont pas suffi. Après 1924, 1936, 1945, 1981, 1997, pas de noces de Chypre pour la gauche. Pas de Matignon pour le César de la Canebière. Monsieur Brun a perdu la face, beaucoup de fidèles grognard.e.s, sa majorité absolue, mais reste au pouvoir. Il nous fend le cœur.

« L’ordre domine, la hiérarchie s’impose par une sorte de pesanteur. De jour en jour, cette violence sourde nous accable, l’autorité de quelques-uns désole, opprime ». Pour Annie, les ambianceurs de l’insoumission, Francs-Tireurs-Pipoles de l’armée des ondes, les avances sur recettes sont plus nourrissantes que les recettes d’avancées. Elisabeth Borne, droite comme un s dans ses bottines centristes, voulait sauver le pays « en modernisant le dialogue avec toute la société ». Elle nous le dit sans fard. 

Tartarin de Mélenchon contre Mandrake

Le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite de la gauche est-elle définitive ? Non, car la Nupes n’est pas seule ! Elle a un vaste empire décolonial. Elle peut faire bloc avec les vegans, animalistes, animistes, Cuba, la Russie. Tout n’est pas perdu parce que cette lutte est une lutte mondiale. Des forces immenses n’ont pas encore donné : les hologrammes, les avatars, les sans-papiers, les Sahraouis, Pancho Villa, Sancho Panza, Zapata … Tout n’est pas perdu, parce qu’en 2027, Jean-Luc Zarate n’aura que 77 ans, l’âge du Général de Gaulle en 1967. « Sans la police tout le monde tuerait tout le monde et il n’y aurait plus de guerre. » (Jeanson)

Moi général Mélenchon, actuellement réfugié dans la République Autonome Populaire et Sociale du Donbass, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en zone occupée par Macron ou Zelenski, ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs spécialistes des enregistrements vidéo, mathématiciens du recomptage des voix et supporters de Liverpool, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu’il arrive, la flamme de la Nupes ne s’éteindra pas. « Moins l’intelligence adhère au réel, plus elle rêve de révolution. » (Aron).

Sans programme, sans campagne, sans surprise et sans gloire, M comme Madrake trébuche, va devoir composer, réinventer des numéros de claquettes, danses du ventre parlementaires, « une forme d’ouverture et de souplesse ». Le garde des Sceaux est cool. 

Après un mois de pouvoir (Saison 2) et cinq ans de surplace, la Première ministre, ses conseillers, Zig et Puce du brainstorming win-win, Bibi Fricoteurs, pigeons d’agile et marcheurs, sont à bout de souffle et à court d’hypnose… Sur le tarmac d’Orly, dans le train des partisans, bronzé comme un steward d’Air France, en route vers l’Est brutal et simple avec ses idées compliquées, Emmanuel Daladier a surfé en vain sur l’héroïsme des Ukrainiens, et en même temps, chez nous, sur l’union sacrée contre la chienlit. Vive le monde d’avant !

Tête de litote flottante entourée de feu et de fumée, M comme le Magicien d’Oz pas grand-chose est un maître de battologie spécialisé dans les combinazione et le business électoral. Vauban de l’extrême centre, c’est notre rempart contre la méchante sorcière de l’Ouest, Z le Maudit, Jean-Luc Castro. “La marée monte, Monsieur Tintin…”. Dorothy Borne, son gouvernement de Munchkins, hommes en fer blanc, épouvantails sans cerveaux, lions sans courage, se gargarisent de storytelling, formules creuses, interviews démagos avec des influenceurs bidon, TikToqués analphabètes. Belle Renaissance qui immole l’ENA, humilie le quai d’Orsay, qui déconstruit l’État, qui navigue à vue, à voile et sans valeurs, au gré des sondages ; une politique du chat crevé au fil de l’eau, guidée par Brigitte, Mimi Marchand, Nicolas Sarkozy et des cabinets d’audit… Le coq, pauvre oiseau plumé, cuit dans leur marmite infâme… Bon appétit Messieurs !

Matignon était vide et l’agora déserte…

En vain ils ont des mers fouillé la profondeur / Pour toute nourriture ils apportent des leurres… Encore un quinquennat de perdu, sans ambition ni réformes de fond. Quoi qu’il en coule, ne faisons rien, c’est plus prudent… Le grand guignol électoral, Lady X, les cowboys, les indiens, Davy Crockett contre Kit Carson, les cavillations dérisoires, chants désespérés des agrégés de Lettres ouvertes sur France Inter, n’abusent, ni n’émeuvent plus personnes.

La doxa rassurante, une sonate de Vinteuil consensuelle, pour piano et violons œcuméniques, voudrait que le rebond et le salut passe par l’Éducation, la Culture, les Lumières et le pourtousisme. Faut voir… Jamais le pays n’a compté autant de bacheliers, diplômés, enseignants, éducateurs, chercheurs, artistes, sociologues, activistes, progressistes et éclairés. Jamais les programmes éducatifs (de la maternelle au Collège de France) n’ont fait une part aussi belle à l’inclusion (intestinale, bio, citoyenne, de proximité), la diversitocratie, les traumas ante-post coloniaux, repentances. Jamais les classements PISA n’ont été aussi médiocres, l’obscurantisme, le fanatisme, les extrémistes, les complotistes, les dealers, aussi puissants et établis ; l’abstention électorale aussi forte, 54% ce 19 juin.

L’Encyclopédie pour tous ? L’affaire Caillasse. La revanche des dominés et des Misérables ? Javert : feukeu ! tarba ! Thénardier : enc. ! On ne combat pas les inégalités culturelles avec l’école numérique, l’écriture inclusive, la transformation des bibliothèques en ludothèques, le BAC Nord, Parcourstup, la sous-culture hollywoodienne de la bit.e (coin) génération, des ptérodactyles lucifériens attaquant les drones du roi Arthur… Crétins de trop… Il est temps grand temps de supprimer les réseaux sociaux et le monde d’après. Le suffrage universel est un danger pour la démocratie. La France, mère des arts martiaux, des armes et des hors-la-loi.

La grande illusion, la Cité vert émeraude, les cieux bleus où les rêves deviennent réalité, over the rainbow, c’est du cinéma. Le magicien d’Oz c’était en 1939. Jean-Luc Gamelin et Emmanuel Weygand trahissent, travestissent, prostituent les mots, le roman national, de Gaulle, les idéaux de la Résistance. Ils ont perdu la bataille de France de 2022 et ne sont pas prêts de regagner la confiance des abstentionnistes. Désabusés, les Français pleurent le pays qui sombre et se déchire, attendent sans illusions des jours propices, comme l’aspirant Grange, le lieutenant Drogo, le capitaine de Reixach. Pas de happy end dans Le Désert des Tartares, Un Balcon en forêt, La Route des Flandres, Sur les falaises de marbre ou Le Rivage des Syrtes.
« À tous il est permis — dans certaines limites — de parler ; à quelques-uns il est réservé de savoir » (Julien Gracq).

Balance-ton-patron

Dans le dernier film de Leon de Aranoa, Javier Bardem éblouit dans le rôle d’un entrepreneur prêt à tout pour sauver sa boite. Critique. 


Nouvelle métamorphose physiologique de Javier Bardem, sous les auspices de Fernando Leon de Aranoa (cf. « Escobar », sorti en 2017). Chenu et binoclard, la superstar transformiste y campe, cette fois, avec la prodigieuse virtuosité qu’on lui connaît, le patron à la fois roué, bienveillant, talentueux, manipulateur et parfaitement cynique d’une PME provinciale qui, implantée au cœur d’une zone industrielle ibérique, confectionne des balances depuis plusieurs générations. Héritier charmeur et doucement paternaliste, notre homme, à la veille de la visite d’une commission d’inspection dans laquelle l’image de l’entreprise est en jeu, se doit de mettre de l’ordre dans ses troupes, quitte à se montrer quelque peu intrusif avec la vie privée de ses salariés… La survie de la boîte avant tout…

Tonalité corrosive

La réussite de « El buen patron » tient au bon dosage des ingrédients : écriture ciselée, infiniment savoureuse des répliques ; vertu hautement comique de situations exploitées avec une minutie d’horloger ;  parfaite direction des acteurs ; casting calibré au millimètre.  Les comparses ? Un vieux larbin indéfiniment débiteur de son maître et seigneur ;  un contremaître cocu et dépressif, sacrifié sans remord par son vieil ami et chef d’entreprise ;  un ouvrier qui, en révolte contre son licenciement abusif, campe devant la grille de l’usine, mais que le PDG décidera de déloger par un moyen peu orthodoxe, provoquant au passage une tragédie ; une stagiaire canon débauchée par ce patron marié dont l’épouse comme-il-faut tient boutique en ville, … Etc., etc. 

« El buen patrón », un film de Fernando León de Aranoa, 2022 © Tripictures

La tentation manichéenne – l’homme de pouvoir et d’argent, versus le brave populo et la femme-victime- du-mâle-dominant – est habilement esquivée par la tonalité corrosive et l’âpreté du propos. Les arrière-plans sociaux et leurs enjeux, loin d’être aimablement évacués, sont au contraire pointés du doigt, non sans cruauté, à l’enseigne du cynisme qui sera, in fine, le maître-mot de cette tragi-comédie très enlevée. Ainsi aurait-il été tentant, de la part du réalisateur, dans le souci de sacrifier à la doxa idéologique du temps, de faire de sa Liliana (Almudena Amor), la stagiaire model-girl/ fille-à-papa/ allumeuse qui se fait sauter dans une chambre d’hôtel par « el buen patron », un cas édifiant de victime-de-la-domination-capitaliste-machiste, légitimement vengeresse à l’estampille de « « me-too ».

Au lieu de quoi, Leon de Aranoa la croque sous un jour cru, telle qu’elle est : une sale et méchante junior carriériste, sans foi ni loi, usant de ses charmes puis du chantage pour se faire sa petite place au soleil de l’emploi. Balance-ton-patron !

« El buen patron ». Film de Fernando Leon de Aranoa. Avec Javier Bardem. Espagne, couleur. Durée : 2h. En salles le 22 juin.


Sylvia Plath, la petite sœur américaine

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Le poème du dimanche


Arrivé à une certaine heure de la nuit, la conclusion est toujours la même. L’insomnie est une voiture américaine de l’année de votre naissance. Mettons une Thunderbird de 1964. Sur l’autoradio passe un air de Doo-wop de la même année ou à peu près, par exemple Donnie and the dreamers qui chantent un amour adolescent. Vous ne savez plus et vous n’avez jamais su en fait si la Thunderbird pourrait redémarrer et quitter ce coin perdu dans les ténèbres. Il y a une fille qui dort sur la banquette arrière.

Vous vous souvenez que Sylvia Plath s’est suicidée l’année dernière, à trente ans. Vous vous souvenez qu’il faut faire très attention aux filles qui dorment sur les banquettes arrière. Vous vous souvenez qu’il faut les embrasser. Sylvia Plath l’écrivait déjà dans son autobiographie désespérée, La cloche de détresse (Gallimard, L’Imaginaire): « Embrasse-moi et tu verras comme je suis importante. »

Arrivé à une certaine heure de la nuit, la conclusion est toujours la même. Vous n’avez pas réussi à sauver cette petite sœur américaine dans sa nuit trouée par les électrochocs, en ces années où l’on n’avait pas encore inventé les antidépresseurs. Il ne vous reste qu’à lire et relire ses poèmes qui ont la transparence solide du cristal, et la délicatesse des verres de Murano.

C’est déjà ça.


MOUTONS DANS LA BRUME

Les collines descendent dans la blancheur
Les gens comme des étoiles
Me regardent attristés : je les déçois.

Le train laisse une trace de son souffle.
O lent
Cheval couleur de rouille,

Sabots, tintement désolé–
Tout le matin depuis ce
Matin sombre,

Fleur ignorée.
Mes os renferment un silence, les champs font
Au loin mon cœur fondre.

Ils menacent de me conduire à un ciel
Sans étoiles ni père, une eau noire.

In Ariel (Poésie/Gallimard, traduction Valérie Rouzeau)

Ariel

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La Cloche de détresse

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Remettez-nous ça!

Conte éthylique à l’attention des censeurs par Franz Bartelt…


Au commencement, il y a le format du livre. Équilibré comme un ballon de sauvignon, désaltérant comme un bock, pas ergotique pour un sou, fin et partageur, le contraire des livres de caisse qui se veulent toujours plus intelligents et filandreux. Le bon temps de Franz Bartelt suivi de La bonne heure aux éditions L’Arbre Vengeur ne fait que quelques pages. Il pèse léger et suffit à enivrer son lecteur d’une lampée. Nous devons sincèrement remercier la maison et l’auteur pour la brièveté lumineuse de leur propos. Tant de lignes et de caractères à ne plus savoir quoi en faire, c’est gênant à la fin. Ici, les longueurs sont combattues et les approximations biffées d’une plume sûre qui ne se regarde pas écrire. L’écrivain expulse sa prose dans un français tonique et chahuteur, volontiers provocateur et taquin, élevant le débat dans les vapeurs d’alcool et ne tombant jamais dans les affres douloureuses du créateur. Bartelt nous épargne ses maux de tête et la jeunesse tumultueuse de ses personnages. Papa buvait, maman se droguait, tonton fraudait et société, tu ne m’auras pas. On connaît le refrain victimaire. Bartelt va droit au bistrot ! 

