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L’amour au temps de la Révol-Cul

Quand le « soleil rouge » les aveuglait, d’Evelyne Tschirhart, raconte à la fois une histoire d’amour au pays de Mao et une prise de conscience politique.


Evelyne Tschirhart,  enseignante à la retraite et artiste, a comme d’autres militants et intellectuels français, été fascinée à l’époque par la « Révolution culturelle » du président Mao. Elle avait publié en 1977 un premier livre sur le sujet, Deuxième retour de Chine, coécrit avec Jacques et Claudie Broyelle. Ce nouveau livre, à la différence du précédent, n’est toutefois pas un simple témoignage, mais un véritable roman, écrit avec une plume leste et entraînante.

A travers le regard de Charles, jeune enseignant venu à Pékin pour apprendre le français à ses collègues locaux, le lecteur découvre la Chine à la fin de la « Révolution culturelle » du « Grand Timonier », dans toute sa diversité humaine mais aussi dans toute sa cruauté. Ce roman est en effet le récit d’une désillusion et d’une prise de conscience, celle des militants prochinois qui découvrent, très rapidement, la réalité impitoyable du régime maoïste et de ses horreurs. L’auteur décrit très bien cette prise de conscience et le questionnement qu’elle suscite chez le héros et chez ses camarades. Dans le cas de Charles, le personnage principal du livre, cette désillusion s’accompagne d’une autre prise de conscience, tout aussi cruciale : celle de son identité juive.

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Roman politique, Quand le « soleil rouge » les aveuglait est aussi un roman d’amour. Avec finesse, l’auteur décrit ainsi comment Charles est attiré par Sue, la jeune chinoise qui l’accueille à l’institut des langues. Mais cet amour embryonnaire est peu à peu supplanté par celui qu’il éprouve envers Esther, la jeune Française qui est, comme lui, d’origine juive. Le récit de leur amour naissant est l’occasion d’aborder un thème rarement évoqué dans la littérature, celui des militants maoïstes d’origine juive. « N’avait-il pas oublié son peuple pour s’éprendre d’une « religion » universaliste, illusoire et destructrice : la création d’un homme nouveau, édifiant un monde nouveau ? »

Au-delà de cette thématique qui demeure très actuelle – à l’ère du wokisme et du retour d’une nouvelle religion progressiste, tout aussi dangereuse que ne le fut le maoïsme en son temps – le dernier livre d’Evelyne Tschirhart est un récit captivant, dans lequel elle révèle une fois de plus ses qualités d’écriture, d’observation et de pénétration psychologique. Le lyrisme et l’émotion contenus font penser au style de Chaïm Potok. Un grand roman d’amitié et d’initiation, d’amour et de désillusion.

Quand le « soleil rouge » les aveuglait, d’Evelyne Tschirhart, éd. Balland, 2022, 26€.

Quand le « Soleil rouge » les aveuglait: La Chine entre hier et aujourd'hui

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Deuxième retour de Chine

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L’unique nouvelle de Toni Morrison

Les éditions Bourgois publiaient à la rentrée l’unique nouvelle qu’ait jamais écrite la romancière américaine Toni Morrison, Récitatif.


Prix Nobel en 1993, auteur du très célèbre Beloved en 1988, qui lui vaudra le prix Pulitzer, Morrison a écrit ce court texte en 1983. Très clairement, cette « short story » scintille dans son œuvre d’un éclat très particulier. À tel point que l’édition française lui a ajouté une postface de la romancière britannique Zadie Smith, écrite pécialement pour rendre plus transparentes encore ces quelques pages magistralement elliptiques de l’Américaine.

Une Noire et une Blanche

L’histoire démarre par la rencontre de deux petites filles de huit ans, Twyla, la narratrice, et Roberta, dans un orphelinat nommé St-Bonny, situé dans l’Amérique profonde. Elles deviennent amies, se séparent, et se revoient au hasard de la vie, non sans que subsiste une certaine ambivalence dans leurs rapports. Ce n’est pas une amitié pure, dégagée de toute contingence : « Un jour, douze ans plus tôt, déclare par exemple Twyla, on s’était croisées comme des étrangères. Une Noire et une Blanche dans un Howard Johnson sur l’autoroute et qui n’avaient rien à se dire ». Ainsi, les états d’âme fluctuent au fil du temps.

Toni Morrison se garde de tout nous dévoiler, et se contente seulement de faire comprendre que les deux fillettes sont de couleurs différentes. L’une est blanche, l’autre noire, mais sans qu’on sache exactement qui est qui. C’est au lecteur de se faire sa propre idée, à partir des indices que donne le texte. Ce procédé pourrait paraître artificiel, mais en fait, sous la plume de Morrison, il semble parfaitement aller de soi. Insister sur la couleur de peau des fillettes aurait paru une grossièreté. La narration, dans Récitatif, se développe au contraire avec la plus grande harmonie, et Twyla et Roberta sont décrites, non à partir de leur appartenance à une race, mais dans la vérité de leur être. 

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La question du racisme

Ce n’est pas que Morrison esquive le problème du racisme. De fait, il est au premier plan, à presque toutes les époques où se déroule cette histoire. On peut même dire que Morrison l’évoque avec insistance, ce qui n’étonnera pas le lecteur qui la connaît, mais elle le fait toujours à travers le prisme de ses personnages. En réalité, elle essaie de se situer au-delà du racisme, dans les relations que tout individu entretient avec son prochain. Zadie Smith, dans sa postface, précise cette idée de la manière suivante : « Si c’est un humanisme, c’est un humanisme radical, qui lutte en direction de la solidarité dans l’altérité, de la possibilité et de la promesse d’unité au-delà de la différence ».

C’est là qu’intervient, pour illustrer cette dimension morale, le personnage de Maggie. Maggie était une pauvre femme muette qui travaillait à la cuisine de l’orphelinat, sœur lointaine, par certains aspects, du Smerdiakov de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Un jour, elle est bousculée et tombe à terre sous les coups des enfants. Cette image de la misère et du malheur bouleversera Twyla et Roberta devenues adultes. Elles se souviendront, des années plus tard, de cette Maggie et l’évoqueront à chaque nouvelle rencontre. Elles se demanderont même si Maggie n’était pas noire. « Elle n’était pas noire, ai-je dit. Un peu, qu’elle était noire, et tu lui as donné des coups de pied. Toutes les deux, on l’a fait. T’as donné des coups de pied à une dame noire qui pouvait même pas hurler ». Les souvenirs ne sont plus aussi précis qu’avant, mais la culpabilité demeure.

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Une leçon d’éthique

Pour Zadie Smith, dont le commentaire rejoint avec une grande évidence ce que la fiction dépouillée de Morrison laisse affleurer, les choses paraissent claires : « Morrison, écrit-elle, veut que nous ayons honte de la manière dont nous traitons ceux qui sont impuissants, bien que nous aussi nous sentions impuissants ». Comment ne pas être d’accord ? C’est une injonction à s’ouvrir aux autres, qui rappelle la parabole du Bon Samaritain, dans l’Évangile de Luc, apôtre lettré. En un sens, ce message peut être perçu comme à contre-courant, car très éloigné de la réalité quotidienne, dans notre société où la loi de la jungle et le « chacun pour soi » règnent.

Mais en nous décrivant ses deux fragiles héroïnes, qui finissent par se retourner sur le destin emblématique de la pauvre Maggie, Toni Morrison semble nous indiquer que chaque être humain conserve, au plus profond de lui-même, une conscience qui veille et un cœur pur. De cette leçon d’éthique toute simple sur l’amour envers son semblable, Toni Morrison, une fois de plus, nous livre une illustration superbe.

Récitatif, de Toni Morrison et postface de Zadie Smith, éd. Christian Bourgois, 14 €.    

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Pour la finale, j’enfile mon survêt’ « Challenger »

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Pour supporter les Bleus, il faut absolument ressortir la tenue mythique de 1984 signée Adidas.


Je regrette le temps où les marques de sport faisaient appel à nos meilleurs poètes pour rédiger leurs encarts publicitaires. C’était autrement plus beau que du Ernaux, plus soyeux qu’un édito de Rousseau et moins austère qu’un point-presse d’un obscur ministère. On savait écrire et enflammer le cœur des adolescents par des mots simples. Les slogans d’alors réveillaient nos sens, on invoquait des images champêtres, ça sentait le sous-bois et la chaleur d’un foyer aimant, une France pas du tout rance qui s’admirait et ne se reposait pas sur ses lauriers. Á la lecture de ces quelques lignes, on apercevait une biche par la fenêtre de notre HLM, le Concorde dans les airs mettait trois heures et quinze minutes pour rallier JFK Airport et nous espérions courir à la vitesse de Mach 2 sur les pelouses de banlieue. L’acte d’achat n’était pas moralisateur mais libérateur d’énergies. En 1984, Adidas prônait la douceur dans la victoire, le bien-être au service de la Nation, le confort dans l’effort, la sape dans les stades, la « Marseillaise » a cappella. Je souhaite qu’au baccalauréat, nos lycéens étudient ce tercet d’inspiration nervalienne dont subsistent quelques traces d’un surréalisme qui n’aurait pas déplu à Éluard. Il y a dans ces vers parfaits d’équilibre et de sensibilité, l’emphase et l’onde nostalgique, l’élan et la sérénité, la confiance dans notre modèle républicain et aussi une forme de cohésion apaisée. J’en pleure tellement cette époque semble lointaine. Si Jacques Prévert n’était pas mort en 1977, il en aurait certainement fait une chanson populaire. Sardou ou Mort Shuman auraient été des interprètes merveilleux, capables de donner à ce refrain suffisamment de puissance et de gloire pour animer tout un peuple. Écoutez et laissez-vous porter par cette vague, cette flamme intérieure : « Tout en velours, beau comme le daim ; souple et ultra-doux, tonique et confortable ; taillé pour le bien-être de tous ». Après avoir lu ça, vous imploriez vos parents de vous offrir ce survêtement existant en sept coloris et parfois plastronné d’un coq brodé. Son prix élevé, plus de 600 francs, était à la hauteur de vos ambitions sportives ou urbaines car il se portait partout en boîte de nuit ou sur un terrain de foot, au collège ou au solfège.

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Le « Challenger » était altruiste et cocardier. Sans le savoir, il fit le trait d’union entre les cités et les campagnes, entre les podiums de mode et les pistes d’athlé. Avant d’être la tenue officielle de nos champions d’Europe, le « Challenger » incarnait un art de vivre nouveau. Le mantra des Eighties : « Aisance sans élégance n’est que ruine de l’âme » avait été créé spécialement pour lui. Il fut précurseur des grandes tendances vestimentaires et musicales, du décloisonnement du survêt qui sortait enfin des vestiaires, de « Public Enemy » remplaçant Tino Rossi au combat sans merci que se livrèrent les géants du secteur et de l’avènement du sport-business. Un an après le tournant de la rigueur, le « Challenger » ouvrait la voie au réenchantement des cours de récréation. Avec lui sur le dos, nous criions ensemble : « Vive la crise ! » Ceux qui n’ont pas été jeunes et cons dans les années 1980 ne peuvent comprendre à la fois, l’attrait et la fascination du « Challenger » sur les masses studieuses. Un jour, peut-être, des universitaires sérieux s’intéresseront à ce creuset anthropologique aussi profond que le « 501 » et la polaire pour la génération « yéyé » ou « milléniale ». Et son contact sur la peau, plus jamais nous ne connaîtrons un tel velouté, une caresse sur les bassesses de la mondialisation en marche. Dans la famille « Challenger », il y avait les légitimistes en bleu marine, les dandys en blanc période Eddie Barclay, les exhibitionnistes en bleu ciel, les effacés en gris souris, les ombrageux en rouge, quant aux possesseurs de l’ensemble « vert », nous n’avons jamais réussi à bien déchiffrer leur caractère. Si nos héros du Parc des Princes, les Platini, Giresse, Tigana, Fernandez et el señor Hidalgo avaient choisi de s’habiller en « Challenger » lors de la finale du 27 juin 1984, nous nous devions de les imiter. Cet esprit de concorde, je le retrouve dans notre équipe nationale actuellement au Qatar. On joue ensemble, on se regarde, on s’épaule et quand le danger est imminent, un sursaut d’orgueil, un coup de tête ou un coup franc viennent nous sauver. Alors, cet après-midi, pour conjurer le mauvais sort et soudoyer les dieux du stade, je ressortirai ma veste vintage.

Et maintenant, voici venir un long hiver...

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Pour l’Allemagne, c’est chacun pour soi

Avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne est au bord d’une crise politico-économique majeure. Pour éviter le pire, le chancelier Olaf Scholz tend la main aux pays de l’Est, à la Chine et noue des partenariats avec les Etats-Unis. Un nouveau cap qui exclut le « couple » franco-allemand.


« Nous devons serrer les rangs, apaiser les vieux conflits, rechercher de nouvelles solutions ». À l’université Charles de Prague, le lundi 29 août, Olaf Scholz abat ses cartes. Il propose un plan à l’Europe : son recentrage à l’Est, sous la gouverne de l’Allemagne, garantie d’un rééquilibrage politique et de son arrimage consolidé à un « partenaire fort, les États-Unis de Joe Biden », via l’OTAN. Pas une fois, le chancelier allemand ne cite la France dans son discours. Les penseurs du « couple » franco-allemand – concept inventé sur les bords de Seine que l’on traduit du côté des berges de la Spree par le « moteur » franco-allemand – s’en émeuvent, sans bien mesurer la profondeur et la portée de la mue en marche de l’autre côté du Rhin. Depuis, les confirmations s’enchaînent. Pour donner encore plus de poids à son ouverture, le « roi Olaf », comme le surnomment les médias outre-Rhin, a tendu la main à tous les États frappant à la porte de l’Union européenne sur ses marges orientales. L’Ukraine, évidemment, mais aussi la Moldavie et la Géorgie. Et les six pays des Balkans : la Serbie, le Monténégro, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, l’Albanie.

Pour crédibiliser cette Europe à 36 relevant d’une vision plus que d’un projet politique, tant les obstacles sont nombreux, le dirigeant allemand plaide encore pour l’abandon à terme de la décision à l’unanimité sur les sujets stratégiques, comme la politique étrangère ou la fiscalité. Sa proposition parle aux Français : les diplomates berlinois la poussent à Bruxelles pour l’exportation des matériels de guerre. Ce dossier est l’objet d’un contentieux majeur avec Paris sur les programmes en commun. Les Verts allemands ayant imposé aux coalitions successives l’interdiction de vendre ces matériels aux États réputés en délicatesse avec les droits de l’homme, les autorités cherchent à s’extraire des accords bilatéraux existants en promouvant l’harmonisation des règles au niveau de Bruxelles, avec un mécanisme de gouvernance à la majorité qui leur permettrait de gérer les dossiers au gré de leurs intérêts en s’appuyant sur leurs alliés ; une façon détournée de rétablir l’équilibre avec les industriels français, pour lesquels le Moyen-Orient représente un gros débouché.

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L’homme fort du SPD, élu le 8 décembre 2021 dans le fauteuil d’Angela Merkel, propose à l’Europe « un retour aux sources » – « Ad fontes », prononce-t-il en latin dans cette université fondée en 1348 qui fut le creuset des élites du Saint-Empire romain germanique, comme pour mieux convaincre de la légitimité de sa démarche cette Mitteleuropa déjà transformée depuis belle lurette en atelier de sous-traitance des fleurons du Made in Germany. Il revient à Scholz de faire oublier le tropisme de Berlin pour la Russie, dont témoigne son propre parcours. Dans sa jeunesse militante, il fraye avec les communistes de la RDA. Au sein du parti social-libéral, il fait carrière dans la roue de Gerhard Schröder, l’ami de Vladimir Poutine, désormais paria de la politique allemande. À la veille du déclenchement de la guerre, sous la pression internationale, le nouveau chancelier stoppe la certification de Nord Stream 2, dont ne veulent pas les Américains, qui se vantent dans leurs médias d’avoir cassé les reins de la puissante industrie allemande en allumant la mèche de l’Ukraine. Les voisins immédiats de l’Allemagne lui reprochent toujours de tergiverser vis-à-vis de l’Ukraine, car il s’oppose à la rétrocession de chars lourds Leopard à Kiev.

Promoteur du « modèle allemand » issu de la réunification de 1990, le dirigeant cherche à le réinventer dans l’urgence. Le choc de la guerre a fragilisé ses poutres porteuses, qui menacent de s’effondrer. Le pacifisme de ses élites a laissé le territoire sans protection réelle. Au lendemain du 24 février, pour calmer les bellicistes de son entourage, les généraux, que les politiques avaient privés du droit de s’exprimer dans l’agora, déclarent que l’armée est inapte au combat. Huit mois plus tard, c’est son industrie, le pilier de sa puissance économique, qui est en passe de perdre le secret de sa compétitivité : l’accès au gaz russe abondant et bon marché (51 milliards de mètres cubes sur les 84 milliards consommés par an). En 2011, Merkel avait conclu avec les Verts l’abandon du nucléaire à l’horizon 2022 et son corollaire, la montée en puissance du solaire et de l’éolien. Mécaniquement, la part de l’énergie fossile a augmenté, en particulier celle du gaz, qui s’est envolée quand il a été décidé, de surcroît, de fermer les mines de charbon sur le territoire pour accélérer la transition écologique. Lorsque la guerre éclate, l’usine mère de Volkswagen, en Basse-Saxe, qui emploie 63 000 personnes, vient de basculer du charbon au gaz russe, souligne dans une note percutante Patricia Commun, chercheuse à l’IFRI.

