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Nétanyahou : ni juges ni Hamas

La nouvelle offensive d’Israël à Gaza vise notamment à empêcher le Hamas de reconstituer ses forces militaires et de conserver son pouvoir politique. Mais de nombreuses voix soupçonnent Benyamin Nétanyahou de motivations politiciennes, alors que le pays pourrait plonger dans une crise constitutionnelle inédite.


Dans la nuit du lundi au mardi 18 mars 2025, à 2 h 10 du matin, l’armée israélienne a lancé une attaque surprise d’envergure contre la bande de Gaza dans le cadre de l’opération baptisée « Oz VeHerev » (« Vaillance et Épée »). L’assaut, qui a duré une dizaine de minutes, a mobilisé des dizaines d’aéronefs de l’armée de l’air ainsi que des bâtiments de la marine, lesquels ont visé environ 80 cibles réparties dans l’ensemble de l’enclave palestinienne.

L’opération, suivie d’une offensive terrestre, avait plusieurs objectifs. D’abord surmonter l’impasse des négociations sur la libération des otages (sachant qu’une majorité d’Israéliens – contrairement aux familles des otages, ce qui n’est pas rien – considère que l’usage de la force est le moyen le plus efficace pour pousser le Hamas à avancer dans les discussions). Ensuite, l’État hébreu cherche à faire comprendre à l’organisation islamiste qu’il ne la combat pas seulement en tant qu’entité militaire, mais aussi en tant qu’autorité civile, et qu’au fond il ne fait pas la distinction entre les deux.

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C’est dans cette logique que six hauts responsables du gouvernement politique du mouvement ont été éliminés. Il s’agit d’Essam Al-Dalis, chef du gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza (dont le remplaçant a subi le même sort cinq jours plus tard) ; de Mahmoud Abou Watfa, ministre de l’Intérieur, responsable des forces de police et des services de sécurité intérieure ; de Bahjat Abou Sultan, directeur général des services de sécurité intérieure ; d’Ahmad Al-Khatta, directeur général du ministère de la Justice ; d’Issam Da’alis, haut fonctionnaire chargé de la gestion quotidienne des affaires civiles ; et d’Abu Ubaida Al-Jamassi du bureau politique du Hamas.

Un effort conjoint avec les États-Unis

Le troisième but de l’offensive est d’interrompre les efforts du Hamas pour reconstituer ses forces. Profitant des semaines de cessez-le-feu, le groupe terroriste aurait, d’après les renseignements israéliens, lancé une nouvelle campagne de recrutement, et disposerait à présent d’environ 20 000 combattants en état de se lancer dans des opérations offensives. Un chiffre à comparer avec l’effectif de 30 000 combattants en armes, dont 15 000 à 20 000 combattants professionnels, dont le Hamas disposait au moment de l’attaque du 7-Octobre.

Enfin, en coordination étroite avec les États-Unis, Israël participe à un effort stratégique visant à exercer une pression militaire soutenue sur l’ensemble des acteurs de l’axe de résistance chiite : les Houthis, le Hamas, le Hezbollah, la Syrie et l’Iran. L’objectif de l’administration Trump consiste à démontrer aux acteurs régionaux et aux puissances mondiales dont ils sont les courroies de transmission que sa stratégie d’intimidation repose sur des actions concrètes et crédibles.

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L’axe américano-israélien poursuit plusieurs buts de guerre conjoints : obtenir la libération des otages, expulser le Hamas de la bande de Gaza, affaiblir durablement les capacités militaires des Houthis, et surtout forcer l’Iran à revenir à la table des négociations afin de conclure un nouvel accord nucléaire par lequel Téhéran accepterait de renoncer à l’arme atomique.

Un cessez-le-feu permanent, c’est le réarmement du Hamas

En Israël, de nombreuses voix accusent Benyamin Nétanyahou d’avoir unilatéralement rompu l’accord conclu avec le Hamas début janvier et relancé la guerre pour des raisons avant tout politiciennes. Parmi les desseins cachés qu’on lui prête, il y aurait son intention de faire revenir au gouvernement le leader de la droite messianique Itamar Ben Gvir (qui a démissionné pour protester contre l’accord, de peur qu’il ne mène à un cessez-le-feu permanent), ainsi que la volonté de continuer à faire avancer la très controversée réforme constitutionnelle. Ces accusations ne sont pas sans fondement. Toutefois, même si « Bibi » poursuit probablement plusieurs desseins en même temps – certains plus assumés que d’autres –, sa stratégie militaire ne manque pas de cohérence.

Pour le Premier ministre israélien, il est hors de question d’accepter la principale exigence du Hamas : l’instauration d’un cessez-le-feu garanti par les États-Unis, qui permettrait au mouvement islamiste de demeurer une force politico-militaire hégémonique à Gaza. D’après Nétanyahou, cela ne ferait que renforcer l’organisation islamiste, qui, selon les déclarations répétées de ses dirigeants, cherche à se réarmer pour préparer un nouveau 7-Octobre.

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Seule une liberté d’action militaire totale peut permettre à Israël de prévenir un nouveau massacre de civils sur son territoire. Et pour préserver cette liberté d’action, Nétanyahou semble prêt à risquer la vie de certains otages. Le temps où Israël était disposé à relâcher des prisonniers palestiniens condamnés pour meurtre, avec tous les risques que cela impliquait, paraît révolu. Désormais Nétanyahou n’acceptera, semble-t-il, aucune concession susceptible de permettre au Hamas de préparer un nouveau massacre : c’est, à ses yeux, une ligne rouge absolue. Il est difficile de lui donner tort sur ce point.

Enfin, la reprise des opérations coïncide avec le limogeage du chef du Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, et avec une aggravation notable de la crise politique et constitutionnelle en Israël.

Réforme constitutionnelle et marge de manœuvre géopolitique

Depuis son arrivée au pouvoir fin 2022, Nétanyahou s’emploie à affaiblir – certains disent anéantir – le contrôle judiciaire sur le gouvernement et le Parlement. L’enjeu principal, c’est le mode de nomination des 15 juges de la Cour suprême, à la fois cour d’appel et cour constitutionnelle. Nétanyahou souhaite accroître le poids de la majorité dans les instances chargées de nommer ces hauts magistrats, afin de politiser la Cour. Cette conception de la Cour constitutionnelle n’est pas, a priori, illégitime. Seulement, la précipitation avec laquelle agit Nétanyahou semble dictée par ses intérêts conjoncturels. En clair, on a l’impression que Bibi manœuvre pour sortir de ses ennuis judiciaires ou pour accorder aux ultrareligieux, pilier de la majorité, des privilèges constituant une rupture flagrante de l’égalité. Résultat, cette réforme est suspecte, même aux yeux de conservateurs qui aimeraient voir le périmètre d’intervention des juges constitutionnels fortement restreint.

Le chef du Shin Bet et la procureure de la République, deux hauts fonctionnaires dont les responsabilités, selon la loi, incluent la sauvegarde de la démocratie (libérale) israélienne, ont clairement indiqué qu’en cas de conflit entre l’exécutif et la Cour constitutionnelle, ils obéiraient à cette dernière. Nétanyahou a décidé de les limoger – évoquant une perte de confiance –, une décision immédiatement contestée devant la Cour constitutionnelle, qui a émis une mesure conservatoire dans l’attente d’un jugement prévu le 10 avril. Or, Nétanyahou a déjà annoncé qu’il n’obéirait pas à la Cour si celle-ci venait à censurer la décision du gouvernement. Israël pourrait ainsi se retrouver plongé dans une crise constitutionnelle sans précédent, avec à la tête de l’armée, de la police et du ministère de la Sécurité intérieure des personnalités nommées par la majorité au pouvoir.

Ces deux dynamiques – crise politique et guerre – ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. En l’absence d’une solution claire pour l’avenir de Gaza – nul ne sait véritablement comment « dé-hamasiser » la bande de Gaza, pas plus que « déradicaliser » des djihadistes –, Israël a choisi d’intensifier la pression, façon on secoue le cocotier et on voit ce qui tombe. Pour mener une telle politique, il faut un gouvernement soutenu par une majorité stable et disposée à appuyer une stratégie dite « ouverte » : une opération sans limite de durée, sans objectifs définis à l’avance, qui accorde de facto carte blanche au chef de l’exécutif. Une telle stratégie n’est pas envisageable dans le cadre constitutionnel israélien traditionnel.

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Dans ce contexte, Nétanyahou s’efforce de consolider et de renforcer son pouvoir, convaincu qu’il se trouve face à une fenêtre d’opportunité historique. Avec Trump à la Maison-Blanche, la Syrie réduite à l’état d’épave politique et géopolitique, l’Iran au plus bas depuis la guerre avec l’Irak, le Hezbollah affaibli et la branche armée du Hamas laminée, c’est la première fois depuis 1967, voire depuis 1948, que la conjoncture régionale et mondiale permettrait de faire évoluer durablement les lignes du conflit israélo-palestinien. Nétanyahou croit même que le statu quo établi en Cisjordanie depuis les accords d’Oslo en 1994 pourrait être profondément modifié au profit d’Israël. Et il est persuadé d’être l’homme providentiel, le seul à même de saisir cette occasion et de l’exploiter pleinement.

S’agissant de la durée de ses mandats à la tête de l’exécutif, Nétanyahou a déjà dépassé David Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël. On aimerait croire qu’il sera capable d’accomplir autant pour l’État d’Israël.

Le 7-Octobre a fauché aux juifs français leur libre conscience politique

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Ce ne sont pas ceux qui n’ont pas réussi à faire incriminer LFI pour antisémitisme qui auront la légitimité pour criminaliser le RN pour la même chose…


À Jérusalem, jeudi 27 mars, Jordan Bardella a été invité à s’exprimer parmi les invités d’un colloque organisé par le ministre israélien de la Diaspora Amihai Chikli. La salle a particulièrement retenu son attention vers 17h lorsque résonnait à quelques mètres du mur des Lamentations le discours d’un politicien encore qualifié d’extrême droite par une partie importante de la communauté juive et de la classe politique. Le Rassemblement national est-il en voie de s’extraire durablement de la stigmatisation d’antisémitisme qui lui collait encore à la peau avant le 7-Octobre ?

Acculés

Trêve de condescendance, et de culpabilisation : non, il ne s’agit pas de savoir si les juifs qui ont accueilli la venue du Rassemblement national avec bienveillance en Israël ont suffisamment conscience du noyau dur qui tourne autour du parti. Il est su de tous que d’anciens libraires négationnistes siègent à l’Assemblée nationale, que Jordan Bardella a eu des difficultés à se dépatouiller d’une question piège sur Jean-Marie Le Pen ou que le GUD constituait le noyau historique de l’extrême droite française. Néanmoins, ceux qui courent aux abris sous les tirs des Houthis, du Hamas et du Hezbollah répondent à d’autres logiques qu’à ces jugements qu’ils considèrent anecdotiques.

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Acculés depuis un an et demi, les Franco-israéliens et le reste d’Israël sont tournés vers d’autres impératifs que ceux du CRIF ou d’institutions proches de l’Elysée. Pendant que certains snobent un évènement historique à cause du déplacement du RN, Ugo Bernalicis, député Insoumis, lance en pleine Assemblée nationale qu’il faut une « solution finale », sourire en coin, au sujet du narcotrafic. Comme pour les affiches sur Cyril Hanouna, LFI joue avec l’accusation d’antisémitisme comme un adolescent retardé jouerait à chat-perché. Et aussi difficile que cela puisse être de bousculer nos représentations, les faits sont là : le RN a lutté contre la bête immonde avec ardeur et assiduité depuis le 7-Octobre. Rappelons comment, en pleine Assemblée nationale, Marine Le Pen s’est transformée en résistante face à Mathilde Panot qui faisait alors l’apologie du Hamas en refusant de reconnaître son caractère terroriste, alors que Jean-Luc Mélenchon déclarait en toute décontraction face à Benjamin Duhamel qu’il n’y avait pas eu de pogrom le 7-Octobre. Les esprits critiques crieront à l’opportunisme électoral, à l’hypocrisie et à la naïveté. Le problème étant que l’antisémitisme se prouve, et de préférence, de manière irréfutable. Ce n’est pas ceux qui n’ont pas réussi à faire incriminer LFI pour antisémitisme qui auront la légitimité pour criminaliser le RN pour la même chose.

Le règne de la froide realpolitik

En Israël, peut-être encore plus qu’ailleurs, le règne actuel est celui de la realpolitik, celle qui privilégie l’intérêt et remplace nos attachements idéologiques par le simple pragmatisme. L’électeur politique raisonne dorénavant à court terme : qui est là, pour répondre aux besoins qui sont les miens, tout de suite, maintenant ? Cette nouvelle perception du fait politique détourne mécaniquement l’électeur de l’histoire des partis politiques, notamment lorsque l’impact de l’histoire n’est plus sans incidence aucune. En effet, qu’est-ce que cela peut bien changer au sort d’Israël ou des juifs de France si Jordan Bardella n’a pas publiquement qualifié Jean-Marie Le Pen d’antisémite ? En avait-il la possibilité, si ce n’est la nécessité ? En quoi le GUD a-t-il une influence sur les décisions politiques du RN ? Plus encore, ce changement de paradigme va dans les deux sens et restructure complètement l’appareil politique. Si le GUD était à l’époque du FN une composante principale de son électorat, force est d’admettre qu’il devient une charge pour un RN en voie de démocratisation : avec 32% de voix obtenues aux dernières élections législatives, le RN a tout intérêt à s’en défaire pour prouver une évolution réelle. C’est peut-être confirmé par les propos forts de Bardella dans la conclusion de son discours tenu à Jérusalem : « Que l’antisémitisme provienne d’islamistes fanatiques, de l’extrême gauche camouflée en antisionisme ou encore de groupuscules d’extrême droite et de leurs complots délirants, aucune de ces haines n’a de place en France et en Europe ».

Demandez à Mélenchon, il connaît bien la chanson : l’hypocrite ne reconnaît pas le mal, et s’en affranchit niaisement. Ces mots du président du parti rappellent qu’il n’est pas venu participer à un colloque de lutte contre l’islamisme radical, mais de lutte contre l’antisémitisme. Il ajoutera aussi, « je n’aurais pas la main qui tremble pour traiter les faits antisémites ». Des paroles simples, mais qui définissent la voie idéologique du parti, à l’heure où Emmanuel Macron n’aurait probablement pas daigné rejoindre une conférence à 5000km de chez lui alors qu’il a refusé de prendre part à une simple manifestation en contre bas de l’Elysée. In fine, sont venus ceux qui voulaient venir.

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Soutien moral

De son côté, le ministère de la Diaspora et le gouvernement israélien ont bien compris qu’Israël avait besoin d’alliés. Les Franco-israéliens ont, eux aussi, besoin de soutien moral, et de sentir un avenir meilleur, offerts sur plateau par cette bouffée d’oxygène qui leur laisse la perspective d’un ennemi en moins.

Plus pessimistes, en fin de soirée, une petite poignée de manifestants franco-israéliens de gauche traditionnelle sont venus devant la salle de Conférence Binyan Aouma, pancartes à la main, pour exprimer leur refus de voir le « devoir de mémoire être instrumentalisé par l’extrême droite » suite à la visite de Yad Vashem. Ils ont été surpris quand l’un des conseillers de Marion Maréchal, en pleine interview pour CNews est venu échanger avec eux pour expliquer combien il se sentait offensé. En effet, en ayant lui-même des grands-parents résistants déportés dans les camps, il leur a indiqué combien ces affiches sont indignes et insultent aussi son histoire familiale. Les idéologies sont en mouvement, n’en déplaisent aux ultra-conservateurs… d’extrême gauche.

Conservatoire: on ne joue plus!

Qu’enseigne aujourd’hui le Conservatoire national d’art dramatique? Pas grand-chose, semble-t-il. Les élèves en ressortent vierges de toute culture théâtrale et de toute technique de jeu. Pour mesurer la catastrophe, il faut se rappeler les grands artistes qu’il a su former dans le passé et observer les diplômés d’aujourd’hui.


J’ai déjà craché dans les pages de Causeur sur la Comédie-Française, adorée de tous, progressistes déconstructeurs et réactionnaires incultes ou ayant simplement perdu la mémoire de la beauté. Je veux aujourd’hui – et bien seul toujours ! – m’attaquer à une autre institution : le Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Dans son état actuel, à quoi sert-il encore ?

Une institution (autrefois) prestigieuse

Autrefois, les professeurs du Conservatoire étaient en majeure partie d’éminents maîtres de l’art dramatique, des acteurs ou metteurs en scène rayonnants. Talma, Sarah Bernhardt, Paul Mounet, Jouvet, Jean Yonnel, Béatrix Dussane, Jean-Louis Barrault, Fernand Ledoux, Louis Seigner, Madeleine Marion, Vitez, Claude Régy, Michel Bouquet, Catherine Hiegel, Daniel Mesguich ou encore Michel Fau (pour ne citer qu’eux !) y ont enseigné. Connaissez-vous les professeurs actuels ? Agnès Adam, Adama Diop, Sharif Andoura, Valérie Blanchon, Valérie Dréville et Nada Strancar. Bien qu’inconnue du grand public, Nada Strancar (élève de Georges Chamarat, puis de Vitez au Conservatoire), est une grande actrice, entendu. Mais ce n’est pas l’actuelle directrice Sandy Ouvrier, ni son horrible prédécesseur Claire Lasne, qui l’ont nommée. Strancar est un héritage. Quant aux autres, en quoi font-ils autorité ?! Pour comprendre ce qu’étaient cette institution et sa mission, il faut écouter quelques-uns des grands maîtres qui y professaient. Roger Ferdinand, directeur de 1955 à 1967, expliquait que le devoir de cette école était de « former des défenseurs éclatants du grand répertoire ». C’est-à-dire des acteurs capables de jouer dans les règles de l’art les différents styles du répertoire dramatique. Pour vous rendre concrète cette parole, on citera Denise Grey. « Je ne suis jamais passée par une école et je le regrette parce que, si ça avait été le cas, lorsque j’ai eu la chance d’être engagée à la Comédie-Française, j’aurais été capable de jouer les rôles pour lesquels la culture classique est absolument nécessaire. » Le Conservatoire enseignait, entre autres, une technique pour aborder les auteurs classiques et le style dans lequel les jouer. La diction, le maintien en scène, le geste, le rythme, l’alexandrin, les ruptures, les apartés, le placement de la voix. Une culture théâtrale ! Des connaissances solides pour s’attaquer aux montagnes tragiques, farcesques ou vaudevillesques de Racine, Corneille, Molière, Feydeau ou encore Labiche. Lise Delamare, ex-sociétaire de la Comédie-Française, nommée professeur au Conservatoire en 1967 où elle a notamment formé Nicole Garcia et Patrick Chesnais, expliquait : « Je ne suis pas là pour donner des directives artistiques, mais pour apprendre, comme un professeur de piano apprend à jouer du piano. » Elle force un peu le trait. Il me semble qu’un professeur doit aussi proposer une vision de son art à ses élèves et les aider à faire éclater leur personnalité. Mais l’enseignement de la technique était autrefois inévitable ! Georges Le Roy, illustre professeur au Conservatoire, lui-même ancien élève de Sarah Bernhardt, expliquait en 1964 : « Il y a beaucoup de comédiens qui ont du talent mais n’ont pas la maîtrise pour jouer le grand répertoire. » S’il voyait aujourd’hui l’état des lieux ! Je ne connais pas un acteur de moins de 40 ans possédant la technique et le savoir nécessaires pour jouer la tragédie en alexandrins. En 1967, Jean Meyer, professeur au Conservatoire lui aussi, disait : « L’une de mes préoccupations essentielles est le respect d’une tradition […] Nul n’a le droit à la liberté sans la tradition. Aujourd’hui, lorsqu’on joue une tragédie, on fait à peu près 4 000 à 5 000 fautes techniques par représentation. Si l’on faisait trois fautes dans une symphonie de Mozart, la salle hurlerait. » Beaucoup d’entre nos lecteurs ont en tête – j’en suis sûr ! – les admirables vaudevilles joués à la Comédie-Française par Charon, Hirsch, Denise Gence ou encore Catherine Samie. Ou encore les alexandrins jaillissant des entrailles de Martine Chevallier ou de Christine Fersen. Tous ces acteurs ont été formés au Conservatoire. J’engage maintenant nos lecteurs à regarder le documentaire de Valérie Donzelli intitulé Rue du Conservatoire. Elle y filme en 2024 les répétitions du spectacle de fin d’année d’une classe d’élèves de troisième et donc dernière année. C’est Hamlet qui est monté (ou plutôt démonté) si j’ai bien compris (et c’est difficile à comprendre !). Il faut voir ce ramassis de jeunes acteurs ineptes s’agiter dans tous les sens anarchiquement, hurler, s’égosiller, bafouiller. Ils en sont au niveau zéro. Qu’ont-ils appris en trois ans ? Quelle maîtrise ont-ils de leur art ? Aucune ! Voilà l’état du théâtre. Qu’ils me pardonnent ma sévérité. Ce n’est évidemment pas de leur faute. Que leur a-t-on enseigné ?