À bas les livres de plus de 250 pages

À l’approche de l’été, le critique est pris de panique devant ces montagnes de livres à la pagination extravagante qui s’entassent sur sa table de travail. Des sommes qui donnent la nausée et une interrogation sur la capacité réelle des auteurs à écrire court et sec, perforant et entrouvrant cependant les portes de l’imaginaire. Bannissons les cinéastes qui dépassent la durée hautement respectable d’une heure et quarante minutes, boycottons les restaurants qui, à défaut de carte en papier, vous infligent un QR code et exigeons des auteurs une limite rédactionnelle raisonnable. Au-delà de 250 pages, nous sommes partagés entre l’indécence et la sénilité. À 400 pages, nous ne répondons plus de nos actes. 

Prenons exemple sur le poète palois Christian Laborde qui, dans sa dernière homélie vélocipédique, rend hommage au champion Poulidor (Poulidor enfin ! Mareuil Editions). Une cinquantaine de pages seulement diront les besogneux du peloton, les amateurs d’efforts inutiles et vains, les rouleurs en sueur qui encombrent les départementales et les librairies. Laissons les pousse-papiers à leur rédaction du dimanche. Dans cette poétique du cycle, échappée homérique à la scansion en danseuse, le jazzman des mots fait voler Poupou et l’éclaire d’un jour nouveau. 

Poulidor enfin ! 15 juillet 1974 de Christian Laborde – Mareuil Editions

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Le Bukowski des terrils

Je pense également à notre ami belge Éric Neirynck et son Hypertextuel paru chez Lamiroy. Ce bukowskien des terrils du Nord, spécialiste des sprints enfiévrés et charnels, n’a pas besoin de mille pages pour exprimer sa rage et son dégoût de notre époque corsetée. Il résiste à la tentation de tartiner à la commande. Quel saint homme ! 

Hypertextuel de Éric Neirynck – Lamiroy

Bartelt, mixologue ardennais a choisi l’alliance de l’étique et de l’éthylique en se mettant dans la peau d’un buveur forcément incompris. De cette épure naît un traité de morale non dépourvu d’une philosophie salutaire. Son héros exprime sa douleur de ne plus avoir droit de boire dans un monologue où la sincérité et la drôlerie s’enchâssent. Le garçon aggrave même son cas en proférant un discours nostalgique où l’Homme qui boit serait aussi capital que celui qui marche ou qui pense. « C’était mieux avant », nous dit-il en substance. Il nous le prouve par cette saillie : « Parce qu’avant on avait le droit de boire tout ce qu’on voulait ». Une telle phrase, même sous le sceau de la pochade vous condamne aux travaux forcés en ces temps incertains. C’est-à-dire à l’anonymat. Ne riez pas, le buveur est un lanceur d’alerte des plus respectables. Il affronte les forces du mal. Les colonnes de vertueux qui, chaque jour, nous promettent les paradis artificiels à coups de censures et de privations, sont dans nos villes. Ils ourdissent. Ils ont déjà fait de nous, des esclaves volontaires et des buveurs d’eau plate. 

Halte à la flagellation

Chez Bartelt, l’Homme qui boit ne se flagelle pas. Il ose proclamer que l’apéro pris au café du bonheur est une forme avancée d’humanité. « Dans l’histoire des hommes, ce n’est pas la première fois que les vertueux essaient de s’emparer du pouvoir […] Un jour, c’est couru, ils vont nous interdire de boire l’apéro. Moi je suis fort attaché à la culture de l’apéritif. C’est un moment de convivialité. L’homme fraternise avec l’homme. Le petit jaune fait l’unanimité ».  Et si cet homme qui boit, frère de zinc, camarade en solitude, était le sauveur d’une civilisation en péril.

Le bon temps de Franz Bartelt – L’Arbre Vengeur

Le bon temps: Suivi de La bonne heure

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Gaudí, génial antimoderne

Barcelone doit à Antoni Gaudí un parc, des immeubles, des villas et, bien sûr, la Sagrada Família, cathédrale toujours en construction. La renommée de cet architecte peine cependant à franchir les frontières. Une exposition au musée d’Orsay explore une œuvre mécomprise.


Antoni Gaudí naît en 1852 à Reus, ville sise à 100 kilomètres au sud-ouest de Barcelone. Adolescent, il gagne la capitale catalane pour y faire ses études d’architecture. Ensuite, il devient architecte et ne quitte guère cette cité jusqu’à ce qu’il y meure en 1926, renversé par un tramway. Sa biographie est aussi simple que cela.

Issu d’une famille de chaudronniers, il se singularise par un parti pris manuel. Il fait des maquettes, des moulages, il tâtonne, il assemble, il regarde ce que ça donne, il imagine, il recommence. Son art n’est en rien l’application d’idées. Gaudí travaille avec ses mains et avec ses yeux, « sans concept » comme dirait Kant. On lui prête un anti-intellectualisme assumé.

Casanier et traditionaliste

Gaudí apparaît aujourd’hui comme l’une des figures de proue de ce mouvement international né au tournant du xixe siècle et qualifié, selon les pays, d’Art nouveau, de Jugendstil, de Sécession et, en Catalogne, de « Modernisme » (à ne pas confondre avec la notion de modernité). Chose surprenante, Gaudí n’est guère sorti de sa ville. Cependant, son tempérament extraordinairement casanier n’est en rien un obstacle à sa curiosité et à son ouverture d’esprit. En effet, il parcourt attentivement certains livres, notamment ceux de Viollet-le-Duc. Cet architecte français, encore souvent décrié dans notre pays, est porteur d’idées extrêmement fécondes. À force d’étudier l’art gothique et l’art roman, il s’affranchit d’une vision académique rivée sur la tradition du Grand Siècle et développe le sens des linéaments, des décors végétaux, de la diversité des matériaux, de tout un ensemble de choses qui ouvrent des espaces de liberté considérables. Par ailleurs, Gaudí profite du fait que l’Espagne marie des traditions contrastées : musulmane, gothique, Renaissance et baroque. Cette variété de sources favorise l’éclectisme et l’imagination créatrice.

Maquette de la Façade de la Nativité, avec polychromie, par Joseph Maria Jujol, 1910 © GEDEON Programmes-La Fundació Sagrada Familia/Pep Daudé

Pour compléter cette biographie, il faut mentionner la rencontre avec Eusebi Güell. Cet homme appartient à la grande bourgeoisie industrielle de Barcelone. Il sera le mécène de Gaudí. Güell se signale par un attachement à l’identité catalane, un tempérament traditionaliste et un catholicisme fervent. C’est d’ailleurs aussi le cas de Gaudí. On pourrait penser que ces deux personnages, apparemment si conservateurs, sont portés sur les pastiches du bon vieux temps. Ils ont au contraire une exceptionnelle liberté d’esprit. D’autres exemples, tel celui de José María Sert, montrent qu’il ne s’agit nullement de cas isolés dans l’Espagne conservatrice du tournant du xixe siècle.

Cette frange de la société barcelonaise se retrouvera en péril lors de la guerre civile espagnole. En 1936, dix ans après la mort du maître, les républicains détruisent, par anticléricalisme, l’atelier de Gaudí à la Sagrada Familia, toujours utilisé par ses continuateurs, brûlant maquettes et plans. Les travaux reprennent en 1944, sous le régime franquiste, sur des bases mal documentées. Ils seront poursuivis, et même intensifiés, après l’avènement de la démocratie. Aujourd’hui, tout le monde comprend ce qu’il y a d’universel et d’émouvant dans cette cathédrale.

La possibilité du mauvais goût

En parcourant l’exposition d’Orsay, on se demande pourquoi l’art de Gaudí a tant marqué Barcelone alors que ses homologues français ont laissé peu de traces à Paris. En effet, dans le paysage parisien, les immeubles de Lavirotte ou Guimard, autrement dit des architectes Art nouveau, sont rares. Ceci est d’autant plus surprenant que l’Art nouveau est abondant à Prague, Riga, Budapest… Pourquoi si peu d’Art nouveau à Paris ? La première raison tient au fait qu’en 1914, presque tout s’arrête en France. Barcelone bénéficie de plus d’une vingtaine d’années supplémentaires de prospérité à une période où les beaux-arts fonctionnent à plein régime. En outre, à Paris, beaucoup de destructions interviennent après-guerre, liées au changement de goût et à l’hostilité des modernes.

Paroi modulable pour la Casa Milà, 1909 © Christian Crampon/Sophie Crépy

Même à la Belle Époque, l’Art nouveau est une tendance minoritaire à Paris. L’haussmannisation impose, jusqu’aux années 1880 et au-delà, une vision classicisante de l’urbanisme et de l’architecture. Il y a quelque chose de récurrent dans la culture française qui se refuse aux excès en art, voire aux excès d’art. C’est ce que les Français appellent le « bon goût » et qui peut s’avérer une inhibition très pénalisante. Quand on voit certaines œuvres de Gaudí, difficile de ne pas admettre qu’il y a parfois un côté bizarroïde, voire carrément Disneyland. Accepter le risque du mauvais goût est peut-être une condition sine qua non pour que l’art accède à une certaine liberté et ose tenter certaines expériences. Or, les élites françaises, souvent soucieuses de distinction, préfèrent une certaine retenue. Ainsi, Proust ironise sur un de ses personnages (Saint-Loup) qui achète ses meubles chez Bing, le grand marchand d’Art nouveau de la capitale. Tout ceci pousse vers le minimalisme ou la préférence aux références classiques. Un Gaudí n’est pas conforme aux canons du « bon goût ».

L’art incarné

En voyant l’art de Gaudí, on comprend à quel point cet artiste est porté par une puissante inspiration. Sa ferveur religieuse y est, évidemment, pour quelque chose. Cependant, il ne ressemble en rien à ces mystiques qui s’éloignent du monde pour mieux se rapprocher de Dieu. C’est tout le contraire, Gaudí est tourné vers le monde. Il en fait son miel.

Paire de fauteuils, non daté © B.Ladoux/Sophie Crépy

Par exemple, le Portail de la Nativité à la Sagrada Familia est une véritable arche de Noé. Il comporte des arbres, des feuillages, des oiseaux, des animaux de toute sorte, des instruments de musique, des drapés et beaucoup de personnages. Chaque détail est à la fois beau, véridique et intégré à un lyrisme d’ensemble.

L’exposition montre comment Gaudí prépare ses créations. On voit qu’il effectue de nombreux moulages sur des modèles vivants, hommes et femmes. De plus, il prend aussi des photos de ses modèles, sous tous les angles. Beaucoup d’artistes de cette époque travaillent ainsi. Par exemple, quand on visite l’atelier de Rodin à Meudon, on voit qu’il disposait d’une vaste bibliothèque de moulages. On lui a d’ailleurs parfois reproché cet usage. Il ne s’agit pas, pourtant, de reproduire le réel de façon méticuleuse et irréfléchie mais de le représenter avec vérité et subtilité, de saisir ce qui a de l’expression dans un bras, dans un ventre, dans une épaule, de trouver la juste position, le bon geste, etc. Après cette phase d’étude, Gaudí procède de façon empirique à des assemblages pour former des compositions complexes. Son foisonnement baroque s’appuie donc sur une conception très incarnée de l’art.

Jardinière tripode de section triangulaire, 1905 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda

Sa relation avec les formes réelles mérite qu’on s’y attarde un peu. Les formes sont un peu pour les artistes de son genre les mots d’une poésie en image. Dans une phrase, et plus encore dans un vers les mots visent à la fois à transmettre une signification et à produire une sorte de musique. Pour les formes visuelles, c’est un peu la même chose, mais la signification peut être obtenue très sommairement. Par exemple, pour un arbre, on peut tracer deux traits verticaux figurant le tronc, surmontés de quelques gribouillis pour le feuillage. Toutefois, pour exprimer le charme spécifique qu’on trouve à tel arbre, à tel feuillage, pour rendre la musique de ces formes, il faut de l’observation, de la réflexion, un effort d’interprétation. Gaudí fait partie des artistes qui ne s’intéressent pas seulement à la signification de ce qu’ils représentent, mais qui veulent nous faire partager la beauté, la saveur propre des formes du monde que nous habitons.

Antimoderne

Quand on voit la façon dont les historiens de l’art rendent compte de leur matière, on est parfois un peu surpris. Ainsi Gaudí est classé dans le « modernisme », terme d’époque conservé malgré son ambiguïté a posteriori. De surcroît, nombre d’auteurs enrôlent Gaudí comme précurseur de la modernité. Comment ne pas voir que son art est aux antipodes de cette modernité qui pousse à l’abstraction, au conceptualisme, au détachement du monde et à la rupture avec les traditions artistiques ? Il est vrai qu’on a pris l’habitude de penser que tout artiste valable est soit moderne, soit précurseur de la modernité. Le génial Gaudí est évidemment tout le contraire.