Chez nos voisins, l’industrie génère 25 % du PIB national (deux fois moins en France), 6 millions d’emplois directs et la moitié des emplois dans les services. Début novembre, la Commission européenne avertissait que l’Allemagne serait touchée la première et le plus longtemps (sans doute toute l’année 2023) par la récession annoncée d’ici la fin de l’année sur le Vieux Continent. Selon un sondage commandité début novembre par le quotidien Der Spiegel, la frange de l’opinion opposée à la guerre en Ukraine a progressé de 11 % par rapport à avril, pour atteindre 40 %. La peur du lendemain gagne les ménages, frappés par une inflation supérieure à 10 % depuis septembre. Après un temps d’« anesthésie », le patronat sonne l’alarme. Porte-parole de la fédération des industries chimiques allemandes, qui regroupe 1 900 entreprises fortement consommatrices d’énergie (15 % du gaz consommé outre-Rhin), Pierre Gröning explique : « Soumis à une multiplication des prix du gaz par sept en un an, un tiers ont réduit leur production, 13 % envisagent de transférer des capacités à l’étranger, notamment aux États-Unis, la moitié se posent la question de leur survie à moyen terme. C’est l’échec du modèle industriel allemand. S’il s’effondre, il y aura des effets dominos sur toute l’économie, et puis dans toute l’Europe ».

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Scholz a contre-attaqué en ne s’embarrassant ni des vaches sacrées allemandes, ni des dogmes européens. Au diable la rigueur budgétaire et l’ordre libéral : l’État fédéral débourse des dizaines de milliards d’euros pour nationaliser les distributeurs de gaz et les raffineries en faillite, dégaine un bouclier tarifaire à 200 milliards d’euros sur le gaz et l’électricité pour les ménages et les entreprises, s’oppose aux Européens qui veulent plafonner le prix du gaz de peur de perdre ses fournisseurs émiriens et qatariens. Il s’envole fin octobre pour Pékin à la rencontre de Xi Jiping – sans Emmanuel Macron ; en 2019, le président français avait reçu le leader rouge en compagnie d’Angela Merkel. Sa propre ministre des Affaires étrangères, la verte Annalena Baerbock, lui fait faux bond, l’accusant de céder à la panique en passant d’une dépendance à l’autre. En réalité, elle doit présider la réunion de ses homologues du G7 à Munster, où elle affiche sa proximité avec la diplomate Victoria Nuland, qui pilote les dossiers européens à la Maison-Blanche, et Anthony Blinken, le secrétaire d’État, les deux faucons antirusses de l’administration américaine, qui ne cachent pas leur hostilité à ce voyage ; quelques grands patrons allemands, dont celui de Mercedes-Benz, dit-on, ont décliné l’invitation du chancelier. La plupart, toutefois, le soutiennent : depuis la destruction des pipelines Nord Stream 1 et 2, l’industrie a fait une croix sur le gaz russe et elle n’entend pas se faire hara-kiri en perdant aussi la Chine, son principal débouché, avec laquelle sa balance commerciale est excédentaire, cas unique en Europe. À Pékin, ils auraient ouvert un canal de discussions tripartites avec Moscou en vue de hâter la paix en Ukraine.

Il y a longtemps que Washington a placé Berlin sous dépendance stratégique. L’Amérique possède plusieurs bases militaires sur le sol allemand, et elle est comme chez elle dans les institutions militaires et sécuritaires du pays. Au printemps, Scholz lui a offert un sérieux gage avec la création du fonds spécial doté de 100 milliards d’euros pour rééquiper la Bundeswehr en cinq ans. Un effort historique, décidé en accord avec l’opposition (dont la très atlantiste CDU-CSU) au Bundestag, qui a la main sur les dépenses militaires : les industriels d’outre-Atlantique seront les premiers servis. Privilégiée par la Bundeswehr, cette option sécurise son interopérabilité avec son  allié et la rapidité de sa remontée en puissance. La liste des achats comprend 35 chasseurs F35 capables d’emporter les bombes nucléaires B61 américaines stationnées en Allemagne, un lot d’hélicoptères lourds Chinook, des avions de patrouille maritime P-8 Orion, des batteries de missiles Patriot. Ces systèmes seront couplés au matériel antiaérien national, le IRIS-T, pour constituer le bouclier de défense sol-air européen dont Berlin a annoncé la création en octobre, avec 14 membres de l’OTAN, mais sans la France et l’Italie : les deux pays ont développé le Mamba, déjà opérationnel en Roumanie.

Un camouflet de plus pour l’Élysée, dont les programmes en commun lancés en 2017 sont l’épine dorsale de sa politique bilatérale et européenne et accumulent les difficultés. Les Allemands ont abandonné l’idée d’acquérir le successeur de l’avion de patrouille maritime Atlantic 2 et ne veulent pas s’associer à la modernisation de l’hélicoptère Tigre franco-allemand. Ils semblent se désengager du MGCS, le futur char de bataille, au profit d’une solution nationale. Concernant le SCAF, l’avion de chasse de prochaine génération, ils ont multiplié les arguties pour tirer au maximum la couverture à eux, à telle enseigne que Dassault a menacé d’arrêter les frais. Le bouclier de défense sol-air était le contentieux de trop. Emmanuel Macron annule le Conseil des ministres franco-allemand prévu fin octobre. Nous sommes à quelques semaines de la célébration des soixante ans du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, le socle de la coopération franco-allemande. Le face-à-face devrait encore se tendre dans les prochains mois. Les industriels d’outre-Rhin feront tout pour compenser les commandes parties aux États-Unis.

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Devant les généraux de la Bundeswehr, le chancelier a exprimé sa volonté qu’elle devienne le « pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d’Europe ». Lourde et hétérogène, cette armée servant jusqu’alors de faire-valoir à l’industrie nationale vit un changement d’époque. Ses deux nouvelles priorités opérationnelles sont la défense du territoire et la réassurance de ses partenaires continentaux. Elle annonce à cet effet la création de trois divisions médianes (45 000 hommes) sur le modèle des unités françaises taillées pour la projection. Cette ambition heurte aussi de plein fouet la Pologne. Varsovie, qui s’apprête à doubler les effectifs de son armée et à tripler ses budgets d’acquisition, est candidate auprès de l’OTAN pour que soit entreposée sur son sol la bombe nucléaire américaine (ce qui serait un casus belli avec la Russie) et invite Paris à dépasser les différends politiques pour construire un partenariat stratégique.

Depuis l’éclatement du conflit ukrainien, le chancelier gère les urgences et fixe un nouveau cap à l’Allemagne à travers les nombreux écueils dressés sur sa route. Combien de temps tiendra-t-il la barre dans cette tempête ? Fragile, son improbable coalition « tricolore » associant les socialistes du SPD, les Verts et les Libéraux du micro-FDP peut très bien exploser pour laisser la place à une autre combinaison tout aussi improbable autour des conservateurs de la CDU-CSU. Économiquement, le plus dur est encore à venir. Au printemps, le gaz russe aura définitivement arrêté de couler dans les pipelines et il faudra remplir au prix fort les réserves vidées par l’hiver… De droite ou de gauche, les Allemands peuvent se montrer « brutaux » quand leurs intérêts vitaux, sur lesquels ils tombent toujours d’accord, sont en jeu, explique un diplomate français ayant été longtemps en poste à Berlin. Au début de la crise du Covid, Angela Merkel a brutalement fermé la frontière avec la France. Aujourd’hui, Scholz pousse la France et sa défense européenne dans le fossé pour asseoir le leadership militaire allemand en Europe. Dans l’adversité, l’Allemagne défend ses intérêts. Quoi de plus légitime ? Et quand la France en fera-t-elle de même ?

En Palestine aussi on traque les personnes homosexuelles, mais chut !

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En Palestine, on traque, on moleste, on viole, on assassine les personnes homosexuelles. Beaucoup de gays et lesbiennes palestiniens trouvent refuge en Israël. Une réalité ignorée par de nombreuses personnes LGBT pro-palestiniennes en Occident.


« L’un des plus grands paradoxes en matière de droits humains, c’est le soutien des LGBTQ aux Palestiniens dans le conflit les opposant à Israël », déclare le réalisateur américain Ami Horowitz en guise d’incipit de son documentaire diffusé en juillet de cette année. En Palestine, on ne prêche pas une telle convergence des luttes, contrairement au média AJ+, le pure player qatarien « cool » et inclusif ciblant les jeunes Occidentaux. Bien au contraire, les personnes homosexuelles y sont persécutées, parfois tuées, en Cisjordanie sous Autorité palestinienne comme dans la Bande de Gaza dirigée par le Hamas. Certaines d’entre elles trouvent refuge en Israël comme Ahmad Abou Marhia, 25 ans, capturé et ramené en Palestine où il a été décapité début octobre après avoir reçu des menaces de mort. Le silence général concernant ce dernier crime jure avec les dénonciations soudaines de l’homophobie au Qatar.

Alors que l’on découvre ou feint de découvrir la politique pénale particulièrement répressive en matière d’homosexualité de l’émirat, le silence prévaut concernant la Palestine, laissant entendre que l’on juge les actes en fonction de la sympathie que l’on a pour leurs auteurs. En 2016, le mouvement terroriste Hamas tortura et tua l’un de ses chefs, Mahmoud Ishtiwi, officieusement accusé d’homosexualité, sans que cela ne suscite l’intérêt de l’immense majorité des médias et associations militantes de gauche. Même la « modérée » Autorité palestinienne persécute les homosexuels. Dans cette société, il n’y a pas ce « M. » qui osa saluer publiquement Oscar Wilde que l’on conduisait aux travaux forcés après sa condamnation pour « grossière indécence » : il y serait peut-être lynché à mort.

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Contrairement à la Cisjordanie, la Bande de Gaza connaît toujours les dispositions pénales de l’époque du mandat britannique criminalisant l’homosexualité. Cependant, les gays sont traqués, molestés, violés – au besoin avec des objets -, emprisonnés, voire tués dans tous les territoires palestiniens, même par leurs familles. Des pratiques bien au-delà de la loi britannique d’alors. La police, qui dit enquêter sur l’assassinat d’Abou Marhia, n’est pas la dernière à s’en prendre aux homosexuels. L’impunité est réelle pour les agresseurs qui peuvent agir en plein jour, comme ce groupe de jeunes agressant une personne transgenre et ses amis dans la rue en mars 2019. Les victimes savent qu’il est préférable de ne pas se défendre pour éviter le pire.

Quand des gays pro-Palestine découvrent ce que les Palestiniens pensent d’eux

Le reportage d’Ami Horowitz donne la parole à des militants LGBT à San Francisco et des habitants du territoire contrôlé par l’Autorité palestinienne. Les premiers expriment dans un premier temps leur préférence pour la Palestine qu’ils perçoivent comme une victime totalement positive. Un homme d’un certain âge déclare qu’il soutenait l’État hébreu mais reconsidère désormais sa position ; un jeune homme affirme avoir « tendance à avoir plus de sympathie pour ceux [qu’il perçoit] comme étant persécutés » ; une femme déclare ne pas s’être « sentie à l’aise en tant que personne gay en Israël » quand elle a visité le pays. Une autre est convaincue que 100 % des homosexuels soutiennent les Palestiniens. S’ensuit la partie où des Palestiniens s’expriment au sujet des homosexuels. À son retour de Palestine, Horowitz montre son reportage aux mêmes personnes qui découvrent, horrifiées, le sort qui les attendrait si elles vivaient là-bas.

La vidéo expose la haine des Palestiniens envers les personnes homosexuelles dans la partie de la Cisjordanie dirigée par Mahmoud Abbas. Horowitz rappelle que les gays sont torturés et assassinés par le Hamas à Gaza, et il ajoute : « Le traitement horrifiant par l’Autorité palestinienne relativement modérée et ceux qui vivent dans cette région est moins connu. Ce nettoyage sexuel par les Palestiniens n’est pas bien couvert, sinon pas du tout, par les médias grand public ou même les médias LGBTQ ».

Cheikh Mahmoud est un imam populaire à Ramallah. Interrogé par Ami Horowitz, il révèle qu’il a conseillé à un parent qui lui demandait que faire de son enfant homosexuel de le tuer : « La punition islamique devrait s’appliquer à ceux qui empruntent cette voie ». L’imam ne se contente pas de considérer l’homosexualité comme un crime, il la met au même niveau que le meurtre. La société n’est pas en reste.

Horowitz assure que les quelques témoignages recueillis dans la rue sont représentatifs de tout ce qu’il a entendu dans la journée. Un homme affirme que « les gays sont à l’origine des problèmes du monde entier » et les qualifie de « maladie », un autre dit qu’il faut les condamner à la prison à vie et qu’il est normal que leurs parents veuillent les tuer pour effacer l’infamie. Pour un autre « ils devraient se suicider ou être enfermés dans des établissements spécialisés », tandis qu’un Palestinien plus « modéré » dit juste souhaiter qu’ils s’en aillent.

Le réalisateur a pu obtenir le témoignage d’un homosexuel, pseudonommé Mahmoud, qui dit que son oncle a menacé de le violer et le jeter d’un pont et que cela a fait rire sa mère. Selon Mahmoud, tous les trois mois on peut entendre parler de l’assassinat d’un homosexuel en tant que tel, les queers peuvent se faire agresser, voire violer. Ils ne le signalent pas aux policiers qui, sinon, leur feraient subir le même sort : « Mon ami a été violé par un policier dans un poste de police […] il est sorti du poste en ne pouvant pas marcher correctement ».

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« Dans les territoires palestiniens, il n’y a pas beaucoup de débat sur le mariage gay. Ici, on parle davantage de tuer et de torturer les membres de la communauté LGBT », observe Horowitz. Un constat qui choque les gays rencontrés à San Francisco qui reconsidèrent leurs positions. « Cela me conduit à me demander si les informations que j’ai suivies sont totalement précises », répond le jeune homme qui disait avoir de la sympathie pour les persécutés. La femme convaincue que « 100 % des homosexuels soutiennent les Palestiniens » dit avoir « changé à 100 % son point de vue ».

S’il y a une présentation favorable de la Palestine dans les mouvements de gauche également ouverts aux revendications LGBT, ces convergences de lutte – pour parler comme la sociologie de gauche – se limitent à l’Occident où les uns dissimulent leurs vraies idées tandis que les autres ne veulent pas les connaître. Un appui tel que celui des lesbiennes et gays supportant les mineurs en grève en 1984 et 1985 au Royaume-Uni ne peut y exister. Les Palestiniens veulent bien du soutien des homosexuels – et des médias y contribuent -, mais ne défileront pas pour appuyer leurs doléances.

Quand les homosexuels palestiniens trouvent refuge en Israël

Dans un article de février 2013, le magazine Vice raconte le parcours de Saïf, jeune homosexuel tenu par la police qui a fait de lui un informateur forcé. Il sait que, s’il refuse, il risque la mort – au moins sociale, sinon réelle. L’article rappelle que l’absence officielle de criminalisation de l’homosexualité par l’Autorité palestinienne n’est qu’une façade et donne la parole à Shaul Gannon, avocat de l’organisation LGBT Aguda selon qui, à ce moment-là, il y avait environ 2 000 homosexuels issus des territoires palestiniens réfugiés à Tel Aviv, une majorité en situation irrégulière.

En août 2019, Mark Segal, fondateur du Gay Libération Front, expliquait dans un article du Philadelphia Gay News (dont il était propriétaire), que même s’il désapprouvait la politique du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, il ne soutenait pas l’appel au boycott d’Israël. « À moins que vous n’appeliez également à boycotter la Palestine », ajoutait-il, en rappelant que l’on y tue des personnes homosexuelles.

Ces agressions sont répandues dans la région, comme le dénonce Outword Magazine dans un article de novembre dernier, comparant Israël et ses voisins, notamment palestiniens, et constatant une radicale différence entre eux. L’auteur rappelle même qu’un homosexuel palestinien fut obligé de se tenir debout dans de l’eau des égouts jusqu’au cou, avec un sac d’excréments sur la tête, tandis que des défilés de la Gay Pride ont lieu chaque année à Tel Aviv sans risque d’attaques par la foule, bien qu’une forte minorité d’Israéliens n’accepte pas l’homosexualité. Et quand un ultra-orthodoxe tua une participante au défilé de 2015, la justice le condamna en 2016 à la prison à perpétuité.

L’empereur Sponsanius : réel ou imaginaire ?

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C’est une découverte qui pourrait provoquer un séisme dans le milieu de l’histoire antique : l’empereur Sponsanius aurait bel et bien vécu ! En effet, l’existence de ce souverain est entourée de tant d’obscurité que certains historiens avaient fini par affirmer qu’il avait été inventé de toutes pièces et l’avait rayé de la liste des Césars.


Tout commence en 1713, lorsque de nombreuses pièces antiques sont découvertes en Transylvanie. Hormis un supposé (quoique véritable) statère macédonien d’Alexandre le Grand, aujourd’hui perdu, toutes sont romaines. Parmi ce trésor, des monnaies à l’effigie de nombreux empereurs romains tels que Gordien III, Philippe l’Arabe et/ou Philippe II. Mais ce n’est pas celles-ci qui vont retenir l’attention des archéologues. En effet, au milieu de cet amas de pièces, deux sont frappées au nom d’un certain Sponsanius. Or, il n’existe aucune mention de ce personnage dans les sources écrites. Cette trouvaille va susciter de nombreuses interrogations, notamment sur sa réelle existence. 

Bien que d’abord considérées comme des imitations « barbares », (il n’était pas rare que des pièces de monnaie romaines fussent fabriquées au-delà des frontières de l’Empire) et donc de purs produits de l’Antiquité, il est toutefois rapidement établi que ces monnaies sont l’œuvre d’un fraudeur du XVIIIᵉ siècle. En 1868, Henry Cohen, numismate français, qualifie même celles-ci de fabrications « modernes ridiculement imaginées et très mal faites ». Cet argument n’est pas sans fondement, quand on sait que de nombreux faux furent réalisés à partir de la Renaissance (comme ce fut le cas avec le médailleur italien Giovanni Cavino, dit le Padouan, qui s’exerça à contrefaire des médailles anciennes, afin de s’enrichir aux dépens des collectionneurs).