« Rue du conservatoire », documentaire de Valérie Donzelli, 2024 © CNSD

Nouvelle directrice, nouveau tournant radical

Depuis la nomination de Claire Lasne à la tête de l’école en 2013, c’est la déconstruction, la destruction, le néant. L’obsession unique de cette sinistre femme a été l’égalitarisme, l’inclusion, la représentation des minorités. « Tout geste artistique dont est a priori exclue une partie de la population ne m’intéresse pas. Si brillant soit-il, si merveilleux soit-il. […] Moi, j’ai peur dans un endroit où il n’y a que des Blancs. » Voilà le grand projet de Madame Lasne. Jamais je n’ai entendu cette femme parler d’art. Insertion, égalité, solidarité, racisme, inclusion sont les seuls mots qui sortent de sa bouche à jet continu. C’est cette même directrice qui, dès sa nomination, a décidé du non-renouvellement du poste du grand Michel Fau, alors professeur d’interprétation. Cependant, j’exagère un peu en dédouanant totalement les élèves. Accepteraient-ils un enseignement « traditionnel » ? N’oublions pas que ce sont les élèves qui, en 2012, ont eu la peau du directeur Daniel Mesguich. La quasi-totalité avait cosigné une lettre au ministère de la Culture demandant le non-renouvellement du mandat de leur directeur auquel ils reprochaient notamment de les « couper progressivement du monde ». En clair, il était trop tradi, pas assez branché. Mesguich avait magistralement répondu dans une superbe lettre, cruelle, érudite, désespérée, mais pleine de style et de panache que je vous supplie de lire pour bien comprendre ce que je tente brièvement d’exposer ici. « J’ai voulu, écrivait-il notamment, préserver [les élèves] des effets de mode (fluctuants dans nos métiers). Et je n’ai pas sollicité les metteurs en scène qui auraient réussi un spectacle […], mais resteraient cois devant une scène de Shakespeare ou de Racine. » Il ajoutait qu’un professeur doit « être savant, détenteur d’une culture générale solide »1. Rappelons que Mesguich avait nommé Michel Fau professeur et tenté de convaincre Philippe Caubère. Il avait également fait intervenir le grand Alfredo Arias. Des hommes de théâtre solides, des vrais quoi ! Il insistait aussi sur l’importance des cours d’histoire du théâtre. Oui, Mesguich s’inscrivait dans la continuité de l’histoire de cette institution. Trop pour des élèves de notre temps.

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Il n’y a plus rien à conserver

Pourquoi ratiociner dans Causeur sur une institution dont tout le monde se fout ? Parce que, si vous vous fichez du théâtre, je suis certain que vous êtes soucieux de notre langue et de son avenir. Je mentionnerai donc une seule des conséquences de tout ce merdier. Vous qui aimez et défendez la grande langue française, mépriseriez-vous Racine et Corneille au point d’être indifférent au fait de ne plus pouvoir entendre jamais rayonner leur langue sur les scènes des théâtres ? La tragédie en alexandrins n’a pas été écrite pour être lue, mais pour être jouée. Le simple lecteur n’a pas la force d’inventer la voix tragique qui porte le vers au firmament. Non. Si vous désirez accéder à nos grands poètes tragiques, il vous faut inévitablement passer par le truchement de leurs prêtres et de leurs prêtresses. C’était encore possible il y a quelque temps… Il y avait Maria Casarès ou plus récemment encore Christine Fersen, Jany Gastaldi et Martine Chevallier (dégueulassement virée de la Comédie-Française il y a quelques années). Et aujourd’hui ? Plus personne. Oui, je vous le dis, plus personne. Les quelques tragédiens qui restent sont au chômage. Lorsque Philippe Girard, Martine Chevallier et les quelques autres quitteront cette terre, la grande tradition de la tragédie en alexandrins disparaîtra. Pour ressurgir peut-être, qui sait, dans un siècle ou deux. Mais une filiation se sera interrompue.

Les élèves du Conservatoire national de musique sortent de l’école dotés d’une technique à toute épreuve et sachant jouer Bach, Debussy ou Ravel dans le style voulu par les compositeurs. Ceux du Conservatoire national d’art dramatique, eux, en sortent comme ils sont entrés : vierges de toute culture et de toute technique. Du conservatoire de musique et de danse on peut, aujourd’hui encore, sortir avec un premier ou un second prix. Pas du Conservatoire national d’art dramatique depuis que Jacques Rosner – directeur chargé de réformer l’école après 1968 – a supprimé les concours de sortie. Après la suppression du concours de sortie, je propose donc un pas de plus : supprimer le Conservatoire. Il n’y a plus rien à conserver. Rideau !

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Francesca Albanese et les hypocrisies du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU

La rapporteuse très très spéciale de l’ONU verra-t-elle son mandat renouvelé demain ? Coulisses…


Sera-t-elle reconduite? On pensait que la décision serait annoncée le 1er avril ; on parle aujourd’hui du 4 avril…

C’est alors que nous saurons si le mandat de trois ans de Mme Francesca Albanese, Rapporteur spécial aux Droits de l’Homme dans les Territoires occupés par Israël depuis 1967, sera renouvelé par le Président du Conseil des Droits de l’Homme. Il y a toutes les chances qu’il le soit, la plupart des 47 pays qui composent ce Conseil sont satisfaits, et plusieurs même admiratifs de la façon dont la magistrate italienne a effectué son premier mandat. Il y a bien ceux qui bougonnent, les diplomaties et parfois les groupes de députés de France, Allemagne, Pays Bas, sans compter les nombreuses organisations juives, qui ont dit que Mme Albanese n’était pas digne de ses fonctions. Mais aucun de ces pays, sans compter les Américains qui viennent de quitter le Conseil, ne semble avoir émis d’opposition officielle.

Lobby juif

Le contentieux est pourtant lourd. UN Watch, cette remarquable organisation basée à Genève a identifié dans un rapport d’octobre dernier 53 instances où Mme Albanese avait émis des propos auxquels on peut attribuer un caractère antisémite sur les critères usuels de l’IHRA.

Parmi les exemples, déni des atrocités commises le 7-Octobre, mise en doute systématique des témoignages de violences contre les otages, soutien explicite au Hamas décrit comme un mouvement de résistance, assimilation des Israéliens aux nazis et de Netanyahu à Hitler.

En 2014, bien avant d’être nommée à l’ONU, Mme Albanese écrit à l’évêque de sa ville italienne natale. Elle lui décrit à des fins de Fundraising pour l’UNWRA pour laquelle elle travaille les souffrances des Palestiniens de façon particulièrement tragique, s’étonne de ce que les Etats-Unis et les pays européens réagissent si peu et conclut: « C’est parce qu’ils sont subjugués par le lobby juif…». 

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Mme Albenese utilise sans relâche le mot de génocide. De fait, une organisation qu’elle avait elle-même créée en Jordanie, prétend avoir été la première à marteler ce terme dans le but de criminaliser les Israéliens.

En mars 2024, exploitant son image de juriste internationale, bien avant les plaidoiries israéliennes et sud africaines devant la CIJ et bien avant que celle-ci ne décide de reporter sa décision finale, Mme Albanese  intitule son rapport à l’ONU «Anatomie d’un génocide», copiant le titre d’un livre de l’historien Omer Bartov sur l’extermination d’un village de Galicie par les nazis. Elle n’y apporte pas la moindre preuve que Israël détruit intentionnellement la population civile de Gaza. Du reste, à suivre son argumentation, n’importe quelle opération militaire où des civils trouvent la mort pourrait être qualifiée de génocidaire, si Mme Albanese était intéressée à l’appeler ainsi. Mais il se trouve qu’elle est exclusivement polarisée contre Israël. 

Mme Albanese ne nie pas la Shoah, mais celle-ci ne l’intéresse que dans la mesure où à en parler, on risque de faire le jeu du lobby juif et à négliger ce qui est pour elle l’essence du conflit israélo-palestinien, comme elle l’a dit à un journaliste: les Palestiniens sont avant tout les survivants d’un génocide, celui de la Neqba. De la même façon, son mari, qui après avoir été conseiller économique du gouvernement palestinien est économiste de la Banque Mondiale à Tunis, publie sur les réseaux sociaux des textes particulièrement violents contre Israël, mais il pense peut-être qu’il honore les combattants du ghetto de Varsovie en les comparant à ceux du Hamas.

Un mandat hypocrite

Le passé militant de Mme Albanese, ses dérapages antisémites, les liens de son mari avec l’Autorité Palestinienne, étaient connus de la commission qui a analysé le profil  des candidats au poste de rapporteur dans les territoires Palestiniens, poste qui suivant les statuts requiert une complète impartialité. Comment après le choix d’une candidate aussi manifestement biaisée et qui dès les premiers mois de sa nomination en 2022 a attaqué Israël avec une virulence particulière le Président du Conseil des droits de l’Homme a-t-il osé déclarer que la commission de sélection (quatre pays dont l’Afrique du Sud et la Malaisie, deux pays particulièrement hostiles à Israël) avait fait un travail irréprochable? Tout simplement parce que tout est hypocrite dans ce mandat de Rapporteur. Statutairement il ne s’intéresse qu’aux  violations qui peuvent être attribuées à Israël, jamais à celles dont les Palestiniens pourraient être coupables.

Ce poste a été créé en février 1993. Quelques mois plus tard, après les accords d’Oslo, une autre entité exerçait un pouvoir sur cette zone, l’Autorité Palestinienne, puis après 2007 le Hamas à Gaza. Certains Rapporteurs ont au début demandé une extension de leur champ d’investigation aux exactions commises par les Palestiniens. Ce ne fut jamais accepté. 

Les biais qui ont déconsidéré la Commission des Droits de l’Homme ont persisté quand celle-ci fut remplacée par un Conseil des Droits de l’Homme: la loi des nombres dominait, Israël était la cible prioritaire, sans cesse condamné, alors que les pays les plus tyranniques de la planète siégeaient au Conseil en se drapant d’une virginité institutionnelle.

Seuls des antisionistes pouvaient postuler à des postes tels que celui de Rapporteur sur les violations des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens. aussi spectaculaire que soit Mme Albanese, elle suit une chaine antisioniste. Face à Israël il y a 57 pays membres de l’Organisation de la Coopération Islamique. Leurs représentants et les pays alliés géopolitiques ou occasionnels font la loi au Conseil des Droits de l’Homme. Et il arrive trop souvent que les démocraties occidentales, la France parmi elles, s’accommodent plutôt que de lutter contre le courant….Qu’en sera-t-il au sujet de Mme Albanese ?

Transparence et inéligibilité à gogo: faut-il un casier vierge pour gouverner?

Elisabeth Lévy se demande avec Gérard Larcher si nous avons été trop loin dans l’exigence de moralisation de la vie politique…


Avons-nous été un peu trop loin dans l’exigence de moralisation de la vie politique? Poser la question, c’est déjà y répondre. Interrogé par Le Figaro sur le jugement de Marine Le Pen, qui suscite de nombreux troubles dans la classe politique, le président du Sénat, Gérard Larcher, prend mille précautions. Les décisions de justice ? Bien sûr, il les respecte, c’est essentiel… Mais il finit par lâcher le morceau: le tribunal applique la loi, oui, mais peut-être que la loi est mal faite1.

Une multiplication par 20 des peines d’inéligibilité !

Dans son viseur : la loi Sapin II de 2016 (même si elle n’était pas applicable en l’espèce, les faits reprochés à Marine Le Pen et au FN étant antérieurs). En 2018, on comptait 440 peines d’inéligibilité, contre 8 857 en 2022 ! Incroyable. Le juge devient le pré-arbitre électoral, puisqu’il décide de qui peut briguer les suffrages des Français. Personnellement, je serais favorable à la suppression de toutes les peines d’inéligibilité en correctionnelle. Si les Français veulent élire un délinquant, c’est leur droit. En revanche, on ne va pas laisser se présenter quelqu’un condamné aux assises pour un crime de sang. J’estime que c’est aux électeurs de décider du niveau de morale ou de probité qu’ils exigent de leurs représentants. S’ils veulent élire quelqu’un qui a été un peu margoulin, c’est quand même leur droit.

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Certes, toutes ces peines d’inéligibilité sont l’œuvre du législateur. Ce sont les élus (et on l’a suffisamment rappelé pour Marine Le Pen) qui ont voulu ces lois. Des lois d’émotion, selon Larcher, adoptées dans la foulée de l’affaire Cahuzac. Il fallait alors calmer l’opinion, montrer qu’on lavait plus blanc que blanc. Souvenez-vous des grands airs indignés de François Hollande en conférence de presse : pourtant, entre Cahuzac et Landru, il y a quand même une différence… Nous avons ensuite assisté à la création de la HATVP, une institution carrément robespierriste. À chaque élection, les élus doivent désormais se mettre à nu, révéler tout de leur patrimoine. Il n’y a rien de mieux pour nourrir les passions tristes (Ce salaud possède un deux-pièces à Trouville et pas moi, c’est dégoûtant !) et décourager les meilleurs d’entrer en politique (Tout de même, avoir les juges et les journalistes aux fesses, ça fait beaucoup).

Donc, peu importe que les élus piquent dans la caisse ?

Évidemment pas.

Des distinctions sont nécessaires. Avoir un compte en Suisse, même quand on est ministre des Comptes publics, demeure moins grave que tuer sa grand-mère. Et faire bosser son assistant pour son parti, c’est moins grave qu’un compte en Suisse. Comme dans les affaires de violences sexuelles, il faut savoir hiérarchiser : une blague leste, ce n’est pas un viol. Concernant les élus, la grande différence du point de vue de la morale, c’est l’enrichissement personnel. En matière de détournement, ce n’est évidemment pas bien d’enrichir son parti, mais c’est moins grave qu’un enrichissement personnel.

Il y a toujours, dans la transparence, quelque chose de totalitaire. Or, personne n’a l’obligation de toujours se montrer tel qu’il est à ses contemporains. Il est curieux d’exiger à la fois transparence et proximité. On voudrait les meilleurs aux responsabilités, mais aussi des types comme nous. C’est paradoxal : soit ils sont comme nous – faillibles, humains, menteurs –, soit ils sont effectivement les meilleurs. Il faudrait savoir !

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Montesquieu disait (en substance) que, même en matière de vertu, il faut de la modération. Sous Pompidou, les gens se fichaient bien des affaires. Quelques décennies après, on a vu les excès de la vertu (Les dieux ont toujours soif). Aujourd’hui, notre exigence de morale semble indexée sur l’efficacité : si vous êtes nuls, au moins soyez propres.

Personne ne veut être gouverné par des margoulins. Mais pas non plus par des êtres parfaits. La politique doit rester une affaire humaine. Ou alors, confions les clés à ChatGPT, qui ne fait jamais de conneries.


Cette chronique a été diffusée sur Sud radio

  1. https://www.lefigaro.fr/politique/gerard-larcher-sur-la-condamnation-de-marine-le-pen-si-la-loi-va-trop-loin-le-legislateur-doit-pouvoir-la-corriger-20250402 ↩︎

Quand Israël importe un conflit franco-français

L’invitation de Jordan Bardella et Marion Maréchal à un colloque contre l’antisémitisme organisé à Jérusalem a scandalisé la gauche. Elle s’inscrit néanmoins dans un processus de rapprochement assumé entre le gouvernement israélien et certains partis nationalistes européens.


En proie à la guerre la plus longue et à la crise politico-institutionnelle la plus profonde de son histoire, Israël s’est offert fin mars une polémique qui fleure bon la France des années 1980. « Faut-il ériger autour du RN un cordon sanitaire ? » se sont demandé en chœur les belles âmes progressistes du pays quand elles ont appris que le président du parti à la flamme et la petite-fille de Jean-Marie Le Pen (en sa qualité d’eurodéputée du parti Identité-Libertés) se rendaient à Jérusalem.

Combat commun et pluralisme

Alors qu’en 2006, le gouvernement de l’État hébreu avait fait savoir qu’il ne laisserait pas entrer Marine Le Pen, alors députée européenne, sur son territoire, c’est en tant qu’invités officiels que Jordan Bardella et Marion Maréchal ont participé le 26 mars à une conférence contre l’antisémitisme placée sous le patronage du président israélien Isaac Herzog. D’autres représentants de divers partis nationalistes européens, membres notamment du Fidesz hongrois de Viktor Orban, du Parti pour la liberté néerlandais de Geert Wilders, des Espagnols de Vox ou des Démocrates de Suède, étaient également conviés à cet événement organisé par le charismatique ministre de la diaspora Amichai Chikli.

Quand la liste des invités du colloque lui a été communiquée, Bernard-Henri Lévy, qui devait prononcer le discours d’ouverture, a annulé sa participation. « Faire de la realpolitik, c’est inévitable – mais pas au risque de faire de Jérusalem, deux jours durant, la capitale d’une Internationale illibérale qui se moque des valeurs démocratiques qui sont l’un des piliers d’Israël », a-t-il indiqué dans une lettre ouverte au président Herzog. Avec lui, les déprogrammations ont alors volé en escadrille, du grand rabbin du Royaume-Uni Ephraim Mirvis, au commissaire du gouvernement allemand pour la vie juive et la lutte contre l’antisémitisme Felix Klein.

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« Comment pouvons-nous boycotter des gens qui viennent à une conférence contre l’antisémitisme dans l’État d’Israël ? Tous ces boycotteurs délégitiment les personnes qui nous soutiennent le plus. C’est une terrible injustice », s’est ému le ministre Chikli dans le quotidien Israël Hayom avant de justifier l’invitation des partis controversés par un ensemble de combats communs avec eux, mais aussi par le respect d’un pluralisme au sein du monde juif. « Parmi les juifs de la diaspora, il y a plus d’une opinion, observe-t-il. Il y a le CRIF, mais il y en a d’autres. Je ne prétends pas parler au nom de tous les juifs de la diaspora, et je n’accepte pas non plus l’idée qu’ils forment tous un bloc progressiste monolithique contre Trump et Bardella. »

Pour calmer le jeu, le président Herzog, fidèle à sa fonction de médiateur, a offert une solution de repli aux participants juifs du colloque, en les recevant la veille, à sa demeure, en cercle restreint – comprendre sans les invités honnis. De leur côté, les moutons noirs n’ont pas envisagé une seconde de renoncer à leur voyage. Ainsi Marion Maréchal nous a confié : « J’y suis allée pour dénoncer la montée de l’antisémitisme en France et en expliquer les causes, et aussi pour réfléchir à la façon de combattre cette menace commune pour nos sociétés respectives que sont l’islam radical et l’organisation des frères musulmans. »

La fin du cordon sanitaire ?

Côté Rassemblement national, on rappelle que cette invitation est l’aboutissement d’un long processus de rapprochement avec le gouvernement israélien. « Ce voyage est somme toute normal, même s’il est historique, juge Julien Odoul, porte-parole du parti. C’est la suite logique : il y a eu déjà plusieurs rencontres au préalable, entre Marine Le Pen et Chikli en Espagne, avec Jordan Bardella aussi. Et il y a au sein de la communauté juive une adhésion de plus en plus affirmée au RN, les personnalités de Jordan Bardella et Marine Le Pen séduisent de plus en plus, avec une position claire dans la lutte contre l’islamisme, qui offre aux juifs la possibilité de vivre en sécurité. »

Vue d’Israël, cette visite n’apparaît pas comme scandaleuse pour tout le monde. Yossi Taieb, député à la Knesset et président du groupe d’amitié parlementaire Israël-France, n’est pas choqué par la présence du RN. « Certains cercles en Israël commencent à voir ce parti comme un interlocuteur légitime, notamment parce qu’il affiche une position pro-israélienne et anti-islamisme, remarque-t-il. Depuis le 7-Octobre, il faut reconnaître que le RN et ses dirigeants ont été irréprochables dans leur soutien. Pour ma part, je fais une distinction claire entre Marine Le Pen et son père, dont les propos antisémites ont conduit à son exclusion du parti par sa propre fille. »

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Sur cette question, le député Taieb ne fait qu’embrasser la position de son gouvernement. Quelques semaines plus tôt, Gideon Sa’ar, ministre des Affaires étrangères, avait fait savoir qu’il levait officiellement l’interdiction pour les diplomates israéliens de dialoguer avec trois formations nationalistes européennes : « J’ai donné instruction à mon ministère d’établir des relations avec le RN en France, les Démocrates de Suède et Vox en Espagne. » Il confirmait ainsi un tournant dans la politique de son pays, qui jusqu’alors pratiquait le cordon sanitaire avec les partis nationalistes.

Quelque chose est donc en train de changer au royaume d’Israël, mais jusqu’où ce rapprochement diplomatique ira-t-il ? Si le RN n’est plus persona non grata, la prochaine étape sera-t-elle d’accueillir Marine Le Pen elle-même pour une visite officielle ? « Rien de prévu à l’heure qu’il est », répond un porte-parole de son parti. Mais selon nos informations, un voyage à Jérusalem est à l’étude pour les mois qui viennent. Un voyage qui pourrait parachever le processus de dédiabolisation et provoquer, sans doute, une levée de boucliers autrement plus importante que le séjour de Bardella et Maréchal.

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Don Carlos, en français: un évènement!

Lyrique : Don Carlos, version primitive, en français, de ce sommet de l’opéra verdien. Reprise à l’Opéra-Bastille, dans une magnifique mise en scène. Ce long spectacle comprend deux entractes, mais on ne voit pas le temps passer, nous rassure notre critique.


Verdi s’était déjà confronté en 1855 aux exigences du « grand opéra » à la manière française (avec ballet, grosse machinerie et tout le tralala), avec Les vêpres siciliennes, créé comme l’on sait à l’occasion de l’Exposition universelle, sur un livret d’Eugène Scribe, en langue française, donc, pour la salle de Le Peletier –  le Palais Garnier n’est pas encore en construction. Ironie, l’acte 5 s’achève, dans Palerme en insurrection, par le massacre en règle… des Français !

Livret de Joseph Méry

En 1867, un peu à contre cœur (l’excès de politesse de nos compatriotes l’agace), Verdi consent à remettre le couvert dans notre capitale bien aimée. Ce sera Don Carlos (Carlos avec un s, à l’espagnole), que lui a commandé non sans insistance le patron de l’Opéra. Adaptation d’un drame de Friedrich Schiller, le livret de Don Carlos est ainsi écrit en vers, dans la langue de Molière, par le poète journaliste Joseph Méry. Camille du Locle (à qui, pour la petite histoire, l’on devra la première mise en scène de Carmen, l’opéra de Bizet, à sa création en 1875) est alors chargé de le terminer : en 1866, Méry succombe à une maladie du larynx.