À voir absolument

« Gaudí », musée d’Orsay, jusqu’au 17 juillet

Sao Paulo: trois coups de feu et un coup de foudre

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Moi, je n’ai entendu qu’un seul coup de feu. Les voisins en ont entendu trois. Ma femme qui faisait la cuisine à cinquante mètres des lieux a entendu trois tirs secs…


Il était 19h et j’étais descendu chercher le pain. La nuit s’installait brusquement, comme d’habitude sous les tropiques. Le ciel de São Paulo avait acquis un teint halé qui tendait vers l’orange, mélange de crème auto-bronzante et de jus detox à base de carotte…

Le temps de traverser au feu, j’entends un coup de klaxon prolongé, je me retourne et je vois une jeune fille aux jambes fines traverser la rue à la hâte, accompagnée d’un chien à l’aspect onéreux. Une bête fragile sur pilotis au poil court et dru, d’un blanc si vif qu’il évoque les publicités pour le dentifrice Colgate. Puis, une moto démarre en trombe, elle zigzague entre les voitures à l’arrêt. Je fixe la plaque d’immatriculation et je ne vois rien. Rien à part la lettre E. J’ai beau me concentrer sur l’essentiel, la plaque, je ne vois rien.

Un justicier dans la ville

Je me retourne et je retrouve la rue déserte, comme au milieu de la nuit. Pas une seule âme qui vive. Je compose le numéro de police secours en parcourant le chemin qu’a dû faire la demoiselle en fuite. Une opératrice me répond et m’engueule : « J’espère que ce n’est pas une fausse alerte… » Je lui dis que je suis ému et qu’elle doit croire ce que je vais lui dire, même si je me trompe deux fois de suite sur le nom de la rue et la numérotation. Elle me demande la couleur de la moto et celle du casque porté par le conducteur : je ne me souviens de rien. À cet instant, le caissier de Carrefour Express, un jeune homme qui fait pitié tant son tricot de laine beige et son pantalon marron évoquent l’uniforme d’un prisonnier du système carcéral américain, se dirige vers moi et balbutie: « je l’ai, la victime est avec moi ». Je transmets l’information de suite à la police : « la victime a trouvé refuge dans le Carrefour Express au coin de la rue ». On me répond : « Très bien monsieur, l’événement a été enregistré, une unité est en route, la police militaire de São Paulo vous remercie ».

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À l’intérieur du magasin, il fait froid – d’ailleurs, il fait toujours froid chez Carrefour au Brésil, c’est pour cela que je n’y achète jamais mon pain, qui aime le pain dur ? Dans ce magasin que je ne fréquente jamais, je la vois. Je l’ai enfin sous les yeux « ma » victime. Souveraine beauté, somptueuse dans le malheur et impassible dans la peine. Une grande brune à la peau claire, lèvres cendrées, cheveux noirs, brillants et lisses noués en queue de cheval. Leggins beige juste au corps et doudoune noire (il fait « froid » cet automne à São Paulo : 18 degrés à midi). C’est bien elle ! On se reconnaît immédiatement : compagnons d’infortune, partenaires en émotion, victimes potentielles de cette ville qui broie la faiblesse et la délicatesse. Elle lève son regard sur moi, noir et blanc : elle est sereine mais sur ses gardes. Sa main droite tient le téléphone, l’autre soulève la bête hors de prix qui dodeline la tête comme atteinte d’épilepsie : « je vais bien, je n’ai rien, j’ai la police au bout du fil ». Ouf, le Beau et le Sublime sont indemnes, je peux rentrer chez moi !

Capture YouTube / Driss Ghali

Alors que je rebrousse chemin, la police m’appelle au téléphone:

– Monsieur, ici le superviseur…
– Oui.
– Dites-moi, quelle était la couleur de la moto ?
– Je ne sais pas. Elle n’est pas rouge, ça s’est sûr. Elle doit être noire ou bien blanche, je ne me souviens pas.
– Et le casque, il avait quelle couleur le casque ?
– Noir ou blanc, je ne sais pas… En revanche, la plaque elle commence par E comme Echo…
– C’est bon, merci, me dit-il d’une voix navrée, convaincu que je ne suis ni utile ni pertinent.

Je remonte la rue qui s’est métamorphosée. Le voisinage est sorti. Les bourgeoises sont dehors : la moitié porte le masque en guise de protection contre le virus chinois. Jamais l’expression « se voiler la face » n’a été aussi appropriée à la réalité. Dommage que le masque ne protège pas des balles perdues… Je me fais cette réflexion en silence, car j’ai cessé de m’indigner de la folie de mes contemporains. Ils sont entrés dans une nouvelle religion, moi j’ai la mienne. Parlez-moi plutôt de cette voisine aux cheveux lisses que « je viens de sauver ». Parlez-moi de ce métissage magnifique qui a su doser à la perfection, comme on dose une margarita, une goutte de sang amérindien (les cheveux), avec une goutte de sang portugais (la peau claire) et un zeste d’ADN italien (ces yeux parlent le sarde, une langue que personne n’a daigné m’apprendre quand il était encore temps…). Ah, les origines du Brésil ! Quel lupanar a été la confection de ce peuple et la création de cette race magnifique qui a si admirablement marié la Méditerranée à l’Atlantique.

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À la hauteur de la pharmacie, je vois débouler la première voiture de police à contresens et gyrophare allumé. Elle est vite rejointe par une, deux puis trois unités dont descendent des beaux jeunes hommes musclés et porteurs d’une caméra accrochée à la poitrine. Je rencontre Nivaldo, un grand Noir originaire de Bahia qui ressemble à Carl Lewis avant sa chute. Il tient le salon de coiffure le plus chic du quartier et fréquente le café où je fais étape chaque matin. Je l’ai connu à travers mon avocat à qui il coupe les cheveux depuis toujours. Moi, je ne lui confie pas ma calvitie naissante, n’ayant pas les moyens de le payer. « T’as vu le type qui a tiré ? C’est lui » Il me montre, face à moi, un monsieur d’une cinquante d’années, petit et gros, jeans et survêtement gris à l’effigie d’une équipe de foot quelconque. Les flics l’ont déjà pris en main : « dis-moi en toute franchise, tu crois que tu l’as touché ? c’est important, faut qu’on sache si on donne la chasse ou si on se dirige vers les hôpitaux ».

Madame Ghali intervient

Je n’ai pas eu le temps d’écouter la réponse, ma femme m’empoigne et me serre dans ses bras : « Ah, pourquoi tu ne répondais pas au téléphone ? J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, tu n’arrêtes pas de t’engueuler avec les livreurs, j’ai cru que l’un d’eux t’avait tiré dessus ».

Effectivement, je ne supporte pas les livreurs à vélo qui ont infesté São Paulo comme les criquets infestent Marrakech les années où son peuple mérite châtiment. Ils s’infiltrent partout, on les trouve sur le trottoir disputant le passage aux enfants et aux personnes âgées ; on les croise à contresens dévalant les rues et klaxonnant tels des désaxés. Oui, je les déteste comme on déteste une nuisance. Oui, ils m’ont persuadé que l’avortement n’était pas une si mauvaise chose que ça, du moment qu’il déleste la planète de ses forces vives pédalantes et klaxonantes. À défaut de remonter le temps pour convaincre leur mère de prendre la pilule, je les boycotte superbement. Eux et toutes les plateformes qui croient rendre service en livrant des repas. Geste vain, car mes voisins aiment se faire livrer tout ce qui se vend dans le commerce : des sandwichs aux tomates en passant par les préservatifs.

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Petit à petit, je reviens à mes esprits et je découvre que ma femme est en pyjama. Elle a enfilé des espadrilles et s’est lancée à ma recherche dès les coups de feu tirés. C’est ça un couple : un partenariat biologique et animal qui produit du soin, de l’attention et de la solidarité. Un lien entre deux êtres qui font société même si la société qui les entoure leur raconte à longueur de journée que l’individu est émancipé et se suffit à lui-même.

D’ailleurs, je voudrais bien la voir l’émancipation à cet instant précis. La victime a été chassée comme on chasse une proie au cœur de la savane. Et nous autres, bourgeois masqués et émasculés, dépendons de la police pour nous défendre d’un voleur solitaire. Pardonnez-moi, mais je ne vois que des esclaves ! Le seul qui soit émancipé est le gros qui a tiré. Avait-il l’autorisation de porter une arme ? Je m’en fiche. De ce côté-ci de l’Atlantique, ils appellent tous leur mère au moment d’agoniser. Chez moi en Afrique du Nord, c’est le père qu’on convoque à l’heure de faire ses adieux. Une question de civilisation. Dites-le à Mélenchon, si vous avez l’occasion.

D’autres voitures de police se présentent, celles-ci sont différentes : des jeeps couleur gris kaki. C’est la ROTA : la force d’élite. Je vois descendre une espèce de parachutiste aux yeux bleus et aux cheveux blonds, coiffé d’un béret noir. Il porte un fusil d’assaut qui luit et reflète admirablement le rouge des gyrophares.

« Monsieur, vous pouvez me dire la couleur de la moto ? ou celle du casque ? »
Ultime rappel de mon inutilité. Il est temps que je remonte chez moi.

Le lendemain, la pharmacie a été dévalisée. Là pour le coup, j’ai ressenti une sorte de libération. Enfin quoi, voler une pharmacie ces temps-ci relève de la réparation et non de la prédation ! C’est un acte de justice sociale presque ! À 40 euros le test PCR, le pharmacien brésilien est plus proche de l’oligarque que de l’entrepreneur : qu’il se fasse voler ne m’émeut pas, je regrette juste qu’aucun billet ne soit tombé par terre pour que je le ramasse. J’aimerais tellement me faire couper les cheveux par Nivaldo, il paraît qu’il est bon. Et si la belle qui a du chien fréquentait le même salon ? Pourquoi pas ? Et si elle cherchait son pain au même endroit que moi et à la même heure ?

Cela ne doit être qu’un pur hasard : ma femme m’interdit depuis cet incident de quitter l’appartement après le coucher du soleil. Principe de précaution. Ah comme je le déteste ce principe de précaution et comme je l’aime ce Brésil qui réserve des surprises, aussi belles que cruelles, à chaque coin de rue !

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Lynchage sur internet: quand la haine gratuite mène à la faillite

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À Poitiers, le restaurateur Michael Taylor est dans une tourmente sans fin, à la suite de la diffusion d’une vidéo présentant une de ses clientes grimée. Même s’il est soutenu par SOS Racisme, son restaurant pourrait ne pas survivre à cette énième affaire de “blackface”.


« J’espère pour ceux qui m’ont fait cela qu’ils n’auront jamais à vivre la même chose que moi. C’est violent, gratuit, destructeur. Mais surtout, personne n’essaie de savoir la vérité. Il suffit qu’un seul vous montre du doigt et la meute se déchaîne, sans que l’on sache comment arrêter le déferlement. » Michael Taylor est restaurateur à Poitiers, il tient avec sa mère un petit établissement, le Senza Nome. Il a été victime de la mise en ligne d’une vidéo l’accusant de racisme parce qu’une de ses clientes s’est présentée grimée en noire lors d’un enterrement de vie de jeune fille. Suite à cette vidéo, la note de son restaurant sur Google est passée de 4,6 à 1,2 en deux jours, et les commentaires sont passés de 86 à 2700 avis. Parmi ceux qui se déchaînent, la plupart ne connaissent même pas le restaurant et se servent de sa page comme exutoire à leur sentiment victimaire et à leur haine, sous couvert d’antiracisme.

Une énième affaire de “blackface” 

Menaces de mort, harcèlement, insultes, mensonges… C’est une véritable tempête qui s’est abattue sur le malheureux restaurateur et est en train de l’acculer à la faillite tant l’effet délétère sur son activité s’est fait ressentir. La vidéo en elle-même est très courte, on y voit une femme grimée danser sur le trottoir tandis qu’une personne, portant une perruque verte rit de la scène. Ce soir-là, la soirée costumée réunissait notamment des personnes déguisées en bagnard, en pilote de chasse, en religieuse, en prêtre… Ce que la très courte video ne montre ni ne mentionne, évidemment.

Le pouvoir des réseaux sociaux est aussi important que les recours sont limités et bien entendu, les accusateurs et tous ceux qui propagent rumeurs et mensonges sont abrités derrière un confortable anonymat

La vidéo est tout de suite très partagée, le soir même elle cumule un nombre significatif de vues, ce qui peut faire soupçonner qu’elle a été relayée par un site ou un réseau très militant en quête d’une indignation raciste à faire partager. Suite à ces premiers mensonges, les fausses informations s’accumulent, portant gravement atteinte à la réputation du restaurateur et de son établissement : Michael Taylor est accusé par exemple de frapper les clients de couleur, de consommer de la drogue durant le service, d’avoir forcé une de ses serveuses à se grimer pour humilier les clients noirs. Dommage, l’homme n’a pas de serveuses. Il est également accusé d’avoir organisé cette soirée costumée, ce qui est tout aussi faux. 

Aucun de ceux qui se déchaînent au nom de l’antiracisme sur les réseaux sociaux n’a mis les pieds dans son restaurant, ni ne s’est soucié de contrôler l’exactitude des informations diffusées. Pourtant, pour Michael Taylor les conséquences sont terribles. Alors que la période Covid a déstabilisé son activité, l’avenir du restaurant est compromis par cette affaire. Mais, pour lui, cela va au-delà de cela. « Être traité de raciste est blessant, dégradant. Quand on cuisine, c’est pour espérer faire plaisir aux gens, c’est une activité de partage. Quand cette dame est arrivée ainsi grimée, cela m’a interrogé. Je me suis souvenu de ce qui était arrivé à Antoine Griezmann. Mais la dame, qui était aussi la future mariée, m’a dit qu’elle était Martiniquaise, que ce n’était pas une black face, qu’elle voulait rendre ainsi hommage à sa grand-mère martiniquaise. J’ai quand même demandé à des clients, eux aussi Martiniquais mais n’appartenant pas au groupe si cela les dérangeait, mais cela ne les choquait pas. Ils voyaient que le groupe était venu faire la fête et qu’il n’y avait pas d’intention raciste. Quand une jeune fille noire est venue plus tard expliquer qu’elle trouvait ce maquillage insultant, j’ai demandé à la dame de bien vouloir le retirer. »

Google, monstre froid

Michael Taylor a cependant trouvé du soutien quand certaines associations se sont rendues compte du mauvais procès fait au restaurateur. D’abord auprès du représentant local de SOS Racisme, Cheikh Diaby ; ainsi qu’auprès d’une association martiniquaise. Le premier va organiser une réunion de sensibilisation autour du racisme le 27 juin et a décidé qu’elle se déroulerait symboliquement au Senza Nome. La seconde fait une soirée le 24 juin pour venir en aide au restaurateur. La presse locale a également raconté son histoire.