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La théorie de la contrefaçon est donc devenue au fil du temps la version prédominante, jusqu’à ce que des scientifiques de l’University College de Londres décident d’apporter une réponse définitive au mystère. Dans leurs travaux, publiés le 23 novembre 2022, ils expliquent qu’ils ont décidé de reprendre les investigations. Leur principal argument : l’Antiquité tardive intéressait très peu les personnes du siècle des Lumières, et il aurait été étonnant d’émettre de nombreuses pièces à l’effigie de Sponsanius, au profit d’autres empereurs romains bien plus connus et suscitant davantage d’intérêt. Après avoir passé le trésor transylvain au microscope, il s’est avéré que les pièces possédaient des traces d’usure, similaires à celles d’autres monnaies d’authenticité reconnue, suggérant alors que ces pièces auraient bien été en circulation active pendant des années. Ces résultats ont amené les archéologues à penser que l’existence de Sponsanius ne serait désormais plus à exclure. Mais qui était-il vraiment ?

Un personnage historique ténébreux

Face à cet inconnu de l’Histoire, les premiers chercheurs ont tenté d’élaborer des hypothèses. En raison du métal choisi – l’or – pour l’un des deux types monétaires, sa représentation avec la couronne radiée et la provenance des monnaies à son effigie, il en a été déduit qu’il s’agissait d’un usurpateur, ayant régné sur la Dacie romaine (nom antique désignant le territoire de l’actuelle Roumanie). Soit vers 248-249, lors des guerres civiles qui mirent fin au règne de Philippe l’Arabe, soit vers 260, ou bien vers 275, lorsque l’empereur Aurélien abandonna la province conquise par Trajan en 106.

À une époque où l’Empire romain était en proie à la guerre civile et les frontières submergées par les pillages et invasions, Sponsianus aurait ainsi été un officier de l’armée contraint de prendre le commandement suprême. Rappelons qu’au cours du IIIᵉ siècle, de nombreux États régionaux sont apparus, à l’instar de l’Empire des Gaules ou du Royaume de Palmyre. Toutefois, si l’on considère que sa priorité aurait été de protéger la population et de résister à l’envahissement par des tribus hostiles, il n’était pas techniquement un usurpateur défiant l’autorité centrale, mais son imperium pouvait être considéré comme une nécessité locale. Tout est dans la nuance du terme. Il semblerait d’ailleurs que le mystérieux empereur n’a jamais contrôlé d’atelier de monnaie officielle et certainement jamais régné à Rome !

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Malheureusement, en l’absence de sources, il est encore impossible de déterminer qui était vraiment Sponsianus, absent de tout ouvrage relatif à l’Antiquité tardive, en raison de sa seule représentation sur les monnaies de Transylvanie. Cette étude reste pourtant une nouvelle avancée pour la recherche historique puisque les scientifiques de l’University College estiment que le souverain, longtemps considéré comme fictif, devrait « être réhabilité en tant que personnage historique ». Une opinion partagée par le professeur Paul Pearson qui considère que « l’analyse scientifique de ces pièces extrêmement rares sauve l’empereur Sponsianus de l’obscurité », ainsi que par Alexandru Constantin Chituță, directeur intérimaire du Musée national Brukenthal de Sibiu, lieu où est conservée l’une des quatre pièces, qui a déclaré à l’AFP, que ces résultats permettrait d’ajouter « un personnage historique important à notre Histoire », s’ils étaient « reconnus par la communauté scientifique »

Un milieu qui reste encore à convaincre, car beaucoup restent dubitatifs quant aux résultats de cette étude. À l’image de Richard Abdy, conservateur des monnaies romaines au British Museum, qui estime que certains ses collègues sont devenus tellement obsédés par ce mystère qu’ils ont fini par croire à l’existence de ce personnage sur la seule base d’une émission de pièces de monnaie, tandis que Mary Beard continue de croire que l’aureus est un faux, en raison de son revers qui est une copie d’une pièce de l’époque républicaine. Emanuel Petac, président de la Société roumaine de numismatique, est allé jusqu’à déclarer que la monnaie n’avait « rien à voir avec le monde romain ». Les débats sur l’historicité de Sponsianus sont donc loin d’être terminés…

Le mythe, la guerre et l’Amérique

Si, comme notre chroniqueuse, vous vous étonnez toujours de la facilité avec laquelle les Américains produisent des chefs-d’œuvres, littéraires ou cinématographiques, sur leurs fiascos militaires, quasiment en temps réel, alors que les Français se demandent toujours comment parler de la guerre d’Algérie, alors le dernier roman d’Elliot Ackerman, En attendant Eden, mérite d’entrer dans votre bibliothèque.


Adam Driver, dont on ne manque jamais de rappeler à chacune de ses prestations qu’il s’est engagé au lendemain des attentats du World Trade Center, jouait parfaitement l’amputé de guerre dans Logan Lucky. Le thème du cambriolage était léger, mais entre un Daniel Craig en habit de forçat et une Hillary Swank estampillée FBI, l’Amérique, son gouvernement et son système de valeurs étaient vaincus par K.O sur le ring de leur culpabilité et de leur incapacité à rendre un bras à celui qui en avait perdu un… Une chance pour Hollywood : Adam Driver n’a pas eu celle d’aller au front.

Pourtant les représentants de cette génération sont légion. Au niveau littéraire, Elliot Ackerman est l’une de ses plus belles voix. A son actif, cet ancien  « Team Leader » du Marine Corps Special Operations a cinq missions en territoires extérieurs :  l’Afghanistan d’abord puis l’Irak. Un stakhanoviste de la défaite. D’une guerre l’autre, il gagne Silver Star et Purple Heart, autres « insignes rouges du courage », comme disait Stephan Crane…

Mais les morts font tache sous le drapeau et pourtant, ils ne sont pas les moins enviables. Le narrateur d’En attendant Eden est bien mort et il n’y a rien de plus honnête ni de plus froid qu’un mort (on se rappelle comment le film Vice sur Dick Cheney avait utilisé ce principe). Dès le premier paragraphe du roman d’Ackerman, ce narrateur défunt raconte les faits d’une manière détachée : « Cette nuit-là dans la vallée du Hamrin, il était assis à côté d’Eden et il eut plus de chance que lui lorsque leur Humvee roula sur une mine, les tuant lui et tous les autres, le laissant, lui, tout juste survivant ». Et face au fait se tient le hasard : Eden, donc, est en vie, simple hasard de la mécanique des fluides.

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En vie, vraiment ? « Ni vivant ni mort, ce que c’était ne portait pas de nom ». Et pourtant, ce Godot dans un Paradis Perdu du Middle West était aussi beau et fort qu’un héros de Starship trooper. Plus de 100 kilos de muscles réduits à 35 après avoir été « ramené à la maison ». Une jambe coupée par-ci, une autre par-là, les chiffres vont vite… Et ainsi devient-il « l’homme le plus grièvement blessé des deux guerres. Avec tous les progrès de la médecine, cela faisait sans doute de lui l’homme le plus grièvement blessé de l’histoire de la guerre, et [les infirmières] venaient de le garder en vie d’un bout à l’autre du monde ».

Le roman d’Ackerman s’inscrit dans la lignée des productions de guerre. Il n’a rien à envier à Johnny got his gun, le chef d’œuvre de Dalton Trumbo. Certes, l’auteur réutilise le morse du condamné par l’orgueil des médecins (qui ont appris « tout ce qu’il y a à savoir sur comment acheter du temps à un corps démoli. Massage cardiaque, agent coagulant, garrot, intubation nasotrachéale, tout ce vocabulaire des instants sauvegardés »), les réflexions sur l’absurdité des entraînements à la Full Metal Jacket, ou encore les motifs plus prosaïques et romanesques des épouses coupables et adultères à la Pearl Harbor — le film de Michael Bay… On peut ainsi s’amuser à chercher l’origine des détails d’Ackerman. Mais cette constellation d’œuvres — la petite-fille d’Eden, cet objet non identifié dans l’histoire de la guerre, ne s’appelle pas « Andromède » pour rien — est avant tout porteuse d’une lucidité exceptionnelle sur l’état de la mythologie qu’elles portent.

Car la prose d’Ackerman démystifie le mensonge « dans les journaux et sur les chaînes d’info du câble ». Ce mensonge, ce n’est pas tant celui des raisons indicibles des invasions post-2001, c’est celui du chiffre. Les statisticiens décomptent séparément les victimes de l’Afghanistan et de l’Irak, ces deux fiascos de la lutte anti-terrorisme, qui ont donné une opportunité à tant de jeunes d’échapper à leur foyer, « forme de terrorisme tranquille »« Séparer les deux guerres rendait chaque nombre gérable ». Mais donner des victimes un faux bilan, c’est refuser à ceux qui n’ont plus que le droit de mourir la dernière chose qu’il leur reste : l’écho de leur sacrifice.

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Alors, de manière subreptice, on se surprend à se demander combien de morts ont fait le Mali ou le Sahel, combien de soldats français vont encore une fois passer les fêtes dans un hôpital militaire, comme Eden… En un ou plusieurs morceaux.

Au passage, c’est le mythe tout entier du guerrier qu’Ackerman déconstruit. Et à travers son héros, pauvre « débris démoli » encore animé d’un soupçon de vie, il déconstruit le mythe entier de l’Amérique. Les cérémonies officielles, saluts au drapeau et salves d’honneur sont exécutés par définition par des planqués. Les survivants, même quand ils sont revenus, comme Ackerman, en un seul morceau, ne la ramènent pas. Les mythes se construisent toujours sur des morts dont on se garde bien d’exhiber la dépouille elle-même déconstruite. Ils se façonnent aussi sur des actes qui, vus de près, n’ont rien de glorieux, et pourraient même passer pour criminels. Ackerman n’a-t-il pas récolté sa Bronze Star pour un raid à Azizabad qui tua entre 33 et 92 civils, essentiellement des femmes et des enfants, sur la foi d’une fausse information fournie par un agent double ? L’écriture sert aussi à cicatriser les plaies purulentes de l’âme.

Ce roman n’est donc pas qu’une « histoire d’amour, hors des clous », contrairement à ce qu’en dit la quatrième de couverture. C’est une analyse à cœur ouvert de l’Amérique. De sa relation avec sa propre armée et les mythes qui la soutiennent. Depuis 1980, ce n’est pas tant la guerre qui garantit sa grandeur à l’Amérique, ce sont bien ses fiascos. Make America great again reste bien l’objectif de l’armée, mais ce sont ses échecs qui en garantissent paradoxalement le succès. On les envierait presque d’avoir cette capacité de créer sur leurs propres ruines, et de faire des œuvres d’art avec tant de décombres.

En attendant Eden, d’Elliot Ackerman, éd. Gallmeister, 160 p., 2022, 9,10€.

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L'insigne rouge du courage

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Un cheval nommé désir !

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« Enzo Ferrari – Le rouge et le noir », un documentaire d’Enrico Cerasuolo à visionner sur le site d’Arte durant les fêtes de Noël, nous replonge dans le monde d’un ingénieur-artiste qui incarnait une certaine civilisation hédoniste.


A l’ère des « petits hommes », sans éclat et sans nerf, de l’éloge de la lenteur et de la terreur idéologique, le « Commendatore » né en 1898 ne comprendrait rien à cette époque flasque et apeurée. Il nous trouverait lâches et dociles, ayant perdu le sens du duel et de l’exploit, s’arcboutant sur notre confort intellectuel et nos aspirations étriquées. A la mobilité sentencieuse et revancharde de nos gouvernants, il répondrait « vitesse » et « performance » mais aussi « symphonie » et « sculpture ».

Iconique

C’était un pionnier, un empereur, un pape, un entrepreneur, un géant de l’automobile tantôt tyran, tantôt sentimental, comme seul le XXème siècle était capable de faire naître et prospérer dans la campagne d’Émilie-Romagne. Un paysan-mécano devenu roi de l’asphalte, hissant sa couleur rouge dans le cœur des enfants et sur le podium des circuits. De Modène à Maranello, de Shangaï à Pebble Beach, son nom est un mythe roulant que les garçons se répètent en s’endormant.

Rouler un jour en Ferrari est un but pour nombre d’entre nous, une ambition intime et un voyage ailleurs, dans un pays jusqu’alors inconnu. Car nous avons beau admirer les Porsche et les Maserati, la Ferrari demeure à part. Est-ce une voiture ou un phantasme ? Une œuvre d’art ou une allégorie ? Une divinité ou un rêve ? Cette pièce racée tient à conserver son standing, elle ne se mélange pas dans la circulation.

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Elle accepte son statut d’icône. La voir est un cadeau du ciel, la conduire un don de Dieu réservé à une poignée d’élus. Elle ne se dissimule pas sous une robe trop ample et ne cache pas ses inavouables intentions dans une mécanique vertueuse. Elle cherche à abolir le temps, à condenser notre existence, à transformer le mouvement, à nous transporter dans une réalité parallèle. Elle modifie nos sens. Son impudeur fait notre bonheur. Sa dissidence sauvage n’est pas factice. Son outrance sonore est probablement ce qui nous maintient en éveil, malgré les crises et les guerres.

Depuis son origine, la Ferrari a imposé sa propre dramaturgie et scénographie. Tel un poème épique, elle ne se commente pas, elle se conduit simplement dans sa chair. Avec humilité et dévotion. Chez elle, le bruit s’appelle musique et ses accélérations sont des apnées féériques qui guérissent tous les maux. Après elle, toutes les autres voitures nous paraîtront fades et timorées, un peu vaines, sans ardeur. Pour oser pénétrer dans son habitacle, on doit s’agenouiller. D’emblée, nous lui faisons allégeance. Nous acceptons sa supériorité et nous nous soumettons à son cérémonial. La ligne signée Pinin Farina, l’intérieur relativement dépouillé, la boîte en H grillagée, la position basse et les baquets enveloppants, puis le « douze cylindres » expectore, libère sa flamme et propulse sa hargne. Sa soif semble inextinguible. Sa démesure est une source de béatitude renouvelée à chaque pression sur la pédale de droite.

Industriel virtuose

La Ferrari vous jette les virages à la figure. Elle est violente et vous oblige à une vigilance permanente. Entre le deuxième et le troisième rapport, la Terre tremble. Assurément, nous sommes plus vivants à son bord. Et, nous communions ainsi avec les légendes du sport automobile, avec les archanges de la piste. Nous nous souvenons alors d’Ascari, de Fangio, de Villeneuve et de Lauda.

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La Ferrari, c’est l’Histoire de l’Italie, de l’Europe occidentale et d’une certaine civilisation hédoniste portée par l’avant-garde technologique et la beauté des formes, celle d’un artisan érigé en emblème national. Avant de savoir compter ou lire, les enfants en bas âge reconnaissent naturellement les créations de cet Italien aux lunettes fumées et à l’imperméable clair. Le documentaire « Enzo Ferrari – Le rouge et le noir », disponible gratuitement sur Arte jusqu’au 9 janvier 2023, retrace l’épopée de cet industriel virtuose qui travaillait pour l’éternité et les victoires. Les multinationales et les stars de cinéma lui faisaient la cour. Il tenait trop à son indépendance et à sa maison pour accepter notamment la tutelle de Ford. Il finit tout de même par intégrer la FIAT.

Mais Agnelli était un compatriote. Il ne supportait pas l’infidélité de ses collaborateurs et les caprices de ses pilotes. Il était colérique et charismatique. A la disparition de Dino, son fils chéri, il déclara : « Je pense que seule la douleur peut faire grandir un homme ». Il est mort en 1988 et son cheval cabré trotte toujours dans nos têtes.

Géopolitique: le déclin de l’Occident est évitable

Pour Harold Hyman, le nouvel essai de l’historien et géopolitologue Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de Conflits, montre que l’Europe doit faire face à la réalité du déclin, aux mirages de l’universalisme naïf et à la quasi-omniprésence de la guerre. Pourtant, cet ouvrage aussi érudit que synthétique véhicule un message globalement positif: tout n’est pas encore joué et l’Occident peut reprendre en main son destin.


Relier, ou du moins exposer, tous les aspects de la vision d’un monde occidental en déclin, voilà le but que s’est assigné Jean-Baptiste Noé dans cet ouvrage qui fait défiler Thucydide, Keynes, Bainville et Xi Jinping. L’auteur nous fait réfléchir aux villages de vacances ou à la géoéconomie du blue jean, et nous fait douter de l’Europe, de la défense et de la Françafrique. Le monde que nous avons connu est en déclin. Désormais il faut définir ce qui décline, et pourquoi cela reste incompris. Noé puise chez de nombreux auteurs, et nous nourrit de cartes originales.

L’ouvrage commence avec une saine révision du cadre de la géopolitique : une façon d’appréhender le monde des interactions réelles entre puissances. Jean-Baptiste Noé nous rappelle que la géopolitique n’est pas simplement le mélange de la géographie et de l’histoire politique. Les pensées humaines sont à l’œuvre, les volontés nationales sont bien présentes. Les théories géopolitiques des Grecs, de l’amiral Mahan, le penseur de la puissance navale dans l’histoire, et de Mackinder le père de la théorie du Heartland et tenant de la supériorité du terrestre sur le naval, sont passées en revue et traitées pour ce qu’elles sont : des outils d’ambitions nationales et impériales. 

Le livre se fonde sur un pessimisme raisonné : tout finit par le déclin d’un ordre préexistant. La guerre est toujours présente et il y a toujours une manifestation d’un déclin. À dessein, Jean-Baptiste Noé casse de nombreux a priori. « Les démocraties, écrit-il, pratiquent abondamment la guerre, pour répandre leurs valeurs et leur modèle politique ». Cela, et les conquêtes coloniales, rebutaient ses guides que sont Tocqueville, Bastiat et Frédéric Guizot. Ou encore : dans l’Europe contemporaine, la guerre est bel et bien présente depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les démocraties qui croient en l’universalisme européen sont obligées de nier l’existence de la guerre sur notre sol, alors que les nations qui n’y croient pas exaltent le facteur unificateur national de la guerre. 