C’est, chose assez rare, cette première version en français qui est reprise à présent à l’Opéra-Bastille, dans la production de l’iconoclaste metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, millésimée 2017. Version très différente de celle, en italien, qui triomphe généralement sur les scènes lyriques, réduite en quatre actes au lieu de cinq, et dont l’intitulé devient donc Don Carlo…  sans s.

Le même Warlikowski avait produit en 2019 ce Don Carlo en idiome transalpin. Il faut savoir que Verdi, tout comme il l’a fait également pour Macbeth, composé en 1847 puis révisé par deux fois, en 1865 puis 1874, avait le génie de reprendre ses partitions pour en étoffer la puissance dramatique et en concentrer les péripéties. Composé en 1857, Simon Boccanegra ne prendra que bien plus tard la forme définitive, celle où cet opéra est généralement montré de nos jours. De la même façon, remis en chantier en 1884, Don Carlo quant à lui perd carrément la totalité du premier acte, mais étend en longueur le fameux duo du troisième acte où la reine Elisabeth congédie sa suivante Eboli, lui laissant le choix entre le couvent et l’exil.

Passions croisées

Bref, c’est en soi un événement que d’entendre Don Carlos en français, opéra monumental d’une durée de près de cinq heures (deux entractes compris, tout de même, mais on ne voit pas le temps passer !). Avec ce premier acte situé dans la forêt de Fontainebleau, prélude à la tragédie qui verra s’affronter dans une lutte sans merci le vieil autocrate Philippe II et Don Carlos, son fils, à qui le souverain d’Espagne ravit sa jeune fiancée Elisabeth de Valois, tandis qu’emprisonné comme traître, Rodrigue, marquis de Posa, l’ami de cœur de l’infant Don Carlos, se sacrifie à la cause des Flandres contre la domination espagnole, et que la princesse Eboli, dame d’honneur d’Elisabeth, secrètement éprise de Carlos et folle de jalousie, ayant compris l’amour secret que voue ce dernier à la princesse, menace de tout révéler, avant d’être prise de remord… non sans confesser avoir même couché avec Philippe !… Passions croisées, solitude du pouvoir, trahisons, sur fond de terreur religieuse, le Grand Inquisiteur aux commandes.

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Warlikowski et sa fidèle décoratrice Malgorzata Szcesniak organisent un plateau en forme de boîte qui se transforme à vue pour figurer, avec une sobre élégance minimaliste, grillagée de moucharabiech rouge vif et de murs tapissés de bois, les cadres successifs de l’action –  forêt, monastère de Saint-Just, jardin de la reine, cellule de prison : l’air sublime du roi, accompagné au violoncelle, premier tableau de l’acte 4 –  « Elle ne m’ai-ai-me pas ! Non, son cœur m’est fermé ! Elle ne m’aaaa jamais ai-ai-méée ! » –   qui précède le duo où s’affrontent Philippe et le Grand Inquisiteur, prenant place dans un espace rétréci aux dimensions d’une petite salle de cinéma privée, vraisemblablement aménagée dans les sous-sols de l’Escurial. Bien vu.

Transposition situable quelque part entre les années 1930 et les années 1950, les costumes renvoient à un imaginaire où se marient lunettes de soleil, épaulettes Empire, costume gris, gants de cuir noir, lunettes noires pour un Grand Inquisiteur aux allures de sicaire, toilettes haute couture, diadèmes et gants blancs, robe de mariée… Les vidéos de Denis Géguin maculent ce plateau, parfois, de traces comme projetées d’une pellicule ancienne ; incidemment, sur grand écran noir et blanc, un Saturne goyesque, prunelles exorbitées, dévore tout cru un nu féminin… Au dénouement, au moment des adieux avec Elisabeth (« Lorsque tout est fini, quand ma main se retire de vos mains ») une séquence filmée nous dévoile en fond de scène un Don Carlos pistolet sur la tempe… Apparaît alors, sous les traits de Yann Collette (très bon acteur disparu des radars, ces dernières années)  le muet, vivant fantôme de Charles Quint, dont un buste hyperréaliste ornait une table depuis le début du spectacle. Plastiquement, tout cela se tient très bien, et confère à cette régie une sage et subtile cohérence.   

© Franck Ferville / Opéra national Paris

Si l’on se prend à regretter que le ténor américain Charles Castronovo peine à soutenir les exigences du rôle-titre par une émission trop faible pour la redoutable vastitude de la salle de la Bastille, et par une articulation qui ne rend pas pleinement hommage à la prosodie française, en revanche la soprano lettone Marina Rebeka campe une Elisabeth de Valois d’anthologie, tandis que le marquis de Posa, sous les traits  du baryton Andrzej Filończyk, émet la puissance vocale requise et donne à Rodrigue la sensibilité du chaste ami-amant qu’il est, en réalité, pour Don Carlos (« Mon Carlos, ah ! Mon cher prince  (…) Ouvre moi ton cœur, ô mon Carlos (…) « non, Carlos, ton Rodrigue t’aime (..) Nous mourrons en nous aimant », etc.). Quant à lui le baryton-basse Christian Van Horn habite un Philippe II de très haute tenue, idem pour la basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk en Grand Inquisiteur démoniaque, la palme revenant, dans ce cast vocal globalement bien soutenu, à la mezzo russe Ekaterina Gubanova, dont le vibrato serré, tout en nuances et d’une grande intensité, restitue toute la puissance tragique propre à la Princesse Eboli. Très sollicité dans Don Carlos, le chœur de l’Opéra de Paris fait merveille, même si, sous la baguette de la cheffe australienne Simone Young l’orchestre maison rend une interprétation assez fluide, qui gagnerait parfois à plus de tension dramatique, plus d’incandescence lyrique. Quoiqu’il en soit, l’assistance applaudit à tout rompre cette production dont on se demande bien pourquoi elle avait naguère suscité quelques huées çà et là : les Parisiens, c’est connu, sont rarement contents. Autant dire que cette reprise de Don Carlos approche le miracle.


Don Carlos. Opéra en cinq actes de Verdi. (Version en français). Avec Charles Castronovo, Andrzej Filonczyk, Maria Rebeka, Ekaterina Gubanova, Christian  Van Horn, Alexander Tsymbalyuk…  Direction: Simone Yung. Mise en scene: Krysztof Warilkowski. Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris.

Durée : 4h40

Opéra Bastille, les 4, 9, 12, 17, 25 avril à 18h. Le 20 avril à 14h.

Le dernier qui restera debout…

« On achève bien les chevaux » Le Ballet du Rhin aux Champs


Palpitante aventure pour le Ballet de l’Opéra du Rhin associé à la Compagnie théâtrale des Petits Champs. Sous la conduite de Bruno Bouché pour la chorégraphie, de Clément Hervieu-Léger et de Daniel San Pedro pour la direction d’acteurs et la mise en scène, comédiens et danseurs transposent à la scène et le roman de l’Américain Horace McCoy et le film de Sidney Pollack On achève bien les chevaux.

Jeux d’enfants

Même si, pour obéir au scénario dénonçant ces concours de danse qui, aux États-Unis, au temps de la Grande Dépression, exploitaient la misère soudaine des participants et finissaient au fil des épreuves et des jours par devenir des opérations d’une cruauté vertigineuse, les artistes du Ballet du Rhin doivent peu à peu simuler la fatigue, voire l’épuisement et les accidents, pour eux, exécuter sur scène des danses de salon ou courir en rond comme des possédés n’est sans doute pas une épreuve trop douloureuse. Rompus qu’ils sont à l’effort, comme tout danseur, et à la virtuosité que requièrent nombre de chorégraphies inscrites au répertoire de leur troupe, les prouesses qu’ils exécutent dans On achève bien les chevaux ne sont pour eux sans doute que jeux d’enfants.

Ce qu’il y a de remarquable dans ce spectacle, c’est que les comédiens se sont faits danseurs et les danseurs excellents comédiens. Sans doute ces derniers ont-ils été guidés par Daniel San Pedro qui enseigne l’art du théâtre à l’École de danse de l’Opéra de Paris. Mais en tout état de cause, outre leur bravoure, leur présence dramatique est des plus convaincantes et confère toute sa force à cette belle réalisation.

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À leurs côtés, une comédienne comme la lumineuse Clémence Boué (Gloria), ici métamorphosée en concurrente amère, révoltée et suicidaire. Ou Daniel San Pedro (Socks) dans le rôle du cynique meneur de ce concours barbare. Mais aussi une étoile de l’Opéra de Paris, Josua Hoffalt (Robert), aussi bon acteur qu’il est excellent danseur.

Triste pertinence

Sur scène apparaissent quarante-cinq danseurs, comédiens et musiciens. Une telle production, née de la volonté du directeur du Ballet de Rhin, Bruno Bouché, de mêler danse et théâtre et de s’associer pour ce faire au metteur-en-scène Clément Hervieu-Léger et à Daniel San Pedro, est évidemment aussi coûteuse qu’ambitieuse. En dehors des coproducteurs (le Ballet du Rhin, la Compagnie des Petits-Champs, la Maison de la Danse de Lyon, la Scène nationale du Sud Aquitaine et la Maison de la Culture d’Amiens), peu de scènes, sinon celle de Chateauvallon où a été créé le spectacle ou celle du Théâtre de la Ville aujourd’hui, pourront offrir ce spectacle vraiment digne d’éloges.

Certes, le spectacle pèche un peu vers la fin en s’étirant avec des scènes qui manquent d’intensité, exposant l’extrême lassitude des concurrents dont les joutes sans pitié duraient des centaines d’heures, s’étalaient sur des semaines. Mais ce n’est pas un péché capital. Aujourd’hui où nombre de chaînes télévisées, infectées par la vulgarité américaine et l’esprit de lucre, se complaisent dans un voyeurisme éhonté et jouent des illusions de minables qui se rêvent artistes à succès, avant de les rejeter dans l’oubli, dans ce climat de décervelage et d’affaissement moral, On achève bien les chevaux conserve toute sa triste pertinence.         

On achève bien les chevaux. Jusqu’au 5 avril. Théâtre de la Ville

Courrier de l’ambassade américaine: un rappel et une alerte

L’ambassade américaine est critiquée pour avoir envoyé un courrier aux entreprises françaises leur demandant de renoncer à toute politique de discrimination positive et d’égalité hommes-femmes si elles veulent travailler avec l’État américain. Cette ingérence anti-woke dans les politiques internes de nos entreprises, assimilable à du chantage économique, est dénoncée comme une forme d’extraterritorialité idéologique imposée par l’administration Trump. Mais, même si elle est un peu cavalière, l’important est ce que la démarche américaine nous rappelle : la méritocratie mise à mal pendant des décennies par le communautarisme à l’anglo-saxonne doit être pleinement rétablie partout.


Voilà quelques jours, un courrier émanant de l’ambassade américaine à Paris parvenait à certaines entreprises françaises. La teneur de cette lettre a de quoi surprendre. Et elle a surpris, en effet. Disons que ce texte s’inscrit parfaitement dans ce qu’on sait de la manière trumpiste. C’est laconique, net, et tout de même un rien comminatoire. Cinq jours pour répondre. Deux cases à cocher. Il faut bien dire que nous ne sommes guère habitués à cela.

DEI, c’est fini !

De plus, il est vrai, le contenu frise la menace. Si les entreprises françaises entendent continuer à travailler avec les États-Unis et garder leur place dans cet immense marché, elles doivent s’engager à renoncer à ce qu’on appelle ici la « discrimination positive » et là-bas l’« Affirmative action ».

John Fitzgerald Kennedy est le premier à avoir employé cette expression. Aussitôt, ainsi portée et promue par cette icône politique, elle fit florès, on s’en doute.

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Instituée aux Etats Unis dans les années 60, ce dispositif vise à corriger un certain nombre d’inégalités, notamment à destination des descendants d’esclaves, mais aussi, par extension, des citoyens discriminés du fait de leur origine ethnique, de leur sexe, etc… Difficile de ne pas voir là comme une esquisse de manifestation de repentance. Il n’en faudra pas plus pour assurer le succès de la démarche en France où, on le sait, le culte du mea culpa n’est pas mince.

L’intention est évidemment des plus louables. Corriger autant que faire se peut les inégalités sociales, culturelles. Fort bien. Or, dans la pratique, on se heurte très vite à une réalité aussi peu satisfaisante pour le cœur que pour l’esprit, à savoir que c’est très souvent au prix d’une injustice qu’on corrigera l’inégalité.

Quotas

On connaît l’anecdote maintes fois rapportée de ce candidat d’abord recalé au concours d’entrée à Harvard, puis repêché quelques jours après. « Nous ne savions pas que vous étiez noir », croit bon de se justifier l’administration de la prestigieuse université. Donc, le jeune homme entre effectivement à Harvard. Mais puisque c’est un concours à numérus clausus, un autre candidat, ayant, lui, parfaitement réussi l’épreuve, se trouve de facto écarté. D’où l’évidente injustice.

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En France, depuis 2001, il est prévu un quota d’entrées à Sciences po au titre de la discrimination positive. À la clef, dispense des épreuves d’admission imposées aux autres étudiants. Certes, on corrige en trompe-l’œil l’égalité d’accès, mais nullement l’égalité de niveau. Réaliser cette égalité-là, celle du niveau de connaissances, est censé être la mission première de l’école de la République. Égalité de tous devant l’apprentissage du savoir, le reste devant se faire au mérite. On en est loin aujourd’hui, chacun est à même de la constater. Et de le déplorer.

Pour cavalière, impertinente et dérangeante que soit la démarche trumpiste, l’important est ce qu’elle nous rappelle : la prévalence du mérite, en effet.

Un rappel donc, mais aussi un constat que nos responsables politiques en charge de ces sujets ne semblent pas disposés à prendre en compte.

Ce sur quoi cherche manifestement à nous alerter l’administration US au moyen de ce courrier, c’est que désormais la discrimination positive n’est plus la généreuse démarche des  intentions d’origine, mais le cheval de Troie du wokisme en entreprise. Pour les minorités discriminées – ou se prétendant telles – elle n’est plus une voie d’intégration mais un instrument de conquête, de prise de pouvoir. C’est bien là le vrai message de ce courrier. En ce sens, il mérite notre attention.

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Lettre aux élèves du Conservatoire, 2013

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Voici la lettre de Daniel Mesguich, destinée aux élèves du conservatoire national d’art dramatique, citée par Yannis Ezziadi dans son article « Conservatoire : on ne joue plus ! » paru ce mois-ci dans notre magazine.


En 2013, alors que son mandat de directeur du conservatoire touche à sa fin, Daniel Mesguich se voit attaqué par les élèves de l’établissement. La quasi-totalité d’entre eux signe une lettre adressée au ministre de la Culture dans laquelle ils exposent leurs désaccords avec la direction de l’école. Ils trouvent notamment que le conservatoire, sous la direction de Mesguich les « coupe du monde » (du monde branché, auraient-ils du préciser !) et qu’il se montre « très méfiant vis-à-vis des productions contemporaines françaises ». Ils reprochent également à leur directeur de faire appel à sa « famille théâtrale » pour constituer l’équipe pédagogique de l’école. Cette lettre aura pour effet le non renouvèlement de Daniel Mesguich à la tête du Conservatoire, et la nomination de la très woke Claire Lasne faisant prendre un virage sans précédent à l’école d’art dramatique. Cette lettre que nous reproduisons ici, est la lettre dans laquelle Daniel Mesguich (avant son éviction) répondait aux élèves.


En 2013, peu avant la fin du mandat de Daniel Mesguich, presque tous les élèves du Conservatoire signent une lettre adressée au Ministre de la Culture. Plusieurs dysfonctionnements au sein de l’institution y sont dénoncés (recrutement de personnalités artistiques extérieures, cursus à clarifier, appel à la famille théâtrale du metteur en scène, institution qui se coupe du monde, méfiance vis-à-vis des productions contemporaines françaises etc.) et le metteur en scène est directement mis en cause. Aucun dialogue n’ayant pu avoir lieu, ce que regrette d’ailleurs Mesguich, il répond aux critiques par le biais d’une autre lettre, destinée aux élèves. Il y défend les réformes qu’il a engagées.

A la même période, une vague de contestation touche également Murielle Mayette, dont le bilan est critiqué par les sociétaires de la Comédie-Française. La procédure est identique : une lettre délatrice invoquant une absence de politique artistique est adressée au Ministre peu avant la fin de son mandat.


Mes chers élèves,

Vous avez tous, ou presque, signé au bas d’une lettre, que quelqu’un – ou quelques-uns – avaient pris soin de rédiger pour vous.

Eh voici qu’à mon tour je vous fais une lettre.

Quoi ? Ce sera donc lettre contre lettre ?

Non.

Nos deux lettres, je le crains, ne seront pas, ne sauraient être, symétriques. La mienne sera d’une autre teneur, et d’une autre visée, que la vôtre. D’un autre style, aussi, sans doute. (Et elle sera plus longue – encore –, je vous prie de m’en excuser, pédagogie oblige).

Au fond, ma lettre « réagira », certes, à la vôtre, mais ne lui « répondra » pas.

La première différence entre nos deux lettres sera que la mienne, elle, s’adresse à vous. À vous, non pas à notre ministère de tutelle, ni à quelque journaliste en mal de scoop. Je vais pourtant, moi aussi, envoyer cette lettre au ministère de la Culture. En copie. Mais – et c’est la deuxième différence – ce n’est pas dans l’intention que ce ministère la lise, ni dans je ne sais quel espoir qu’il l’utilise. Non. C’est, comment dire… pour archive. Pour l’Histoire, oserais-je dire, si je ne craignais pas d’exciter là les ricanements de la Malveillance. Pour l’Avenir. Et, donc, c’est – encore – pour vous que je l’envoie : pour ne pas laisser le seul silence résonner autour de ce que vous avez fait, et que je vous dis, moi, être une faute. Pour que cette faute, grave, et à plus d’un titre, ne passe pas… comme une lettre à la poste.

Au fond, c’est pour faire le professeur, encore. Pour vous expliquer.

Oh, pour m’expliquer moi-même aussi, sans doute, tout prêt déjà à vous concéder qu’il a donc bien fallu que moi aussi j’aie commis des erreurs. Qui n’en commet pas, qui peut dire sans rire « je n’en ai jamais commis ? » Mais, je vous le dis, s’il y en a eu – et il y en a eu forcément, et nous les examinerons, rassurez-vous –, je les tiens pour sans commune mesure avec ce que vous avez fait là (ou avec cela que certains ont voulu que vous fassiez).

Oui, je vous écris pour que 2013 ne reste pas, pour le Conservatoire, l’année de sinistre mémoire où des élèves, des élèves en théâtre, avaient envoyé à ce qu’ils imaginaient être quelque patron suprême une telle lettre (qu’il faut bien appeler, malgré toutes les prudes dénégations et cris à la légitimité de ses rédacteurs, « de délation ») sans qu’aucune autre voix ne s’élève, sans que personne, professeurs ni directeur, n’eût réagi.

La tentation pourtant était grande, savez-vous, d’un souverain silence.

Il suffisait de laisser parler en moi l’amour-propre, la déception, le sentiment de l’injustice… de laisser aller, encore – j’ose ici le mot, même si je n’ignore pas qu’il risque d’apporter de l’eau au moulin de la Malveillance (mais après tout qu’importe, puisque ce moulin, on le sait, n’a nul besoin d’eau pour tourner) –, un certain mépris devant la malhonnêteté intellectuelle et l’hypocrisie de quelques-uns – toutes « qualités » auxquelles l’Art du théâtre (l’Art du théâtre tel que je m’en fais l’idée, c’est-à-dire emportant avec lui non seulement la pratique d’une profession, mais une manière de vivre aussi, de penser et d’agir – et tout entière, elle, empreinte de non-violence, d’intelligence de l’autre, de tendresse, de désir, de beauté…) auxquelles l’art du théâtre, dis-je, se doit de ne pas répliquer, sous peine de se renier lui-même, de s’avilir, de se faire aussi petit que ses assaillants.

Oh, il suffisait aussi, pour se laisser aller à ce silence, de se vouloir « tactique » ; de jouer le rôle du grand directeur au-dessus de la mêlée, d’attendre sereinement que retombe l’agitation (elle ne manque jamais de retomber, n’est-ce pas – surtout lorsque, comme vous [et heureusement pour vous], personne n’est jamais vraiment d’accord avec personne sur tout – et cela même si, encore une fois, chacun pourrait avoir quelque chose à reprocher), d’attendre, donc, et puis, magnanime, de lâcher quelque lest, et le tour aurait été joué.

Il suffisait, oui, de se prendre pour un adulte qui ne se dispute pas avec des enfants.

Mais voilà : j’ai pensé – je pense – que vous n’êtes plus des enfants. Je l’ai assez répété moi-même, n’est-ce pas ?… Et j’ai pensé – je pense – que je me devais de vous parler.

Vous parler, mais comment ?

Si vous n’êtes pas des enfants, alors je dois vous combattre, vous qui m’attaquez… Sans doute l’ignorez-vous, mais, attaqué, oh, je l’ai été, croyez-moi, bien souvent dans ma vie, et plus violemment que vous ne pouvez penser. Je suis un peu aguerri, voyez-vous. Par des journalistes, la plupart du temps (et, ici encore, j’en suis sûr, certains d’entre eux ne manqueront pas de saisir là une occasion de s’amuser à nuire, vous verrez…), par des politiques aussi, parfois (toute conviction forte, réalisée ou en voie de l’être, entraîne inéluctablement des violences, et même des bassesses), et chaque fois, j’ai su, je crois, me défendre… Mais c’est aujourd’hui la première fois, et la première fois en trente ans dans cette « maison » que j’aime et dont j’aime les habitants de passage, que je suis attaqué par des élèves ! Par des élèves-acteurs ! Et, pour la première fois, je l’avoue, je ne sais pas très bien comment m’y prendre.