A relire: Antoine Griezmann n’est pas raciste, lui

Sa réputation comme celle de son restaurant ayant été atteinte, Michael Taylor doit également faire face à l’omerta de Google. L’épisode au cœur de la polémique remonte à il y a deux mois, mais l’entreprise est restée sourde à tous ses appels et laisse les calomnies et la diffamation se poursuivre, sans se sentir concernée ni intervenir. Elle s’en lave les mains. Pourtant la peur que ressent le restaurateur face à ces accusations mensongères n’est pas sans fondement. « Aujourd’hui il arrive que les gens se fassent tuer ou voient leur vie menacée pour un rien, un mauvais regard, une fausse accusation. Il y a des personnes qui viennent prendre des photos de mon établissement et me regardent comme une bête de foire ou avec mépris et colère. Maintenant j’ai une boule au ventre dès que les gens m’approchent. » Il est également surpris des répercussions qu’a cette histoire et de l’instrumentalisation qu’elle provoque : il a reçu des appels d’un reporter canadien, d’un journaliste de Belgique ou de numéros new-yorkais, tous très avides de traiter cette nouvelle affaire de racisme en France. Au vu de la couverture très locale de l’affaire, il se demande encore comment celle-ci a pu autant rayonner, si ce n’est par l’intermédiaire de réseaux militants.

Antiracisme dévoyé

Ce qui déclenche toute cette violence est bien l’accusation de blackface. Une des personnes participant à la soirée était déguisée en vierge Marie par exemple. Cela pourrait paraitre comme « blasphématoire » pour un catholique, mais là-dessus il n’a subi aucune cabale. En attendant, Michael Taylor va tous les jours au travail « avec la boule au ventre ». Il ne dort plus et voit son activité péricliter sans pouvoir vraiment se défendre. Le pouvoir des réseaux sociaux est aussi important que les recours sont limités et bien entendu, ses accusateurs et tous ceux qui propagent rumeurs et mensonges sont abrités derrière un confortable anonymat. Quant à pousser à la faillite une petite entreprise, les internautes militants s’en moquent. Leur cause, l’antiracisme, justifie tout : dans leur représentation du monde, désigner des coupables est plus important que se soucier de vérité. Il y a, chez certains militants que l’on peut qualifier de racialistes, un racisme parfaitement assumé. Pour eux, l’homme blanc est coupable, par nature – de naissance pourrait-on dire. On ne peut l’accuser à tort et il ne peut être victime. Cette attitude est même devenue le fonds de commerce de tous ceux qui prospèrent sur l’accusation de “racisme systémique”. Or cette instrumentalisation, qui justifie l’expression de la haine raciale, est en train de tuer l’antiracisme. Celui-ci était à l’origine un appel au dépassement, à la reconnaissance de l’égale dignité humaine de tous les hommes, au fait que les différences de couleur de peau n’engendraient pas de hiérarchies entre les hommes, ni un comportement ou une identité spécifique. Un homme se juge à ses actes et non à ses origines, c’est là le cœur de la culture humaniste.

Hélas pour certaines personnes, l’antiracisme est devenu une posture qui justifie la vengeance et fait de la quête d’égalité, une imposture. Il s’agit d’accumuler les preuves d’une France raciste où la couleur de peau serait sujet de moqueries et de violences et pour cela tout est bon. Le problème est que dans le cas de ce restaurateur, c’est bel et bien une injustice qui est commise sous couvert d’antiracisme. On ne peut d’ailleurs que saluer le courage du dirigeant de SOS Racisme qui a préféré la vérité au lynchage. Il a eu raison car ce type d’affaires affaiblit les causes qu’elle prétend défendre. 

Le racisme est un combat à recommencer éternellement tant l’hostilité et la rivalité entre groupes humains constitués est une constante de l’histoire, mais ce n’est certainement pas sur les réseaux sociaux que ces affaires peuvent se résoudre. Le lynchage en meute n’a rien à voir avec la justice et l’antiracisme n’a rien à gagner à ce type de scandales qui alimentent plus la haine raciale qu’ils ne servent la cause de l’égalité des hommes.

Élisabeth Lévy: “L’Éducation nationale est un désastre”

Des garçons qui portent des jupes à l’école, des lycéens qui ne connaissent pas le mot « ludique »… Deux polémiques récentes viennent rappeler la crise aiguë de l’École.


Le 3 juin, à l’école Sainte-Jeanne-d’Arc de Tours, deux frères de quatre et six ans sont refoulés de leurs classes parce qu’ils portent des jupes, malgré les mises en garde précédentes de l’établissement. Selon les parents, qui dénoncent une brimade, la demande de porter des jupes vient de l’aîné qui aime les robes, le rose et les paillettes. Le responsable diocésain – il s’agit d’une école catholique – rappelle qu’il y a des codes vestimentaires et sociaux à respecter. Résultat, les deux frères quittent cette école et iront dans une école publique qui les acceptera habillés comme ils veulent. 

La deuxième anecdote concerne le sujet de français du bac professionnel, qui s’est déroulé cette semaine: « Selon vous, le jeu est-il toujours ludique ? ». Cette question a affolé nombre de candidats, car ils ne connaissaient tout simplement pas le mot ludique, ils ne l’avaient jamais rencontré pendant leur scolarité. Après avoir protesté sur les réseaux sociaux, il a été décidé que les notes de ces élèves, dont beaucoup ont rendu copie blanche, seront remontées…

A lire aussi : Entrisme de l’idéologie sur le genre à l’école: ce qu’on sait

Ces histoires illustrent deux facettes du désastre absolu de l’Éducation nationale. La mission de l’école est de transmettre des savoirs, d’introduire les jeunes à la culture dont ils sont les héritiers. Pour cela, elle doit être un sanctuaire protégé des bruits du monde et des modes idéologiques. On ne va pas à l’école pour afficher sa religion ou sa sensibilité, mais pour apprendre. Or, non seulement, l’Éducation nationale est ouverte à toutes les lubies sociétales et à la propagande des militants pseudo-progressistes, ce qui explique qu’elle accepte des garçons en jupe, mais elle a renoncé à toute exigence intellectuelle. Elle est particulièrement complaisante avec l’apologie de la transsexualité. Même Jean-Michel Blanquer avait demandé aux enseignants de se montrer bienveillants avec les jeunes trans en utilisant leur prénom de leur choix. Le cas de Tours est particulièrement choquant parce qu’il s’agit de gamins, qu’on encourage à penser que chacun est ce qu’il lui plait.

Mais le plus grave, c’est la baisse dramatique du niveau. C’est un phénomène à la fois accepté et nié par l’Éducation nationale et les sociologues effaçistes. L’école n’est pas la seule responsable. Des parents laissent leurs gosses des journées entières devant les écrans.

N’empêche, que des ados de 18 ans n’aient jamais rencontré le mot ludique prouve qu’en sept ans de secondaire, ils n’ont pas lu un seul livre (d’où leur orthographe consternante). Comment pourraient-ils penser le monde quand ils n’ont plus les mots pour le faire ? 

A lire ensuite: Parents ou candidats, vous n’avez rien à craindre du bac!

Les jeunes accusent leurs aînés de leur laisser un monde en piteux état avec le réchauffement climatique, la pollution et la guerre. Mais notre véritable crime contre la jeunesse, c’est de la condamner à l’ignorance. 


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez notre directrice du lundi au vendredi dans la matinale, à 8h10.

Enfants indignes

En Inde, lorsque des parents souhaitent à tout prix devenir grands-parents mais que leur progéniture rechigne à leur donner des petits-enfants, ça peut coûter très cher…


Imaginez que vos parents vous assignent en justice parce que vous ne voulez pas leur fournir de petit-enfant. C’est ce qui vient d’arriver à un couple de jeunes Indiens : indignés que six ans après leur mariage, leur fils et leur belle-fille ne prévoient toujours pas de procréer, Sanjeev et Sadhana Prasad exigent qu’ils produisent l’enfant tant désiré dans l’année ou qu’ils payent une compensation financière de 50 millions de roupies (soit plus de 600 000 euros).

Car tout de même, s’ils ont arrangé le mariage et payé la cérémonie et la voiture de luxe, ainsi que la lune de miel en Thaïlande, c’est bien pour une raison. Sans compter les études aux États-Unis du fils rebelle qui, incapable, a encore dû être soutenu financièrement pendant deux ans. Tant d’efforts méritent récompense.

A lire aussi : Inde : le joyau de la haine

Grands seigneurs, les parents se proposent même d’élever l’enfant. Car la belle-fille carriériste a décidé de travailler, et de surcroît dans une ville différente de celle de leur fils. Le comble de l’ingratitude : « Nous traitions notre belle-fille comme notre fille mais malgré cela, elle ne nous rend jamais visite, ce qui ajoute à nos souffrances. » Plutôt que choisir une option somme toute raisonnable, c’est-à-dire passer par la case maternité puis être tranquille, le jeune couple a décidé de persister dans l’ingratitude et de couper tous les liens avec les parents.

L’anecdote est assez significative du fossé générationnel qui se creuse, en Inde comme dans d’autres pays émergents, entre des parents attendant une perpétuation du modèle familial traditionnel et des enfants trentenaires focalisés sur leur travail ou autres accomplissements personnels à l’occidentale. Rappelons que le taux de fécondité du pays est passé de six enfants par femme en 1960 à tout juste plus de deux aujourd’hui. Reste une différence avec les pays européens : ce n’est pas encore l’enfant-roi, mais plutôt le parent-roi.

Platée, la femme-batracienne

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© Opéra de Paris

À l’Opéra Garnier


Familier au courtisan du XVIIIème siècle, le fatras mythologique sur lequel s’adosse Platée, « opéra bouffon » crée en 1745 au manège des Grandes Écuries de Versailles pour célébrer, parmi son lot de fêtes somptueuses, les noces du dauphin de France avec l’infante espagnole Marie-Thérèse, est à peu près incompréhensible au spectateur lambda en 2022, avouons-le.

Platée, laideron nymphomane

Du temps de Louis XV, le genre lyrique connaît des impératifs formels très stricts, des figures imposées, des conventions en matière de livret et de séquences chorégraphiées, auxquelles cette « comédie-ballet » de Rameau ne déroge pas. Mercure, Jupiter, Junon, les Satyres et les Ménades, le dieu Momus ou la muse Thalie, tout ce petit personnel de la fable antique nous est devenu passablement étranger. Mais peu importe, au fond : le comique demeure. Et la musique, surtout ! D’une alacrité, d’une fantaisie sans pareilles. L’immense compositeur des Indes galantes, d’Hyppolyte et Aricie ou des Boréales, Jean-Philippe Rameau (1683-1764), honoré par la Monarchie au jour où le scorbut l’emporte à Paris, au point qu’elle lui alloue alors un service solennel à l’Académie royale de musique, Rameau, grand oublié de la période romantique, revient en gloire au XXIème siècle – et c’est justice. 

A relire, Elisabeth Lévy: Scandale de l’Opéra de Paris: la gauche décomplexée

De cette comédie lyrique en un prologue et trois actes, l’argument dramatique est fort mince : Platée, laideron nymphomane, prend ses désirs pour la réalité. Dans le dessein de guérir Junon de sa jalousie, l’on invente un stratagème : Jupiter feindra de tomber amoureux de Platée, reine des grenouilles. Ce dernier lui apparaît tour à tour sous les traits d’un âne, d’un hibou, et d’un mâle enfin, un vrai (chanté par l’excellente basse Jean Teitgen). Survient La Folie (en alternance, les soprano Julie Fuchs – décevante – et Amina Edris), qui donnera toute une suite de divertissements (d’où la succession des ballets) pour maquiller cette fausse idylle. Le jour du mariage, Junon (sous les traits de la mezzo-soprano gabonaise Adriana Bignani lesca, laquelle fait ici son entrée à l’Opéra de Paris) découvre la laideur de sa rivale et, guérie de sa jalousie, rejoint Jupiter dans les nuées – mariage mixte ? –  tandis que, sous les quolibets du populo, Platée la batracienne travestie (derrière le grimage, le ténor américain Lawrence Brownlee – faible puissance vocale, mais timbre et phrasé impeccables) replonge dans son cloaque…

Tonnerre d’applaudissements

Beaucoup d’effets de tempêtes dans cet univers agreste traversé par maints caprices de la Nature : « des Aquilons fougueux la dévorante haleine/ Menace à chaque instant nos champs et nos coteaux », chantera Cithéron (le roi de l’air frais de la montagne), dès la deuxième scène du premier acte. Laurent Pelly, émérite scénographe lyrique dont l’Opéra de Paris reprend en l’espèce sa toute première mise en scène, datée… 1999, faisait le choix – inédit, à l’époque – d’un plateau redoublant en miroir le volume de la salle Garnier, avec ses rangées de fauteuils d’orchestre occupés par chœurs, chanteurs et danseurs, dispositif bientôt envahi de tourbe végétale et qui ira se désagrégeant jusqu’à la scène finale. En près d’un quart de siècle, l’idée n’a pas trop mal vieilli. Au soir de la première, d’ailleurs, cette énième reprise de Platée, comme en 2015 sous la baguette de Marc Minkowski, a été saluée par un tonnerre d’applaudissements. Il est vrai qu’entre ce peuple de grenouilles aux yeux rouges exorbités, ce couple Junon-Jupiter nippés de bleu pétant comme pour un show de music-hall, cette La Folie en robe longue imprimée de partitions, ce Momus ailé en slip blanc, cette frétillante, plantureuse et comique Platée batracienne, etc. etc., bouffonnerie et travestissement font chorus, à merveille. 