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Le rapport États-Unis – Russie n’a pas résisté aux engrenages d’affrontement. Aucune des deux puissances n’a voulu œuvrer pour un condominium en Europe de l’Est (Jean-Baptiste Noé n’utilise pas ce mot, mais l’idée est présente), et la prérogative que se donnait l’État russe pour dominer l’Ukraine reposait sur quelques réelles raisons historiques. Mais Jean-Baptiste Noé sait apprécier les changements chez les peuples : quels que furent les arguments autour de la proximité entre Russie et Ukraine, cela n’a plus d’importance puisque le peuple ukrainien se forge son identité nationale dans l’adversité. 

La faiblesse des puissances européennes sur leur continent est avérée. Cette guerre montre aussi que « l’Europe de la défense » est un mirage. C’est pourquoi l’armée européenne que certains voudraient bâtir existe déjà selon l’auteur : c’est l’OTAN. Pourquoi créer d’autres structures quand l’OTAN convient parfaitement à la plupart des pays d’Europe ne disposant pas d’armée de rang mondial et ne souhaitant pas investir dans la mise en place de celle-ci ? Que Washington continue à accorder de l’importance à l’OTAN montre qu’en dépit du basculement stratégique vers l’océan Pacifique, l’Europe conserve un grand intérêt à ses yeux, relève Jean-Baptiste Noé.

Mais quel est l’enjeu de l’Europe aux yeux des Européens, si déshabitués à penser la guerre sur leur continent ? Outre l’Ukraine et la Russie, il y a l’enjeu maritime. En Méditerranée, l’OTAN est certes présente et l’UE tente de se protéger du flot migratoire, mais cela semble très insuffisant. Erdogan joue sa partition en solo, et seule la France lui donne la réplique. La marine française est la seule en Europe à vouloir mener des actions. C’est peu pour assurer le contrôle d’une zone aussi vaste, ce qui démontre une fois encore la vacuité du concept de défense européenne. Jean-Baptiste Noé souligne aussi le caractère tendu de la Mer Noire, disputée entre l’OTAN, la Russie et la Turquie, et il nous rappelle cependant que la puissance maritime française ne valorise pas assez Djibouti, ou la Nouvelle-Calédonie, comme points d’appui pour la France.

Concernant les migrants, Jean-Baptiste Noé se repose sur les rapports d’Europol. Les vagues migratoires soulèvent des questions de frontières, d’accueil, de police pour les expulsions, de mafia pour les passeurs, d’ONG pour l’aspect délétère de leurs bonnes intentions, d’égoïsmes intra-européens, et d’islamisation rampante dans un contexte de dénatalité des Européens devenus ce que Jean-Baptiste Noé ne formule pas tout à fait : des autochtones.  

On retrouve Samuel Huntington dans cet ouvrage, le penseur du Choc des civilisations et le nouvel ordre mondial, qui avait vu juste selon Jean-Baptiste Noé : les guerres sont des manifestations de différences de civilisation. L’universalisme – encore lui – empêche de le comprendre. 

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Jean-Baptiste Noé aime à mettre en valeur, sans s’en cacher, le travail de tel ou tel auteur, ce qui confère un caractère de recueil à certains chapitres. Relevons parmi d’autres John Garnaut, spécialiste anglophone de la Chine communiste moderne. Pour ce dernier, le PCC se défend contre l’« infiltration culturelle négative ». La Chine n’est pas invincible car déjà les Routes de la Soie sont trop étendues. De manière originale, Jean-Baptiste Noé ne semble pas sûr que la République Populaire de Chine puisse directement envahir et encore moins occuper la totalité de Taiwan.

En ce qui concerne l’Afrique, le continent africain s’émiette tout seul, le Nigéria est miné par le djihadisme mafieux, l’Éthiopie se défait suite aux conflits ethniques mortifères. L’Afrique ne serait pas rentable pour les investisseurs étrangers, hormis dans le secteur des ressources premières. Il est temps pour la France, qui a davantage d’échanges avec la Belgique qu’avec toute l’Afrique, de sortir de son tropisme africain.

L’ouvrage aborde également le domaine de la géoéconomie. Un peu péremptoire, mais clair, Jean-Baptiste Noé déclare que les analystes restent attachés aux notions de planification étatique sur le mode keynésien, même si « le keynésianisme a pourtant toujours échoué ». L’auteur s’intéresse même à la manière de consommer irrationnelle des Occidentaux, qui ont mondialisé la fabrication du blue jean, et créé de faux paradis touristiques à l’attrait irrésistible.

Conclusion forte de Jean-Baptiste Noé : « La parenthèse universaliste est refermée. L’histoire continuera de s’écrire, avec la plume et avec l’épée. La grande leçon de la géopolitique c’est que la vie est un vouloir. Il n’existe nul obstacle climatique ou géographique, il n’existe nulle histoire écrite à l’avance ». Et c’est plutôt positif.

Le Déclin d’un Monde, géopolitique des affrontements et des rivalités, de Jean-Baptiste Noé, éd. L’artilleur, 288 p., 2022, 22€.

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L’immigré, objet sacré

L’accueil inconditionnel des immigrés est devenu une religion. Quand les prophètes du camp du Bien prêchent la belle «ouverture à l’Autre» face au vilain «repli sur soi», d’autres dévots nourrissent une haine de la France, éternellement coupable de son passé, et dont la rédemption passe par les nouveaux venus.


Les débats relatifs à l’immigration ont acquis, en France, le caractère radical d’une guerre de religion. Pour une partie de la population, l’accueil inconditionnel des immigrés constitue un devoir sacré. La majorité de la population, qui regarde de façon pragmatique les effets de l’immigration, s’étonne. Comment faire fi de la montée de diasporas produisant des contre-sociétés dont les membres ne se sentent guère citoyens français, contrôlent des territoires devenus des hauts-lieux de trafics et de violence et en chassent progressivement ceux qui n’appartiennent pas aux « minorités »[1] ? C’est que des sentiments très forts habitent les dévots de l’immigration. Les uns détestent la France historique et comptent sur les immigrés pour la subvertir (et la régénérer), d’autant plus qu’ils refusent de s’assimiler. Pour d’autres, l’accueil inconditionnel constitue la pierre de touche de l’appartenance au camp du Bien tel qu’il a pris forme dans un contexte postmoderne.

Une haine de la France historique

Le lien entre la sacralisation de l’immigration et la haine de la France historique se donne à voir d’une façon particulièrement patente dans un rapport officiel de 2013: « La grande nation pour une société inclusive ».[2] L’objet du ressentiment est la France du passé, avec ses traditions, son attachement à la patrie, que l’auteur, conseiller d’État, poursuit de ses sarcasmes. « Empilons sans crainte – ni du ridicule ni de l’anachronisme – les majuscules les plus sonores, clinquantes et rutilantes : Droits et Devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation Française ! Patrie ! Identité ! France ! » Ce vocabulaire, se distinguant par « son archaïsme et sa boursouflure », relèverait de « généralités majuscules de bronze, plus creuses qu’une statue de fer-blanc ». Les dénonciations pleuvent : « un stock fini de cathédrales et de musées où périclite une identité nationale passée, sans présent ni avenir », une France « repliée sur la célébration de ses archaïsmes », une politique qui « cherche des dérivatifs dans la rumination du passé », « la frénétique invocation du drapeau », ou encore les « images d’Épinal jaunies et flétries » du « roman national » fêté « avec nostalgie et amertume ».[3] 

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À l’égard de ceux qui la rejoignent ou tentent de le faire, la société française serait profondément coupable de s’enfermer dans son passé. Elle est marquée par une « xénophobie archaïque », une « atmosphère de crainte, de suspicion, de mépris ». Elle traite de manière indigne « toutes les générations françaises » qui « aujourd’hui encore, par leur couleur, leur patronyme, leur foi, voire leur cuisine, leurs vêtements, leurs chants, sont rejetées, tenues à l’écart, cantonnées ou évitées ». Elle fabrique en son sein « les parias, les ilotes, les affranchis, sans citoyenneté ni liberté ». Et c’est parce qu’elle « n’est pas clémente à ceux qu’elle appelle étrangers », que « trop souvent ils clament en retour malaise ou détestation ».[4] 

Dans ces conditions, la société devrait se laisser transformer par les nouveaux venus. Il est scandaleux de faire de ceux qui la rejoignent « les objets d’un usinage, le matériau d’une machine à mouler les Français, dont les ratés seraient dus au fait qu’il refuserait la fonte, le creuset », de les traiter « comme un matériau, dont on doit redresser les défauts, une pâte inanimée, qu’on va triturer, avec générosité mâtinée de condescendance, une fermeté mêlée de distance ». C’est en faisant place à une immigration qui refuse de s’assimiler que l’on construira une nation « joyeuse, multiple, ouverte, et non obsédée par des périls imaginaires ou des projets liberticides et absurdes, qui méconnaissent la réalité du monde », que l’on échappera au « rapetissement de la France », au «rabougrissement de son âme généreuse».[5] 

Pour les tenants de ce courant, l’immigration est d’autant plus bienvenue qu’elle sème plus la perturbation dans la France « franchouillarde ». Accueillir l’immigration européenne, qui tend à s’assimiler, est sans intérêt, mais l’immigration venue du Sud, qui refuse cette assimilation, est riche de promesses. Ainsi, comme le note Pierre Manent, la « présence non entravée de l’islam » a d’autant plus de portée « qu’il a été au long des siècles l’ennemi par excellence de la chrétienté et que ses mœurs sont aujourd’hui les plus éloignées de celles de l’Europe des droits de l’homme »[6]  On a là un ressort majeur de l’islamo-gauchisme.

Appartenir au camp du Bien

À côté de ces combattants pleins de haine, on en trouve d’autres animés par un esprit de paix. Leur horizon est l’avènement d’une société ouverte à la diversité des cultures, des religions, des choix de vie, marquée par la tolérance, le respect et le dialogue. Le péché suprême est pour eux de « stigmatiser » l’une ou l’autre des composantes de la société. Si telle ou telle d’entre elles semble ne contribuer qu’avec réserve à l’édification d’une société pacifiée, cela résulte du fait qu’on l’a mal comprise, mal connue, que l’on interprète mal ce qu’elle donne à voir. Pour leur part, le monde ancien, l’héritage occidental, doit se contenter d’être une composante parmi d’autres, à égalité avec d’autres, d’un monde dorénavant métissé que l’immigration ne peut qu’enrichir.

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On trouve une parfaite expression d’une telle approche dans le fameux rapport Bouchard-Taylor[7] traçant des perspectives pour un Québec pleinement ouvert à la diversité des cultures et des religions. Il s’agit d’être fidèle à une perspective d’« ouverture à l’Autre » et de « parité », ce qui suppose d’abandonner un « imaginaire collectif fortement nourri de mythes d’enracinement » au profit de « perspectives de mobilité, de métissage », de mettre fin à « une forme d’assimilation douce à la culture canadienne-française ». Il convient que la société aménage « ses institutions, ses rapports sociaux et sa culture, de manière à susciter l’adhésion du plus grand nombre », en reconnaissant « aux membres des minorités ethniques » le droit « de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe », en comptant sur eux pour « enrichir substantiellement la mémoire québécoise en y adjoignant leurs propres récits ».

Cette vision de l’accueil des immigrés comme pierre de touche de l’appartenance au camp du Bien est particulièrement affirmée chez le pape François. Dans l’encyclique Fratelli Tutti, référence est sans cesse faite à une « communion universelle ». Il s’agit de « donner à notre capacité d’aimer une dimension universelle capable de surmonter tous les préjugés, toutes les barrières historiques ou culturelles, tous les intérêts mesquins ». Un « cœur ouvert », l’« ouverture aux autres » sont opposés sans cesse aux « doutes » et aux « craintes » qui « conditionnent notre façon de penser et d’agir au point de nous rendre intolérants, fermés ». Il suffirait d’être « ouvert » pour découvrir que « l’arrivée de personnes différentes, provenant d’un autre contexte de vie et de culture, devient un don, parce que les histoires des migrants sont aussi des histoires de rencontre entre personnes et cultures : pour les communautés et les sociétés d’accueil, ils représentent une opportunité d’enrichissement et de développement humain intégral de tous ».[8] 

Dans cette optique, les différences entre les positions à l’égard de l’immigration sont interprétées en mettant en avant les attitudes de ceux qui accueillent, ouverts ou fermés, fraternels ou hostiles. C’est, par exemple, la perspective adoptée par un rapport de 2018 sur l’attitude des chrétiens à l’égard des migrants. [9] Il y est sans cesse question de l’opposition entre d’un côté « ouverture à l’altérité » et de l’autre « repli sur soi ». Les « catholiques libéraux », dont les perceptions et attitudes « sont globalement positives et bienveillantes envers les migrants », peuvent être considérés comme des « accomplis » » (p. 64). Pendant ce temps, ceux qui sont convaincus de « la nécessité de disposer de codes partagés et de points communs pour qu’une société fonctionne » sont présentés comme marqués par un « basculement vers l’hostilité » (p. 32).

Dans cette vision, l’accueil des immigrés témoigne d’autant plus de l’appartenance au camp du Bien qu’il ne pose plus problème et il convient d’accueillir particulièrement les immigrés qui refusent de s’assimiler.

Rassemblements de travailleurs sans-papiers, Paris, 01/04/2010 / JOEL SAGT / AFP

Échapper au réel

Comment ces apôtres de l’immigration font-ils pour professer que les problèmes majeurs qu’elle pose n’existent pas ? Ils s’appuient sur un postulat, dominant dans un contexte postmoderne, selon lequel le regard porté sur la réalité sociale ne fait que refléter l’état psychologique et moral de ceux qui le portent. Cet état est supposé avoir un rôle hégémonique au point qu’il est exclu que les faits que l’observation met en évidence puissent un tant soit peu compter, aussi patents qu’ils puissent paraître. On se situe dans un registre transcendantal. Toute mise en avant de faits qui inciteraient à mettre en question l’égale valeur de tous les choix de vie, cultures et religions, les vertus de l’abolition des frontières, le bonheur du métissage, ne peut donc qu’émaner d’individus xénophobes, racistes, islamophobes. Prêter attention à de tels faits conduit à rejoindre le camp des réprouvés. Ce qui compte, quand quelqu’un prononce un jugement d’existence, n’est pas de savoir si celui-ci s’appuie ou non sur des données solides interprétées avec rigueur, si son propos est vrai ou faux, mais où il situe celui qui l’émet dans l’opposition entre le camp du Bien, formé de ceux qui sont « ouverts », « tolérants » et le camp du Mal, formé de ceux qui sont « fermés ».  On retrouve ce qui se passait à l’époque où le fait d’affirmer l’existence du Goulag n’était pas considéré comme fournissant une information sur la réalité du monde soviétique, mais comme classant ceux qui s’y risquaient dans la catégorie réprouvée des « anticommunistes primaires ». Les adeptes de cette vision sont volontiers vindicatifs à l’égard de ceux qui ne les rejoignent pas. Ceux-ci, rejetés dans les ténèbres extérieures, sont volontiers taxés d’« ultraconservateurs », héritiers des « heures les plus sombres de notre histoire ». Le registre du pur et de l’impur est sans cesse manié, en dénonçant des manières d’être « nauséabondes », « rances », « fétides », etc., dès qu’on s’écarte du droit chemin. Dans cette vision, les immigrés de chair et d’os n’ont pas de consistance propre, de manière d’être et d’agir qui mériteraient qu’on y prête attention. Ils sont l’objet d’une sorte de transsubstantiation, qui les transforme en icône d’une entité transcendante, l’Autre. Ne pas les regarder ainsi, prêter attention aux aspects contestables de leur manière d’être, aux problèmes que peut poser le fait de coexister avec eux, relève d’une attitude impie. Cette figure sacrée s’oppose à la figure diabolique de celui qui rejette, discrimine ceux qui ne lui ressemblent pas. Traitant ceux en lesquels il ne devrait voir qu’une figure sacrée, objet d’un infini respect, avec le réalisme qui convient au sein d’un monde profane, ce dernier devient une figure du Mal


[1]. Philippe d’Iribarne, « Le triomphe des immigrés », Causeur, octobre 2021.

[2] Thierry Tuot, « La grande nation pour une société inclusiverapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration », 11 février 2013.

[3]. Ibid., p. 10, 12, 15, 22, 68.

[4]. Ibid., p. 9, 10, 17, 20, 29.

[5]. Ibid., p. 12, 13, 18, 21.

[6]. Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015, p. 103.

[7]. Gérard Bouchard, Charles Taylor, « Fonder l’avenir : le temps de la conciliation », Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2008.

[8]. Fratelli Tutti, site Aleteia, 5 octobre 2020, p. 4, 29, 26, 28, 12, 39.

[9]. « Perceptions et attitudes des catholiques de France vis-à-vis des migrants » (juin 2018), rapport réalisé par More in Common pour la Conférence des évêques de France.

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L’amour au temps de la Révol-Cul

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Affiche de propagande maoiste, Chine, octobre 1970, SIPAHIOGLU, 00014416_000026

Quand le « soleil rouge » les aveuglait, d’Evelyne Tschirhart, raconte à la fois une histoire d’amour au pays de Mao et une prise de conscience politique.


Evelyne Tschirhart,  enseignante à la retraite et artiste, a comme d’autres militants et intellectuels français, été fascinée à l’époque par la « Révolution culturelle » du président Mao. Elle avait publié en 1977 un premier livre sur le sujet, Deuxième retour de Chine, coécrit avec Jacques et Claudie Broyelle. Ce nouveau livre, à la différence du précédent, n’est toutefois pas un simple témoignage, mais un véritable roman, écrit avec une plume leste et entraînante.