Et puis, c’est peut-être aussi tout simplement, il faut bien le dire, que je n’ai guère l’habitude d’être « dénoncé » …

Certes, j’aurais pu, ayant passé ma vie, finalement, à disséquer les phrases de nos grands écrivains, ayant assimilé quelques petites notions de philosophie ou de sémiologie, ayant lu quelques livres de psychanalyse, aussi, et ayant fini par en connaître un petit bout sur les transferts et les déplacements, j’aurais pu, ce texte que vous avez signé, le déconstruire pavé par pavé (j’allais écrire pâté par pâté), et, sous les généralisations sciemment abusives, les inexactitudes délibérées, les insinuations faussement naïves, en révéler au grand jour de la raison toute la rhétorique de l’incohérence, de la méconnaissance, voire de la sottise, dont il est tissé. L’analyse des textes, je connais, c’est mon métier, les élèves de ma classe, au moins, le savent bien. Et je l’aurais fait de manière si radicale qu’au bout du compte il n’en serait resté, littéralement, rien, et que ses rédacteurs s’en seraient sans doute trouvés bien ridicules. Mais quoi ? J’aurais gagné ; mais j’aurais perdu d’avoir gagné. Quand on est directeur d’une école, on ne saurait gagner contre ses élèves, n’est-ce pas ? Ç’eut été là, tout simplement, action contre-nature.

C’est ici que toute la tension qui est à l’œuvre en cette sorte d’oxymore en lequel nous évoluons vous et moi tous les jours – une école de théâtre ; une école, mais de théâtre – bat son plein, et pourrait bien, qui s’attelle à la penser, le paralyser parfois : devrai-je ici m’adresser à des écoliers, et montrer une fermeté, une détermination, une rigueur, voire une brutalité salutaire, de directeur ? ou bien m’adresser à des femmes et des hommes, jeunes, certes, et encore, pour la plupart, très inexpérimentés, mais à des adultes, et à des femmes et des hommes de théâtre, et donc avec pondération, raison, et même (malgré tout) confraternité ?… A moins que ce ne soit le contraire : c’est à des élèves, presqu’encore des enfants, que je devrais parler tendrement, quand, avec des artistes adultes, à égalité pour ainsi dire, je pourrais me laisser aller à en découdre à cœur joie… Je n’ai pas tranché. Je rappelais simplement cela pour dire mon désarroi.

J’oscillerai donc, je crois.

Espérant cependant, au fond de moi, que je vous aurai au moins aidés, à la fin, à discerner : oui, je crois, quelle que soit la situation – et Dieu sait combien elle me parait ici hallucinante – que je reste indécrottablement professeur…

Si je vais donc ici vous parler sans ambages, sachez seulement, pourtant, que même sous ce qui pourrait vous paraître, en mes propos, netteté, radicalité, tranchant, il reste au fond de moi, inextinguible – je reconnais la saveur de son lait – ce sentiment de tendresse que j’ai toujours eu pour tous mes élèves depuis trente ans de Conservatoire (trente ans, c’est long. Comptez jusqu’à 30, et imaginez que chaque seconde est une année… Si, si, faites-le…). Mais voici – ce sentiment – qu’il me semble s’être en moi déplacé, et – bien étrangement, vous en conviendrez – comme augmenté. C’est que vous vous êtes trompés : je n’étais certes pas – qu’il vous aurait fallu « tuer », n’est-ce pas, cela est « sain », parait-il – votre père. J’ai d’ailleurs toujours tenu ce genre d’analogies faciles pour dangereuses, et quant à moi je ne parle jamais, au théâtre, de « famille », où, dans telle troupe (ou telle classe), l’un serait à la place de l’oncle, l’autre du père, un troisième du cousin éloigné, etc. Mais, précisément : c’est peut-être d’avoir voulu me tuer (ou m’éliminer, m’annihiler, m’abattre, me couper la tête, etc. Il faudrait ici un vocabulaire punitif, un vocabulaire de l’exécution qui n’est pas le mien), que vous m’avez fait soudain me sentir un peu père…Allez savoir avec les méandres de l’âme… (Oui, je sais : la Malveillance criera : « Paternalisme ! ». Eh bien tant pis pour moi… Ou pour elle.)

Je vous le dis donc comme je le dirais à des « adultes » : envoyant, vous, élèves actuels du Conservatoire, une lettre au ministère de la Culture à la fin que celui-ci chasse votre directeur (oui, je sais, ce n’est pas littéralement ce qui est écrit, mais les dénégations de Sainte Nitouche de ses rédacteurs ne trompent personne, hormis ceux-là seuls qui veulent être trompés), vous avez commis une triple faute.

Tout d’abord, une faute morale, dans l’absolu.

Sauf à concerner quelque grave et néfaste action que j’aurais commise et dont vous n’auriez pu, et pour cause, vous plaindre à moi, le procédé même de cette « dénonciation », le procédé en soi, sachez-le, est abject.

Quelqu’un qui ne saurait rien du « fond » de votre lettre, mais saurait seulement que vous l’avez envoyée « à qui de droit » sans discussion aucune, sans nulle demande de rendez-vous, sans prévenir – en cachette pour ainsi dire de l’intéressé – pourrait imaginer, je ne sais pas, que deux ou trois élèves m’ont aperçu, par exemple, me glisser subrepticement, tel soir, dans le bureau de ma secrétaire, ouvrir le coffre où sont soigneusement rangés les billets de la subvention de l’Etat, en enfouir dans mes poches tout ce qu’elles pouvaient en contenir, puis pénétrer dans quelque bar du quartier (chez l’ami Momo, par exemple)[1], pour claquer tout le magot en whiskies à gogo (je m’empresse ici de décourager d’éventuels véritables voleurs : la subvention de l’Etat versée au Conservatoire ne l’est pas en billets de banque, qui ne sauraient donc être rangés dans ce coffre, coffre qui d’ailleurs n’existe pas)… ; ou bien il pourrait imaginer – pire – que le directeur du Conservatoire exerçait quelque harcèlement moral, traquant compulsivement de jeunes, blondes et naïves étudiantes en art dramatique dans les sombres couloirs de l’établissement, et qu’il avait peut-être même, allez savoir, violé l’une d’entre elles dans le petit réduit qu’on dit qu’il a derrière son bureau, que sais-je…

Mais, voyez-vous, je vous le dis, si ce directeur n’a pas commis une telle faute, une faute grave – et vous me concèderez, j’espère, que je ne l’ai pas commise – alors, la faute grave, c’est vous qui l’avez commise.

… Je dois à la vérité d’avouer, mes chers élèves, que j’ai, moi aussi, apposé ma signature au bas d’une lettre collective ces derniers jours. C’était – avec quelques autres – pour exiger la libération de Mitra Kadivar. Vous savez qui c’est, n’est-ce pas. Non ?… Elle est la présidente de l’Association freudienne de Téhéran et elle est honteusement séquestrée en hôpital « psychiatrique » à l’heure où nous, nous nous écrivons des lettres… Puisqu’il n’y a, dit-on, que le premier pas qui coûte, et que vous voici, semble-t-il, disons « épistolairement dégrippés », je ne saurais trop enjoindre vos leaders, les rédacteurs de votre lettre, puisqu’ils semblent avoir des idées sur l’interaction des matières qui doivent s’enseigner au sein des écoles d’art dramatique, de chercher maintenant à vous faire signer cette autre lettre-là, histoire – au moins – de mettre en connexion des expériences croisées…

C’est – deuxièmement – une faute devant le théâtre.

Durant le temps, si court, de la signature, vous vous êtes exclus d’un coup du théâtre. Je ne parle pas, là, du temps, certainement bien plus long, qu’il a fallu à quelques uns pour concocter le projet en cachette et le rédiger… Qu’il a fallu, oui, à quelques uns seulement, toujours les mêmes, n’est-ce pas, qui en ont entraînés d’autres, qui en ont entraînés, « mutins de Panurge », d’autres encore… jusqu’à ce qu’il soit devenu difficile à chacun, et de plus en plus difficile, de ne pas signer, sous peine de paraître un « jaune », ou un « béni-oui-oui »… De cela, j’ai déjà tant de preuves – sans que je n’aie rien demandé jamais, je m’empresse de le dire (la Malveillance, vous savez…) – et tant d’aveux de tous ceux qui, un par un, m’ont fait entendre, depuis quelques jours – et toujours de manière très émouvante et, oui, courageuse, cette fois –, qu’ils se sont fourvoyés, qu’ils ont été entraînés, qu’ils ne savaient pas, qu’ils souhaiteraient reprendre leur signature…

Mais, vous connaissez l’histoire de Winston Churchill (c’était le Premier ministre de la Grande-Bretagne pendant la dernière guerre) qui se retrouve un jour à faire pipi dans les toilettes d’un grand hôtel londonien, juste à côté – qui faisait pipi lui aussi – d’un journaliste qui venait de le trainer dans la boue dans les colonnes d’un très grand journal. Au journaliste, qui lui disait : « Je vous ai insulté, dans mon journal, Sir Winston Churchill, mais, sachez-le, au fond de moi, je vous admire beaucoup », Churchill avait répondu, affable et digne tout en continuant à faire pipi : « Ce que vous me dites là me fait chaud au cœur, merci, vraiment. Toutefois, j’avoue que j’aurais préféré que vous m’insultiez dans les toilettes d’un grand hôtel, et que ce soit dans le journal que vous me disiez toute votre admiration … ».

Car, voyez-vous, le mal est fait. Mais bon, ce discernement est peut-être le plus important…

Oui, durant, donc, ce temps si court de la signature, vous vous êtes, mes jeunes élèves, exclus vous-mêmes du théâtre : je n’arrive pas à imaginer (je manque peut-être d’imagination) Gérard Philipe, Daniel Sorano ou Jeanne Moreau écrire en cachette pour se plaindre « à qui de droit » de tel défaut de l’organisation du TNP de Jean Vilar, ou de son action qu’ils auraient jugés trop singulière… ni, que sais-je, Michel Bouquet… ou Laurent Terzieff, écrire pour se plaindre de Tania Balachova (peut-être savez-vous qui sont ces gens)… ni se plaindre du directeur de son école à ce qu’il aurait imaginé lui être quelque patron, le moindre élève de Charles Dullin…

C’est que vous jugez là de votre école, qui, malgré tel ou tel « dysfonctionnement », comme vous dites– et vous n’avez pas à me convaincre que, des dysfonctionnements (ce mot technocratique ne fait pas, lui non plus, tout à fait partie de mon vocabulaire), il peut en exister (nous sommes près de deux-cents à vivre ici les uns sur les autres, il serait bien improbable qu’il n’y en ait jamais) –, de votre école, qui se porte bien aujourd’hui, très bien même, c’est un témoin attentif depuis trente année (vous n’étiez pas nés) et qui peut comparer qui vous le dit (mais le disent aussi aussi tous les anciens élèves, vos aînés, qui, chaque fois, la revoyant à présent, s’écrient : « Ah, si j’avais eu la chance, élève, de connaître ce Conservatoire-là ! » ; et le disent encore – le saviez-vous – les responsables de quelques unes parmi les plus grandes écoles d’art dramatique dans le monde, qui souvent la donnent aujourd’hui comme exemple et veulent l’imiter) –, c’est que vous jugez là votre école, dis-je, par cela seulement – c’est, hélas, normal – que vous connaissez de l’extérieur : vous voyez que, là-bas, tel personnel de telle entreprise est en guerre (et souvent à juste raison) avec le « patron » de cette entreprise et, par analogie, vous vous êtes mis en guerre contre votre directeur. C’est donc, avant tout, que nous, professeurs, et moi, directeur, n’avons pas su vous faire entendre que le Conservatoire n’était pas une telle entreprise, mais qu’il était, au contraire, fiché qu’il est entre telle grande banque et tel magasin de chaussures… comment dire… un « abri ».

Voyez-vous, depuis quelques années, une guerre immense, une guerre qui n’a jamais dit son nom, se livre en France et en Europe, et certainement bien au-delà même de leurs frontières. Malgré quelques passerelles ici ou là – au demeurant très belles car, étrangement, chacun des deux camps a parfois besoin de l’autre, et il y a des gens merveilleux dans l’un et l’autre camps –, deux mondes s’affrontent sans merci : disons, pour aller vite, celui de l’art, de la poésie, de l’utopie, de la confiance, de la recherche, de « l’humanisme », et celui de l’efficacité, de la consommation, de l’argent, du rendement, celui des technocrates et des « communicants ». Vous êtes nés dans cette guerre. Je vous le dis, notre monde, votre monde – que feriez-vous, sinon, au Conservatoire ? –, c’est le premier.

Mais vous avez écrit (n’avez-vous donc pas d’oreille ?) : « discours de la direction », «déficience dans l’organisation interne », « absence de planification », et autre « politique d’échange pérenne », qui sont langue et « concepts » du second. Ce ne sont pas, là, je vous le dis, des mots d’acteurs, des mots d’artistes… Je vous en conjure, jeunes gens, ne passez pas, sans même vous en rendre compte, à l’ennemi.

C’est, troisièmement, une faute devant la République.

Une telle action (et une telle lettre, j’y viendrai), inédite dans l’histoire du Conservatoire (qui a commencé, elle, au XVIIIème siècle), se produit – comme par hasard – l’année où, pour la première fois dans ladite histoire, s’instaure au Conservatoire un Conseil d’administration. Conseil où – comme par hasard – les rédacteurs de la lettre, je le sais, sont aussi, pour une part au moins, ceux qui siègent au titre de « délégués des élèves ». Je me risquerais bien à penser que ceux-là n’ont pas tout à fait compris leur rôle. Et qu’à siéger à la table de ce conseil, à entendre s’énoncer et se commenter sans fard tel ou tel problème, à parler en cette instance sans contrainte et à égalité avec les responsables et les professeurs, ils ont pu se sentir grisés et se sont crus… comment dire… en cogestion. En codirection. Mieux (ou pire) : un « autre » directeur était là, au milieu, qui les gênait, et qu’ils ont voulu éliminer. Eh bien, je me dois de vous l’enseigner aussi : non. La démocratie n’est pas cette parodie, et les élèves restent les élèves, les professeurs les professeurs, les directeurs les directeurs. Une confusion de ces statuts ferait éclater l’idée même d’école.

Ces délégués se sont pris au jeu et, bien que fort jeunes et dans l’ignorance quasi-totale de la plupart des difficultés inhérentes à la marche d’une institution comme la leur, ils « y ont cru » : comme un acteur amateur jouant Iago ou Napoléon qui se prendrait pour Iago ou Napoléon pour de bon, ils ont oublié que ce rôle-là, celui de délégué, s’il comportait, certes, quelque « pouvoir » (quelque « responsabilité », devrais-je dire), comportait aussi quelques devoirs. Celui, par exemple, de parler, d’expliquer, dès que l’on soupçonne un problème : je n’ai jamais, depuis trente ans que je suis professeur et plus de cinq ans maintenant que je suis directeur, je n’ai jamais, je dis bien jamais, quel que fussent le moment et la pression qu’ont pu exercer sur moi mes autres travaux, refusé un rendez-vous à un élève. Mais voilà, ceux-là ne m’ont jamais demandé l’ombre d’un rendez-vous, et ils ont préféré aller directement vers ce qu’ils imaginaient être « l’action », trahissant simplement par là, du même coup, pardon de le dire, la confiance qui leur était accordée. Même dans les entreprises les plus en conflit de notre société, les représentants de personnel les plus virulents et les plus radicaux n’agissent pas ainsi, sans discussion, sans préavis, et en contournant les instances qui précisément servent à régler les conflits, s’il y en a ; instances dont – ironie – ceux-là prétendent, d’autre part, tirer autorité… Ils sont jeunes, me dit-on, impulsifs, et ils ne savent pas… Euh… Non : ils ne sont déjà plus si jeunes, c’est trop facile, et ils devraient savoir.

Et si vraiment ils ne savaient pas, ils n’avaient qu’à me demander… Ah, oui, bien sûr, j’oubliais : pour me demander, il eût fallu me parler, et c’est précisément ce qu’ils voulaient éviter de faire. C’est bien dommage, car je leur aurais dit : « Est-ce la bonne « procédure », mes chers « délégués », que de ne pas passer par le Conseil des Études ou, si c’est, à votre avis, plus grave et infrastructurel, par le Conseil d’Administration ? Est-ce la bonne procédure, encore, que d’avoir demandé (à mon grand étonnement, mais, bien sûr, obtenu) d’enregistrer une réunion comme celle que nous avons tenue avec quelques uns de vos professeurs après l’annonce que cette lettre avait été envoyée : avez-vous eu peur que les professeurs et moi disions des choses que par la suite nous aurions nié avoir dites ?… Devant quatre-vingt personnes, d’autre part, c’eût été difficile…»). Qui vous a enseigné cela ? Certainement pas nous, vos professeurs. Mais quelqu’un qui, à coup sûr, ne sait pas qui est Shakespeare, croit que Claudel est une marque de beurre et Calderon une marque de chocolat. Je ne félicite pas, s’il existe, cet étrange « professeur ». Quant à moi, sachez-le, je passerai très bientôt par un Conseil des Études, y reprendrai point par point tout ce qui est en votre lettre, et ce conseil, démocratiquement, donnera, comme il se doit, ses avis ou ses verdicts…

« Daniel, il n’y a pas de fumée sans feu », me murmurent quelques pseudo-bonnes âmes (pas si loin, « oecuméniques », d’ajouter, si on les y poussait, que le viol n’est certes pas beau, mais que se promener en mini-jupe n’est pas très malin non plus). Eh bien, si. Il y a de la fumée sans feu… (Tous les soirs, en ce moment, le Hamlet que j’ai mis en scène à la Cartoucherie présente, à tel ou tel moment, de très belles volutes de fumée, et j’affirme pourtant que pas l’ombre d’une flamme ne brûle en coulisse). Il y a de la fumée sans feu. Mais c’est que c’est, alors, une fumée… de fiction.

Il vous aurait fallu du recul, et le recul, on le sait, n’est pas, par définition, l’apanage de la jeunesse. Nous le savons bien, nous les professeurs (je veux dire : nous les artistes qui avons bien voulu aussi nous faire vos professeurs ; qui nous sommes engagés, d’une certaine manière, à rendre ce que nous avons eu la chance qu’il nous fût donné), oui, nous le savons bien : une certaine ingratitude nous revient, la plupart du temps, en partage, et nous avons appris à ne pas en souffrir (ce n’est souvent que bien plus tard que nous recevons de véritables lettres d’amour qui commencent à peu près toutes par : « À l’époque je n’en étais pas conscient, mais je me rends compte aujourd’hui de la chance que… ». J’en ai moi-même dans mes archives une petite collection).

Pourtant, vous le savez, je n’ai rien vu venir : ça, c’est une faute, je le reconnais (Il est vrai que je n’ai pas été le seul à tomber de haut : personne – administration, technique, corps enseignant, personne – n’a rien vu venir). Pire pour moi, et je vais continuer de m’accabler, et la Malveillance – qu’elle est donc bête, la Malveillance ! – va rire très fort et en faire ses choux gras : si l’on m’avait dit, par exemple, qu’une initiative avait été prise par les élèves en vue de quelque fête en mon honneur pour mes trente ans ans de Conservatoire et pour me remercier de ce que je fais pour eux, à ma grande honte, je l’avoue, je l’aurais cru, voyez ma nullité en matière d’anticipation ! Mais… comment vous faire entendre cela, mes chers élèves… hum… Saint Thomas (le philosophe saint Thomas d’Aquin, qui vivait au moyen-âge, ce n’est pas seulement le nom d’une église) était moine, et il était très gros ; énorme, parait-il. Et il se mouvait avec difficulté. Un jour qu’il était assis dans un fauteuil du réfectoire de son monastère, de jeunes moines de ses amis, pour lui faire une farce, lui crièrent : « Thomas, Thomas, viens vite, dépêche-toi, viens voir à la fenêtre, il y a dans le ciel des anges qui volent ! » Et le pauvre Thomas se lève avec difficulté et court comme il peut, les yeux illuminés, à la fenêtre. Évidemment, il n’y avait pas d’anges, et les moines, ses copains, hurlaient de rire. Alors Thomas leur a dit doucement : « Pourquoi riez-vous, mes frères ? Il y avait, pour moi, bien plus de probabilités de voir des anges voler que des moines mentir… » Eh bien, voyez-vous, ici, nous sommes, en principe, entre acteurs, et il est vrai que la pensée de la possibilité de cette lettre ne m’était pas venue. Pas assez de probabilités pour moi.

C’est que vous n’avez pas écrit là à un ministère pour « dégommer » un « patron ». Vous avez écrit à un patron dans l’espoir qu’il « dégomme » l’un de vous. Le comprenez-vous ? C’est d’ailleurs, je l’espère (et si je l’espère, ce n’est pas, faites-moi la grâce de le penser, pour moi-même) un mauvais calcul : en dépit d’une idéologie « jeuniste » qui sévit aujourd’hui un peu partout, je ne vois pas les ministères obtempérer chaque fois que les élèves d’une école exigeraient d’eux, pour une raison ou pour une autre, le renvoi du directeur ou d’un professeur : le concept même d’école exploserait, et toutes les écoles de France.