On s’étonnerait presque, par les temps qui courent, qu’une délégation d’activistes #MeToo ne se soit pas encore postée au pied de l’Opéra, avec banderoles et porte-voix, pour protester contre l’image dégradée de la Femme véhiculée par le grotesque de cette incarnation amphibienne à l’évidence discriminante, et qui dévalorise la disgrâce physique en reconduisant, une fois de plus, la jupitérienne domination masculine. Cancel Rameau ? 


Platée. Opéra lyrique (ballet bouffon) en un prologue et trois actes, de Jean-Philippe Rameau. Direction : Marc Minkowski. Mise en scène : Laurent Pelly. Avec Lawrence Brownlee (Platée), Julie Fuchs/Amina Edris (Thalie, La Folie), Jean Teitgen (Jupiter), Adrianna Bignani Lesca (Junon)…. 

Opéra Garnier. Les 19, 21, 24, 26, 29 juin, 1, 5, 7, 10, 12 juillet 2022. Durée : 3h.

Législatives: la peine du 19 juin

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Mélenchon perd son pari. Marseille, 12 juin 2022 © Alain ROBERT/SIPA

Matignon était vide et l’agora déserte…


« Pour que l’histoire se réveille, pour que le temps devienne soudain plus vif, surprenant, pour que les luttes reprennent avec davantage d’espoir, pour que l’ambiance change, s’aère, il faut aller voter pour les candidats de la Nupes » (Libération, 8 juin). La tribune d’Annie Duperey, Annie Ernaux, Robert Guédiguian, serments de Kouffar, promesses de limbes, n’ont pas suffi. Après 1924, 1936, 1945, 1981, 1997, pas de noces de Chypre pour la gauche. Pas de Matignon pour le César de la Canebière. Monsieur Brun a perdu la face, beaucoup de fidèles grognard.e.s, sa majorité absolue, mais reste au pouvoir. Il nous fend le cœur.

« L’ordre domine, la hiérarchie s’impose par une sorte de pesanteur. De jour en jour, cette violence sourde nous accable, l’autorité de quelques-uns désole, opprime ». Pour Annie, les ambianceurs de l’insoumission, Francs-Tireurs-Pipoles de l’armée des ondes, les avances sur recettes sont plus nourrissantes que les recettes d’avancées. Elisabeth Borne, droite comme un s dans ses bottines centristes, voulait sauver le pays « en modernisant le dialogue avec toute la société ». Elle nous le dit sans fard. 

Tartarin de Mélenchon contre Mandrake

Le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite de la gauche est-elle définitive ? Non, car la Nupes n’est pas seule ! Elle a un vaste empire décolonial. Elle peut faire bloc avec les vegans, animalistes, animistes, Cuba, la Russie. Tout n’est pas perdu parce que cette lutte est une lutte mondiale. Des forces immenses n’ont pas encore donné : les hologrammes, les avatars, les sans-papiers, les Sahraouis, Pancho Villa, Sancho Panza, Zapata … Tout n’est pas perdu, parce qu’en 2027, Jean-Luc Zarate n’aura que 77 ans, l’âge du Général de Gaulle en 1967. « Sans la police tout le monde tuerait tout le monde et il n’y aurait plus de guerre. » (Jeanson)

Moi général Mélenchon, actuellement réfugié dans la République Autonome Populaire et Sociale du Donbass, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en zone occupée par Macron ou Zelenski, ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs spécialistes des enregistrements vidéo, mathématiciens du recomptage des voix et supporters de Liverpool, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu’il arrive, la flamme de la Nupes ne s’éteindra pas. « Moins l’intelligence adhère au réel, plus elle rêve de révolution. » (Aron).

Sans programme, sans campagne, sans surprise et sans gloire, M comme Madrake trébuche, va devoir composer, réinventer des numéros de claquettes, danses du ventre parlementaires, « une forme d’ouverture et de souplesse ». Le garde des Sceaux est cool. 

Après un mois de pouvoir (Saison 2) et cinq ans de surplace, la Première ministre, ses conseillers, Zig et Puce du brainstorming win-win, Bibi Fricoteurs, pigeons d’agile et marcheurs, sont à bout de souffle et à court d’hypnose… Sur le tarmac d’Orly, dans le train des partisans, bronzé comme un steward d’Air France, en route vers l’Est brutal et simple avec ses idées compliquées, Emmanuel Daladier a surfé en vain sur l’héroïsme des Ukrainiens, et en même temps, chez nous, sur l’union sacrée contre la chienlit. Vive le monde d’avant !

Tête de litote flottante entourée de feu et de fumée, M comme le Magicien d’Oz pas grand-chose est un maître de battologie spécialisé dans les combinazione et le business électoral. Vauban de l’extrême centre, c’est notre rempart contre la méchante sorcière de l’Ouest, Z le Maudit, Jean-Luc Castro. “La marée monte, Monsieur Tintin…”. Dorothy Borne, son gouvernement de Munchkins, hommes en fer blanc, épouvantails sans cerveaux, lions sans courage, se gargarisent de storytelling, formules creuses, interviews démagos avec des influenceurs bidon, TikToqués analphabètes. Belle Renaissance qui immole l’ENA, humilie le quai d’Orsay, qui déconstruit l’État, qui navigue à vue, à voile et sans valeurs, au gré des sondages ; une politique du chat crevé au fil de l’eau, guidée par Brigitte, Mimi Marchand, Nicolas Sarkozy et des cabinets d’audit… Le coq, pauvre oiseau plumé, cuit dans leur marmite infâme… Bon appétit Messieurs !

Matignon était vide et l’agora déserte…

En vain ils ont des mers fouillé la profondeur / Pour toute nourriture ils apportent des leurres… Encore un quinquennat de perdu, sans ambition ni réformes de fond. Quoi qu’il en coule, ne faisons rien, c’est plus prudent… Le grand guignol électoral, Lady X, les cowboys, les indiens, Davy Crockett contre Kit Carson, les cavillations dérisoires, chants désespérés des agrégés de Lettres ouvertes sur France Inter, n’abusent, ni n’émeuvent plus personnes.

La doxa rassurante, une sonate de Vinteuil consensuelle, pour piano et violons œcuméniques, voudrait que le rebond et le salut passe par l’Éducation, la Culture, les Lumières et le pourtousisme. Faut voir… Jamais le pays n’a compté autant de bacheliers, diplômés, enseignants, éducateurs, chercheurs, artistes, sociologues, activistes, progressistes et éclairés. Jamais les programmes éducatifs (de la maternelle au Collège de France) n’ont fait une part aussi belle à l’inclusion (intestinale, bio, citoyenne, de proximité), la diversitocratie, les traumas ante-post coloniaux, repentances. Jamais les classements PISA n’ont été aussi médiocres, l’obscurantisme, le fanatisme, les extrémistes, les complotistes, les dealers, aussi puissants et établis ; l’abstention électorale aussi forte, 54% ce 19 juin.

L’Encyclopédie pour tous ? L’affaire Caillasse. La revanche des dominés et des Misérables ? Javert : feukeu ! tarba ! Thénardier : enc. ! On ne combat pas les inégalités culturelles avec l’école numérique, l’écriture inclusive, la transformation des bibliothèques en ludothèques, le BAC Nord, Parcourstup, la sous-culture hollywoodienne de la bit.e (coin) génération, des ptérodactyles lucifériens attaquant les drones du roi Arthur… Crétins de trop… Il est temps grand temps de supprimer les réseaux sociaux et le monde d’après. Le suffrage universel est un danger pour la démocratie. La France, mère des arts martiaux, des armes et des hors-la-loi.

La grande illusion, la Cité vert émeraude, les cieux bleus où les rêves deviennent réalité, over the rainbow, c’est du cinéma. Le magicien d’Oz c’était en 1939. Jean-Luc Gamelin et Emmanuel Weygand trahissent, travestissent, prostituent les mots, le roman national, de Gaulle, les idéaux de la Résistance. Ils ont perdu la bataille de France de 2022 et ne sont pas prêts de regagner la confiance des abstentionnistes. Désabusés, les Français pleurent le pays qui sombre et se déchire, attendent sans illusions des jours propices, comme l’aspirant Grange, le lieutenant Drogo, le capitaine de Reixach. Pas de happy end dans Le Désert des Tartares, Un Balcon en forêt, La Route des Flandres, Sur les falaises de marbre ou Le Rivage des Syrtes.
« À tous il est permis — dans certaines limites — de parler ; à quelques-uns il est réservé de savoir » (Julien Gracq).

Balance-ton-patron

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Javier Bardem dans "EL BUEN PATRÓN" © The Mediapro studio / Paname distribution

Dans le dernier film de Leon de Aranoa, Javier Bardem éblouit dans le rôle d’un entrepreneur prêt à tout pour sauver sa boite. Critique. 


Nouvelle métamorphose physiologique de Javier Bardem, sous les auspices de Fernando Leon de Aranoa (cf. « Escobar », sorti en 2017). Chenu et binoclard, la superstar transformiste y campe, cette fois, avec la prodigieuse virtuosité qu’on lui connaît, le patron à la fois roué, bienveillant, talentueux, manipulateur et parfaitement cynique d’une PME provinciale qui, implantée au cœur d’une zone industrielle ibérique, confectionne des balances depuis plusieurs générations. Héritier charmeur et doucement paternaliste, notre homme, à la veille de la visite d’une commission d’inspection dans laquelle l’image de l’entreprise est en jeu, se doit de mettre de l’ordre dans ses troupes, quitte à se montrer quelque peu intrusif avec la vie privée de ses salariés… La survie de la boîte avant tout…

Tonalité corrosive

La réussite de « El buen patron » tient au bon dosage des ingrédients : écriture ciselée, infiniment savoureuse des répliques ; vertu hautement comique de situations exploitées avec une minutie d’horloger ;  parfaite direction des acteurs ; casting calibré au millimètre.  Les comparses ? Un vieux larbin indéfiniment débiteur de son maître et seigneur ;  un contremaître cocu et dépressif, sacrifié sans remord par son vieil ami et chef d’entreprise ;  un ouvrier qui, en révolte contre son licenciement abusif, campe devant la grille de l’usine, mais que le PDG décidera de déloger par un moyen peu orthodoxe, provoquant au passage une tragédie ; une stagiaire canon débauchée par ce patron marié dont l’épouse comme-il-faut tient boutique en ville, … Etc., etc. 

« El buen patrón », un film de Fernando León de Aranoa, 2022 © Tripictures

La tentation manichéenne – l’homme de pouvoir et d’argent, versus le brave populo et la femme-victime- du-mâle-dominant – est habilement esquivée par la tonalité corrosive et l’âpreté du propos. Les arrière-plans sociaux et leurs enjeux, loin d’être aimablement évacués, sont au contraire pointés du doigt, non sans cruauté, à l’enseigne du cynisme qui sera, in fine, le maître-mot de cette tragi-comédie très enlevée. Ainsi aurait-il été tentant, de la part du réalisateur, dans le souci de sacrifier à la doxa idéologique du temps, de faire de sa Liliana (Almudena Amor), la stagiaire model-girl/ fille-à-papa/ allumeuse qui se fait sauter dans une chambre d’hôtel par « el buen patron », un cas édifiant de victime-de-la-domination-capitaliste-machiste, légitimement vengeresse à l’estampille de « « me-too ».

Au lieu de quoi, Leon de Aranoa la croque sous un jour cru, telle qu’elle est : une sale et méchante junior carriériste, sans foi ni loi, usant de ses charmes puis du chantage pour se faire sa petite place au soleil de l’emploi. Balance-ton-patron !

« El buen patron ». Film de Fernando Leon de Aranoa. Avec Javier Bardem. Espagne, couleur. Durée : 2h. En salles le 22 juin.


Sylvia Plath, la petite sœur américaine

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Sylvia Plath en 1955 © AP/SIPA

Le poème du dimanche


Arrivé à une certaine heure de la nuit, la conclusion est toujours la même. L’insomnie est une voiture américaine de l’année de votre naissance. Mettons une Thunderbird de 1964. Sur l’autoradio passe un air de Doo-wop de la même année ou à peu près, par exemple Donnie and the dreamers qui chantent un amour adolescent. Vous ne savez plus et vous n’avez jamais su en fait si la Thunderbird pourrait redémarrer et quitter ce coin perdu dans les ténèbres. Il y a une fille qui dort sur la banquette arrière.