A travers le regard de Charles, jeune enseignant venu à Pékin pour apprendre le français à ses collègues locaux, le lecteur découvre la Chine à la fin de la « Révolution culturelle » du « Grand Timonier », dans toute sa diversité humaine mais aussi dans toute sa cruauté. Ce roman est en effet le récit d’une désillusion et d’une prise de conscience, celle des militants prochinois qui découvrent, très rapidement, la réalité impitoyable du régime maoïste et de ses horreurs. L’auteur décrit très bien cette prise de conscience et le questionnement qu’elle suscite chez le héros et chez ses camarades. Dans le cas de Charles, le personnage principal du livre, cette désillusion s’accompagne d’une autre prise de conscience, tout aussi cruciale : celle de son identité juive.

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Roman politique, Quand le « soleil rouge » les aveuglait est aussi un roman d’amour. Avec finesse, l’auteur décrit ainsi comment Charles est attiré par Sue, la jeune chinoise qui l’accueille à l’institut des langues. Mais cet amour embryonnaire est peu à peu supplanté par celui qu’il éprouve envers Esther, la jeune Française qui est, comme lui, d’origine juive. Le récit de leur amour naissant est l’occasion d’aborder un thème rarement évoqué dans la littérature, celui des militants maoïstes d’origine juive. « N’avait-il pas oublié son peuple pour s’éprendre d’une « religion » universaliste, illusoire et destructrice : la création d’un homme nouveau, édifiant un monde nouveau ? »

Au-delà de cette thématique qui demeure très actuelle – à l’ère du wokisme et du retour d’une nouvelle religion progressiste, tout aussi dangereuse que ne le fut le maoïsme en son temps – le dernier livre d’Evelyne Tschirhart est un récit captivant, dans lequel elle révèle une fois de plus ses qualités d’écriture, d’observation et de pénétration psychologique. Le lyrisme et l’émotion contenus font penser au style de Chaïm Potok. Un grand roman d’amitié et d’initiation, d’amour et de désillusion.

Quand le « soleil rouge » les aveuglait, d’Evelyne Tschirhart, éd. Balland, 2022, 26€.

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L’unique nouvelle de Toni Morrison

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Toni Morrison, le 02/04/2012 / ©Michael Lionstar/AP/SIPA / AP21218007_000001

Les éditions Bourgois publiaient à la rentrée l’unique nouvelle qu’ait jamais écrite la romancière américaine Toni Morrison, Récitatif.


Prix Nobel en 1993, auteur du très célèbre Beloved en 1988, qui lui vaudra le prix Pulitzer, Morrison a écrit ce court texte en 1983. Très clairement, cette « short story » scintille dans son œuvre d’un éclat très particulier. À tel point que l’édition française lui a ajouté une postface de la romancière britannique Zadie Smith, écrite pécialement pour rendre plus transparentes encore ces quelques pages magistralement elliptiques de l’Américaine.

Une Noire et une Blanche

L’histoire démarre par la rencontre de deux petites filles de huit ans, Twyla, la narratrice, et Roberta, dans un orphelinat nommé St-Bonny, situé dans l’Amérique profonde. Elles deviennent amies, se séparent, et se revoient au hasard de la vie, non sans que subsiste une certaine ambivalence dans leurs rapports. Ce n’est pas une amitié pure, dégagée de toute contingence : « Un jour, douze ans plus tôt, déclare par exemple Twyla, on s’était croisées comme des étrangères. Une Noire et une Blanche dans un Howard Johnson sur l’autoroute et qui n’avaient rien à se dire ». Ainsi, les états d’âme fluctuent au fil du temps.

Toni Morrison se garde de tout nous dévoiler, et se contente seulement de faire comprendre que les deux fillettes sont de couleurs différentes. L’une est blanche, l’autre noire, mais sans qu’on sache exactement qui est qui. C’est au lecteur de se faire sa propre idée, à partir des indices que donne le texte. Ce procédé pourrait paraître artificiel, mais en fait, sous la plume de Morrison, il semble parfaitement aller de soi. Insister sur la couleur de peau des fillettes aurait paru une grossièreté. La narration, dans Récitatif, se développe au contraire avec la plus grande harmonie, et Twyla et Roberta sont décrites, non à partir de leur appartenance à une race, mais dans la vérité de leur être. 

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La question du racisme

Ce n’est pas que Morrison esquive le problème du racisme. De fait, il est au premier plan, à presque toutes les époques où se déroule cette histoire. On peut même dire que Morrison l’évoque avec insistance, ce qui n’étonnera pas le lecteur qui la connaît, mais elle le fait toujours à travers le prisme de ses personnages. En réalité, elle essaie de se situer au-delà du racisme, dans les relations que tout individu entretient avec son prochain. Zadie Smith, dans sa postface, précise cette idée de la manière suivante : « Si c’est un humanisme, c’est un humanisme radical, qui lutte en direction de la solidarité dans l’altérité, de la possibilité et de la promesse d’unité au-delà de la différence ».

C’est là qu’intervient, pour illustrer cette dimension morale, le personnage de Maggie. Maggie était une pauvre femme muette qui travaillait à la cuisine de l’orphelinat, sœur lointaine, par certains aspects, du Smerdiakov de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Un jour, elle est bousculée et tombe à terre sous les coups des enfants. Cette image de la misère et du malheur bouleversera Twyla et Roberta devenues adultes. Elles se souviendront, des années plus tard, de cette Maggie et l’évoqueront à chaque nouvelle rencontre. Elles se demanderont même si Maggie n’était pas noire. « Elle n’était pas noire, ai-je dit. Un peu, qu’elle était noire, et tu lui as donné des coups de pied. Toutes les deux, on l’a fait. T’as donné des coups de pied à une dame noire qui pouvait même pas hurler ». Les souvenirs ne sont plus aussi précis qu’avant, mais la culpabilité demeure.

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Une leçon d’éthique

Pour Zadie Smith, dont le commentaire rejoint avec une grande évidence ce que la fiction dépouillée de Morrison laisse affleurer, les choses paraissent claires : « Morrison, écrit-elle, veut que nous ayons honte de la manière dont nous traitons ceux qui sont impuissants, bien que nous aussi nous sentions impuissants ». Comment ne pas être d’accord ? C’est une injonction à s’ouvrir aux autres, qui rappelle la parabole du Bon Samaritain, dans l’Évangile de Luc, apôtre lettré. En un sens, ce message peut être perçu comme à contre-courant, car très éloigné de la réalité quotidienne, dans notre société où la loi de la jungle et le « chacun pour soi » règnent.

Mais en nous décrivant ses deux fragiles héroïnes, qui finissent par se retourner sur le destin emblématique de la pauvre Maggie, Toni Morrison semble nous indiquer que chaque être humain conserve, au plus profond de lui-même, une conscience qui veille et un cœur pur. De cette leçon d’éthique toute simple sur l’amour envers son semblable, Toni Morrison, une fois de plus, nous livre une illustration superbe.

Récitatif, de Toni Morrison et postface de Zadie Smith, éd. Christian Bourgois, 14 €.    

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Pour la finale, j’enfile mon survêt’ « Challenger »

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Supporters des bleus. JEANNE ACCOSRINI/SIPA 01024594_000005

Pour supporter les Bleus, il faut absolument ressortir la tenue mythique de 1984 signée Adidas.


Je regrette le temps où les marques de sport faisaient appel à nos meilleurs poètes pour rédiger leurs encarts publicitaires. C’était autrement plus beau que du Ernaux, plus soyeux qu’un édito de Rousseau et moins austère qu’un point-presse d’un obscur ministère. On savait écrire et enflammer le cœur des adolescents par des mots simples. Les slogans d’alors réveillaient nos sens, on invoquait des images champêtres, ça sentait le sous-bois et la chaleur d’un foyer aimant, une France pas du tout rance qui s’admirait et ne se reposait pas sur ses lauriers. Á la lecture de ces quelques lignes, on apercevait une biche par la fenêtre de notre HLM, le Concorde dans les airs mettait trois heures et quinze minutes pour rallier JFK Airport et nous espérions courir à la vitesse de Mach 2 sur les pelouses de banlieue. L’acte d’achat n’était pas moralisateur mais libérateur d’énergies. En 1984, Adidas prônait la douceur dans la victoire, le bien-être au service de la Nation, le confort dans l’effort, la sape dans les stades, la « Marseillaise » a cappella. Je souhaite qu’au baccalauréat, nos lycéens étudient ce tercet d’inspiration nervalienne dont subsistent quelques traces d’un surréalisme qui n’aurait pas déplu à Éluard. Il y a dans ces vers parfaits d’équilibre et de sensibilité, l’emphase et l’onde nostalgique, l’élan et la sérénité, la confiance dans notre modèle républicain et aussi une forme de cohésion apaisée. J’en pleure tellement cette époque semble lointaine. Si Jacques Prévert n’était pas mort en 1977, il en aurait certainement fait une chanson populaire. Sardou ou Mort Shuman auraient été des interprètes merveilleux, capables de donner à ce refrain suffisamment de puissance et de gloire pour animer tout un peuple. Écoutez et laissez-vous porter par cette vague, cette flamme intérieure : « Tout en velours, beau comme le daim ; souple et ultra-doux, tonique et confortable ; taillé pour le bien-être de tous ». Après avoir lu ça, vous imploriez vos parents de vous offrir ce survêtement existant en sept coloris et parfois plastronné d’un coq brodé. Son prix élevé, plus de 600 francs, était à la hauteur de vos ambitions sportives ou urbaines car il se portait partout en boîte de nuit ou sur un terrain de foot, au collège ou au solfège.

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Le « Challenger » était altruiste et cocardier. Sans le savoir, il fit le trait d’union entre les cités et les campagnes, entre les podiums de mode et les pistes d’athlé. Avant d’être la tenue officielle de nos champions d’Europe, le « Challenger » incarnait un art de vivre nouveau. Le mantra des Eighties : « Aisance sans élégance n’est que ruine de l’âme » avait été créé spécialement pour lui. Il fut précurseur des grandes tendances vestimentaires et musicales, du décloisonnement du survêt qui sortait enfin des vestiaires, de « Public Enemy » remplaçant Tino Rossi au combat sans merci que se livrèrent les géants du secteur et de l’avènement du sport-business. Un an après le tournant de la rigueur, le « Challenger » ouvrait la voie au réenchantement des cours de récréation. Avec lui sur le dos, nous criions ensemble : « Vive la crise ! » Ceux qui n’ont pas été jeunes et cons dans les années 1980 ne peuvent comprendre à la fois, l’attrait et la fascination du « Challenger » sur les masses studieuses. Un jour, peut-être, des universitaires sérieux s’intéresseront à ce creuset anthropologique aussi profond que le « 501 » et la polaire pour la génération « yéyé » ou « milléniale ». Et son contact sur la peau, plus jamais nous ne connaîtrons un tel velouté, une caresse sur les bassesses de la mondialisation en marche. Dans la famille « Challenger », il y avait les légitimistes en bleu marine, les dandys en blanc période Eddie Barclay, les exhibitionnistes en bleu ciel, les effacés en gris souris, les ombrageux en rouge, quant aux possesseurs de l’ensemble « vert », nous n’avons jamais réussi à bien déchiffrer leur caractère. Si nos héros du Parc des Princes, les Platini, Giresse, Tigana, Fernandez et el señor Hidalgo avaient choisi de s’habiller en « Challenger » lors de la finale du 27 juin 1984, nous nous devions de les imiter. Cet esprit de concorde, je le retrouve dans notre équipe nationale actuellement au Qatar. On joue ensemble, on se regarde, on s’épaule et quand le danger est imminent, un sursaut d’orgueil, un coup de tête ou un coup franc viennent nous sauver. Alors, cet après-midi, pour conjurer le mauvais sort et soudoyer les dieux du stade, je ressortirai ma veste vintage.

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Pour l’Allemagne, c’est chacun pour soi

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Le chancelier allemand Olaf Scholz rend visite à des troupes de la Bundeswehr à Ostenholz, dans le nord de l'Allemagne, 17 octobre 2022. / Ronny HARTMANN / AFP

Avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne est au bord d’une crise politico-économique majeure. Pour éviter le pire, le chancelier Olaf Scholz tend la main aux pays de l’Est, à la Chine et noue des partenariats avec les Etats-Unis. Un nouveau cap qui exclut le « couple » franco-allemand.


« Nous devons serrer les rangs, apaiser les vieux conflits, rechercher de nouvelles solutions ». À l’université Charles de Prague, le lundi 29 août, Olaf Scholz abat ses cartes. Il propose un plan à l’Europe : son recentrage à l’Est, sous la gouverne de l’Allemagne, garantie d’un rééquilibrage politique et de son arrimage consolidé à un « partenaire fort, les États-Unis de Joe Biden », via l’OTAN. Pas une fois, le chancelier allemand ne cite la France dans son discours. Les penseurs du « couple » franco-allemand – concept inventé sur les bords de Seine que l’on traduit du côté des berges de la Spree par le « moteur » franco-allemand – s’en émeuvent, sans bien mesurer la profondeur et la portée de la mue en marche de l’autre côté du Rhin. Depuis, les confirmations s’enchaînent. Pour donner encore plus de poids à son ouverture, le « roi Olaf », comme le surnomment les médias outre-Rhin, a tendu la main à tous les États frappant à la porte de l’Union européenne sur ses marges orientales. L’Ukraine, évidemment, mais aussi la Moldavie et la Géorgie. Et les six pays des Balkans : la Serbie, le Monténégro, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, l’Albanie.

Pour crédibiliser cette Europe à 36 relevant d’une vision plus que d’un projet politique, tant les obstacles sont nombreux, le dirigeant allemand plaide encore pour l’abandon à terme de la décision à l’unanimité sur les sujets stratégiques, comme la politique étrangère ou la fiscalité. Sa proposition parle aux Français : les diplomates berlinois la poussent à Bruxelles pour l’exportation des matériels de guerre. Ce dossier est l’objet d’un contentieux majeur avec Paris sur les programmes en commun. Les Verts allemands ayant imposé aux coalitions successives l’interdiction de vendre ces matériels aux États réputés en délicatesse avec les droits de l’homme, les autorités cherchent à s’extraire des accords bilatéraux existants en promouvant l’harmonisation des règles au niveau de Bruxelles, avec un mécanisme de gouvernance à la majorité qui leur permettrait de gérer les dossiers au gré de leurs intérêts en s’appuyant sur leurs alliés ; une façon détournée de rétablir l’équilibre avec les industriels français, pour lesquels le Moyen-Orient représente un gros débouché.

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L’homme fort du SPD, élu le 8 décembre 2021 dans le fauteuil d’Angela Merkel, propose à l’Europe « un retour aux sources » – « Ad fontes », prononce-t-il en latin dans cette université fondée en 1348 qui fut le creuset des élites du Saint-Empire romain germanique, comme pour mieux convaincre de la légitimité de sa démarche cette Mitteleuropa déjà transformée depuis belle lurette en atelier de sous-traitance des fleurons du Made in Germany. Il revient à Scholz de faire oublier le tropisme de Berlin pour la Russie, dont témoigne son propre parcours. Dans sa jeunesse militante, il fraye avec les communistes de la RDA. Au sein du parti social-libéral, il fait carrière dans la roue de Gerhard Schröder, l’ami de Vladimir Poutine, désormais paria de la politique allemande. À la veille du déclenchement de la guerre, sous la pression internationale, le nouveau chancelier stoppe la certification de Nord Stream 2, dont ne veulent pas les Américains, qui se vantent dans leurs médias d’avoir cassé les reins de la puissante industrie allemande en allumant la mèche de l’Ukraine. Les voisins immédiats de l’Allemagne lui reprochent toujours de tergiverser vis-à-vis de l’Ukraine, car il s’oppose à la rétrocession de chars lourds Leopard à Kiev.

Promoteur du « modèle allemand » issu de la réunification de 1990, le dirigeant cherche à le réinventer dans l’urgence. Le choc de la guerre a fragilisé ses poutres porteuses, qui menacent de s’effondrer. Le pacifisme de ses élites a laissé le territoire sans protection réelle. Au lendemain du 24 février, pour calmer les bellicistes de son entourage, les généraux, que les politiques avaient privés du droit de s’exprimer dans l’agora, déclarent que l’armée est inapte au combat. Huit mois plus tard, c’est son industrie, le pilier de sa puissance économique, qui est en passe de perdre le secret de sa compétitivité : l’accès au gaz russe abondant et bon marché (51 milliards de mètres cubes sur les 84 milliards consommés par an). En 2011, Merkel avait conclu avec les Verts l’abandon du nucléaire à l’horizon 2022 et son corollaire, la montée en puissance du solaire et de l’éolien. Mécaniquement, la part de l’énergie fossile a augmenté, en particulier celle du gaz, qui s’est envolée quand il a été décidé, de surcroît, de fermer les mines de charbon sur le territoire pour accélérer la transition écologique. Lorsque la guerre éclate, l’usine mère de Volkswagen, en Basse-Saxe, qui emploie 63 000 personnes, vient de basculer du charbon au gaz russe, souligne dans une note percutante Patricia Commun, chercheuse à l’IFRI.