Depuis quelques jours, je croise dans les couloirs du Conservatoire tel ou tel élève que, comme à l’accoutumée, je salue (un peu froidement ces jours-ci, faut rien exagérer tout de même, mais enfin bon, que je salue), et souvent, le voyant répondre timidement ou baisser les yeux, ou regarder vite ailleurs, je me prends à penser : «  Bon, elle (ou lui), elle, bon, elle, ça va ; elle a peut-être, elle a sans doute, signé cette lettre indigne, mais enfin bon, lui (ou elle), c’est un gentil, je vois bien que c’est un gentil, je vois bien qui il est ; bon, il a signé, quel con, mais enfin bon, je vois bien qu’il est sûrement, aussi, intéressant, et même intelligent, que c’est, oui, quelqu’un de bien, et puis, il aime le théâtre, c’est un acteur, il est, au fond, des miens ; il est surement vulnérable et sensible, et je ne peux avoir que de la sympathie pour le presque enfant qu’il est encore. » – « Oui, mais il a signé », me dit un autre moi en moi, plus sec, plus belliqueux, plus jeune que moi peut-être, artiste seulement et c’est tout (je veux dire : moins professeur), et davantage prêt à en découdre. – « Oui, oui, je sais, il a signé, répond en moi le premier moi, mais, bon, si c’était ton fils ou ta fille, tu continuerais de l’aimer, non ? Tu penserais qu’il a fait une grosse connerie, que d’ailleurs il ne mesurait pas, mais tu l’aimerais quand même, pas vrai… » – « Oui, mais ce n’est pas un enfant, ce n’est plus du tout un enfant, insiste le deuxième moi en moi ; alors quoi, on t’attaque et tu ne réponds pas, c’est ça, tu te laisses faire ?… » – « Mais non, idiot, ce n’est pas ça, dit le premier moi en moi… » etc. Toute cette scène, remarquez-le, ne dure, étrangement, guère plus d’une ou deux secondes, et ni l’élève ni moi n’avons d’ailleurs le temps de la lire. Eh bien, voyez-vous, je vous le dis en confidence, c’est toujours le premier moi en moi qui l’emporte : l’élève à peine croisé, je me dis (cette fois-ci, j’ai le temps de me dire) : « non celui-là, ça va ; celui-là (ou celle-là), même s’il a signé, je l’aime, allez… ». Le problème, c’est que ça m’arrive avec tous. Je n’ai, depuis « la lettre », jamais croisé encore – mais je n’ai pas, je crois, croisé tout le monde ! –, je n’ai encore jamais croisé un élève à propos duquel j’aurais pu me dire, hugoliennement : « Meurs, lâche, chien, tu as voulu me frapper dans le dos, je te hais ! ».

J’ai évoqué, à maintes reprises, « la Malveillance » ; et j’ai dit souvent : « quelques uns »… Mais de ceux-là aussi, je suis le directeur. C’est, certes, plus difficile, mais bon, ceux-là aussi, au fond, au fond-fond, je ne leur en veux pas. « C’est, va dire la Malveillance (encore elle, il faudrait pourtant une fois pour toutes qu’on la chasse, j’ai bien envie d’écrire une lettre au ministère !), qu’il se croit supérieur, vous voyez bien, rien ne l’atteint, il ne nous hait même pas, il plaisante encore, il plaisante tout le temps, il est si sûr de lui, etc. ». – Non. Ce n’est pas ça, jeunes gens. C’est seulement que je sais qu’à vouloir combattre la « jouissance » – la « jouissance » d’un autre, qui plus est –, nul ne peut rien, ni n’a jamais rien pu.

Mais j’ai, pourtant, un allié de taille : le temps. Laissons-le faire.

Que je pense que toutes les récriminations, en la lettre que vous avez signée, ne sont que des déplacements, ne sont pas « vraies », n’entraine pas que je m’autorise, ces récriminations, à les repousser d’un revers de main comme n’étant que symptômes vides d’un mal absent. Je voudrais seulement tenter de vous montrer qu’elles manquent, ces récriminations, de, disons, justesse (de justice aussi, mais ça, c’est tant pis pour moi).

Oh, j’ai vu tout de suite que cette lettre ne reflétait nulle vérité, ne disait, au fond, presque rien, et qu’elle se voulait surtout – presque seulement, même – « punitive ». Insinuant ici, montant en épingle là, éclatant à chaque paragraphe en confusions volontaires, en généralités de mauvaise foi, le tout enrobé des flagorneries (d’ailleurs en langue de bois), et des mines et allures du (faux) désarroi d’une jeunesse bien sympathique (« nous ne sommes que de jeunes élèves », etc.) ; finalement, au contenu en harmonie, chers rédacteurs, avec la méthode qui a présidé à son envoi…

Puisque j’avance impudemment que cette lettre est vide et indigente en son fond, mais considère, d’autre part, qu’elle doit bien être, quoi qu’il en soit, le symptôme au moins de quelque chose, permettez-moi de prendre les devants, peut-être imprudemment, tant pis, et de vous commenter déjà ici quelques points (mais nous passerons en revue tous ceux que je vous jugerez bons de présenter au Conseil des Études, les examinerons, et trancherons), points que je crois être causes de possibles mécontentements ; de passer en revue ce que je crois être les mesures, ou les idées, qui, d’avoir commencé par déplaire à quelques-uns, ont pu, par contamination, devenir « impopulaires ».

– S’il existe véritablement au Conservatoire, dont « l’enchevêtrement trouble votre compréhension du projet global de l’école », dites-vous, chers rédacteurs, « un discours officiel et une parole officieuse », je ne vois pas que l’officieuse puisse être de mon fait : je ne connais, moi, que la première (que d’ailleurs je ne qualifierais pas « d’officielle »). Quant à « l’officieuse », donc, si elle existe, combattez-la, ou ignorez-la ! C’est mon conseil… Mais vous m’expliquerez, j’espère.

– « L’opacité de la ligne pédagogique perturbe l’administration » ; et elle perturberait aussi, dites-vous, les professeurs. En êtes-vous sûrs ? Il est étrange que les uns et les autres, qui n’ont pas, n’est-ce pas, leur langue dans leur poche, n’aient jamais cherché à me rien faire entendre de tel… Et, encore une fois : en êtes-vous sûrs ? Vraiment sûrs, mes chers rédacteurs ?

– Vous découvririez votre parcours « d’une manière aléatoire » ? Alors qu’on vous donne un emploi du temps détaillé dès le premier jour ?… « Aléatoire », vous êtes sûrs ? (Pour les six élèves du tout nouveau 2ème cycle, je vous l’accorde, hélas : nous n’avons ouvert ce cycle que depuis quelques mois, et nous cherchons – mais nous avons toujours dit que c’est ainsi que nous ferions – en avançant.) Mais pour le reste, tout le reste, des activités de votre école, je le répète : vous en êtes sûrs ?

– « Le Conseil des Études et ses membres ont été déconsidérés », dites-vous. En quoi, par qui, quand, comment ? Ils n’ont jamais évoqué, que je sache, fût-ce très indirectement, une telle chose. Ils l’auraient donc soufferte en silence ?…

– « Le Conservatoire se coupe progressivement du monde » ? Euh, non, je ne crois pas. Je ne crois pas, d’abord, que traverser comme vous le faites toutes les « disciplines », tous les répertoires, accompagnés en cela par quelques-uns parmi les meilleurs professeurs d’art dramatique de France, « coupe progressivement du monde ». Je crois même, oui – allez, je me lance follement –, j’irais même jusqu’à croire – voyez mon impudence et mon toupet –, tout le contraire. … J’avoue d’autre part que je n’aime pas beaucoup la manière dont vous avez tenté de présenter, mes chers rédacteurs, mon rapport à « l’étranger ». Elle est même, pour moi, franchement nauséabonde et, je vous le dis, pour le moins offensante : je serais, à vous en croire, je ne sais quel protectionniste « franchouillard » et xénophobe. Si je n’étais déjà connu pour exactement le contraire, cette accusation serait, je vous le dis, des plus graves. Vous en doutez-vous ?

L’étranger : oui, bien sûr, tout (et pas seulement votre désir déclaré) pousse à établir des liens avec les autres pays (vous prônez cela à un internationaliste et un européen convaincu), avec les autres peuples, les autres cultures et, pour ce qui nous occupe, avec les autres écoles d’art dramatique d’Europe et d’ailleurs. Et il se trouve que je suis le premier directeur de votre école (jusqu’à présent, donc, le seul) à avoir obtenu de vous envoyer visiter, par groupe de cinq, des écoles en Chine, en Amérique, au Japon, en Hongrie, en Australie, etc.  Mais, d’autre part, discernez, ne comparez pas l’incomparable : le théâtre, lui, ne s’exporte pas comme le peuvent la danse, les arts plastiques, la musique… Ou le fait beaucoup moins bien : question de langue. Et quand, pourtant, un festival international des écoles d’art dramatique invite le Conservatoire, c’est, traditionnellement, au mois mai : imaginez la tête de votre professeur d’interprétation si je lui annonçais que trois semaines avant les « journées de juin », je coupais dans le tricot et réquisitionnais quatre ou cinq de ses élèves pour qu’ils aillent jouer un spectacle à Belgrade ou Spoleto… Je ne suis pas sûr, jeunes et impulsifs rédacteurs de lettres, que vous ayez assez réfléchi à ces problèmes.

– Vous écrivez que les cours ne sont pas « connectés » les uns aux autres… Comment imagineriez-vous qu’ils le soient davantage ? Je le demande sincèrement. C’est la tradition du Conservatoire – celle de cette école-ci et pas d’une autre (et j’aime, moi, cette tradition, et c’est cette école-ci, et pas une autre, vous, que vous avez choisi d’intégrer, n’est-ce pas) – d’être structurée davantage comme le sont les classes préparatoires (comme khâgne et hypokhâgne) que comme une suite linéaire de « stages de formation », comme le sont la plupart des autres écoles d’art dramatique de France. Je ne dis pas que ce soit forcément mieux (même si je le pense), mais c’est ainsi. Si, à peine entrés, vous considérez que cette « structure » ne vous convient pas, que n’avez-vous tenté le concours d’entrée d’une autre école ? Car, oui, la plupart des écoles collectionnent, parfois avec bonheur, des « stages » : après celui-ci, cet autre (et qui souvent n’a rien à voir) ; y a-t-il là davantage de « connexion » ? Au Conservatoire, au contraire, les cours sont tuilés et entrecroisés toute l’année. Comprenez-le, c’est précisément ce tuilage, ou ce « tissu », qui est la « connexion » : toujours plus d’un thème, toujours plus d’un fil, toujours plus d’une ligne, chaque jour. Mais je vous accorde que l’histoire du théâtre n’est pas exactement de l’anglais qui n’est pas exactement du chant, et les cours d’aïkido ne se font pas en chantant l’histoire du théâtre en anglais ! (Encore que, vous le savez, j’aie voulu que l’anglais fût « du théâtre », que l’histoire fût « du théâtre », que l’on jouât ces « matières », et que j’aie voulu, par l’instauration, chaque année dorénavant, d’un spectacle de « comédie musicale », que la danse s’entremêlât au chant). Si vous aviez d’autres idées, parlez m’en, parlez-en au Conseil des Études, étudions, réfléchissons, rêvons… Mais se plaindre de celles-ci de manière incantatoire seulement, et croire (ou vouloir faire croire) que c’est la personne du directeur qui est l’obstacle est, au mieux, sot, au pire, malhonnête. Les deux, chers rédacteurs ? Non, ça, je ne veux pas le croire…

– « Un corps enseignant anachronique et ami » », dites-vous. Malgré le temps qui passe (et, certes, je suis « dans le paysage » depuis que vous existez, et j’ai monté de très nombreux spectacles, joué dans de nombreuses pièces, de nombreux films, écrit, même, quelques livres), je reste néanmoins résolument, sachez-le, un « moderne ». Un artiste connecté aux pensées et aux textes les plus avancés, les plus aigus – et minoritaire souvent. Mais il est vrai que j’aime aussi la mémoire et l’histoire, et tiens que les mondes en apparence révolus ne le sont jamais vraiment. Ainsi, le « moderne » que je suis n’a pas voulu pour autant – il en va de la plus importante école d’art dramatique de France, voyez-vous, – se laisser aller à tel penchant « expérimental », procéder à quelque alliance avec ce qui n’est qu’images et allures (certes pourtant parfois fort célébrées), de je ne sais quelle – souvent fausse – « avant-garde » : j’ai voulu vous préserver des effets de mode (fulgurants, en nos métiers), qui, à coup sûr, auraient redoré l’image de votre directeur à vos yeux, et peut-être aux yeux d’une certaine presse, mais ne vous auraient, à vous – malgré ce que certains d’entre vous pourraient pourtant penser – servi de rien, ou pire. Oui, j’ai voulu vous éviter les « tubes de l’été ». Et je n’ai pas sollicité tel metteur en scène qui peut-être aurait eu momentanément les suffrages de Télérama ou des Inrockuptibles (et, pourquoi pas – cela arrive – à juste titre), mais resteraient cois devant une scène de Shakespeare que vous leur présenteriez, ou de Tchekhov, ou de Racine…

Et puis surtout, sachez-le, les qualités nécessaires à un bon professeur du Conservatoire sont multiples, contradictoires, et rares à se retrouver toutes en un seul. Il faut à ce professeur être savant en son art ; détenteur d’une culture générale solide ; « généreux » (savoir s’ouvrir, avec un amour égal, à des acteurs qu’il ou elle n’a pas choisis) etc. Et surtout avoir une, comment dire, « morale » ; car c’est souvent ce que ni lui ni ses élèves ne savent qu’il enseigne, qu’il enseigne véritablement : une hauteur de vue, une dignité, une élégance, une loyauté, une façon « noble » de réagir en telle ou telle situation, etc. L’exigence de toutes ces qualités restreint considérablement, au fur et à mesure qu’on les additionne, le panorama, voyez-vous, et souvent, quand enfin on trouve un professeur « possible », il n’a tout simplement pas envie de venir vers vous (peut-être n’a-t-il pas la principale qualité : la « générosité », voire l’abnégation…) et préfère rester libre pour quelque projet personnel… Et vous nous reprochez, dans votre lettre, que nous n’engagions pas les professeurs « trois ans à l’avance »? Vous voulez rire ? Vous croyez-vous donc le centre du monde ? D’être privilégiés, et pas qu’un peu, vous ferait-il imaginer le privilège illimité ?… Mais, d’autre part, dites-moi, untel, untel et untel, qui vous font travailler en ce moment, ne sont pas si nuls, non ? Car je ne sache pas que vos professeurs en général soient les plus vieillots des enseignants, même si, comme vous le suggérez en le déplorant, la plupart sont de mes « amis » … Eh bien, oui. J’avoue volontiers cela : c’est que je me vois mal engager pour vous des professeurs… que je n’aimerais pas. Je respecte, j’admire – et, oui, j’aime – les professeurs que je vous donne. Certains ont été mes élèves, et parfois mes acteurs, c’est vrai. Mais j’ai eu des centaines d’élèves, travaillé avec des centaines d’acteurs, et c’est ceux-là et pas d’autres – pour un certain temps du moins – que j’ai choisis. Comme si c’était à l’issue (et à leur insu) d’une très longue audition… Pourriez-vous, chers rédacteurs de lettres à faire signer, pourriez-vous aller jusqu’à imaginer un instant qu’il puisse là ne pas s’agir de simple « copinage », mais que s’ils sont mes amis, c’est précisément, d’abord, parce qu’ils sont de grands artistes et de grands professeurs ? Eh oui : j’engage des gens que j’aime plutôt que des gens que je n’aime pas ; il parait que ça se fait… Et je ne sache pas, d’autre part, qu’ils soient des clones de moi, loin s’en faut : parlons-nous, trouvez-vous, d’une seule voix ? Il apparaitrait plutôt, me semble-t-il, que non ! Et c’est précisément pour montrer à quel point nous pouvons ne pas être d’accord sur les notions et les thèmes les plus élémentaires de l’art dramatique (le personnage, la situation, la « violence » au théâtre, le théâtre populaire, etc.) que j’ai instauré, cette année, ces séances de « Controverse », où nous disputons devant vous (avec amitié, oui, encore, pardon), et vous montrons à quel point les professeurs d’une aussi grande institution que la nôtre peuvent (et doivent) diverger, à quel point le Conservatoire n’est pas univoque mais pluriel et tire même, artistiquement – et c’est tant mieux –, à hue et à dia.

– Quant à de mystérieux problèmes « organisationnels », que vous évoquez sans en dire plus, et je ne rappelle pas cela pour m’esquiver – et, s’ils existent, j’en assumerai, au seul titre de directeur, la responsabilité pleine et entière –, sachez qu’ils ne sont pas directement de mon fait : je ne me charge pas de « l’exécutif » ; il y a, en notre administration, des postes, pourvus de qualifications et de tâches précises, pour cela. Puisque c’est ma personne elle-même qui est attaquée, je vous devais, autant qu’à la vérité, de l’apprendre.

– Concernant, maintenant, le professeur que vous ai trouvé pour mettre en scène l’atelier d’histoire du théâtre, j’admets que je me suis trompé. Ce n’était pas, à l’évidence, la personne qu’il vous fallait. Deux remarques, pourtant :

1) Ce n’est qu’un des professeurs parmi tant d’autres que j’ai ralliés au Conservatoire (Eloi Recoing, Sandy Ouvrier, Jean-Damien Barbin, Gérard Desarthe, Yvo Mentens, Pierre Aknine, Véronique Vella, Eric Forestier, Henriette Walter, Michel Fau, Olivier Py, Jean-Paul Wenzel, Philippe Calvario, Christophe Maltot, Pierre Debauche, Hans-Peter Cloos, Julien Lubek, Hacène Larbi, etc.), et qui, n’est-ce pas, ont réussi, je crois (réussissent) avec vous un travail de la plus haute qualité.

2) J’ai tout de même des « circonstances atténuantes » : cette personne n’est pas n’importe qui, elle a un curriculum vitae long comme le bras, elle est actrice, metteur en scène – cela avec un succès certain –, et elle a déjà enseigné… Puis, oui, je cherchais, pas forcément mais plutôt, une femme… Mais, bon, je vous l’accorde, hélas, volontiers : elle n’était sans doute pas – pas avec vous, en tout cas – celle qu’il fallait, et « ça n’a pas pris ».

Directeur, j’aurais pourtant pu, alors – l’aurais-je dû ? –, lorsque je vous ai reçus dans mon bureau à ce propos, vous quinze qui travailliez avec elle, j’aurais pu pourtant vous répondre : « Non ». « Vous voulez arrêter un spectacle ? – C’est non ». Depuis quand des élèves auraient-ils le droit de « refuser » un professeur ? Ce serait, systématisé, la fin de l’école. Dans telle école où l’on fait, par exemple, des mathématiques, tels élèves qui, pour telle ou telle raison, auraient des difficultés à suivre l’enseignement de tel professeur pourraient donc dire « nous n’en voulons plus », et le professeur s’en irait ? Ou, lors de telle formation professionnelle, tels stagiaires qui éprouveraient des difficultés à travailler avec leur formateur ? L’idée-même « d’école », jeunes gens, « l’école » même, me demandait de vous répondre : « Non. Non, c’est comme ça. C’est dans cette école que vous avez voulu entrer – que vous auriez, pour certains, rappelez-vous, tué père et mère pour entrer – ce n’est pas à vous, élèves éphémères, de la façonner à votre main. Les répétitions de ce spectacle auraient été difficiles ? Eh bien oui. Et alors ? Les exercices en les écoles de sapeurs-pompiers aussi. Qui vous a dit que dans l’école d’art dramatique la plus « exigeante » de France, il était admis que tout devait se faire facilement ? »

Ce « non », j’aurais d’autant plus pu le prononcer que les raisons qui m’étaient données étaient, vous en conviendrez, pour le moins contradictoires, voire incohérentes ; rappelez-vous : l’un se plaignait : « Elle est trop directive, elle nous arrête sans cesse dans notre jeu, elle nous dit tout, elle nous prend pour des enfants »… Bon… Mais, l’autre : qu’elle laissait faire sans visiblement savoir où tout cela allait, qu’elle n’avait, finalement, rien à dire et se taisait, ne donnait jamais aucune indication… L’un disait : « elle est méchante, cassante, humiliante, elle nous parle mal »… Bon… Mais l’autre, qu’elle ne savait faire que des compliments, qu’elle trouvait toujours tout et tout le monde merveilleux, et que cela n’aidait en rien les élèves, etc. Ah bon… N’importe nawak, jeunes gens, n’importe nawak… Et pourtant je n’ai pas dit non. « L’école » me le demandait, oui, mais « le théâtre » ? Et j’ai dit : « d’accord, vous ne voulez plus faire ce spectacle, ne le faisons pas ». C’est, voyez-vous, que je n’avais pas voulu là… comment dire ?… instaurer officiellement le malheur. C’est que je tiens le théâtre pour un moment de vie, fragile entre tous, qui ne peut être que de bienveillance, de plaisir, de confiance, et j’ai compris, si j’imposais ce spectacle, que vous alliez tous être, bien que pour des raisons souvent diamétralement opposées, malheureux; et votre professeur aussi. Et j’ai préféré – c’est ici, d’ailleurs, que « l’école » revient, par la bande – vous préserver de cela aujourd’hui. Vous en préserver dans l’école. Car, je vous le dis, jeunes gens, des metteurs en scène avec qui, plus tard, et quelles qu’en soient les raisons, vous ne vous entendrez pas, vous en rencontrerez. Vous en rencontrerez même – je ne vous le souhaite pas, naturellement, mais c’est souvent le cas, sachez-le, dans le temps d’une vie professionnelle – plusieurs, au moins. Et chaque fois, vous resterez. Parce que vous avez signé un contrat. Parce que c’est votre métier. Ou tout simplement parce que vous saurez, alors, que l’impatience est mauvaise conseillère, et que c’est après coup, je veux dire après l’épreuve du travail, après avoir laissé toutes ses chances d’arriver à « ce qui peut arriver » (après, donc, la dernière représentation et l’accueil d’un public seulement), que l’on peut vraiment se déterminer…

Mais, bon : je vous ai dit « oui ». Le théâtre – non pas, encore une fois, le théâtre « professionnel », mais le théâtre, comment dire… tendre, en herbe, que je lisais dans vos yeux – m’a fait, contre « l’école » (mais, vous le voyez, à cause d’elle aussi), vous dire oui.