Vous vous souvenez que Sylvia Plath s’est suicidée l’année dernière, à trente ans. Vous vous souvenez qu’il faut faire très attention aux filles qui dorment sur les banquettes arrière. Vous vous souvenez qu’il faut les embrasser. Sylvia Plath l’écrivait déjà dans son autobiographie désespérée, La cloche de détresse (Gallimard, L’Imaginaire): « Embrasse-moi et tu verras comme je suis importante. »

Arrivé à une certaine heure de la nuit, la conclusion est toujours la même. Vous n’avez pas réussi à sauver cette petite sœur américaine dans sa nuit trouée par les électrochocs, en ces années où l’on n’avait pas encore inventé les antidépresseurs. Il ne vous reste qu’à lire et relire ses poèmes qui ont la transparence solide du cristal, et la délicatesse des verres de Murano.

C’est déjà ça.


MOUTONS DANS LA BRUME

Les collines descendent dans la blancheur
Les gens comme des étoiles
Me regardent attristés : je les déçois.

Le train laisse une trace de son souffle.
O lent
Cheval couleur de rouille,

Sabots, tintement désolé–
Tout le matin depuis ce
Matin sombre,

Fleur ignorée.
Mes os renferment un silence, les champs font
Au loin mon cœur fondre.

Ils menacent de me conduire à un ciel
Sans étoiles ni père, une eau noire.

In Ariel (Poésie/Gallimard, traduction Valérie Rouzeau)

Ariel

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La Cloche de détresse

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Remettez-nous ça!

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Unsplash

Conte éthylique à l’attention des censeurs par Franz Bartelt…


Au commencement, il y a le format du livre. Équilibré comme un ballon de sauvignon, désaltérant comme un bock, pas ergotique pour un sou, fin et partageur, le contraire des livres de caisse qui se veulent toujours plus intelligents et filandreux. Le bon temps de Franz Bartelt suivi de La bonne heure aux éditions L’Arbre Vengeur ne fait que quelques pages. Il pèse léger et suffit à enivrer son lecteur d’une lampée. Nous devons sincèrement remercier la maison et l’auteur pour la brièveté lumineuse de leur propos. Tant de lignes et de caractères à ne plus savoir quoi en faire, c’est gênant à la fin. Ici, les longueurs sont combattues et les approximations biffées d’une plume sûre qui ne se regarde pas écrire. L’écrivain expulse sa prose dans un français tonique et chahuteur, volontiers provocateur et taquin, élevant le débat dans les vapeurs d’alcool et ne tombant jamais dans les affres douloureuses du créateur. Bartelt nous épargne ses maux de tête et la jeunesse tumultueuse de ses personnages. Papa buvait, maman se droguait, tonton fraudait et société, tu ne m’auras pas. On connaît le refrain victimaire. Bartelt va droit au bistrot ! 

À bas les livres de plus de 250 pages

À l’approche de l’été, le critique est pris de panique devant ces montagnes de livres à la pagination extravagante qui s’entassent sur sa table de travail. Des sommes qui donnent la nausée et une interrogation sur la capacité réelle des auteurs à écrire court et sec, perforant et entrouvrant cependant les portes de l’imaginaire. Bannissons les cinéastes qui dépassent la durée hautement respectable d’une heure et quarante minutes, boycottons les restaurants qui, à défaut de carte en papier, vous infligent un QR code et exigeons des auteurs une limite rédactionnelle raisonnable. Au-delà de 250 pages, nous sommes partagés entre l’indécence et la sénilité. À 400 pages, nous ne répondons plus de nos actes. 

Prenons exemple sur le poète palois Christian Laborde qui, dans sa dernière homélie vélocipédique, rend hommage au champion Poulidor (Poulidor enfin ! Mareuil Editions). Une cinquantaine de pages seulement diront les besogneux du peloton, les amateurs d’efforts inutiles et vains, les rouleurs en sueur qui encombrent les départementales et les librairies. Laissons les pousse-papiers à leur rédaction du dimanche. Dans cette poétique du cycle, échappée homérique à la scansion en danseuse, le jazzman des mots fait voler Poupou et l’éclaire d’un jour nouveau. 

Poulidor enfin ! 15 juillet 1974 de Christian Laborde – Mareuil Editions

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Le Bukowski des terrils

Je pense également à notre ami belge Éric Neirynck et son Hypertextuel paru chez Lamiroy. Ce bukowskien des terrils du Nord, spécialiste des sprints enfiévrés et charnels, n’a pas besoin de mille pages pour exprimer sa rage et son dégoût de notre époque corsetée. Il résiste à la tentation de tartiner à la commande. Quel saint homme ! 

Hypertextuel de Éric Neirynck – Lamiroy

Bartelt, mixologue ardennais a choisi l’alliance de l’étique et de l’éthylique en se mettant dans la peau d’un buveur forcément incompris. De cette épure naît un traité de morale non dépourvu d’une philosophie salutaire. Son héros exprime sa douleur de ne plus avoir droit de boire dans un monologue où la sincérité et la drôlerie s’enchâssent. Le garçon aggrave même son cas en proférant un discours nostalgique où l’Homme qui boit serait aussi capital que celui qui marche ou qui pense. « C’était mieux avant », nous dit-il en substance. Il nous le prouve par cette saillie : « Parce qu’avant on avait le droit de boire tout ce qu’on voulait ». Une telle phrase, même sous le sceau de la pochade vous condamne aux travaux forcés en ces temps incertains. C’est-à-dire à l’anonymat. Ne riez pas, le buveur est un lanceur d’alerte des plus respectables. Il affronte les forces du mal. Les colonnes de vertueux qui, chaque jour, nous promettent les paradis artificiels à coups de censures et de privations, sont dans nos villes. Ils ourdissent. Ils ont déjà fait de nous, des esclaves volontaires et des buveurs d’eau plate. 

Halte à la flagellation

Chez Bartelt, l’Homme qui boit ne se flagelle pas. Il ose proclamer que l’apéro pris au café du bonheur est une forme avancée d’humanité. « Dans l’histoire des hommes, ce n’est pas la première fois que les vertueux essaient de s’emparer du pouvoir […] Un jour, c’est couru, ils vont nous interdire de boire l’apéro. Moi je suis fort attaché à la culture de l’apéritif. C’est un moment de convivialité. L’homme fraternise avec l’homme. Le petit jaune fait l’unanimité ».  Et si cet homme qui boit, frère de zinc, camarade en solitude, était le sauveur d’une civilisation en péril.

Le bon temps de Franz Bartelt – L’Arbre Vengeur

Le bon temps: Suivi de La bonne heure

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Gaudí, génial antimoderne

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Extrait du documentaire Sagrada Familia : le défi de Gaudí © GEDEON Programmes-La Fundació Sagrada Familia/Pep Daudé

Barcelone doit à Antoni Gaudí un parc, des immeubles, des villas et, bien sûr, la Sagrada Família, cathédrale toujours en construction. La renommée de cet architecte peine cependant à franchir les frontières. Une exposition au musée d’Orsay explore une œuvre mécomprise.


Antoni Gaudí naît en 1852 à Reus, ville sise à 100 kilomètres au sud-ouest de Barcelone. Adolescent, il gagne la capitale catalane pour y faire ses études d’architecture. Ensuite, il devient architecte et ne quitte guère cette cité jusqu’à ce qu’il y meure en 1926, renversé par un tramway. Sa biographie est aussi simple que cela.

Issu d’une famille de chaudronniers, il se singularise par un parti pris manuel. Il fait des maquettes, des moulages, il tâtonne, il assemble, il regarde ce que ça donne, il imagine, il recommence. Son art n’est en rien l’application d’idées. Gaudí travaille avec ses mains et avec ses yeux, « sans concept » comme dirait Kant. On lui prête un anti-intellectualisme assumé.

Casanier et traditionaliste

Gaudí apparaît aujourd’hui comme l’une des figures de proue de ce mouvement international né au tournant du xixe siècle et qualifié, selon les pays, d’Art nouveau, de Jugendstil, de Sécession et, en Catalogne, de « Modernisme » (à ne pas confondre avec la notion de modernité). Chose surprenante, Gaudí n’est guère sorti de sa ville. Cependant, son tempérament extraordinairement casanier n’est en rien un obstacle à sa curiosité et à son ouverture d’esprit. En effet, il parcourt attentivement certains livres, notamment ceux de Viollet-le-Duc. Cet architecte français, encore souvent décrié dans notre pays, est porteur d’idées extrêmement fécondes. À force d’étudier l’art gothique et l’art roman, il s’affranchit d’une vision académique rivée sur la tradition du Grand Siècle et développe le sens des linéaments, des décors végétaux, de la diversité des matériaux, de tout un ensemble de choses qui ouvrent des espaces de liberté considérables. Par ailleurs, Gaudí profite du fait que l’Espagne marie des traditions contrastées : musulmane, gothique, Renaissance et baroque. Cette variété de sources favorise l’éclectisme et l’imagination créatrice.

Maquette de la Façade de la Nativité, avec polychromie, par Joseph Maria Jujol, 1910 © GEDEON Programmes-La Fundació Sagrada Familia/Pep Daudé

Pour compléter cette biographie, il faut mentionner la rencontre avec Eusebi Güell. Cet homme appartient à la grande bourgeoisie industrielle de Barcelone. Il sera le mécène de Gaudí. Güell se signale par un attachement à l’identité catalane, un tempérament traditionaliste et un catholicisme fervent. C’est d’ailleurs aussi le cas de Gaudí. On pourrait penser que ces deux personnages, apparemment si conservateurs, sont portés sur les pastiches du bon vieux temps. Ils ont au contraire une exceptionnelle liberté d’esprit. D’autres exemples, tel celui de José María Sert, montrent qu’il ne s’agit nullement de cas isolés dans l’Espagne conservatrice du tournant du xixe siècle.

Cette frange de la société barcelonaise se retrouvera en péril lors de la guerre civile espagnole. En 1936, dix ans après la mort du maître, les républicains détruisent, par anticléricalisme, l’atelier de Gaudí à la Sagrada Familia, toujours utilisé par ses continuateurs, brûlant maquettes et plans. Les travaux reprennent en 1944, sous le régime franquiste, sur des bases mal documentées. Ils seront poursuivis, et même intensifiés, après l’avènement de la démocratie. Aujourd’hui, tout le monde comprend ce qu’il y a d’universel et d’émouvant dans cette cathédrale.

La possibilité du mauvais goût

En parcourant l’exposition d’Orsay, on se demande pourquoi l’art de Gaudí a tant marqué Barcelone alors que ses homologues français ont laissé peu de traces à Paris. En effet, dans le paysage parisien, les immeubles de Lavirotte ou Guimard, autrement dit des architectes Art nouveau, sont rares. Ceci est d’autant plus surprenant que l’Art nouveau est abondant à Prague, Riga, Budapest… Pourquoi si peu d’Art nouveau à Paris ? La première raison tient au fait qu’en 1914, presque tout s’arrête en France. Barcelone bénéficie de plus d’une vingtaine d’années supplémentaires de prospérité à une période où les beaux-arts fonctionnent à plein régime. En outre, à Paris, beaucoup de destructions interviennent après-guerre, liées au changement de goût et à l’hostilité des modernes.

Paroi modulable pour la Casa Milà, 1909 © Christian Crampon/Sophie Crépy

Même à la Belle Époque, l’Art nouveau est une tendance minoritaire à Paris. L’haussmannisation impose, jusqu’aux années 1880 et au-delà, une vision classicisante de l’urbanisme et de l’architecture. Il y a quelque chose de récurrent dans la culture française qui se refuse aux excès en art, voire aux excès d’art. C’est ce que les Français appellent le « bon goût » et qui peut s’avérer une inhibition très pénalisante. Quand on voit certaines œuvres de Gaudí, difficile de ne pas admettre qu’il y a parfois un côté bizarroïde, voire carrément Disneyland. Accepter le risque du mauvais goût est peut-être une condition sine qua non pour que l’art accède à une certaine liberté et ose tenter certaines expériences. Or, les élites françaises, souvent soucieuses de distinction, préfèrent une certaine retenue. Ainsi, Proust ironise sur un de ses personnages (Saint-Loup) qui achète ses meubles chez Bing, le grand marchand d’Art nouveau de la capitale. Tout ceci pousse vers le minimalisme ou la préférence aux références classiques. Un Gaudí n’est pas conforme aux canons du « bon goût ».

L’art incarné

En voyant l’art de Gaudí, on comprend à quel point cet artiste est porté par une puissante inspiration. Sa ferveur religieuse y est, évidemment, pour quelque chose. Cependant, il ne ressemble en rien à ces mystiques qui s’éloignent du monde pour mieux se rapprocher de Dieu. C’est tout le contraire, Gaudí est tourné vers le monde. Il en fait son miel.

Paire de fauteuils, non daté © B.Ladoux/Sophie Crépy

Par exemple, le Portail de la Nativité à la Sagrada Familia est une véritable arche de Noé. Il comporte des arbres, des feuillages, des oiseaux, des animaux de toute sorte, des instruments de musique, des drapés et beaucoup de personnages. Chaque détail est à la fois beau, véridique et intégré à un lyrisme d’ensemble.