Chez nos voisins, l’industrie génère 25 % du PIB national (deux fois moins en France), 6 millions d’emplois directs et la moitié des emplois dans les services. Début novembre, la Commission européenne avertissait que l’Allemagne serait touchée la première et le plus longtemps (sans doute toute l’année 2023) par la récession annoncée d’ici la fin de l’année sur le Vieux Continent. Selon un sondage commandité début novembre par le quotidien Der Spiegel, la frange de l’opinion opposée à la guerre en Ukraine a progressé de 11 % par rapport à avril, pour atteindre 40 %. La peur du lendemain gagne les ménages, frappés par une inflation supérieure à 10 % depuis septembre. Après un temps d’« anesthésie », le patronat sonne l’alarme. Porte-parole de la fédération des industries chimiques allemandes, qui regroupe 1 900 entreprises fortement consommatrices d’énergie (15 % du gaz consommé outre-Rhin), Pierre Gröning explique : « Soumis à une multiplication des prix du gaz par sept en un an, un tiers ont réduit leur production, 13 % envisagent de transférer des capacités à l’étranger, notamment aux États-Unis, la moitié se posent la question de leur survie à moyen terme. C’est l’échec du modèle industriel allemand. S’il s’effondre, il y aura des effets dominos sur toute l’économie, et puis dans toute l’Europe ».

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Scholz a contre-attaqué en ne s’embarrassant ni des vaches sacrées allemandes, ni des dogmes européens. Au diable la rigueur budgétaire et l’ordre libéral : l’État fédéral débourse des dizaines de milliards d’euros pour nationaliser les distributeurs de gaz et les raffineries en faillite, dégaine un bouclier tarifaire à 200 milliards d’euros sur le gaz et l’électricité pour les ménages et les entreprises, s’oppose aux Européens qui veulent plafonner le prix du gaz de peur de perdre ses fournisseurs émiriens et qatariens. Il s’envole fin octobre pour Pékin à la rencontre de Xi Jiping – sans Emmanuel Macron ; en 2019, le président français avait reçu le leader rouge en compagnie d’Angela Merkel. Sa propre ministre des Affaires étrangères, la verte Annalena Baerbock, lui fait faux bond, l’accusant de céder à la panique en passant d’une dépendance à l’autre. En réalité, elle doit présider la réunion de ses homologues du G7 à Munster, où elle affiche sa proximité avec la diplomate Victoria Nuland, qui pilote les dossiers européens à la Maison-Blanche, et Anthony Blinken, le secrétaire d’État, les deux faucons antirusses de l’administration américaine, qui ne cachent pas leur hostilité à ce voyage ; quelques grands patrons allemands, dont celui de Mercedes-Benz, dit-on, ont décliné l’invitation du chancelier. La plupart, toutefois, le soutiennent : depuis la destruction des pipelines Nord Stream 1 et 2, l’industrie a fait une croix sur le gaz russe et elle n’entend pas se faire hara-kiri en perdant aussi la Chine, son principal débouché, avec laquelle sa balance commerciale est excédentaire, cas unique en Europe. À Pékin, ils auraient ouvert un canal de discussions tripartites avec Moscou en vue de hâter la paix en Ukraine.

Il y a longtemps que Washington a placé Berlin sous dépendance stratégique. L’Amérique possède plusieurs bases militaires sur le sol allemand, et elle est comme chez elle dans les institutions militaires et sécuritaires du pays. Au printemps, Scholz lui a offert un sérieux gage avec la création du fonds spécial doté de 100 milliards d’euros pour rééquiper la Bundeswehr en cinq ans. Un effort historique, décidé en accord avec l’opposition (dont la très atlantiste CDU-CSU) au Bundestag, qui a la main sur les dépenses militaires : les industriels d’outre-Atlantique seront les premiers servis. Privilégiée par la Bundeswehr, cette option sécurise son interopérabilité avec son  allié et la rapidité de sa remontée en puissance. La liste des achats comprend 35 chasseurs F35 capables d’emporter les bombes nucléaires B61 américaines stationnées en Allemagne, un lot d’hélicoptères lourds Chinook, des avions de patrouille maritime P-8 Orion, des batteries de missiles Patriot. Ces systèmes seront couplés au matériel antiaérien national, le IRIS-T, pour constituer le bouclier de défense sol-air européen dont Berlin a annoncé la création en octobre, avec 14 membres de l’OTAN, mais sans la France et l’Italie : les deux pays ont développé le Mamba, déjà opérationnel en Roumanie.

Un camouflet de plus pour l’Élysée, dont les programmes en commun lancés en 2017 sont l’épine dorsale de sa politique bilatérale et européenne et accumulent les difficultés. Les Allemands ont abandonné l’idée d’acquérir le successeur de l’avion de patrouille maritime Atlantic 2 et ne veulent pas s’associer à la modernisation de l’hélicoptère Tigre franco-allemand. Ils semblent se désengager du MGCS, le futur char de bataille, au profit d’une solution nationale. Concernant le SCAF, l’avion de chasse de prochaine génération, ils ont multiplié les arguties pour tirer au maximum la couverture à eux, à telle enseigne que Dassault a menacé d’arrêter les frais. Le bouclier de défense sol-air était le contentieux de trop. Emmanuel Macron annule le Conseil des ministres franco-allemand prévu fin octobre. Nous sommes à quelques semaines de la célébration des soixante ans du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, le socle de la coopération franco-allemande. Le face-à-face devrait encore se tendre dans les prochains mois. Les industriels d’outre-Rhin feront tout pour compenser les commandes parties aux États-Unis.

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Devant les généraux de la Bundeswehr, le chancelier a exprimé sa volonté qu’elle devienne le « pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d’Europe ». Lourde et hétérogène, cette armée servant jusqu’alors de faire-valoir à l’industrie nationale vit un changement d’époque. Ses deux nouvelles priorités opérationnelles sont la défense du territoire et la réassurance de ses partenaires continentaux. Elle annonce à cet effet la création de trois divisions médianes (45 000 hommes) sur le modèle des unités françaises taillées pour la projection. Cette ambition heurte aussi de plein fouet la Pologne. Varsovie, qui s’apprête à doubler les effectifs de son armée et à tripler ses budgets d’acquisition, est candidate auprès de l’OTAN pour que soit entreposée sur son sol la bombe nucléaire américaine (ce qui serait un casus belli avec la Russie) et invite Paris à dépasser les différends politiques pour construire un partenariat stratégique.

Depuis l’éclatement du conflit ukrainien, le chancelier gère les urgences et fixe un nouveau cap à l’Allemagne à travers les nombreux écueils dressés sur sa route. Combien de temps tiendra-t-il la barre dans cette tempête ? Fragile, son improbable coalition « tricolore » associant les socialistes du SPD, les Verts et les Libéraux du micro-FDP peut très bien exploser pour laisser la place à une autre combinaison tout aussi improbable autour des conservateurs de la CDU-CSU. Économiquement, le plus dur est encore à venir. Au printemps, le gaz russe aura définitivement arrêté de couler dans les pipelines et il faudra remplir au prix fort les réserves vidées par l’hiver… De droite ou de gauche, les Allemands peuvent se montrer « brutaux » quand leurs intérêts vitaux, sur lesquels ils tombent toujours d’accord, sont en jeu, explique un diplomate français ayant été longtemps en poste à Berlin. Au début de la crise du Covid, Angela Merkel a brutalement fermé la frontière avec la France. Aujourd’hui, Scholz pousse la France et sa défense européenne dans le fossé pour asseoir le leadership militaire allemand en Europe. Dans l’adversité, l’Allemagne défend ses intérêts. Quoi de plus légitime ? Et quand la France en fera-t-elle de même ?

En Palestine aussi on traque les personnes homosexuelles, mais chut !

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Ami Horowitz interroge deux lesbiennes américaines. Capture d'écran de YouTube, vidéo d'Ami Horowitz avec PragerU https://www.youtube.com/watch?v=-hS_6enMdco

En Palestine, on traque, on moleste, on viole, on assassine les personnes homosexuelles. Beaucoup de gays et lesbiennes palestiniens trouvent refuge en Israël. Une réalité ignorée par de nombreuses personnes LGBT pro-palestiniennes en Occident.


« L’un des plus grands paradoxes en matière de droits humains, c’est le soutien des LGBTQ aux Palestiniens dans le conflit les opposant à Israël », déclare le réalisateur américain Ami Horowitz en guise d’incipit de son documentaire diffusé en juillet de cette année. En Palestine, on ne prêche pas une telle convergence des luttes, contrairement au média AJ+, le pure player qatarien « cool » et inclusif ciblant les jeunes Occidentaux. Bien au contraire, les personnes homosexuelles y sont persécutées, parfois tuées, en Cisjordanie sous Autorité palestinienne comme dans la Bande de Gaza dirigée par le Hamas. Certaines d’entre elles trouvent refuge en Israël comme Ahmad Abou Marhia, 25 ans, capturé et ramené en Palestine où il a été décapité début octobre après avoir reçu des menaces de mort. Le silence général concernant ce dernier crime jure avec les dénonciations soudaines de l’homophobie au Qatar.

Alors que l’on découvre ou feint de découvrir la politique pénale particulièrement répressive en matière d’homosexualité de l’émirat, le silence prévaut concernant la Palestine, laissant entendre que l’on juge les actes en fonction de la sympathie que l’on a pour leurs auteurs. En 2016, le mouvement terroriste Hamas tortura et tua l’un de ses chefs, Mahmoud Ishtiwi, officieusement accusé d’homosexualité, sans que cela ne suscite l’intérêt de l’immense majorité des médias et associations militantes de gauche. Même la « modérée » Autorité palestinienne persécute les homosexuels. Dans cette société, il n’y a pas ce « M. » qui osa saluer publiquement Oscar Wilde que l’on conduisait aux travaux forcés après sa condamnation pour « grossière indécence » : il y serait peut-être lynché à mort.

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Contrairement à la Cisjordanie, la Bande de Gaza connaît toujours les dispositions pénales de l’époque du mandat britannique criminalisant l’homosexualité. Cependant, les gays sont traqués, molestés, violés – au besoin avec des objets -, emprisonnés, voire tués dans tous les territoires palestiniens, même par leurs familles. Des pratiques bien au-delà de la loi britannique d’alors. La police, qui dit enquêter sur l’assassinat d’Abou Marhia, n’est pas la dernière à s’en prendre aux homosexuels. L’impunité est réelle pour les agresseurs qui peuvent agir en plein jour, comme ce groupe de jeunes agressant une personne transgenre et ses amis dans la rue en mars 2019. Les victimes savent qu’il est préférable de ne pas se défendre pour éviter le pire.

Quand des gays pro-Palestine découvrent ce que les Palestiniens pensent d’eux

Le reportage d’Ami Horowitz donne la parole à des militants LGBT à San Francisco et des habitants du territoire contrôlé par l’Autorité palestinienne. Les premiers expriment dans un premier temps leur préférence pour la Palestine qu’ils perçoivent comme une victime totalement positive. Un homme d’un certain âge déclare qu’il soutenait l’État hébreu mais reconsidère désormais sa position ; un jeune homme affirme avoir « tendance à avoir plus de sympathie pour ceux [qu’il perçoit] comme étant persécutés » ; une femme déclare ne pas s’être « sentie à l’aise en tant que personne gay en Israël » quand elle a visité le pays. Une autre est convaincue que 100 % des homosexuels soutiennent les Palestiniens. S’ensuit la partie où des Palestiniens s’expriment au sujet des homosexuels. À son retour de Palestine, Horowitz montre son reportage aux mêmes personnes qui découvrent, horrifiées, le sort qui les attendrait si elles vivaient là-bas.

La vidéo expose la haine des Palestiniens envers les personnes homosexuelles dans la partie de la Cisjordanie dirigée par Mahmoud Abbas. Horowitz rappelle que les gays sont torturés et assassinés par le Hamas à Gaza, et il ajoute : « Le traitement horrifiant par l’Autorité palestinienne relativement modérée et ceux qui vivent dans cette région est moins connu. Ce nettoyage sexuel par les Palestiniens n’est pas bien couvert, sinon pas du tout, par les médias grand public ou même les médias LGBTQ ».

Cheikh Mahmoud est un imam populaire à Ramallah. Interrogé par Ami Horowitz, il révèle qu’il a conseillé à un parent qui lui demandait que faire de son enfant homosexuel de le tuer : « La punition islamique devrait s’appliquer à ceux qui empruntent cette voie ». L’imam ne se contente pas de considérer l’homosexualité comme un crime, il la met au même niveau que le meurtre. La société n’est pas en reste.

Horowitz assure que les quelques témoignages recueillis dans la rue sont représentatifs de tout ce qu’il a entendu dans la journée. Un homme affirme que « les gays sont à l’origine des problèmes du monde entier » et les qualifie de « maladie », un autre dit qu’il faut les condamner à la prison à vie et qu’il est normal que leurs parents veuillent les tuer pour effacer l’infamie. Pour un autre « ils devraient se suicider ou être enfermés dans des établissements spécialisés », tandis qu’un Palestinien plus « modéré » dit juste souhaiter qu’ils s’en aillent.

Le réalisateur a pu obtenir le témoignage d’un homosexuel, pseudonommé Mahmoud, qui dit que son oncle a menacé de le violer et le jeter d’un pont et que cela a fait rire sa mère. Selon Mahmoud, tous les trois mois on peut entendre parler de l’assassinat d’un homosexuel en tant que tel, les queers peuvent se faire agresser, voire violer. Ils ne le signalent pas aux policiers qui, sinon, leur feraient subir le même sort : « Mon ami a été violé par un policier dans un poste de police […] il est sorti du poste en ne pouvant pas marcher correctement ».

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« Dans les territoires palestiniens, il n’y a pas beaucoup de débat sur le mariage gay. Ici, on parle davantage de tuer et de torturer les membres de la communauté LGBT », observe Horowitz. Un constat qui choque les gays rencontrés à San Francisco qui reconsidèrent leurs positions. « Cela me conduit à me demander si les informations que j’ai suivies sont totalement précises », répond le jeune homme qui disait avoir de la sympathie pour les persécutés. La femme convaincue que « 100 % des homosexuels soutiennent les Palestiniens » dit avoir « changé à 100 % son point de vue ».

S’il y a une présentation favorable de la Palestine dans les mouvements de gauche également ouverts aux revendications LGBT, ces convergences de lutte – pour parler comme la sociologie de gauche – se limitent à l’Occident où les uns dissimulent leurs vraies idées tandis que les autres ne veulent pas les connaître. Un appui tel que celui des lesbiennes et gays supportant les mineurs en grève en 1984 et 1985 au Royaume-Uni ne peut y exister. Les Palestiniens veulent bien du soutien des homosexuels – et des médias y contribuent -, mais ne défileront pas pour appuyer leurs doléances.

Quand les homosexuels palestiniens trouvent refuge en Israël

Dans un article de février 2013, le magazine Vice raconte le parcours de Saïf, jeune homosexuel tenu par la police qui a fait de lui un informateur forcé. Il sait que, s’il refuse, il risque la mort – au moins sociale, sinon réelle. L’article rappelle que l’absence officielle de criminalisation de l’homosexualité par l’Autorité palestinienne n’est qu’une façade et donne la parole à Shaul Gannon, avocat de l’organisation LGBT Aguda selon qui, à ce moment-là, il y avait environ 2 000 homosexuels issus des territoires palestiniens réfugiés à Tel Aviv, une majorité en situation irrégulière.

En août 2019, Mark Segal, fondateur du Gay Libération Front, expliquait dans un article du Philadelphia Gay News (dont il était propriétaire), que même s’il désapprouvait la politique du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, il ne soutenait pas l’appel au boycott d’Israël. « À moins que vous n’appeliez également à boycotter la Palestine », ajoutait-il, en rappelant que l’on y tue des personnes homosexuelles.

Ces agressions sont répandues dans la région, comme le dénonce Outword Magazine dans un article de novembre dernier, comparant Israël et ses voisins, notamment palestiniens, et constatant une radicale différence entre eux. L’auteur rappelle même qu’un homosexuel palestinien fut obligé de se tenir debout dans de l’eau des égouts jusqu’au cou, avec un sac d’excréments sur la tête, tandis que des défilés de la Gay Pride ont lieu chaque année à Tel Aviv sans risque d’attaques par la foule, bien qu’une forte minorité d’Israéliens n’accepte pas l’homosexualité. Et quand un ultra-orthodoxe tua une participante au défilé de 2015, la justice le condamna en 2016 à la prison à perpétuité.

L’empereur Sponsanius : réel ou imaginaire ?

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Capture d'écran d'une vidéo postée sur YouTube par Classical and Ancient Civilization le 16 décembre 2022 https://www.youtube.com/watch?v=hes3cGXlSw4

C’est une découverte qui pourrait provoquer un séisme dans le milieu de l’histoire antique : l’empereur Sponsanius aurait bel et bien vécu ! En effet, l’existence de ce souverain est entourée de tant d’obscurité que certains historiens avaient fini par affirmer qu’il avait été inventé de toutes pièces et l’avait rayé de la liste des Césars.


Tout commence en 1713, lorsque de nombreuses pièces antiques sont découvertes en Transylvanie. Hormis un supposé (quoique véritable) statère macédonien d’Alexandre le Grand, aujourd’hui perdu, toutes sont romaines. Parmi ce trésor, des monnaies à l’effigie de nombreux empereurs romains tels que Gordien III, Philippe l’Arabe et/ou Philippe II. Mais ce n’est pas celles-ci qui vont retenir l’attention des archéologues. En effet, au milieu de cet amas de pièces, deux sont frappées au nom d’un certain Sponsanius. Or, il n’existe aucune mention de ce personnage dans les sources écrites. Cette trouvaille va susciter de nombreuses interrogations, notamment sur sa réelle existence. 

Bien que d’abord considérées comme des imitations « barbares », (il n’était pas rare que des pièces de monnaie romaines fussent fabriquées au-delà des frontières de l’Empire) et donc de purs produits de l’Antiquité, il est toutefois rapidement établi que ces monnaies sont l’œuvre d’un fraudeur du XVIIIᵉ siècle. En 1868, Henry Cohen, numismate français, qualifie même celles-ci de fabrications « modernes ridiculement imaginées et très mal faites ». Cet argument n’est pas sans fondement, quand on sait que de nombreux faux furent réalisés à partir de la Renaissance (comme ce fut le cas avec le médailleur italien Giovanni Cavino, dit le Padouan, qui s’exerça à contrefaire des médailles anciennes, afin de s’enrichir aux dépens des collectionneurs).