Tous, vous avez immédiatement semblé soulagés ; et certains, même – dont d’ailleurs vos « délégués » – m’ont remercié… L’un d’entre vous m’a dit alors : « Nous pourrions, en remplacement de ce spectacle sur l’histoire du théâtre, en faire un autre que nous ne travaillerions qu’entre nous, en choisir un qui nous plairait ; d’ailleurs, j’ai déjà une pièce… » J’ai ri, je crois, rappelez-vous, et vous ai dit : « Ah non, ça, mes amis (à cette époque-là, naïvement je le vois, je parlais encore ainsi), non : ce ne sont pas les élèves qui font eux-mêmes leur parcours dans l’école, là, vous exagérez un peu, non ? » … Petit rappel : cet « atelier d’histoire du théâtre », c’est moi qui l’avais voulu tel : les traditionnels cours d’histoire du théâtre – « matière » nécessaire, et que toutes les écoles de théâtre dignes de ce nom, à juste titre, dispensent, – c’est moi qui les avais voulus transformés en spectacle surl’histoire du théâtre. Le spectacle, je le déplore, vous ai-je dit, ne se ferait donc pas cette année, bon, mais l’histoire du théâtre, elle, demeure, et sa nécessité (certains pourraient ne pas en être d’accord, je le sais, mais c’est ainsi) ; et nous reviendrons donc à la forme qui existait auparavant (avec un autre professeur) : des cours d’histoire du théâtre ». Certains se sont sentis punis, me dit-on aujourd’hui. Ils ont eu tort. Je leur rappellerais, avec tendresse mais fermeté, qu’ils sont dans une école, non dans je ne sais quel club « d’art drama » (étrangement, d’autre part, payé par l’État). Ils n’avaient pas voulu d’un spectacle sur l’histoire du théâtre, soit, mais ils n’avaient pas à vouloir ou ne pas vouloir d’histoire du théâtre : ici, c’est exact, je ne leur demandais pas leur avis. Peut-être cela a-t-il mal été « communiqué », mal expliqué, et donc mal compris, je ne sais, et si c’est le cas, je le déplore et vous en demande pardon. Mais il eût été tellement plus simple, alors, et plus « sain », de venir me demander des explications, que je vous aurais données avec, comme d’habitude, amitié et confraternité, plutôt que de vous associer à une démarche qui n’a de militance que le beau nom, et qui est, en réalité, tout le contraire, puisque, si l’on devait pousser l’analogie, elle n’est, et n’aura jamais été, à tout prendre, qu’une plainte déposée par tel « membre du personnel en lutte »… sur le bureau d’un patron ! En tout état de cause, je vous le dis, et j’imagine qu’alors, pour certains d’entre vous, je suis décidemment irrécupérable, ce serait à refaire – je ne parle pas, bien évidemment, du choix initial – je referais exactement la même chose.

Mes chers élèves, je connais le Conservatoire, je le fréquente, y travaille, l’observe (en même temps que je contribue à le transformer et cherche à le hisser au plus haut que je le puis), depuis trente années ; vous, pour près de la moitié d’entre vous, depuis quatre mois ; pour les plus anciens, depuis un an ou deux. Cela n’implique aucunement, certes, que je ne puisse me tromper du tout au tout sur lui (je puis être un peu bécasson), ni vous que vous ayez forcément tort en considérant que ce qui s’y fait aujourd’hui est mal fait, désuet, etc…. Vous laisseriez-vous pourtant aller à imaginer un instant que, durant toutes ces années, j’aie pu ne pas faire rien, ne pas penser rien, ne pas m’informer sur rien, ne pas me réajuster inlassablement ? Trente années, ce sont des centaines de jeunes acteurs comme vous avec qui j’ai travaillé (dont certains, aujourd’hui, sont des « stars » – et pourtant, étrangement, bien plus humbles que nombre d’entre vous aujourd’hui) ; des dizaines d’ouvrages sur ces institutions difficiles que sont les écoles d’art et sur la transmission du théâtre que j’ai lus et relus ; de très nombreuses écoles analogues à la nôtre, que j’ai visitées à l’étranger ; des dizaines de master classes que j’y ai données (à Pékin, New-York, Madrid, Mexico, Budapest, Tokyo, etc.), et ce sont des dizaines et des dizaines d’élèves qui en sont sortis, je crois, passionnés et transformés… Et s’il est vrai – en soi, et devant, disons, la Vie (ou encore, la démocratie) – qu’« un homme vaut un homme », il peut arriver pourtant que devant telle ou telle « matière », ce ne soit pas le cas : savez-vous qu’il faut parfois des nerfs d’acier et une sacrée dose de sens de l’humour – dont je crois ma mère a dû largement me pourvoir –, pour écouter patiemment (la patience fait partie du job) un jeune élève tout frais émoulu du cours Florent, qui ne songeait peut-être pas même à l’art dramatique il y a seulement un an ou deux, m’expliquer doctement comment doit être faite une école de théâtre ?… Entendons-nous bien : encore une fois, ce n’est nullement là de ma part quelque interdit de parole jeté sur vous une fois pour toute du haut de mon « expérience » ; ce serait, certes, trop facile. Je dis seulement que parler avec si peu de précautions d’un enseignement du Conservatoire qui serait « désuet », « déconnecté du monde etc. » pourrait bien – ici, euh, je suggère, je n’affirme rien – pourrait bien – oui, à la réflexion, hum, cela se pourrait – être un signe de – bon, disons, allez – légèreté… ? Je ne sais pas… Moi, quand je parle avec un astrophysicien, je me garde de lui donner des conseils… en astrophysique ! Question de pudeur…

Mes chers élèves, vous ne me connaissez pas, vous ne connaissez pas ma vie ni qui je suis. D’une manière générale, vous ne connaissez pas assez la vie artistique passée, et même parfois présente, de vos professeurs. Vous les prenez… pour des profs, et moi pour un « dirlo », et ne les tenez pas assez pour des artistes qui font, d’autre part, les professeurs, d’autre part, le directeur. C’est sans doute notre faute. C’est la mienne, certainement… Et un peu la vôtre, aussi : il n’est pas interdit, après tout, de se renseigner (j’ai écrit des milliers de lignes dans des livres – qui sont d’ailleurs dans la bibliothèque de votre école – ; j’ai mis en scène des dizaines de spectacles – dont de nombreuses captations sur DVD sont d’ailleurs dans la bibliothèque de votre école – ; prononcé des centaines de déclarations – dont certaines sont  d’ailleurs encore écoutables grâce à vos téléphones portable)… Mais vous n’avez pas pris la peine de vous renseigner, et non, somme toute, vous ne me connaissez pas.

Sachez au moins, sachez seulement, que, quant à moi, je ne peux, a priori, voir qu’avec sympathie une jeunesse qui « bouge », qui « se mobilise », qui a l’appétit d’agir. Pourtant, pardonnez-moi de vous le dire aussi net, vous vous êtes là trompés de combat, et d’ennemi. Vous vous êtes accrochés comme lierre autour de l’arbre, sans grande réflexion, rebelles impatients que vous vous sentiez être, au bâton que tendaient, pour me désigner à votre vindicte, quelques âmes en mal de gloriole facile et d’ascendant (au demeurant bien éphémère) sur leurs pairs. (En tout groupe de plus d’une centaine d’âmes, de ceux-là il se trouve toujours quelques-uns, tout le monde le sait, et les vôtres, nous l’avons tous vu, sont particulièrement excités)…

Malgré mon âge (pour vous canonique – mais si vous saviez comme je suis jeune, pourtant), je suis, vous pouvez ne pas forcément le savoir, un perpétuel « révolté », pour le dire trop simplement. Ce n’est donc pas que votre jeunesse se mette là en branle qui me meurtrit, oh, combien j’aimerais que vous sachiez que non !… Si j’avais trouvé, un beau matin, le Conservatoire en grève parce qu’un SDF serait mort de froid à dix mètres de notre école chauffée (c’est chaque nuit possible, vous le savez), ou pour protester contre les massacres de ces derniers jours en Syrie, ou, que sais-je, contre l’indigne manifestation qu’ont organisée ceux qui veulent dénier, en notre démocratie, les droits d’une certaine catégorie de citoyens qui n’ont pas la même sexualité qu’eux, j’aurais été heureux alors, et confiant en votre avenir d’hommes et de femmes, d’artistes, et me serais d’ailleurs sans doute placé parmi vous sans l’ombre d’une hésitation… Ici, la Malveillance va dire – je la connais, j’apprends à la connaître – : « Vous noyez le poisson, vous mélangez les problèmes, nous parlons, nous, ’’théâtre’’ ! »… Je vous demande pourtant de bien réfléchir à ce que je lui répondrais, à celle-là, qui serait : « Non ». Tout simplement. Que, non, je ne mélange pas les problèmes, et que c’est – encore – moi qui parle de théâtre, et non pas elle. Ici, la Malveillance va rétorquer : « C’est trop fort : il nous dit que nous aurions dû nous occuper d’autre chose, et le laisser tranquille ! ». Me laisser tranquille, non, mais vous occuper d’autres choses, oui. Qui sont encore votre chose. La chose du théâtre.

Mais où êtes-vous, jeunes élèves ? Dans une école où vous sont dispensés des cours d’interprétation ; des cours de mime (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de danse, des cours de clown (que j’ai  d’ailleurs instaurés), des cours de théâtre en anglais (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours d’histoire du théâtre, de linguistique (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de rhétorique (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de marionnette (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de philosophie (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours d’aïkido (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de cinéma (qui avaient disparu et que j’ai ré-instaurés), des cours de taï-chi, des cours d’escrime, des cours de diction, des cours de chansons (que j’ai d’ailleurs instaurés) ; où, deux fois par an (fréquence que j’ai d’ailleurs instaurée) l’un de vous a la possibilité de monter un spectacle dans les meilleures conditions professionnelles (avec, à disposition et sans cesse renouvelés, magasin aux accessoires, magasin de costumes, atelier de costumes, de décors, etc.) ; où pas moins de douze spectacles ouverts au public vous montrent chaque année au monde du théâtre, etc. Ce sont là des privilèges, savez-vous ?… Qui, donc, ne vous conviennent pas ?

Vous dites, aussi, que vous travaillez trop. Eh bien, je vous souhaite, moi, autant de travail, et plus encore, à votre sortie. Avez-vous jeté un coup d’œil sur la condition des autres acteurs du même âge que vous qui essaient d’exercer leur art et n’ont pas eu la chance d’entrer au Conservatoire ? N’y a-t-il pas, dites-moi, quelque indécence de votre part à vous déguiser en jeunesse révoltée pour dire que la vie dans cette école est insupportable ?

Oui, vous êtes des privilégiés : le Conservatoire est la deuxième école dont chaque élève coûte le plus cher à l’État, m’a-t-on appris, et c’est après je ne sais quelle école militaire (et encore est-ce, elle, de devoir dépenser de nombreuses et très sophistiquées munitions) ! Cela, certes, ne vous interdit pas de vous révolter, le privilège ne doit pas être une muselière. Mais alors, de grâce, trouvez une véritable cause.

Chaque nouvelle génération veut refaire le monde, et les artistes peut-être plus encore que bien d’autres. Tant mieux. Mais voilà : il existe déjà (et peut-être est-ce ce « déjà » qui est à certains, puisqu’il induit que cela s’est fait sans eux, intolérable) un lieu où le monde se refait tous les matins, et ce lieu, c’est précisément notre Conservatoire. Oui : le Conservatoire, qui certes existait déjà sans vous, est un lieu de refonte du monde, un lieu d’invention de mondes, il est une machine à rêver l’à-venir. Mais il est, aussi, « institution ». Pour certains, la contradiction est trop violente. Oui, je sais… Pour moi aussi, parfois.

Mes chers élèves, vous êtes jeunes, et vous pensez, c’est normal, que tout vous est dû. J’aimerais cependant réussir à vous enseigner aussi cela : que non.

Ce que vous vivez ici, vous ne le savez pas, pas encore ou pas assez, est un million de fois plus doux que ce que vous risquez de vivre dès votre sortie. Vous ne le savez pas, nous oui. C’est pourquoi je vous dis que si les privilégiés que vous êtes (et bien plus encore que vous ne pouvez l’imaginer) ne s’épuisaient pas à chercher en quoi le court temps qu’ils vont passer dans cette école – qui, je le répète, leur est un abri (momentané !) – pouvait bien leur être insupportable, mais œuvraient plutôt à se forger – par le travail, l’analyse, l’entrainement, l’imagination, la poésie, que sais-je – toutes les armes susceptibles de les aider à affronter la réalité extérieure qui les attend, ce serait, je crois, préférable… Non, de grâce, ne laissez pas la Malveillance perpétuer l’amalgame : n’entendez décidemment pas, là encore, que, comme tels personnages « vus à la télé », le « patronat » que je représenterais demanderait ici aux « ouvriers » que, donc, vous seriez, de retourner au travail plutôt que de se révolter : le travail, chez nous, est la révolte !… Et ce ne sont pas, ici, toujours les mêmes pièces d’usine à la chaîne que vous agitez : c’est le monde entier).

Bien. Puisque la lettre que vous avez signée compare – négativement – le Conservatoire aux autres écoles, j’ai donc décidé – et ce que j’annonce ici prendra effet dès lundi, de m’inspirer de quelques unes d’entre elles parmi les plus réputées du monde pour établir un additif au règlement du Conservatoire :

1) tous les retards seront sanctionnés. Au bout de trois retards, l’élève recevra un avertissement. Au bout de trois avertissements, il sera renvoyé.

2) tout élève qui aura dégradé, volontairement ou non, un accessoire, un costume, un appareil du Conservatoire, ou sali un local en y laissant des déchets, gobelets, papiers ou autre, sera sanctionné.

3) tous les professeurs procèderont à une évaluation notée de leurs élèves, et établiront, selon les modalités que leur permet leur « matière », un système de contrôle continu en trois parties, discipline/travail/talent, dont ils fourniront les notes au Conseil des Études.

… Mais non, rassurez-vous, je plaisantais ! Là, je jouais le rôle d’un autre directeur. Vous ne m’avez pas cru, j’espère ?

Sachez maintenant, jeunes gens, qu’en ce monde où peuvent aussi s’en donner à cœur joie toutes sortes de lâchetés inattendues, où des ressentiments tordus, des haines coriaces, des jalousies insoupçonnées peuvent sans cesse fleurir et refleurir, où des esthétiques (et il en va chaque fois, sous ce mot, d’une pensée du théâtre et donc du monde) aujourd’hui parfois des plus rances y vont de leurs tentatives de restauration, et où, si dérisoire soit-il, le Conservatoire reste un objet symbolique de la plus haute teneur, sachez, dis-je, que ce que vous avez fait, jeunes gens, par cette lettre adressée à la presse et au ministère, est ou pervers (je ne le dis pas), ou irresponsable (je le dis). Car enfin, êtes-vous assez naïfs, ou assez prétentieux, pour croire que c’est vraiment tel ou tel « dysfonctionnement » interne, et lui seul, qui intéresse soudain au plus haut point tel grand journal et tous les commentateurs que l’affaire suscite sur le Net ? Si vous n’avez pas été manipulés déjà – cela, je veux arriver à le croire – si vous ne l’avez pas été, vous l’aurez été, soyez-en assurés. C’est que votre école est une école, mais elle n’est pas que cela. Parce qu’elle est en soi emblématique, certes ; mais surtout parce que – si fragilisé qu’il puisse être aujourd’hui dans nos sociétés – c’est tout le théâtre qui l’est. Oui, il en va, avec la manière dont on dirige votre école, d’une idée politique, théorico-politique, du théâtre et du monde. Et c’est cela, maintenant, qui va être attaqué.

Mes chers élèves, cette épreuve, finalement, m’enrichit – en creux, bien sûr – pour la suite (s’il y en a une !). Cette baisse soudaine en les sondages, que je veux tenir, moi, pour momentanée, j’imagine, au fond, qu’elle a dû être inscrite dans le projet depuis toujours. Mais depuis l’envoi de votre lettre, une merveilleuse plate-forme d’observation des comportements humains – bien au-delà de vous, mes jeunes amis, et de vos revendications ou plaintes – s’est offerte à moi. Il faudrait un nouveau Claudel pour les dire : « il y a l’Âme hypocrite, il y a le Vautour, il y a le Lâche, qui…, il y a aussi celui, le Juste, qui… » Et si nous utilisions toute cette histoire, mes chers élèves, comme une magnifique (bien qu’un peu couteuse, j’en conviens) préparation pour quelque atelier Tchekhov ?

Résumons : je pense qu’une certaine sottise excitée de quelques-uns, puis une certaine inconscience ou mollesse d’âme de beaucoup d’autres, mais aussi un manque de clarté, sans doute, de mon équipe et de moi-même, ont pu se donner la main et mettre le feu aux poudres. Depuis, d’autres s’en sont mêlés, et c’est maintenant tout le projet qu’il s’agit pour moi de défendre.

Je vous ai déjà dit beaucoup. Et tant pis, si tout cela n’est pas, de ma part, très « politique ». Dussé-je en perdre mon procès, comme dirait l’ami Alceste, je préfère, moi, rester votre professeur loyal que tourner soudain en petit flagorneur de jeunisme…

Je vais vous parler, pour finir, de ma sexualité. Si, si, j’y tiens. Je ne suis pas masochiste ; je ne suis pas sadique non plus. Je n’ai pas vocation à la dictature, non vraiment aucune, je crois que toute ma vie en atteste assez, il n’y a qu’à lire, si j’ose dire. Et je n’ai pas non plus vocation à souffrir : j’ai joué de nombreux rôles dans ma vie, mais celui du paratonnerre qui cristallise magiquement tous les ressentiments ne me plait guère. Que la direction du Conservatoire soit un sacerdoce, soit, mais pas un chemin de croix. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, bien qu’aujourd’hui une telle phrase soit tellement éculée et paresseuse qu’il faudrait bien un jour mieux la penser et la préciser : le théâtre ne se fait pas sans plaisir. Oui, il y faut du plaisir. Un plaisir complexe, certes, mais un plaisir.

Je vais vous faire un autre aveu : je n’ai jamais eu, pour la direction d’école, le moindre penchant. Ce qui m’a poussé (après l’avoir refusé par trois fois) à vouloir m’occuper du Conservatoire n’a jamais été un intérêt personnel (un « poste », du « pouvoir »…), au contraire ; je savais que ce serait plutôt au prix d’intérêts personnels (« carrière », image, temps, voire argent…). Ce fut, en vérité, pour des objectifs, redisons-le ainsi pour aller vite, théorico-politiques ; artistico-théorico-politiques. Et bien sûr par souci, aussi, des jeunes acteurs, parce que je les tiens pour « l’avenir » du théâtre en France. Et, symboliquement, pour l’avenir tout court (il ne me déplait pas de penser que – modestement – je travaille pour… quand je serai mort).

Que de tout cela vous ne soyez pas, vous, convaincus, me serait une raison suffisante d’abandonner. Et serait, je vous le redis, la pente plus « naturelle » de mes goûts, de mon rythme, de mon plaisir.

Si j’étais (ce qu’aux yeux de la Malveillance je ne laisse sans doute pas d’être (elle commence, celle-là, à m’agacer sérieusement, pas vous ?), je ne sais quel petit roi assis sur son royaume comme sur un trône, je trouverais toujours quelqu’un en moi – croyez-moi, mes jeunes élèves – pour s’accorder avec vous sur l’idée qu’il faut, ce roi, lui « couper la tête ». La brutalité, certes, n’est pas souhaitable en soi, mais, après tout, c’est grâce aux sans-culottes – qui ne devaient pas manifester tous les jours le plus haut raffinement et la plus grande délicatesse – que nous vivons aujourd’hui dans une république, et une démocratie. Mais ne confondez pas tout : je ne suis pas un roi assis ; je suis un directeur en mouvement. Et des directeurs, il en faut, qui, prenant telle mesure, telle décision, ne peuvent que rarement éviter de mécontenter du même coup un petit nombre. Le bien de « tous » est rarement celui de chacun. Un autre directeur que votre serviteur, qui imposerait – sans aucun doute – un autre contenu –, n’en en imposerait pas moins un, qui mécontenterait immanquablement un autre petit nombre. Allez-vous prendre l’habitude de dénoncer tous les directeurs au ministère et à la presse ?

Je vous ai parlé là sans prudence. Sans calcul. Je n’ai pas mâché mes mots, bien qu’on me le conseillât. C’est ma manière. Oh, je pouvais en changer, rien ne m’eût été plus facile, croyez-moi. Mais je ne l’ai pas voulu. Cette manière m’est apparue comme la seule capable de rester dignement votre directeur, peut-être d’ailleurs (mais j’espère encore – aujourd’hui du moins – le contraire) pour fort peu de temps. Si elle ne vous avait cependant pas convaincus, tant pis, donc. Tant pis pour qui ?… Ce n’est pas moi qui peux répondre.

Si, malgré tout ce que j’ai essayé de vous dire, et malgré le vœu que je fais que chacun – je dis bien chacun – réfléchisse seul, en son âme et conscience – je veux dire, pas, justement, comme le « mutin de Panurge » que je disais –, si, donc, malgré cela, je n’étais pas parvenu à convaincre (car il s’agit de convaincre, non de vaincre) la grande majorité au moins d’entre vous – oh, la grande majorité seulement, j’en sais quelques uns qui ne se laisseraient jamais convaincre par rien ni personne (mais ce n’est pas à ceux-là que je m’adresse ici, même si, d’autre part, je le répète, je ne les exclus pas) – si, donc, malgré cela, je n’étais pas parvenu à convaincre la grande majorité d’entre vous, – oh, la grande majorité seulement,  j’en sais quelques-uns qui ne se laisseraient jamais convaincre par rien ni personne, si, donc, malgré cela, je vous le dis sans emphase, le plus sereinement du monde – et même si je suis aujourd’hui plus déterminé encore qu’auparavant à rester votre professeur, votre « protecteur », et votre « chef » momentané (car, je le vois ici-même, la tâche est loin d’être finie) –,  c’est bien volontiers, alors, que je donnerais ma démission de directeur. Et sans, je vous le dis, qu’on ait besoin de me menacer.