L’exposition montre comment Gaudí prépare ses créations. On voit qu’il effectue de nombreux moulages sur des modèles vivants, hommes et femmes. De plus, il prend aussi des photos de ses modèles, sous tous les angles. Beaucoup d’artistes de cette époque travaillent ainsi. Par exemple, quand on visite l’atelier de Rodin à Meudon, on voit qu’il disposait d’une vaste bibliothèque de moulages. On lui a d’ailleurs parfois reproché cet usage. Il ne s’agit pas, pourtant, de reproduire le réel de façon méticuleuse et irréfléchie mais de le représenter avec vérité et subtilité, de saisir ce qui a de l’expression dans un bras, dans un ventre, dans une épaule, de trouver la juste position, le bon geste, etc. Après cette phase d’étude, Gaudí procède de façon empirique à des assemblages pour former des compositions complexes. Son foisonnement baroque s’appuie donc sur une conception très incarnée de l’art.

Jardinière tripode de section triangulaire, 1905 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda

Sa relation avec les formes réelles mérite qu’on s’y attarde un peu. Les formes sont un peu pour les artistes de son genre les mots d’une poésie en image. Dans une phrase, et plus encore dans un vers les mots visent à la fois à transmettre une signification et à produire une sorte de musique. Pour les formes visuelles, c’est un peu la même chose, mais la signification peut être obtenue très sommairement. Par exemple, pour un arbre, on peut tracer deux traits verticaux figurant le tronc, surmontés de quelques gribouillis pour le feuillage. Toutefois, pour exprimer le charme spécifique qu’on trouve à tel arbre, à tel feuillage, pour rendre la musique de ces formes, il faut de l’observation, de la réflexion, un effort d’interprétation. Gaudí fait partie des artistes qui ne s’intéressent pas seulement à la signification de ce qu’ils représentent, mais qui veulent nous faire partager la beauté, la saveur propre des formes du monde que nous habitons.

Antimoderne

Quand on voit la façon dont les historiens de l’art rendent compte de leur matière, on est parfois un peu surpris. Ainsi Gaudí est classé dans le « modernisme », terme d’époque conservé malgré son ambiguïté a posteriori. De surcroît, nombre d’auteurs enrôlent Gaudí comme précurseur de la modernité. Comment ne pas voir que son art est aux antipodes de cette modernité qui pousse à l’abstraction, au conceptualisme, au détachement du monde et à la rupture avec les traditions artistiques ? Il est vrai qu’on a pris l’habitude de penser que tout artiste valable est soit moderne, soit précurseur de la modernité. Le génial Gaudí est évidemment tout le contraire.

À voir absolument

« Gaudí », musée d’Orsay, jusqu’au 17 juillet

Sao Paulo: trois coups de feu et un coup de foudre

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Le chroniqueur franco-marocain Driss Ghali, écrivain et diplômé en sciences politiques

Moi, je n’ai entendu qu’un seul coup de feu. Les voisins en ont entendu trois. Ma femme qui faisait la cuisine à cinquante mètres des lieux a entendu trois tirs secs…


Il était 19h et j’étais descendu chercher le pain. La nuit s’installait brusquement, comme d’habitude sous les tropiques. Le ciel de São Paulo avait acquis un teint halé qui tendait vers l’orange, mélange de crème auto-bronzante et de jus detox à base de carotte…

Le temps de traverser au feu, j’entends un coup de klaxon prolongé, je me retourne et je vois une jeune fille aux jambes fines traverser la rue à la hâte, accompagnée d’un chien à l’aspect onéreux. Une bête fragile sur pilotis au poil court et dru, d’un blanc si vif qu’il évoque les publicités pour le dentifrice Colgate. Puis, une moto démarre en trombe, elle zigzague entre les voitures à l’arrêt. Je fixe la plaque d’immatriculation et je ne vois rien. Rien à part la lettre E. J’ai beau me concentrer sur l’essentiel, la plaque, je ne vois rien.

Un justicier dans la ville

Je me retourne et je retrouve la rue déserte, comme au milieu de la nuit. Pas une seule âme qui vive. Je compose le numéro de police secours en parcourant le chemin qu’a dû faire la demoiselle en fuite. Une opératrice me répond et m’engueule : « J’espère que ce n’est pas une fausse alerte… » Je lui dis que je suis ému et qu’elle doit croire ce que je vais lui dire, même si je me trompe deux fois de suite sur le nom de la rue et la numérotation. Elle me demande la couleur de la moto et celle du casque porté par le conducteur : je ne me souviens de rien. À cet instant, le caissier de Carrefour Express, un jeune homme qui fait pitié tant son tricot de laine beige et son pantalon marron évoquent l’uniforme d’un prisonnier du système carcéral américain, se dirige vers moi et balbutie: « je l’ai, la victime est avec moi ». Je transmets l’information de suite à la police : « la victime a trouvé refuge dans le Carrefour Express au coin de la rue ». On me répond : « Très bien monsieur, l’événement a été enregistré, une unité est en route, la police militaire de São Paulo vous remercie ».

A lire aussi : Brésil, le coup d’état permanent

À l’intérieur du magasin, il fait froid – d’ailleurs, il fait toujours froid chez Carrefour au Brésil, c’est pour cela que je n’y achète jamais mon pain, qui aime le pain dur ? Dans ce magasin que je ne fréquente jamais, je la vois. Je l’ai enfin sous les yeux « ma » victime. Souveraine beauté, somptueuse dans le malheur et impassible dans la peine. Une grande brune à la peau claire, lèvres cendrées, cheveux noirs, brillants et lisses noués en queue de cheval. Leggins beige juste au corps et doudoune noire (il fait « froid » cet automne à São Paulo : 18 degrés à midi). C’est bien elle ! On se reconnaît immédiatement : compagnons d’infortune, partenaires en émotion, victimes potentielles de cette ville qui broie la faiblesse et la délicatesse. Elle lève son regard sur moi, noir et blanc : elle est sereine mais sur ses gardes. Sa main droite tient le téléphone, l’autre soulève la bête hors de prix qui dodeline la tête comme atteinte d’épilepsie : « je vais bien, je n’ai rien, j’ai la police au bout du fil ». Ouf, le Beau et le Sublime sont indemnes, je peux rentrer chez moi !

Capture YouTube / Driss Ghali

Alors que je rebrousse chemin, la police m’appelle au téléphone:

– Monsieur, ici le superviseur…
– Oui.
– Dites-moi, quelle était la couleur de la moto ?
– Je ne sais pas. Elle n’est pas rouge, ça s’est sûr. Elle doit être noire ou bien blanche, je ne me souviens pas.
– Et le casque, il avait quelle couleur le casque ?
– Noir ou blanc, je ne sais pas… En revanche, la plaque elle commence par E comme Echo…
– C’est bon, merci, me dit-il d’une voix navrée, convaincu que je ne suis ni utile ni pertinent.

Je remonte la rue qui s’est métamorphosée. Le voisinage est sorti. Les bourgeoises sont dehors : la moitié porte le masque en guise de protection contre le virus chinois. Jamais l’expression « se voiler la face » n’a été aussi appropriée à la réalité. Dommage que le masque ne protège pas des balles perdues… Je me fais cette réflexion en silence, car j’ai cessé de m’indigner de la folie de mes contemporains. Ils sont entrés dans une nouvelle religion, moi j’ai la mienne. Parlez-moi plutôt de cette voisine aux cheveux lisses que « je viens de sauver ». Parlez-moi de ce métissage magnifique qui a su doser à la perfection, comme on dose une margarita, une goutte de sang amérindien (les cheveux), avec une goutte de sang portugais (la peau claire) et un zeste d’ADN italien (ces yeux parlent le sarde, une langue que personne n’a daigné m’apprendre quand il était encore temps…). Ah, les origines du Brésil ! Quel lupanar a été la confection de ce peuple et la création de cette race magnifique qui a si admirablement marié la Méditerranée à l’Atlantique.

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À la hauteur de la pharmacie, je vois débouler la première voiture de police à contresens et gyrophare allumé. Elle est vite rejointe par une, deux puis trois unités dont descendent des beaux jeunes hommes musclés et porteurs d’une caméra accrochée à la poitrine. Je rencontre Nivaldo, un grand Noir originaire de Bahia qui ressemble à Carl Lewis avant sa chute. Il tient le salon de coiffure le plus chic du quartier et fréquente le café où je fais étape chaque matin. Je l’ai connu à travers mon avocat à qui il coupe les cheveux depuis toujours. Moi, je ne lui confie pas ma calvitie naissante, n’ayant pas les moyens de le payer. « T’as vu le type qui a tiré ? C’est lui » Il me montre, face à moi, un monsieur d’une cinquante d’années, petit et gros, jeans et survêtement gris à l’effigie d’une équipe de foot quelconque. Les flics l’ont déjà pris en main : « dis-moi en toute franchise, tu crois que tu l’as touché ? c’est important, faut qu’on sache si on donne la chasse ou si on se dirige vers les hôpitaux ».

Madame Ghali intervient

Je n’ai pas eu le temps d’écouter la réponse, ma femme m’empoigne et me serre dans ses bras : « Ah, pourquoi tu ne répondais pas au téléphone ? J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, tu n’arrêtes pas de t’engueuler avec les livreurs, j’ai cru que l’un d’eux t’avait tiré dessus ».

Effectivement, je ne supporte pas les livreurs à vélo qui ont infesté São Paulo comme les criquets infestent Marrakech les années où son peuple mérite châtiment. Ils s’infiltrent partout, on les trouve sur le trottoir disputant le passage aux enfants et aux personnes âgées ; on les croise à contresens dévalant les rues et klaxonnant tels des désaxés. Oui, je les déteste comme on déteste une nuisance. Oui, ils m’ont persuadé que l’avortement n’était pas une si mauvaise chose que ça, du moment qu’il déleste la planète de ses forces vives pédalantes et klaxonantes. À défaut de remonter le temps pour convaincre leur mère de prendre la pilule, je les boycotte superbement. Eux et toutes les plateformes qui croient rendre service en livrant des repas. Geste vain, car mes voisins aiment se faire livrer tout ce qui se vend dans le commerce : des sandwichs aux tomates en passant par les préservatifs.

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Petit à petit, je reviens à mes esprits et je découvre que ma femme est en pyjama. Elle a enfilé des espadrilles et s’est lancée à ma recherche dès les coups de feu tirés. C’est ça un couple : un partenariat biologique et animal qui produit du soin, de l’attention et de la solidarité. Un lien entre deux êtres qui font société même si la société qui les entoure leur raconte à longueur de journée que l’individu est émancipé et se suffit à lui-même.

D’ailleurs, je voudrais bien la voir l’émancipation à cet instant précis. La victime a été chassée comme on chasse une proie au cœur de la savane. Et nous autres, bourgeois masqués et émasculés, dépendons de la police pour nous défendre d’un voleur solitaire. Pardonnez-moi, mais je ne vois que des esclaves ! Le seul qui soit émancipé est le gros qui a tiré. Avait-il l’autorisation de porter une arme ? Je m’en fiche. De ce côté-ci de l’Atlantique, ils appellent tous leur mère au moment d’agoniser. Chez moi en Afrique du Nord, c’est le père qu’on convoque à l’heure de faire ses adieux. Une question de civilisation. Dites-le à Mélenchon, si vous avez l’occasion.

D’autres voitures de police se présentent, celles-ci sont différentes : des jeeps couleur gris kaki. C’est la ROTA : la force d’élite. Je vois descendre une espèce de parachutiste aux yeux bleus et aux cheveux blonds, coiffé d’un béret noir. Il porte un fusil d’assaut qui luit et reflète admirablement le rouge des gyrophares.

« Monsieur, vous pouvez me dire la couleur de la moto ? ou celle du casque ? »
Ultime rappel de mon inutilité. Il est temps que je remonte chez moi.

Le lendemain, la pharmacie a été dévalisée. Là pour le coup, j’ai ressenti une sorte de libération. Enfin quoi, voler une pharmacie ces temps-ci relève de la réparation et non de la prédation ! C’est un acte de justice sociale presque ! À 40 euros le test PCR, le pharmacien brésilien est plus proche de l’oligarque que de l’entrepreneur : qu’il se fasse voler ne m’émeut pas, je regrette juste qu’aucun billet ne soit tombé par terre pour que je le ramasse. J’aimerais tellement me faire couper les cheveux par Nivaldo, il paraît qu’il est bon. Et si la belle qui a du chien fréquentait le même salon ? Pourquoi pas ? Et si elle cherchait son pain au même endroit que moi et à la même heure ?

Cela ne doit être qu’un pur hasard : ma femme m’interdit depuis cet incident de quitter l’appartement après le coucher du soleil. Principe de précaution. Ah comme je le déteste ce principe de précaution et comme je l’aime ce Brésil qui réserve des surprises, aussi belles que cruelles, à chaque coin de rue !

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Lynchage sur internet: quand la haine gratuite mène à la faillite

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Michael, restaurateur à Poitiers D.R.

À Poitiers, le restaurateur Michael Taylor est dans une tourmente sans fin, à la suite de la diffusion d’une vidéo présentant une de ses clientes grimée. Même s’il est soutenu par SOS Racisme, son restaurant pourrait ne pas survivre à cette énième affaire de “blackface”.