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La théorie de la contrefaçon est donc devenue au fil du temps la version prédominante, jusqu’à ce que des scientifiques de l’University College de Londres décident d’apporter une réponse définitive au mystère. Dans leurs travaux, publiés le 23 novembre 2022, ils expliquent qu’ils ont décidé de reprendre les investigations. Leur principal argument : l’Antiquité tardive intéressait très peu les personnes du siècle des Lumières, et il aurait été étonnant d’émettre de nombreuses pièces à l’effigie de Sponsanius, au profit d’autres empereurs romains bien plus connus et suscitant davantage d’intérêt. Après avoir passé le trésor transylvain au microscope, il s’est avéré que les pièces possédaient des traces d’usure, similaires à celles d’autres monnaies d’authenticité reconnue, suggérant alors que ces pièces auraient bien été en circulation active pendant des années. Ces résultats ont amené les archéologues à penser que l’existence de Sponsanius ne serait désormais plus à exclure. Mais qui était-il vraiment ?

Un personnage historique ténébreux

Face à cet inconnu de l’Histoire, les premiers chercheurs ont tenté d’élaborer des hypothèses. En raison du métal choisi – l’or – pour l’un des deux types monétaires, sa représentation avec la couronne radiée et la provenance des monnaies à son effigie, il en a été déduit qu’il s’agissait d’un usurpateur, ayant régné sur la Dacie romaine (nom antique désignant le territoire de l’actuelle Roumanie). Soit vers 248-249, lors des guerres civiles qui mirent fin au règne de Philippe l’Arabe, soit vers 260, ou bien vers 275, lorsque l’empereur Aurélien abandonna la province conquise par Trajan en 106.

À une époque où l’Empire romain était en proie à la guerre civile et les frontières submergées par les pillages et invasions, Sponsianus aurait ainsi été un officier de l’armée contraint de prendre le commandement suprême. Rappelons qu’au cours du IIIᵉ siècle, de nombreux États régionaux sont apparus, à l’instar de l’Empire des Gaules ou du Royaume de Palmyre. Toutefois, si l’on considère que sa priorité aurait été de protéger la population et de résister à l’envahissement par des tribus hostiles, il n’était pas techniquement un usurpateur défiant l’autorité centrale, mais son imperium pouvait être considéré comme une nécessité locale. Tout est dans la nuance du terme. Il semblerait d’ailleurs que le mystérieux empereur n’a jamais contrôlé d’atelier de monnaie officielle et certainement jamais régné à Rome !

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Malheureusement, en l’absence de sources, il est encore impossible de déterminer qui était vraiment Sponsianus, absent de tout ouvrage relatif à l’Antiquité tardive, en raison de sa seule représentation sur les monnaies de Transylvanie. Cette étude reste pourtant une nouvelle avancée pour la recherche historique puisque les scientifiques de l’University College estiment que le souverain, longtemps considéré comme fictif, devrait « être réhabilité en tant que personnage historique ». Une opinion partagée par le professeur Paul Pearson qui considère que « l’analyse scientifique de ces pièces extrêmement rares sauve l’empereur Sponsianus de l’obscurité », ainsi que par Alexandru Constantin Chituță, directeur intérimaire du Musée national Brukenthal de Sibiu, lieu où est conservée l’une des quatre pièces, qui a déclaré à l’AFP, que ces résultats permettrait d’ajouter « un personnage historique important à notre Histoire », s’ils étaient « reconnus par la communauté scientifique »

Un milieu qui reste encore à convaincre, car beaucoup restent dubitatifs quant aux résultats de cette étude. À l’image de Richard Abdy, conservateur des monnaies romaines au British Museum, qui estime que certains ses collègues sont devenus tellement obsédés par ce mystère qu’ils ont fini par croire à l’existence de ce personnage sur la seule base d’une émission de pièces de monnaie, tandis que Mary Beard continue de croire que l’aureus est un faux, en raison de son revers qui est une copie d’une pièce de l’époque républicaine. Emanuel Petac, président de la Société roumaine de numismatique, est allé jusqu’à déclarer que la monnaie n’avait « rien à voir avec le monde romain ». Les débats sur l’historicité de Sponsianus sont donc loin d’être terminés…

Le mythe, la guerre et l’Amérique

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Elliot Ackerman / Capture d’écran YouTube de la chaine Amampour & Compagnie, du nouveau 31/03/22

Si, comme notre chroniqueuse, vous vous étonnez toujours de la facilité avec laquelle les Américains produisent des chefs-d’œuvres, littéraires ou cinématographiques, sur leurs fiascos militaires, quasiment en temps réel, alors que les Français se demandent toujours comment parler de la guerre d’Algérie, alors le dernier roman d’Elliot Ackerman, En attendant Eden, mérite d’entrer dans votre bibliothèque.


Adam Driver, dont on ne manque jamais de rappeler à chacune de ses prestations qu’il s’est engagé au lendemain des attentats du World Trade Center, jouait parfaitement l’amputé de guerre dans Logan Lucky. Le thème du cambriolage était léger, mais entre un Daniel Craig en habit de forçat et une Hillary Swank estampillée FBI, l’Amérique, son gouvernement et son système de valeurs étaient vaincus par K.O sur le ring de leur culpabilité et de leur incapacité à rendre un bras à celui qui en avait perdu un… Une chance pour Hollywood : Adam Driver n’a pas eu celle d’aller au front.

Pourtant les représentants de cette génération sont légion. Au niveau littéraire, Elliot Ackerman est l’une de ses plus belles voix. A son actif, cet ancien  « Team Leader » du Marine Corps Special Operations a cinq missions en territoires extérieurs :  l’Afghanistan d’abord puis l’Irak. Un stakhanoviste de la défaite. D’une guerre l’autre, il gagne Silver Star et Purple Heart, autres « insignes rouges du courage », comme disait Stephan Crane…

Mais les morts font tache sous le drapeau et pourtant, ils ne sont pas les moins enviables. Le narrateur d’En attendant Eden est bien mort et il n’y a rien de plus honnête ni de plus froid qu’un mort (on se rappelle comment le film Vice sur Dick Cheney avait utilisé ce principe). Dès le premier paragraphe du roman d’Ackerman, ce narrateur défunt raconte les faits d’une manière détachée : « Cette nuit-là dans la vallée du Hamrin, il était assis à côté d’Eden et il eut plus de chance que lui lorsque leur Humvee roula sur une mine, les tuant lui et tous les autres, le laissant, lui, tout juste survivant ». Et face au fait se tient le hasard : Eden, donc, est en vie, simple hasard de la mécanique des fluides.

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En vie, vraiment ? « Ni vivant ni mort, ce que c’était ne portait pas de nom ». Et pourtant, ce Godot dans un Paradis Perdu du Middle West était aussi beau et fort qu’un héros de Starship trooper. Plus de 100 kilos de muscles réduits à 35 après avoir été « ramené à la maison ». Une jambe coupée par-ci, une autre par-là, les chiffres vont vite… Et ainsi devient-il « l’homme le plus grièvement blessé des deux guerres. Avec tous les progrès de la médecine, cela faisait sans doute de lui l’homme le plus grièvement blessé de l’histoire de la guerre, et [les infirmières] venaient de le garder en vie d’un bout à l’autre du monde ».

Le roman d’Ackerman s’inscrit dans la lignée des productions de guerre. Il n’a rien à envier à Johnny got his gun, le chef d’œuvre de Dalton Trumbo. Certes, l’auteur réutilise le morse du condamné par l’orgueil des médecins (qui ont appris « tout ce qu’il y a à savoir sur comment acheter du temps à un corps démoli. Massage cardiaque, agent coagulant, garrot, intubation nasotrachéale, tout ce vocabulaire des instants sauvegardés »), les réflexions sur l’absurdité des entraînements à la Full Metal Jacket, ou encore les motifs plus prosaïques et romanesques des épouses coupables et adultères à la Pearl Harbor — le film de Michael Bay… On peut ainsi s’amuser à chercher l’origine des détails d’Ackerman. Mais cette constellation d’œuvres — la petite-fille d’Eden, cet objet non identifié dans l’histoire de la guerre, ne s’appelle pas « Andromède » pour rien — est avant tout porteuse d’une lucidité exceptionnelle sur l’état de la mythologie qu’elles portent.

Car la prose d’Ackerman démystifie le mensonge « dans les journaux et sur les chaînes d’info du câble ». Ce mensonge, ce n’est pas tant celui des raisons indicibles des invasions post-2001, c’est celui du chiffre. Les statisticiens décomptent séparément les victimes de l’Afghanistan et de l’Irak, ces deux fiascos de la lutte anti-terrorisme, qui ont donné une opportunité à tant de jeunes d’échapper à leur foyer, « forme de terrorisme tranquille »« Séparer les deux guerres rendait chaque nombre gérable ». Mais donner des victimes un faux bilan, c’est refuser à ceux qui n’ont plus que le droit de mourir la dernière chose qu’il leur reste : l’écho de leur sacrifice.

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Alors, de manière subreptice, on se surprend à se demander combien de morts ont fait le Mali ou le Sahel, combien de soldats français vont encore une fois passer les fêtes dans un hôpital militaire, comme Eden… En un ou plusieurs morceaux.

Au passage, c’est le mythe tout entier du guerrier qu’Ackerman déconstruit. Et à travers son héros, pauvre « débris démoli » encore animé d’un soupçon de vie, il déconstruit le mythe entier de l’Amérique. Les cérémonies officielles, saluts au drapeau et salves d’honneur sont exécutés par définition par des planqués. Les survivants, même quand ils sont revenus, comme Ackerman, en un seul morceau, ne la ramènent pas. Les mythes se construisent toujours sur des morts dont on se garde bien d’exhiber la dépouille elle-même déconstruite. Ils se façonnent aussi sur des actes qui, vus de près, n’ont rien de glorieux, et pourraient même passer pour criminels. Ackerman n’a-t-il pas récolté sa Bronze Star pour un raid à Azizabad qui tua entre 33 et 92 civils, essentiellement des femmes et des enfants, sur la foi d’une fausse information fournie par un agent double ? L’écriture sert aussi à cicatriser les plaies purulentes de l’âme.

Ce roman n’est donc pas qu’une « histoire d’amour, hors des clous », contrairement à ce qu’en dit la quatrième de couverture. C’est une analyse à cœur ouvert de l’Amérique. De sa relation avec sa propre armée et les mythes qui la soutiennent. Depuis 1980, ce n’est pas tant la guerre qui garantit sa grandeur à l’Amérique, ce sont bien ses fiascos. Make America great again reste bien l’objectif de l’armée, mais ce sont ses échecs qui en garantissent paradoxalement le succès. On les envierait presque d’avoir cette capacité de créer sur leurs propres ruines, et de faire des œuvres d’art avec tant de décombres.

En attendant Eden, d’Elliot Ackerman, éd. Gallmeister, 160 p., 2022, 9,10€.

En attendant Eden

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L'insigne rouge du courage

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Un cheval nommé désir !

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Enzo Ferrari / Capture d'écran d'une vidéo YouTube de la chaine Le Circuit, du 23/08/19

« Enzo Ferrari – Le rouge et le noir », un documentaire d’Enrico Cerasuolo à visionner sur le site d’Arte durant les fêtes de Noël, nous replonge dans le monde d’un ingénieur-artiste qui incarnait une certaine civilisation hédoniste.


A l’ère des « petits hommes », sans éclat et sans nerf, de l’éloge de la lenteur et de la terreur idéologique, le « Commendatore » né en 1898 ne comprendrait rien à cette époque flasque et apeurée. Il nous trouverait lâches et dociles, ayant perdu le sens du duel et de l’exploit, s’arcboutant sur notre confort intellectuel et nos aspirations étriquées. A la mobilité sentencieuse et revancharde de nos gouvernants, il répondrait « vitesse » et « performance » mais aussi « symphonie » et « sculpture ».

Iconique

C’était un pionnier, un empereur, un pape, un entrepreneur, un géant de l’automobile tantôt tyran, tantôt sentimental, comme seul le XXème siècle était capable de faire naître et prospérer dans la campagne d’Émilie-Romagne. Un paysan-mécano devenu roi de l’asphalte, hissant sa couleur rouge dans le cœur des enfants et sur le podium des circuits. De Modène à Maranello, de Shangaï à Pebble Beach, son nom est un mythe roulant que les garçons se répètent en s’endormant.

Rouler un jour en Ferrari est un but pour nombre d’entre nous, une ambition intime et un voyage ailleurs, dans un pays jusqu’alors inconnu. Car nous avons beau admirer les Porsche et les Maserati, la Ferrari demeure à part. Est-ce une voiture ou un phantasme ? Une œuvre d’art ou une allégorie ? Une divinité ou un rêve ? Cette pièce racée tient à conserver son standing, elle ne se mélange pas dans la circulation.

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Elle accepte son statut d’icône. La voir est un cadeau du ciel, la conduire un don de Dieu réservé à une poignée d’élus. Elle ne se dissimule pas sous une robe trop ample et ne cache pas ses inavouables intentions dans une mécanique vertueuse. Elle cherche à abolir le temps, à condenser notre existence, à transformer le mouvement, à nous transporter dans une réalité parallèle. Elle modifie nos sens. Son impudeur fait notre bonheur. Sa dissidence sauvage n’est pas factice. Son outrance sonore est probablement ce qui nous maintient en éveil, malgré les crises et les guerres.

Depuis son origine, la Ferrari a imposé sa propre dramaturgie et scénographie. Tel un poème épique, elle ne se commente pas, elle se conduit simplement dans sa chair. Avec humilité et dévotion. Chez elle, le bruit s’appelle musique et ses accélérations sont des apnées féériques qui guérissent tous les maux. Après elle, toutes les autres voitures nous paraîtront fades et timorées, un peu vaines, sans ardeur. Pour oser pénétrer dans son habitacle, on doit s’agenouiller. D’emblée, nous lui faisons allégeance. Nous acceptons sa supériorité et nous nous soumettons à son cérémonial. La ligne signée Pinin Farina, l’intérieur relativement dépouillé, la boîte en H grillagée, la position basse et les baquets enveloppants, puis le « douze cylindres » expectore, libère sa flamme et propulse sa hargne. Sa soif semble inextinguible. Sa démesure est une source de béatitude renouvelée à chaque pression sur la pédale de droite.

Industriel virtuose

La Ferrari vous jette les virages à la figure. Elle est violente et vous oblige à une vigilance permanente. Entre le deuxième et le troisième rapport, la Terre tremble. Assurément, nous sommes plus vivants à son bord. Et, nous communions ainsi avec les légendes du sport automobile, avec les archanges de la piste. Nous nous souvenons alors d’Ascari, de Fangio, de Villeneuve et de Lauda.

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La Ferrari, c’est l’Histoire de l’Italie, de l’Europe occidentale et d’une certaine civilisation hédoniste portée par l’avant-garde technologique et la beauté des formes, celle d’un artisan érigé en emblème national. Avant de savoir compter ou lire, les enfants en bas âge reconnaissent naturellement les créations de cet Italien aux lunettes fumées et à l’imperméable clair. Le documentaire « Enzo Ferrari – Le rouge et le noir », disponible gratuitement sur Arte jusqu’au 9 janvier 2023, retrace l’épopée de cet industriel virtuose qui travaillait pour l’éternité et les victoires. Les multinationales et les stars de cinéma lui faisaient la cour. Il tenait trop à son indépendance et à sa maison pour accepter notamment la tutelle de Ford. Il finit tout de même par intégrer la FIAT.

Mais Agnelli était un compatriote. Il ne supportait pas l’infidélité de ses collaborateurs et les caprices de ses pilotes. Il était colérique et charismatique. A la disparition de Dino, son fils chéri, il déclara : « Je pense que seule la douleur peut faire grandir un homme ». Il est mort en 1988 et son cheval cabré trotte toujours dans nos têtes.

Géopolitique: le déclin de l’Occident est évitable

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Jean-Baptiste Noé / Capture d'écran YouTube d'une vidéo de la chaine Chaine officielle TVL, du 12/12/22

Pour Harold Hyman, le nouvel essai de l’historien et géopolitologue Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de Conflits, montre que l’Europe doit faire face à la réalité du déclin, aux mirages de l’universalisme naïf et à la quasi-omniprésence de la guerre. Pourtant, cet ouvrage aussi érudit que synthétique véhicule un message globalement positif: tout n’est pas encore joué et l’Occident peut reprendre en main son destin.


Relier, ou du moins exposer, tous les aspects de la vision d’un monde occidental en déclin, voilà le but que s’est assigné Jean-Baptiste Noé dans cet ouvrage qui fait défiler Thucydide, Keynes, Bainville et Xi Jinping. L’auteur nous fait réfléchir aux villages de vacances ou à la géoéconomie du blue jean, et nous fait douter de l’Europe, de la défense et de la Françafrique. Le monde que nous avons connu est en déclin. Désormais il faut définir ce qui décline, et pourquoi cela reste incompris. Noé puise chez de nombreux auteurs, et nous nourrit de cartes originales.

L’ouvrage commence avec une saine révision du cadre de la géopolitique : une façon d’appréhender le monde des interactions réelles entre puissances. Jean-Baptiste Noé nous rappelle que la géopolitique n’est pas simplement le mélange de la géographie et de l’histoire politique. Les pensées humaines sont à l’œuvre, les volontés nationales sont bien présentes. Les théories géopolitiques des Grecs, de l’amiral Mahan, le penseur de la puissance navale dans l’histoire, et de Mackinder le père de la théorie du Heartland et tenant de la supériorité du terrestre sur le naval, sont passées en revue et traitées pour ce qu’elles sont : des outils d’ambitions nationales et impériales. 