Jacques Derrida (c’est un grand philosophe disparu il y a peu), en ces dédicaces, n’écrivait jamais « à mon ami Untel » mais signait « son ami, Jacques ». C’est qu’il était sûr d’être, lui, l’ami d’Untel, mais ne pouvait affirmer qu’Untel fût son ami. Il ne faisait sans doute que… l’espérer…

Votre ami,

Daniel.


[1] Le serveur du café « La pause », rue Bergère, où les élèves du Conservatoire ont coutume de se réunir pendant les pauses entre les cours.

Nétanyahou : ni juges ni Hamas

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Benyamin Nétanyahou visite le corridor de Netzarim dans la bande de Gaza, 21 novembre 2024 © Maayan Toaf/Israel Gpo/ZUMA/SIPA

La nouvelle offensive d’Israël à Gaza vise notamment à empêcher le Hamas de reconstituer ses forces militaires et de conserver son pouvoir politique. Mais de nombreuses voix soupçonnent Benyamin Nétanyahou de motivations politiciennes, alors que le pays pourrait plonger dans une crise constitutionnelle inédite.


Dans la nuit du lundi au mardi 18 mars 2025, à 2 h 10 du matin, l’armée israélienne a lancé une attaque surprise d’envergure contre la bande de Gaza dans le cadre de l’opération baptisée « Oz VeHerev » (« Vaillance et Épée »). L’assaut, qui a duré une dizaine de minutes, a mobilisé des dizaines d’aéronefs de l’armée de l’air ainsi que des bâtiments de la marine, lesquels ont visé environ 80 cibles réparties dans l’ensemble de l’enclave palestinienne.

L’opération, suivie d’une offensive terrestre, avait plusieurs objectifs. D’abord surmonter l’impasse des négociations sur la libération des otages (sachant qu’une majorité d’Israéliens – contrairement aux familles des otages, ce qui n’est pas rien – considère que l’usage de la force est le moyen le plus efficace pour pousser le Hamas à avancer dans les discussions). Ensuite, l’État hébreu cherche à faire comprendre à l’organisation islamiste qu’il ne la combat pas seulement en tant qu’entité militaire, mais aussi en tant qu’autorité civile, et qu’au fond il ne fait pas la distinction entre les deux.

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C’est dans cette logique que six hauts responsables du gouvernement politique du mouvement ont été éliminés. Il s’agit d’Essam Al-Dalis, chef du gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza (dont le remplaçant a subi le même sort cinq jours plus tard) ; de Mahmoud Abou Watfa, ministre de l’Intérieur, responsable des forces de police et des services de sécurité intérieure ; de Bahjat Abou Sultan, directeur général des services de sécurité intérieure ; d’Ahmad Al-Khatta, directeur général du ministère de la Justice ; d’Issam Da’alis, haut fonctionnaire chargé de la gestion quotidienne des affaires civiles ; et d’Abu Ubaida Al-Jamassi du bureau politique du Hamas.

Un effort conjoint avec les États-Unis

Le troisième but de l’offensive est d’interrompre les efforts du Hamas pour reconstituer ses forces. Profitant des semaines de cessez-le-feu, le groupe terroriste aurait, d’après les renseignements israéliens, lancé une nouvelle campagne de recrutement, et disposerait à présent d’environ 20 000 combattants en état de se lancer dans des opérations offensives. Un chiffre à comparer avec l’effectif de 30 000 combattants en armes, dont 15 000 à 20 000 combattants professionnels, dont le Hamas disposait au moment de l’attaque du 7-Octobre.

Enfin, en coordination étroite avec les États-Unis, Israël participe à un effort stratégique visant à exercer une pression militaire soutenue sur l’ensemble des acteurs de l’axe de résistance chiite : les Houthis, le Hamas, le Hezbollah, la Syrie et l’Iran. L’objectif de l’administration Trump consiste à démontrer aux acteurs régionaux et aux puissances mondiales dont ils sont les courroies de transmission que sa stratégie d’intimidation repose sur des actions concrètes et crédibles.

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L’axe américano-israélien poursuit plusieurs buts de guerre conjoints : obtenir la libération des otages, expulser le Hamas de la bande de Gaza, affaiblir durablement les capacités militaires des Houthis, et surtout forcer l’Iran à revenir à la table des négociations afin de conclure un nouvel accord nucléaire par lequel Téhéran accepterait de renoncer à l’arme atomique.

Un cessez-le-feu permanent, c’est le réarmement du Hamas

En Israël, de nombreuses voix accusent Benyamin Nétanyahou d’avoir unilatéralement rompu l’accord conclu avec le Hamas début janvier et relancé la guerre pour des raisons avant tout politiciennes. Parmi les desseins cachés qu’on lui prête, il y aurait son intention de faire revenir au gouvernement le leader de la droite messianique Itamar Ben Gvir (qui a démissionné pour protester contre l’accord, de peur qu’il ne mène à un cessez-le-feu permanent), ainsi que la volonté de continuer à faire avancer la très controversée réforme constitutionnelle. Ces accusations ne sont pas sans fondement. Toutefois, même si « Bibi » poursuit probablement plusieurs desseins en même temps – certains plus assumés que d’autres –, sa stratégie militaire ne manque pas de cohérence.

Pour le Premier ministre israélien, il est hors de question d’accepter la principale exigence du Hamas : l’instauration d’un cessez-le-feu garanti par les États-Unis, qui permettrait au mouvement islamiste de demeurer une force politico-militaire hégémonique à Gaza. D’après Nétanyahou, cela ne ferait que renforcer l’organisation islamiste, qui, selon les déclarations répétées de ses dirigeants, cherche à se réarmer pour préparer un nouveau 7-Octobre.

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Seule une liberté d’action militaire totale peut permettre à Israël de prévenir un nouveau massacre de civils sur son territoire. Et pour préserver cette liberté d’action, Nétanyahou semble prêt à risquer la vie de certains otages. Le temps où Israël était disposé à relâcher des prisonniers palestiniens condamnés pour meurtre, avec tous les risques que cela impliquait, paraît révolu. Désormais Nétanyahou n’acceptera, semble-t-il, aucune concession susceptible de permettre au Hamas de préparer un nouveau massacre : c’est, à ses yeux, une ligne rouge absolue. Il est difficile de lui donner tort sur ce point.

Enfin, la reprise des opérations coïncide avec le limogeage du chef du Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, et avec une aggravation notable de la crise politique et constitutionnelle en Israël.

Réforme constitutionnelle et marge de manœuvre géopolitique

Depuis son arrivée au pouvoir fin 2022, Nétanyahou s’emploie à affaiblir – certains disent anéantir – le contrôle judiciaire sur le gouvernement et le Parlement. L’enjeu principal, c’est le mode de nomination des 15 juges de la Cour suprême, à la fois cour d’appel et cour constitutionnelle. Nétanyahou souhaite accroître le poids de la majorité dans les instances chargées de nommer ces hauts magistrats, afin de politiser la Cour. Cette conception de la Cour constitutionnelle n’est pas, a priori, illégitime. Seulement, la précipitation avec laquelle agit Nétanyahou semble dictée par ses intérêts conjoncturels. En clair, on a l’impression que Bibi manœuvre pour sortir de ses ennuis judiciaires ou pour accorder aux ultrareligieux, pilier de la majorité, des privilèges constituant une rupture flagrante de l’égalité. Résultat, cette réforme est suspecte, même aux yeux de conservateurs qui aimeraient voir le périmètre d’intervention des juges constitutionnels fortement restreint.

Le chef du Shin Bet et la procureure de la République, deux hauts fonctionnaires dont les responsabilités, selon la loi, incluent la sauvegarde de la démocratie (libérale) israélienne, ont clairement indiqué qu’en cas de conflit entre l’exécutif et la Cour constitutionnelle, ils obéiraient à cette dernière. Nétanyahou a décidé de les limoger – évoquant une perte de confiance –, une décision immédiatement contestée devant la Cour constitutionnelle, qui a émis une mesure conservatoire dans l’attente d’un jugement prévu le 10 avril. Or, Nétanyahou a déjà annoncé qu’il n’obéirait pas à la Cour si celle-ci venait à censurer la décision du gouvernement. Israël pourrait ainsi se retrouver plongé dans une crise constitutionnelle sans précédent, avec à la tête de l’armée, de la police et du ministère de la Sécurité intérieure des personnalités nommées par la majorité au pouvoir.

Ces deux dynamiques – crise politique et guerre – ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. En l’absence d’une solution claire pour l’avenir de Gaza – nul ne sait véritablement comment « dé-hamasiser » la bande de Gaza, pas plus que « déradicaliser » des djihadistes –, Israël a choisi d’intensifier la pression, façon on secoue le cocotier et on voit ce qui tombe. Pour mener une telle politique, il faut un gouvernement soutenu par une majorité stable et disposée à appuyer une stratégie dite « ouverte » : une opération sans limite de durée, sans objectifs définis à l’avance, qui accorde de facto carte blanche au chef de l’exécutif. Une telle stratégie n’est pas envisageable dans le cadre constitutionnel israélien traditionnel.

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Dans ce contexte, Nétanyahou s’efforce de consolider et de renforcer son pouvoir, convaincu qu’il se trouve face à une fenêtre d’opportunité historique. Avec Trump à la Maison-Blanche, la Syrie réduite à l’état d’épave politique et géopolitique, l’Iran au plus bas depuis la guerre avec l’Irak, le Hezbollah affaibli et la branche armée du Hamas laminée, c’est la première fois depuis 1967, voire depuis 1948, que la conjoncture régionale et mondiale permettrait de faire évoluer durablement les lignes du conflit israélo-palestinien. Nétanyahou croit même que le statu quo établi en Cisjordanie depuis les accords d’Oslo en 1994 pourrait être profondément modifié au profit d’Israël. Et il est persuadé d’être l’homme providentiel, le seul à même de saisir cette occasion et de l’exploiter pleinement.

S’agissant de la durée de ses mandats à la tête de l’exécutif, Nétanyahou a déjà dépassé David Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël. On aimerait croire qu’il sera capable d’accomplir autant pour l’État d’Israël.

Le 7-Octobre a fauché aux juifs français leur libre conscience politique

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Jordan Bardella, à droite, écoute l’Israélien Haim Brakha raconter son expérience lors d’une visite à un mémorial en hommage aux victimes et aux otages des attaques du Hamas en 2023, près du kibboutz Re'im, dans le sud d’Israël, le mercredi 26 mars 2025 © Jack Guez/AP/SIPA

Ce ne sont pas ceux qui n’ont pas réussi à faire incriminer LFI pour antisémitisme qui auront la légitimité pour criminaliser le RN pour la même chose…


À Jérusalem, jeudi 27 mars, Jordan Bardella a été invité à s’exprimer parmi les invités d’un colloque organisé par le ministre israélien de la Diaspora Amihai Chikli. La salle a particulièrement retenu son attention vers 17h lorsque résonnait à quelques mètres du mur des Lamentations le discours d’un politicien encore qualifié d’extrême droite par une partie importante de la communauté juive et de la classe politique. Le Rassemblement national est-il en voie de s’extraire durablement de la stigmatisation d’antisémitisme qui lui collait encore à la peau avant le 7-Octobre ?

Acculés

Trêve de condescendance, et de culpabilisation : non, il ne s’agit pas de savoir si les juifs qui ont accueilli la venue du Rassemblement national avec bienveillance en Israël ont suffisamment conscience du noyau dur qui tourne autour du parti. Il est su de tous que d’anciens libraires négationnistes siègent à l’Assemblée nationale, que Jordan Bardella a eu des difficultés à se dépatouiller d’une question piège sur Jean-Marie Le Pen ou que le GUD constituait le noyau historique de l’extrême droite française. Néanmoins, ceux qui courent aux abris sous les tirs des Houthis, du Hamas et du Hezbollah répondent à d’autres logiques qu’à ces jugements qu’ils considèrent anecdotiques.

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Acculés depuis un an et demi, les Franco-israéliens et le reste d’Israël sont tournés vers d’autres impératifs que ceux du CRIF ou d’institutions proches de l’Elysée. Pendant que certains snobent un évènement historique à cause du déplacement du RN, Ugo Bernalicis, député Insoumis, lance en pleine Assemblée nationale qu’il faut une « solution finale », sourire en coin, au sujet du narcotrafic. Comme pour les affiches sur Cyril Hanouna, LFI joue avec l’accusation d’antisémitisme comme un adolescent retardé jouerait à chat-perché. Et aussi difficile que cela puisse être de bousculer nos représentations, les faits sont là : le RN a lutté contre la bête immonde avec ardeur et assiduité depuis le 7-Octobre. Rappelons comment, en pleine Assemblée nationale, Marine Le Pen s’est transformée en résistante face à Mathilde Panot qui faisait alors l’apologie du Hamas en refusant de reconnaître son caractère terroriste, alors que Jean-Luc Mélenchon déclarait en toute décontraction face à Benjamin Duhamel qu’il n’y avait pas eu de pogrom le 7-Octobre. Les esprits critiques crieront à l’opportunisme électoral, à l’hypocrisie et à la naïveté. Le problème étant que l’antisémitisme se prouve, et de préférence, de manière irréfutable. Ce n’est pas ceux qui n’ont pas réussi à faire incriminer LFI pour antisémitisme qui auront la légitimité pour criminaliser le RN pour la même chose.

Le règne de la froide realpolitik

En Israël, peut-être encore plus qu’ailleurs, le règne actuel est celui de la realpolitik, celle qui privilégie l’intérêt et remplace nos attachements idéologiques par le simple pragmatisme. L’électeur politique raisonne dorénavant à court terme : qui est là, pour répondre aux besoins qui sont les miens, tout de suite, maintenant ? Cette nouvelle perception du fait politique détourne mécaniquement l’électeur de l’histoire des partis politiques, notamment lorsque l’impact de l’histoire n’est plus sans incidence aucune. En effet, qu’est-ce que cela peut bien changer au sort d’Israël ou des juifs de France si Jordan Bardella n’a pas publiquement qualifié Jean-Marie Le Pen d’antisémite ? En avait-il la possibilité, si ce n’est la nécessité ? En quoi le GUD a-t-il une influence sur les décisions politiques du RN ? Plus encore, ce changement de paradigme va dans les deux sens et restructure complètement l’appareil politique. Si le GUD était à l’époque du FN une composante principale de son électorat, force est d’admettre qu’il devient une charge pour un RN en voie de démocratisation : avec 32% de voix obtenues aux dernières élections législatives, le RN a tout intérêt à s’en défaire pour prouver une évolution réelle. C’est peut-être confirmé par les propos forts de Bardella dans la conclusion de son discours tenu à Jérusalem : « Que l’antisémitisme provienne d’islamistes fanatiques, de l’extrême gauche camouflée en antisionisme ou encore de groupuscules d’extrême droite et de leurs complots délirants, aucune de ces haines n’a de place en France et en Europe ».

Demandez à Mélenchon, il connaît bien la chanson : l’hypocrite ne reconnaît pas le mal, et s’en affranchit niaisement. Ces mots du président du parti rappellent qu’il n’est pas venu participer à un colloque de lutte contre l’islamisme radical, mais de lutte contre l’antisémitisme. Il ajoutera aussi, « je n’aurais pas la main qui tremble pour traiter les faits antisémites ». Des paroles simples, mais qui définissent la voie idéologique du parti, à l’heure où Emmanuel Macron n’aurait probablement pas daigné rejoindre une conférence à 5000km de chez lui alors qu’il a refusé de prendre part à une simple manifestation en contre bas de l’Elysée. In fine, sont venus ceux qui voulaient venir.

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Soutien moral

De son côté, le ministère de la Diaspora et le gouvernement israélien ont bien compris qu’Israël avait besoin d’alliés. Les Franco-israéliens ont, eux aussi, besoin de soutien moral, et de sentir un avenir meilleur, offerts sur plateau par cette bouffée d’oxygène qui leur laisse la perspective d’un ennemi en moins.

Plus pessimistes, en fin de soirée, une petite poignée de manifestants franco-israéliens de gauche traditionnelle sont venus devant la salle de Conférence Binyan Aouma, pancartes à la main, pour exprimer leur refus de voir le « devoir de mémoire être instrumentalisé par l’extrême droite » suite à la visite de Yad Vashem. Ils ont été surpris quand l’un des conseillers de Marion Maréchal, en pleine interview pour CNews est venu échanger avec eux pour expliquer combien il se sentait offensé. En effet, en ayant lui-même des grands-parents résistants déportés dans les camps, il leur a indiqué combien ces affiches sont indignes et insultent aussi son histoire familiale. Les idéologies sont en mouvement, n’en déplaisent aux ultra-conservateurs… d’extrême gauche.

Conservatoire: on ne joue plus!

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Louis Jouvet joue son propre rôle de professeur au Conservatoire, dans le film « Entrée des artistes », de Marc Allégret, 1938 © René Château

Qu’enseigne aujourd’hui le Conservatoire national d’art dramatique? Pas grand-chose, semble-t-il. Les élèves en ressortent vierges de toute culture théâtrale et de toute technique de jeu. Pour mesurer la catastrophe, il faut se rappeler les grands artistes qu’il a su former dans le passé et observer les diplômés d’aujourd’hui.


J’ai déjà craché dans les pages de Causeur sur la Comédie-Française, adorée de tous, progressistes déconstructeurs et réactionnaires incultes ou ayant simplement perdu la mémoire de la beauté. Je veux aujourd’hui – et bien seul toujours ! – m’attaquer à une autre institution : le Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Dans son état actuel, à quoi sert-il encore ?

Une institution (autrefois) prestigieuse

Autrefois, les professeurs du Conservatoire étaient en majeure partie d’éminents maîtres de l’art dramatique, des acteurs ou metteurs en scène rayonnants. Talma, Sarah Bernhardt, Paul Mounet, Jouvet, Jean Yonnel, Béatrix Dussane, Jean-Louis Barrault, Fernand Ledoux, Louis Seigner, Madeleine Marion, Vitez, Claude Régy, Michel Bouquet, Catherine Hiegel, Daniel Mesguich ou encore Michel Fau (pour ne citer qu’eux !) y ont enseigné. Connaissez-vous les professeurs actuels ? Agnès Adam, Adama Diop, Sharif Andoura, Valérie Blanchon, Valérie Dréville et Nada Strancar. Bien qu’inconnue du grand public, Nada Strancar (élève de Georges Chamarat, puis de Vitez au Conservatoire), est une grande actrice, entendu. Mais ce n’est pas l’actuelle directrice Sandy Ouvrier, ni son horrible prédécesseur Claire Lasne, qui l’ont nommée. Strancar est un héritage. Quant aux autres, en quoi font-ils autorité ?! Pour comprendre ce qu’étaient cette institution et sa mission, il faut écouter quelques-uns des grands maîtres qui y professaient. Roger Ferdinand, directeur de 1955 à 1967, expliquait que le devoir de cette école était de « former des défenseurs éclatants du grand répertoire ». C’est-à-dire des acteurs capables de jouer dans les règles de l’art les différents styles du répertoire dramatique. Pour vous rendre concrète cette parole, on citera Denise Grey. « Je ne suis jamais passée par une école et je le regrette parce que, si ça avait été le cas, lorsque j’ai eu la chance d’être engagée à la Comédie-Française, j’aurais été capable de jouer les rôles pour lesquels la culture classique est absolument nécessaire. » Le Conservatoire enseignait, entre autres, une technique pour aborder les auteurs classiques et le style dans lequel les jouer. La diction, le maintien en scène, le geste, le rythme, l’alexandrin, les ruptures, les apartés, le placement de la voix. Une culture théâtrale ! Des connaissances solides pour s’attaquer aux montagnes tragiques, farcesques ou vaudevillesques de Racine, Corneille, Molière, Feydeau ou encore Labiche. Lise Delamare, ex-sociétaire de la Comédie-Française, nommée professeur au Conservatoire en 1967 où elle a notamment formé Nicole Garcia et Patrick Chesnais, expliquait : « Je ne suis pas là pour donner des directives artistiques, mais pour apprendre, comme un professeur de piano apprend à jouer du piano. » Elle force un peu le trait. Il me semble qu’un professeur doit aussi proposer une vision de son art à ses élèves et les aider à faire éclater leur personnalité. Mais l’enseignement de la technique était autrefois inévitable ! Georges Le Roy, illustre professeur au Conservatoire, lui-même ancien élève de Sarah Bernhardt, expliquait en 1964 : « Il y a beaucoup de comédiens qui ont du talent mais n’ont pas la maîtrise pour jouer le grand répertoire. » S’il voyait aujourd’hui l’état des lieux ! Je ne connais pas un acteur de moins de 40 ans possédant la technique et le savoir nécessaires pour jouer la tragédie en alexandrins. En 1967, Jean Meyer, professeur au Conservatoire lui aussi, disait : « L’une de mes préoccupations essentielles est le respect d’une tradition […] Nul n’a le droit à la liberté sans la tradition. Aujourd’hui, lorsqu’on joue une tragédie, on fait à peu près 4 000 à 5 000 fautes techniques par représentation. Si l’on faisait trois fautes dans une symphonie de Mozart, la salle hurlerait. » Beaucoup d’entre nos lecteurs ont en tête – j’en suis sûr ! – les admirables vaudevilles joués à la Comédie-Française par Charon, Hirsch, Denise Gence ou encore Catherine Samie. Ou encore les alexandrins jaillissant des entrailles de Martine Chevallier ou de Christine Fersen. Tous ces acteurs ont été formés au Conservatoire. J’engage maintenant nos lecteurs à regarder le documentaire de Valérie Donzelli intitulé Rue du Conservatoire. Elle y filme en 2024 les répétitions du spectacle de fin d’année d’une classe d’élèves de troisième et donc dernière année. C’est Hamlet qui est monté (ou plutôt démonté) si j’ai bien compris (et c’est difficile à comprendre !). Il faut voir ce ramassis de jeunes acteurs ineptes s’agiter dans tous les sens anarchiquement, hurler, s’égosiller, bafouiller. Ils en sont au niveau zéro. Qu’ont-ils appris en trois ans ? Quelle maîtrise ont-ils de leur art ? Aucune ! Voilà l’état du théâtre. Qu’ils me pardonnent ma sévérité. Ce n’est évidemment pas de leur faute. Que leur a-t-on enseigné ?