« J’espère pour ceux qui m’ont fait cela qu’ils n’auront jamais à vivre la même chose que moi. C’est violent, gratuit, destructeur. Mais surtout, personne n’essaie de savoir la vérité. Il suffit qu’un seul vous montre du doigt et la meute se déchaîne, sans que l’on sache comment arrêter le déferlement. » Michael Taylor est restaurateur à Poitiers, il tient avec sa mère un petit établissement, le Senza Nome. Il a été victime de la mise en ligne d’une vidéo l’accusant de racisme parce qu’une de ses clientes s’est présentée grimée en noire lors d’un enterrement de vie de jeune fille. Suite à cette vidéo, la note de son restaurant sur Google est passée de 4,6 à 1,2 en deux jours, et les commentaires sont passés de 86 à 2700 avis. Parmi ceux qui se déchaînent, la plupart ne connaissent même pas le restaurant et se servent de sa page comme exutoire à leur sentiment victimaire et à leur haine, sous couvert d’antiracisme.

Une énième affaire de “blackface” 

Menaces de mort, harcèlement, insultes, mensonges… C’est une véritable tempête qui s’est abattue sur le malheureux restaurateur et est en train de l’acculer à la faillite tant l’effet délétère sur son activité s’est fait ressentir. La vidéo en elle-même est très courte, on y voit une femme grimée danser sur le trottoir tandis qu’une personne, portant une perruque verte rit de la scène. Ce soir-là, la soirée costumée réunissait notamment des personnes déguisées en bagnard, en pilote de chasse, en religieuse, en prêtre… Ce que la très courte video ne montre ni ne mentionne, évidemment.

Le pouvoir des réseaux sociaux est aussi important que les recours sont limités et bien entendu, les accusateurs et tous ceux qui propagent rumeurs et mensonges sont abrités derrière un confortable anonymat

La vidéo est tout de suite très partagée, le soir même elle cumule un nombre significatif de vues, ce qui peut faire soupçonner qu’elle a été relayée par un site ou un réseau très militant en quête d’une indignation raciste à faire partager. Suite à ces premiers mensonges, les fausses informations s’accumulent, portant gravement atteinte à la réputation du restaurateur et de son établissement : Michael Taylor est accusé par exemple de frapper les clients de couleur, de consommer de la drogue durant le service, d’avoir forcé une de ses serveuses à se grimer pour humilier les clients noirs. Dommage, l’homme n’a pas de serveuses. Il est également accusé d’avoir organisé cette soirée costumée, ce qui est tout aussi faux. 

Aucun de ceux qui se déchaînent au nom de l’antiracisme sur les réseaux sociaux n’a mis les pieds dans son restaurant, ni ne s’est soucié de contrôler l’exactitude des informations diffusées. Pourtant, pour Michael Taylor les conséquences sont terribles. Alors que la période Covid a déstabilisé son activité, l’avenir du restaurant est compromis par cette affaire. Mais, pour lui, cela va au-delà de cela. « Être traité de raciste est blessant, dégradant. Quand on cuisine, c’est pour espérer faire plaisir aux gens, c’est une activité de partage. Quand cette dame est arrivée ainsi grimée, cela m’a interrogé. Je me suis souvenu de ce qui était arrivé à Antoine Griezmann. Mais la dame, qui était aussi la future mariée, m’a dit qu’elle était Martiniquaise, que ce n’était pas une black face, qu’elle voulait rendre ainsi hommage à sa grand-mère martiniquaise. J’ai quand même demandé à des clients, eux aussi Martiniquais mais n’appartenant pas au groupe si cela les dérangeait, mais cela ne les choquait pas. Ils voyaient que le groupe était venu faire la fête et qu’il n’y avait pas d’intention raciste. Quand une jeune fille noire est venue plus tard expliquer qu’elle trouvait ce maquillage insultant, j’ai demandé à la dame de bien vouloir le retirer. »

Google, monstre froid

Michael Taylor a cependant trouvé du soutien quand certaines associations se sont rendues compte du mauvais procès fait au restaurateur. D’abord auprès du représentant local de SOS Racisme, Cheikh Diaby ; ainsi qu’auprès d’une association martiniquaise. Le premier va organiser une réunion de sensibilisation autour du racisme le 27 juin et a décidé qu’elle se déroulerait symboliquement au Senza Nome. La seconde fait une soirée le 24 juin pour venir en aide au restaurateur. La presse locale a également raconté son histoire.

A relire: Antoine Griezmann n’est pas raciste, lui

Sa réputation comme celle de son restaurant ayant été atteinte, Michael Taylor doit également faire face à l’omerta de Google. L’épisode au cœur de la polémique remonte à il y a deux mois, mais l’entreprise est restée sourde à tous ses appels et laisse les calomnies et la diffamation se poursuivre, sans se sentir concernée ni intervenir. Elle s’en lave les mains. Pourtant la peur que ressent le restaurateur face à ces accusations mensongères n’est pas sans fondement. « Aujourd’hui il arrive que les gens se fassent tuer ou voient leur vie menacée pour un rien, un mauvais regard, une fausse accusation. Il y a des personnes qui viennent prendre des photos de mon établissement et me regardent comme une bête de foire ou avec mépris et colère. Maintenant j’ai une boule au ventre dès que les gens m’approchent. » Il est également surpris des répercussions qu’a cette histoire et de l’instrumentalisation qu’elle provoque : il a reçu des appels d’un reporter canadien, d’un journaliste de Belgique ou de numéros new-yorkais, tous très avides de traiter cette nouvelle affaire de racisme en France. Au vu de la couverture très locale de l’affaire, il se demande encore comment celle-ci a pu autant rayonner, si ce n’est par l’intermédiaire de réseaux militants.

Antiracisme dévoyé

Ce qui déclenche toute cette violence est bien l’accusation de blackface. Une des personnes participant à la soirée était déguisée en vierge Marie par exemple. Cela pourrait paraitre comme « blasphématoire » pour un catholique, mais là-dessus il n’a subi aucune cabale. En attendant, Michael Taylor va tous les jours au travail « avec la boule au ventre ». Il ne dort plus et voit son activité péricliter sans pouvoir vraiment se défendre. Le pouvoir des réseaux sociaux est aussi important que les recours sont limités et bien entendu, ses accusateurs et tous ceux qui propagent rumeurs et mensonges sont abrités derrière un confortable anonymat. Quant à pousser à la faillite une petite entreprise, les internautes militants s’en moquent. Leur cause, l’antiracisme, justifie tout : dans leur représentation du monde, désigner des coupables est plus important que se soucier de vérité. Il y a, chez certains militants que l’on peut qualifier de racialistes, un racisme parfaitement assumé. Pour eux, l’homme blanc est coupable, par nature – de naissance pourrait-on dire. On ne peut l’accuser à tort et il ne peut être victime. Cette attitude est même devenue le fonds de commerce de tous ceux qui prospèrent sur l’accusation de “racisme systémique”. Or cette instrumentalisation, qui justifie l’expression de la haine raciale, est en train de tuer l’antiracisme. Celui-ci était à l’origine un appel au dépassement, à la reconnaissance de l’égale dignité humaine de tous les hommes, au fait que les différences de couleur de peau n’engendraient pas de hiérarchies entre les hommes, ni un comportement ou une identité spécifique. Un homme se juge à ses actes et non à ses origines, c’est là le cœur de la culture humaniste.

Hélas pour certaines personnes, l’antiracisme est devenu une posture qui justifie la vengeance et fait de la quête d’égalité, une imposture. Il s’agit d’accumuler les preuves d’une France raciste où la couleur de peau serait sujet de moqueries et de violences et pour cela tout est bon. Le problème est que dans le cas de ce restaurateur, c’est bel et bien une injustice qui est commise sous couvert d’antiracisme. On ne peut d’ailleurs que saluer le courage du dirigeant de SOS Racisme qui a préféré la vérité au lynchage. Il a eu raison car ce type d’affaires affaiblit les causes qu’elle prétend défendre. 

Le racisme est un combat à recommencer éternellement tant l’hostilité et la rivalité entre groupes humains constitués est une constante de l’histoire, mais ce n’est certainement pas sur les réseaux sociaux que ces affaires peuvent se résoudre. Le lynchage en meute n’a rien à voir avec la justice et l’antiracisme n’a rien à gagner à ce type de scandales qui alimentent plus la haine raciale qu’ils ne servent la cause de l’égalité des hommes.

Élisabeth Lévy: “L’Éducation nationale est un désastre”

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Des lycéens passent le baccalauréat Lycée Louis Feuillade, à Lunel, le 11 mai © Alain ROBERT/SIPA

Des garçons qui portent des jupes à l’école, des lycéens qui ne connaissent pas le mot « ludique »… Deux polémiques récentes viennent rappeler la crise aiguë de l’École.


Le 3 juin, à l’école Sainte-Jeanne-d’Arc de Tours, deux frères de quatre et six ans sont refoulés de leurs classes parce qu’ils portent des jupes, malgré les mises en garde précédentes de l’établissement. Selon les parents, qui dénoncent une brimade, la demande de porter des jupes vient de l’aîné qui aime les robes, le rose et les paillettes. Le responsable diocésain – il s’agit d’une école catholique – rappelle qu’il y a des codes vestimentaires et sociaux à respecter. Résultat, les deux frères quittent cette école et iront dans une école publique qui les acceptera habillés comme ils veulent. 

La deuxième anecdote concerne le sujet de français du bac professionnel, qui s’est déroulé cette semaine: « Selon vous, le jeu est-il toujours ludique ? ». Cette question a affolé nombre de candidats, car ils ne connaissaient tout simplement pas le mot ludique, ils ne l’avaient jamais rencontré pendant leur scolarité. Après avoir protesté sur les réseaux sociaux, il a été décidé que les notes de ces élèves, dont beaucoup ont rendu copie blanche, seront remontées…

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Ces histoires illustrent deux facettes du désastre absolu de l’Éducation nationale. La mission de l’école est de transmettre des savoirs, d’introduire les jeunes à la culture dont ils sont les héritiers. Pour cela, elle doit être un sanctuaire protégé des bruits du monde et des modes idéologiques. On ne va pas à l’école pour afficher sa religion ou sa sensibilité, mais pour apprendre. Or, non seulement, l’Éducation nationale est ouverte à toutes les lubies sociétales et à la propagande des militants pseudo-progressistes, ce qui explique qu’elle accepte des garçons en jupe, mais elle a renoncé à toute exigence intellectuelle. Elle est particulièrement complaisante avec l’apologie de la transsexualité. Même Jean-Michel Blanquer avait demandé aux enseignants de se montrer bienveillants avec les jeunes trans en utilisant leur prénom de leur choix. Le cas de Tours est particulièrement choquant parce qu’il s’agit de gamins, qu’on encourage à penser que chacun est ce qu’il lui plait.

Mais le plus grave, c’est la baisse dramatique du niveau. C’est un phénomène à la fois accepté et nié par l’Éducation nationale et les sociologues effaçistes. L’école n’est pas la seule responsable. Des parents laissent leurs gosses des journées entières devant les écrans.

N’empêche, que des ados de 18 ans n’aient jamais rencontré le mot ludique prouve qu’en sept ans de secondaire, ils n’ont pas lu un seul livre (d’où leur orthographe consternante). Comment pourraient-ils penser le monde quand ils n’ont plus les mots pour le faire ? 

A lire ensuite: Parents ou candidats, vous n’avez rien à craindre du bac!

Les jeunes accusent leurs aînés de leur laisser un monde en piteux état avec le réchauffement climatique, la pollution et la guerre. Mais notre véritable crime contre la jeunesse, c’est de la condamner à l’ignorance. 


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez notre directrice du lundi au vendredi dans la matinale, à 8h10.

Enfants indignes

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D.R.

En Inde, lorsque des parents souhaitent à tout prix devenir grands-parents mais que leur progéniture rechigne à leur donner des petits-enfants, ça peut coûter très cher…


Imaginez que vos parents vous assignent en justice parce que vous ne voulez pas leur fournir de petit-enfant. C’est ce qui vient d’arriver à un couple de jeunes Indiens : indignés que six ans après leur mariage, leur fils et leur belle-fille ne prévoient toujours pas de procréer, Sanjeev et Sadhana Prasad exigent qu’ils produisent l’enfant tant désiré dans l’année ou qu’ils payent une compensation financière de 50 millions de roupies (soit plus de 600 000 euros).

Car tout de même, s’ils ont arrangé le mariage et payé la cérémonie et la voiture de luxe, ainsi que la lune de miel en Thaïlande, c’est bien pour une raison. Sans compter les études aux États-Unis du fils rebelle qui, incapable, a encore dû être soutenu financièrement pendant deux ans. Tant d’efforts méritent récompense.

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Grands seigneurs, les parents se proposent même d’élever l’enfant. Car la belle-fille carriériste a décidé de travailler, et de surcroît dans une ville différente de celle de leur fils. Le comble de l’ingratitude : « Nous traitions notre belle-fille comme notre fille mais malgré cela, elle ne nous rend jamais visite, ce qui ajoute à nos souffrances. » Plutôt que choisir une option somme toute raisonnable, c’est-à-dire passer par la case maternité puis être tranquille, le jeune couple a décidé de persister dans l’ingratitude et de couper tous les liens avec les parents.

L’anecdote est assez significative du fossé générationnel qui se creuse, en Inde comme dans d’autres pays émergents, entre des parents attendant une perpétuation du modèle familial traditionnel et des enfants trentenaires focalisés sur leur travail ou autres accomplissements personnels à l’occidentale. Rappelons que le taux de fécondité du pays est passé de six enfants par femme en 1960 à tout juste plus de deux aujourd’hui. Reste une différence avec les pays européens : ce n’est pas encore l’enfant-roi, mais plutôt le parent-roi.