Le livre se fonde sur un pessimisme raisonné : tout finit par le déclin d’un ordre préexistant. La guerre est toujours présente et il y a toujours une manifestation d’un déclin. À dessein, Jean-Baptiste Noé casse de nombreux a priori. « Les démocraties, écrit-il, pratiquent abondamment la guerre, pour répandre leurs valeurs et leur modèle politique ». Cela, et les conquêtes coloniales, rebutaient ses guides que sont Tocqueville, Bastiat et Frédéric Guizot. Ou encore : dans l’Europe contemporaine, la guerre est bel et bien présente depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les démocraties qui croient en l’universalisme européen sont obligées de nier l’existence de la guerre sur notre sol, alors que les nations qui n’y croient pas exaltent le facteur unificateur national de la guerre. 

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Le rapport États-Unis – Russie n’a pas résisté aux engrenages d’affrontement. Aucune des deux puissances n’a voulu œuvrer pour un condominium en Europe de l’Est (Jean-Baptiste Noé n’utilise pas ce mot, mais l’idée est présente), et la prérogative que se donnait l’État russe pour dominer l’Ukraine reposait sur quelques réelles raisons historiques. Mais Jean-Baptiste Noé sait apprécier les changements chez les peuples : quels que furent les arguments autour de la proximité entre Russie et Ukraine, cela n’a plus d’importance puisque le peuple ukrainien se forge son identité nationale dans l’adversité. 

La faiblesse des puissances européennes sur leur continent est avérée. Cette guerre montre aussi que « l’Europe de la défense » est un mirage. C’est pourquoi l’armée européenne que certains voudraient bâtir existe déjà selon l’auteur : c’est l’OTAN. Pourquoi créer d’autres structures quand l’OTAN convient parfaitement à la plupart des pays d’Europe ne disposant pas d’armée de rang mondial et ne souhaitant pas investir dans la mise en place de celle-ci ? Que Washington continue à accorder de l’importance à l’OTAN montre qu’en dépit du basculement stratégique vers l’océan Pacifique, l’Europe conserve un grand intérêt à ses yeux, relève Jean-Baptiste Noé.

Mais quel est l’enjeu de l’Europe aux yeux des Européens, si déshabitués à penser la guerre sur leur continent ? Outre l’Ukraine et la Russie, il y a l’enjeu maritime. En Méditerranée, l’OTAN est certes présente et l’UE tente de se protéger du flot migratoire, mais cela semble très insuffisant. Erdogan joue sa partition en solo, et seule la France lui donne la réplique. La marine française est la seule en Europe à vouloir mener des actions. C’est peu pour assurer le contrôle d’une zone aussi vaste, ce qui démontre une fois encore la vacuité du concept de défense européenne. Jean-Baptiste Noé souligne aussi le caractère tendu de la Mer Noire, disputée entre l’OTAN, la Russie et la Turquie, et il nous rappelle cependant que la puissance maritime française ne valorise pas assez Djibouti, ou la Nouvelle-Calédonie, comme points d’appui pour la France.

Concernant les migrants, Jean-Baptiste Noé se repose sur les rapports d’Europol. Les vagues migratoires soulèvent des questions de frontières, d’accueil, de police pour les expulsions, de mafia pour les passeurs, d’ONG pour l’aspect délétère de leurs bonnes intentions, d’égoïsmes intra-européens, et d’islamisation rampante dans un contexte de dénatalité des Européens devenus ce que Jean-Baptiste Noé ne formule pas tout à fait : des autochtones.  

On retrouve Samuel Huntington dans cet ouvrage, le penseur du Choc des civilisations et le nouvel ordre mondial, qui avait vu juste selon Jean-Baptiste Noé : les guerres sont des manifestations de différences de civilisation. L’universalisme – encore lui – empêche de le comprendre. 

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Jean-Baptiste Noé aime à mettre en valeur, sans s’en cacher, le travail de tel ou tel auteur, ce qui confère un caractère de recueil à certains chapitres. Relevons parmi d’autres John Garnaut, spécialiste anglophone de la Chine communiste moderne. Pour ce dernier, le PCC se défend contre l’« infiltration culturelle négative ». La Chine n’est pas invincible car déjà les Routes de la Soie sont trop étendues. De manière originale, Jean-Baptiste Noé ne semble pas sûr que la République Populaire de Chine puisse directement envahir et encore moins occuper la totalité de Taiwan.

En ce qui concerne l’Afrique, le continent africain s’émiette tout seul, le Nigéria est miné par le djihadisme mafieux, l’Éthiopie se défait suite aux conflits ethniques mortifères. L’Afrique ne serait pas rentable pour les investisseurs étrangers, hormis dans le secteur des ressources premières. Il est temps pour la France, qui a davantage d’échanges avec la Belgique qu’avec toute l’Afrique, de sortir de son tropisme africain.

L’ouvrage aborde également le domaine de la géoéconomie. Un peu péremptoire, mais clair, Jean-Baptiste Noé déclare que les analystes restent attachés aux notions de planification étatique sur le mode keynésien, même si « le keynésianisme a pourtant toujours échoué ». L’auteur s’intéresse même à la manière de consommer irrationnelle des Occidentaux, qui ont mondialisé la fabrication du blue jean, et créé de faux paradis touristiques à l’attrait irrésistible.

Conclusion forte de Jean-Baptiste Noé : « La parenthèse universaliste est refermée. L’histoire continuera de s’écrire, avec la plume et avec l’épée. La grande leçon de la géopolitique c’est que la vie est un vouloir. Il n’existe nul obstacle climatique ou géographique, il n’existe nulle histoire écrite à l’avance ». Et c’est plutôt positif.

Le Déclin d’un Monde, géopolitique des affrontements et des rivalités, de Jean-Baptiste Noé, éd. L’artilleur, 288 p., 2022, 22€.

Le Déclin d'un monde: géopolitique des affrontements et des rivalités

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L’immigré, objet sacré

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Journée internationale des droits de la femme à Toulouse, 8 mars 2022 : carton-plein pour le sans-frontiérisme / AlainPitton/NurPhoto via AFP

L’accueil inconditionnel des immigrés est devenu une religion. Quand les prophètes du camp du Bien prêchent la belle «ouverture à l’Autre» face au vilain «repli sur soi», d’autres dévots nourrissent une haine de la France, éternellement coupable de son passé, et dont la rédemption passe par les nouveaux venus.


Les débats relatifs à l’immigration ont acquis, en France, le caractère radical d’une guerre de religion. Pour une partie de la population, l’accueil inconditionnel des immigrés constitue un devoir sacré. La majorité de la population, qui regarde de façon pragmatique les effets de l’immigration, s’étonne. Comment faire fi de la montée de diasporas produisant des contre-sociétés dont les membres ne se sentent guère citoyens français, contrôlent des territoires devenus des hauts-lieux de trafics et de violence et en chassent progressivement ceux qui n’appartiennent pas aux « minorités »[1] ? C’est que des sentiments très forts habitent les dévots de l’immigration. Les uns détestent la France historique et comptent sur les immigrés pour la subvertir (et la régénérer), d’autant plus qu’ils refusent de s’assimiler. Pour d’autres, l’accueil inconditionnel constitue la pierre de touche de l’appartenance au camp du Bien tel qu’il a pris forme dans un contexte postmoderne.

Une haine de la France historique

Le lien entre la sacralisation de l’immigration et la haine de la France historique se donne à voir d’une façon particulièrement patente dans un rapport officiel de 2013: « La grande nation pour une société inclusive ».[2] L’objet du ressentiment est la France du passé, avec ses traditions, son attachement à la patrie, que l’auteur, conseiller d’État, poursuit de ses sarcasmes. « Empilons sans crainte – ni du ridicule ni de l’anachronisme – les majuscules les plus sonores, clinquantes et rutilantes : Droits et Devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation Française ! Patrie ! Identité ! France ! » Ce vocabulaire, se distinguant par « son archaïsme et sa boursouflure », relèverait de « généralités majuscules de bronze, plus creuses qu’une statue de fer-blanc ». Les dénonciations pleuvent : « un stock fini de cathédrales et de musées où périclite une identité nationale passée, sans présent ni avenir », une France « repliée sur la célébration de ses archaïsmes », une politique qui « cherche des dérivatifs dans la rumination du passé », « la frénétique invocation du drapeau », ou encore les « images d’Épinal jaunies et flétries » du « roman national » fêté « avec nostalgie et amertume ».[3] 

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À l’égard de ceux qui la rejoignent ou tentent de le faire, la société française serait profondément coupable de s’enfermer dans son passé. Elle est marquée par une « xénophobie archaïque », une « atmosphère de crainte, de suspicion, de mépris ». Elle traite de manière indigne « toutes les générations françaises » qui « aujourd’hui encore, par leur couleur, leur patronyme, leur foi, voire leur cuisine, leurs vêtements, leurs chants, sont rejetées, tenues à l’écart, cantonnées ou évitées ». Elle fabrique en son sein « les parias, les ilotes, les affranchis, sans citoyenneté ni liberté ». Et c’est parce qu’elle « n’est pas clémente à ceux qu’elle appelle étrangers », que « trop souvent ils clament en retour malaise ou détestation ».[4] 

Dans ces conditions, la société devrait se laisser transformer par les nouveaux venus. Il est scandaleux de faire de ceux qui la rejoignent « les objets d’un usinage, le matériau d’une machine à mouler les Français, dont les ratés seraient dus au fait qu’il refuserait la fonte, le creuset », de les traiter « comme un matériau, dont on doit redresser les défauts, une pâte inanimée, qu’on va triturer, avec générosité mâtinée de condescendance, une fermeté mêlée de distance ». C’est en faisant place à une immigration qui refuse de s’assimiler que l’on construira une nation « joyeuse, multiple, ouverte, et non obsédée par des périls imaginaires ou des projets liberticides et absurdes, qui méconnaissent la réalité du monde », que l’on échappera au « rapetissement de la France », au «rabougrissement de son âme généreuse».[5] 

Pour les tenants de ce courant, l’immigration est d’autant plus bienvenue qu’elle sème plus la perturbation dans la France « franchouillarde ». Accueillir l’immigration européenne, qui tend à s’assimiler, est sans intérêt, mais l’immigration venue du Sud, qui refuse cette assimilation, est riche de promesses. Ainsi, comme le note Pierre Manent, la « présence non entravée de l’islam » a d’autant plus de portée « qu’il a été au long des siècles l’ennemi par excellence de la chrétienté et que ses mœurs sont aujourd’hui les plus éloignées de celles de l’Europe des droits de l’homme »[6]  On a là un ressort majeur de l’islamo-gauchisme.

Appartenir au camp du Bien

À côté de ces combattants pleins de haine, on en trouve d’autres animés par un esprit de paix. Leur horizon est l’avènement d’une société ouverte à la diversité des cultures, des religions, des choix de vie, marquée par la tolérance, le respect et le dialogue. Le péché suprême est pour eux de « stigmatiser » l’une ou l’autre des composantes de la société. Si telle ou telle d’entre elles semble ne contribuer qu’avec réserve à l’édification d’une société pacifiée, cela résulte du fait qu’on l’a mal comprise, mal connue, que l’on interprète mal ce qu’elle donne à voir. Pour leur part, le monde ancien, l’héritage occidental, doit se contenter d’être une composante parmi d’autres, à égalité avec d’autres, d’un monde dorénavant métissé que l’immigration ne peut qu’enrichir.

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On trouve une parfaite expression d’une telle approche dans le fameux rapport Bouchard-Taylor[7] traçant des perspectives pour un Québec pleinement ouvert à la diversité des cultures et des religions. Il s’agit d’être fidèle à une perspective d’« ouverture à l’Autre » et de « parité », ce qui suppose d’abandonner un « imaginaire collectif fortement nourri de mythes d’enracinement » au profit de « perspectives de mobilité, de métissage », de mettre fin à « une forme d’assimilation douce à la culture canadienne-française ». Il convient que la société aménage « ses institutions, ses rapports sociaux et sa culture, de manière à susciter l’adhésion du plus grand nombre », en reconnaissant « aux membres des minorités ethniques » le droit « de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe », en comptant sur eux pour « enrichir substantiellement la mémoire québécoise en y adjoignant leurs propres récits ».

Cette vision de l’accueil des immigrés comme pierre de touche de l’appartenance au camp du Bien est particulièrement affirmée chez le pape François. Dans l’encyclique Fratelli Tutti, référence est sans cesse faite à une « communion universelle ». Il s’agit de « donner à notre capacité d’aimer une dimension universelle capable de surmonter tous les préjugés, toutes les barrières historiques ou culturelles, tous les intérêts mesquins ». Un « cœur ouvert », l’« ouverture aux autres » sont opposés sans cesse aux « doutes » et aux « craintes » qui « conditionnent notre façon de penser et d’agir au point de nous rendre intolérants, fermés ». Il suffirait d’être « ouvert » pour découvrir que « l’arrivée de personnes différentes, provenant d’un autre contexte de vie et de culture, devient un don, parce que les histoires des migrants sont aussi des histoires de rencontre entre personnes et cultures : pour les communautés et les sociétés d’accueil, ils représentent une opportunité d’enrichissement et de développement humain intégral de tous ».[8] 

Dans cette optique, les différences entre les positions à l’égard de l’immigration sont interprétées en mettant en avant les attitudes de ceux qui accueillent, ouverts ou fermés, fraternels ou hostiles. C’est, par exemple, la perspective adoptée par un rapport de 2018 sur l’attitude des chrétiens à l’égard des migrants. [9] Il y est sans cesse question de l’opposition entre d’un côté « ouverture à l’altérité » et de l’autre « repli sur soi ». Les « catholiques libéraux », dont les perceptions et attitudes « sont globalement positives et bienveillantes envers les migrants », peuvent être considérés comme des « accomplis » » (p. 64). Pendant ce temps, ceux qui sont convaincus de « la nécessité de disposer de codes partagés et de points communs pour qu’une société fonctionne » sont présentés comme marqués par un « basculement vers l’hostilité » (p. 32).

Dans cette vision, l’accueil des immigrés témoigne d’autant plus de l’appartenance au camp du Bien qu’il ne pose plus problème et il convient d’accueillir particulièrement les immigrés qui refusent de s’assimiler.

Rassemblements de travailleurs sans-papiers, Paris, 01/04/2010 / JOEL SAGT / AFP

Échapper au réel

Comment ces apôtres de l’immigration font-ils pour professer que les problèmes majeurs qu’elle pose n’existent pas ? Ils s’appuient sur un postulat, dominant dans un contexte postmoderne, selon lequel le regard porté sur la réalité sociale ne fait que refléter l’état psychologique et moral de ceux qui le portent. Cet état est supposé avoir un rôle hégémonique au point qu’il est exclu que les faits que l’observation met en évidence puissent un tant soit peu compter, aussi patents qu’ils puissent paraître. On se situe dans un registre transcendantal. Toute mise en avant de faits qui inciteraient à mettre en question l’égale valeur de tous les choix de vie, cultures et religions, les vertus de l’abolition des frontières, le bonheur du métissage, ne peut donc qu’émaner d’individus xénophobes, racistes, islamophobes. Prêter attention à de tels faits conduit à rejoindre le camp des réprouvés. Ce qui compte, quand quelqu’un prononce un jugement d’existence, n’est pas de savoir si celui-ci s’appuie ou non sur des données solides interprétées avec rigueur, si son propos est vrai ou faux, mais où il situe celui qui l’émet dans l’opposition entre le camp du Bien, formé de ceux qui sont « ouverts », « tolérants » et le camp du Mal, formé de ceux qui sont « fermés ».  On retrouve ce qui se passait à l’époque où le fait d’affirmer l’existence du Goulag n’était pas considéré comme fournissant une information sur la réalité du monde soviétique, mais comme classant ceux qui s’y risquaient dans la catégorie réprouvée des « anticommunistes primaires ». Les adeptes de cette vision sont volontiers vindicatifs à l’égard de ceux qui ne les rejoignent pas. Ceux-ci, rejetés dans les ténèbres extérieures, sont volontiers taxés d’« ultraconservateurs », héritiers des « heures les plus sombres de notre histoire ». Le registre du pur et de l’impur est sans cesse manié, en dénonçant des manières d’être « nauséabondes », « rances », « fétides », etc., dès qu’on s’écarte du droit chemin. Dans cette vision, les immigrés de chair et d’os n’ont pas de consistance propre, de manière d’être et d’agir qui mériteraient qu’on y prête attention. Ils sont l’objet d’une sorte de transsubstantiation, qui les transforme en icône d’une entité transcendante, l’Autre. Ne pas les regarder ainsi, prêter attention aux aspects contestables de leur manière d’être, aux problèmes que peut poser le fait de coexister avec eux, relève d’une attitude impie. Cette figure sacrée s’oppose à la figure diabolique de celui qui rejette, discrimine ceux qui ne lui ressemblent pas. Traitant ceux en lesquels il ne devrait voir qu’une figure sacrée, objet d’un infini respect, avec le réalisme qui convient au sein d’un monde profane, ce dernier devient une figure du Mal


[1]. Philippe d’Iribarne, « Le triomphe des immigrés », Causeur, octobre 2021.

[2] Thierry Tuot, « La grande nation pour une société inclusiverapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration », 11 février 2013.

[3]. Ibid., p. 10, 12, 15, 22, 68.

[4]. Ibid., p. 9, 10, 17, 20, 29.

[5]. Ibid., p. 12, 13, 18, 21.

[6]. Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015, p. 103.

[7]. Gérard Bouchard, Charles Taylor, « Fonder l’avenir : le temps de la conciliation », Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2008.

[8]. Fratelli Tutti, site Aleteia, 5 octobre 2020, p. 4, 29, 26, 28, 12, 39.

[9]. « Perceptions et attitudes des catholiques de France vis-à-vis des migrants » (juin 2018), rapport réalisé par More in Common pour la Conférence des évêques de France.

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