« Rue du conservatoire », documentaire de Valérie Donzelli, 2024 © CNSD

Nouvelle directrice, nouveau tournant radical

Depuis la nomination de Claire Lasne à la tête de l’école en 2013, c’est la déconstruction, la destruction, le néant. L’obsession unique de cette sinistre femme a été l’égalitarisme, l’inclusion, la représentation des minorités. « Tout geste artistique dont est a priori exclue une partie de la population ne m’intéresse pas. Si brillant soit-il, si merveilleux soit-il. […] Moi, j’ai peur dans un endroit où il n’y a que des Blancs. » Voilà le grand projet de Madame Lasne. Jamais je n’ai entendu cette femme parler d’art. Insertion, égalité, solidarité, racisme, inclusion sont les seuls mots qui sortent de sa bouche à jet continu. C’est cette même directrice qui, dès sa nomination, a décidé du non-renouvellement du poste du grand Michel Fau, alors professeur d’interprétation. Cependant, j’exagère un peu en dédouanant totalement les élèves. Accepteraient-ils un enseignement « traditionnel » ? N’oublions pas que ce sont les élèves qui, en 2012, ont eu la peau du directeur Daniel Mesguich. La quasi-totalité avait cosigné une lettre au ministère de la Culture demandant le non-renouvellement du mandat de leur directeur auquel ils reprochaient notamment de les « couper progressivement du monde ». En clair, il était trop tradi, pas assez branché. Mesguich avait magistralement répondu dans une superbe lettre, cruelle, érudite, désespérée, mais pleine de style et de panache que je vous supplie de lire pour bien comprendre ce que je tente brièvement d’exposer ici. « J’ai voulu, écrivait-il notamment, préserver [les élèves] des effets de mode (fluctuants dans nos métiers). Et je n’ai pas sollicité les metteurs en scène qui auraient réussi un spectacle […], mais resteraient cois devant une scène de Shakespeare ou de Racine. » Il ajoutait qu’un professeur doit « être savant, détenteur d’une culture générale solide »1. Rappelons que Mesguich avait nommé Michel Fau professeur et tenté de convaincre Philippe Caubère. Il avait également fait intervenir le grand Alfredo Arias. Des hommes de théâtre solides, des vrais quoi ! Il insistait aussi sur l’importance des cours d’histoire du théâtre. Oui, Mesguich s’inscrivait dans la continuité de l’histoire de cette institution. Trop pour des élèves de notre temps.

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Il n’y a plus rien à conserver

Pourquoi ratiociner dans Causeur sur une institution dont tout le monde se fout ? Parce que, si vous vous fichez du théâtre, je suis certain que vous êtes soucieux de notre langue et de son avenir. Je mentionnerai donc une seule des conséquences de tout ce merdier. Vous qui aimez et défendez la grande langue française, mépriseriez-vous Racine et Corneille au point d’être indifférent au fait de ne plus pouvoir entendre jamais rayonner leur langue sur les scènes des théâtres ? La tragédie en alexandrins n’a pas été écrite pour être lue, mais pour être jouée. Le simple lecteur n’a pas la force d’inventer la voix tragique qui porte le vers au firmament. Non. Si vous désirez accéder à nos grands poètes tragiques, il vous faut inévitablement passer par le truchement de leurs prêtres et de leurs prêtresses. C’était encore possible il y a quelque temps… Il y avait Maria Casarès ou plus récemment encore Christine Fersen, Jany Gastaldi et Martine Chevallier (dégueulassement virée de la Comédie-Française il y a quelques années). Et aujourd’hui ? Plus personne. Oui, je vous le dis, plus personne. Les quelques tragédiens qui restent sont au chômage. Lorsque Philippe Girard, Martine Chevallier et les quelques autres quitteront cette terre, la grande tradition de la tragédie en alexandrins disparaîtra. Pour ressurgir peut-être, qui sait, dans un siècle ou deux. Mais une filiation se sera interrompue.

Les élèves du Conservatoire national de musique sortent de l’école dotés d’une technique à toute épreuve et sachant jouer Bach, Debussy ou Ravel dans le style voulu par les compositeurs. Ceux du Conservatoire national d’art dramatique, eux, en sortent comme ils sont entrés : vierges de toute culture et de toute technique. Du conservatoire de musique et de danse on peut, aujourd’hui encore, sortir avec un premier ou un second prix. Pas du Conservatoire national d’art dramatique depuis que Jacques Rosner – directeur chargé de réformer l’école après 1968 – a supprimé les concours de sortie. Après la suppression du concours de sortie, je propose donc un pas de plus : supprimer le Conservatoire. Il n’y a plus rien à conserver. Rideau !

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Francesca Albanese et les hypocrisies du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU

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La Rapporteure spéciale de l'ONU pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, donne une conférence de presse à la Cité de l'ONU à Copenhague, le mercredi 5 février 2025 © Ida Marie Odgaard/AP/SIPA

La rapporteuse très très spéciale de l’ONU verra-t-elle son mandat renouvelé demain ? Coulisses…


Sera-t-elle reconduite? On pensait que la décision serait annoncée le 1er avril ; on parle aujourd’hui du 4 avril…

C’est alors que nous saurons si le mandat de trois ans de Mme Francesca Albanese, Rapporteur spécial aux Droits de l’Homme dans les Territoires occupés par Israël depuis 1967, sera renouvelé par le Président du Conseil des Droits de l’Homme. Il y a toutes les chances qu’il le soit, la plupart des 47 pays qui composent ce Conseil sont satisfaits, et plusieurs même admiratifs de la façon dont la magistrate italienne a effectué son premier mandat. Il y a bien ceux qui bougonnent, les diplomaties et parfois les groupes de députés de France, Allemagne, Pays Bas, sans compter les nombreuses organisations juives, qui ont dit que Mme Albanese n’était pas digne de ses fonctions. Mais aucun de ces pays, sans compter les Américains qui viennent de quitter le Conseil, ne semble avoir émis d’opposition officielle.

Lobby juif

Le contentieux est pourtant lourd. UN Watch, cette remarquable organisation basée à Genève a identifié dans un rapport d’octobre dernier 53 instances où Mme Albanese avait émis des propos auxquels on peut attribuer un caractère antisémite sur les critères usuels de l’IHRA.

Parmi les exemples, déni des atrocités commises le 7-Octobre, mise en doute systématique des témoignages de violences contre les otages, soutien explicite au Hamas décrit comme un mouvement de résistance, assimilation des Israéliens aux nazis et de Netanyahu à Hitler.

En 2014, bien avant d’être nommée à l’ONU, Mme Albanese écrit à l’évêque de sa ville italienne natale. Elle lui décrit à des fins de Fundraising pour l’UNWRA pour laquelle elle travaille les souffrances des Palestiniens de façon particulièrement tragique, s’étonne de ce que les Etats-Unis et les pays européens réagissent si peu et conclut: « C’est parce qu’ils sont subjugués par le lobby juif…». 

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Mme Albenese utilise sans relâche le mot de génocide. De fait, une organisation qu’elle avait elle-même créée en Jordanie, prétend avoir été la première à marteler ce terme dans le but de criminaliser les Israéliens.

En mars 2024, exploitant son image de juriste internationale, bien avant les plaidoiries israéliennes et sud africaines devant la CIJ et bien avant que celle-ci ne décide de reporter sa décision finale, Mme Albanese  intitule son rapport à l’ONU «Anatomie d’un génocide», copiant le titre d’un livre de l’historien Omer Bartov sur l’extermination d’un village de Galicie par les nazis. Elle n’y apporte pas la moindre preuve que Israël détruit intentionnellement la population civile de Gaza. Du reste, à suivre son argumentation, n’importe quelle opération militaire où des civils trouvent la mort pourrait être qualifiée de génocidaire, si Mme Albanese était intéressée à l’appeler ainsi. Mais il se trouve qu’elle est exclusivement polarisée contre Israël. 

Mme Albanese ne nie pas la Shoah, mais celle-ci ne l’intéresse que dans la mesure où à en parler, on risque de faire le jeu du lobby juif et à négliger ce qui est pour elle l’essence du conflit israélo-palestinien, comme elle l’a dit à un journaliste: les Palestiniens sont avant tout les survivants d’un génocide, celui de la Neqba. De la même façon, son mari, qui après avoir été conseiller économique du gouvernement palestinien est économiste de la Banque Mondiale à Tunis, publie sur les réseaux sociaux des textes particulièrement violents contre Israël, mais il pense peut-être qu’il honore les combattants du ghetto de Varsovie en les comparant à ceux du Hamas.

Un mandat hypocrite

Le passé militant de Mme Albanese, ses dérapages antisémites, les liens de son mari avec l’Autorité Palestinienne, étaient connus de la commission qui a analysé le profil  des candidats au poste de rapporteur dans les territoires Palestiniens, poste qui suivant les statuts requiert une complète impartialité. Comment après le choix d’une candidate aussi manifestement biaisée et qui dès les premiers mois de sa nomination en 2022 a attaqué Israël avec une virulence particulière le Président du Conseil des droits de l’Homme a-t-il osé déclarer que la commission de sélection (quatre pays dont l’Afrique du Sud et la Malaisie, deux pays particulièrement hostiles à Israël) avait fait un travail irréprochable? Tout simplement parce que tout est hypocrite dans ce mandat de Rapporteur. Statutairement il ne s’intéresse qu’aux  violations qui peuvent être attribuées à Israël, jamais à celles dont les Palestiniens pourraient être coupables.

Ce poste a été créé en février 1993. Quelques mois plus tard, après les accords d’Oslo, une autre entité exerçait un pouvoir sur cette zone, l’Autorité Palestinienne, puis après 2007 le Hamas à Gaza. Certains Rapporteurs ont au début demandé une extension de leur champ d’investigation aux exactions commises par les Palestiniens. Ce ne fut jamais accepté. 

Les biais qui ont déconsidéré la Commission des Droits de l’Homme ont persisté quand celle-ci fut remplacée par un Conseil des Droits de l’Homme: la loi des nombres dominait, Israël était la cible prioritaire, sans cesse condamné, alors que les pays les plus tyranniques de la planète siégeaient au Conseil en se drapant d’une virginité institutionnelle.

Seuls des antisionistes pouvaient postuler à des postes tels que celui de Rapporteur sur les violations des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens. aussi spectaculaire que soit Mme Albanese, elle suit une chaine antisioniste. Face à Israël il y a 57 pays membres de l’Organisation de la Coopération Islamique. Leurs représentants et les pays alliés géopolitiques ou occasionnels font la loi au Conseil des Droits de l’Homme. Et il arrive trop souvent que les démocraties occidentales, la France parmi elles, s’accommodent plutôt que de lutter contre le courant….Qu’en sera-t-il au sujet de Mme Albanese ?

Transparence et inéligibilité à gogo: faut-il un casier vierge pour gouverner?

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Le président de la Republique François Hollande, Michel Sapin, ministre du Travail et Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, Palais de l'Elysée, Paris, 4 janvier 2013 © BERNARD BISSON/JDD/SIPA

Elisabeth Lévy se demande avec Gérard Larcher si nous avons été trop loin dans l’exigence de moralisation de la vie politique…


Avons-nous été un peu trop loin dans l’exigence de moralisation de la vie politique? Poser la question, c’est déjà y répondre. Interrogé par Le Figaro sur le jugement de Marine Le Pen, qui suscite de nombreux troubles dans la classe politique, le président du Sénat, Gérard Larcher, prend mille précautions. Les décisions de justice ? Bien sûr, il les respecte, c’est essentiel… Mais il finit par lâcher le morceau: le tribunal applique la loi, oui, mais peut-être que la loi est mal faite1.

Une multiplication par 20 des peines d’inéligibilité !

Dans son viseur : la loi Sapin II de 2016 (même si elle n’était pas applicable en l’espèce, les faits reprochés à Marine Le Pen et au FN étant antérieurs). En 2018, on comptait 440 peines d’inéligibilité, contre 8 857 en 2022 ! Incroyable. Le juge devient le pré-arbitre électoral, puisqu’il décide de qui peut briguer les suffrages des Français. Personnellement, je serais favorable à la suppression de toutes les peines d’inéligibilité en correctionnelle. Si les Français veulent élire un délinquant, c’est leur droit. En revanche, on ne va pas laisser se présenter quelqu’un condamné aux assises pour un crime de sang. J’estime que c’est aux électeurs de décider du niveau de morale ou de probité qu’ils exigent de leurs représentants. S’ils veulent élire quelqu’un qui a été un peu margoulin, c’est quand même leur droit.

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Certes, toutes ces peines d’inéligibilité sont l’œuvre du législateur. Ce sont les élus (et on l’a suffisamment rappelé pour Marine Le Pen) qui ont voulu ces lois. Des lois d’émotion, selon Larcher, adoptées dans la foulée de l’affaire Cahuzac. Il fallait alors calmer l’opinion, montrer qu’on lavait plus blanc que blanc. Souvenez-vous des grands airs indignés de François Hollande en conférence de presse : pourtant, entre Cahuzac et Landru, il y a quand même une différence… Nous avons ensuite assisté à la création de la HATVP, une institution carrément robespierriste. À chaque élection, les élus doivent désormais se mettre à nu, révéler tout de leur patrimoine. Il n’y a rien de mieux pour nourrir les passions tristes (Ce salaud possède un deux-pièces à Trouville et pas moi, c’est dégoûtant !) et décourager les meilleurs d’entrer en politique (Tout de même, avoir les juges et les journalistes aux fesses, ça fait beaucoup).

Donc, peu importe que les élus piquent dans la caisse ?

Évidemment pas.

Des distinctions sont nécessaires. Avoir un compte en Suisse, même quand on est ministre des Comptes publics, demeure moins grave que tuer sa grand-mère. Et faire bosser son assistant pour son parti, c’est moins grave qu’un compte en Suisse. Comme dans les affaires de violences sexuelles, il faut savoir hiérarchiser : une blague leste, ce n’est pas un viol. Concernant les élus, la grande différence du point de vue de la morale, c’est l’enrichissement personnel. En matière de détournement, ce n’est évidemment pas bien d’enrichir son parti, mais c’est moins grave qu’un enrichissement personnel.

Il y a toujours, dans la transparence, quelque chose de totalitaire. Or, personne n’a l’obligation de toujours se montrer tel qu’il est à ses contemporains. Il est curieux d’exiger à la fois transparence et proximité. On voudrait les meilleurs aux responsabilités, mais aussi des types comme nous. C’est paradoxal : soit ils sont comme nous – faillibles, humains, menteurs –, soit ils sont effectivement les meilleurs. Il faudrait savoir !

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Montesquieu disait (en substance) que, même en matière de vertu, il faut de la modération. Sous Pompidou, les gens se fichaient bien des affaires. Quelques décennies après, on a vu les excès de la vertu (Les dieux ont toujours soif). Aujourd’hui, notre exigence de morale semble indexée sur l’efficacité : si vous êtes nuls, au moins soyez propres.

Personne ne veut être gouverné par des margoulins. Mais pas non plus par des êtres parfaits. La politique doit rester une affaire humaine. Ou alors, confions les clés à ChatGPT, qui ne fait jamais de conneries.


Cette chronique a été diffusée sur Sud radio

  1. https://www.lefigaro.fr/politique/gerard-larcher-sur-la-condamnation-de-marine-le-pen-si-la-loi-va-trop-loin-le-legislateur-doit-pouvoir-la-corriger-20250402 ↩︎

Quand Israël importe un conflit franco-français

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Jordan Bardella participe à un hommage aux victimes et aux otages des attaques du 7-octobre 2023, près du Kibboutz Réïm, dans le sud d'Israël, 26 mars 2025 © Jack Guez/Pool Photo via AP/SIPA

L’invitation de Jordan Bardella et Marion Maréchal à un colloque contre l’antisémitisme organisé à Jérusalem a scandalisé la gauche. Elle s’inscrit néanmoins dans un processus de rapprochement assumé entre le gouvernement israélien et certains partis nationalistes européens.


En proie à la guerre la plus longue et à la crise politico-institutionnelle la plus profonde de son histoire, Israël s’est offert fin mars une polémique qui fleure bon la France des années 1980. « Faut-il ériger autour du RN un cordon sanitaire ? » se sont demandé en chœur les belles âmes progressistes du pays quand elles ont appris que le président du parti à la flamme et la petite-fille de Jean-Marie Le Pen (en sa qualité d’eurodéputée du parti Identité-Libertés) se rendaient à Jérusalem.

Combat commun et pluralisme

Alors qu’en 2006, le gouvernement de l’État hébreu avait fait savoir qu’il ne laisserait pas entrer Marine Le Pen, alors députée européenne, sur son territoire, c’est en tant qu’invités officiels que Jordan Bardella et Marion Maréchal ont participé le 26 mars à une conférence contre l’antisémitisme placée sous le patronage du président israélien Isaac Herzog. D’autres représentants de divers partis nationalistes européens, membres notamment du Fidesz hongrois de Viktor Orban, du Parti pour la liberté néerlandais de Geert Wilders, des Espagnols de Vox ou des Démocrates de Suède, étaient également conviés à cet événement organisé par le charismatique ministre de la diaspora Amichai Chikli.

Quand la liste des invités du colloque lui a été communiquée, Bernard-Henri Lévy, qui devait prononcer le discours d’ouverture, a annulé sa participation. « Faire de la realpolitik, c’est inévitable – mais pas au risque de faire de Jérusalem, deux jours durant, la capitale d’une Internationale illibérale qui se moque des valeurs démocratiques qui sont l’un des piliers d’Israël », a-t-il indiqué dans une lettre ouverte au président Herzog. Avec lui, les déprogrammations ont alors volé en escadrille, du grand rabbin du Royaume-Uni Ephraim Mirvis, au commissaire du gouvernement allemand pour la vie juive et la lutte contre l’antisémitisme Felix Klein.

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« Comment pouvons-nous boycotter des gens qui viennent à une conférence contre l’antisémitisme dans l’État d’Israël ? Tous ces boycotteurs délégitiment les personnes qui nous soutiennent le plus. C’est une terrible injustice », s’est ému le ministre Chikli dans le quotidien Israël Hayom avant de justifier l’invitation des partis controversés par un ensemble de combats communs avec eux, mais aussi par le respect d’un pluralisme au sein du monde juif. « Parmi les juifs de la diaspora, il y a plus d’une opinion, observe-t-il. Il y a le CRIF, mais il y en a d’autres. Je ne prétends pas parler au nom de tous les juifs de la diaspora, et je n’accepte pas non plus l’idée qu’ils forment tous un bloc progressiste monolithique contre Trump et Bardella. »

Pour calmer le jeu, le président Herzog, fidèle à sa fonction de médiateur, a offert une solution de repli aux participants juifs du colloque, en les recevant la veille, à sa demeure, en cercle restreint – comprendre sans les invités honnis. De leur côté, les moutons noirs n’ont pas envisagé une seconde de renoncer à leur voyage. Ainsi Marion Maréchal nous a confié : « J’y suis allée pour dénoncer la montée de l’antisémitisme en France et en expliquer les causes, et aussi pour réfléchir à la façon de combattre cette menace commune pour nos sociétés respectives que sont l’islam radical et l’organisation des frères musulmans. »

La fin du cordon sanitaire ?

Côté Rassemblement national, on rappelle que cette invitation est l’aboutissement d’un long processus de rapprochement avec le gouvernement israélien. « Ce voyage est somme toute normal, même s’il est historique, juge Julien Odoul, porte-parole du parti. C’est la suite logique : il y a eu déjà plusieurs rencontres au préalable, entre Marine Le Pen et Chikli en Espagne, avec Jordan Bardella aussi. Et il y a au sein de la communauté juive une adhésion de plus en plus affirmée au RN, les personnalités de Jordan Bardella et Marine Le Pen séduisent de plus en plus, avec une position claire dans la lutte contre l’islamisme, qui offre aux juifs la possibilité de vivre en sécurité. »

Vue d’Israël, cette visite n’apparaît pas comme scandaleuse pour tout le monde. Yossi Taieb, député à la Knesset et président du groupe d’amitié parlementaire Israël-France, n’est pas choqué par la présence du RN. « Certains cercles en Israël commencent à voir ce parti comme un interlocuteur légitime, notamment parce qu’il affiche une position pro-israélienne et anti-islamisme, remarque-t-il. Depuis le 7-Octobre, il faut reconnaître que le RN et ses dirigeants ont été irréprochables dans leur soutien. Pour ma part, je fais une distinction claire entre Marine Le Pen et son père, dont les propos antisémites ont conduit à son exclusion du parti par sa propre fille. »

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Sur cette question, le député Taieb ne fait qu’embrasser la position de son gouvernement. Quelques semaines plus tôt, Gideon Sa’ar, ministre des Affaires étrangères, avait fait savoir qu’il levait officiellement l’interdiction pour les diplomates israéliens de dialoguer avec trois formations nationalistes européennes : « J’ai donné instruction à mon ministère d’établir des relations avec le RN en France, les Démocrates de Suède et Vox en Espagne. » Il confirmait ainsi un tournant dans la politique de son pays, qui jusqu’alors pratiquait le cordon sanitaire avec les partis nationalistes.

Quelque chose est donc en train de changer au royaume d’Israël, mais jusqu’où ce rapprochement diplomatique ira-t-il ? Si le RN n’est plus persona non grata, la prochaine étape sera-t-elle d’accueillir Marine Le Pen elle-même pour une visite officielle ? « Rien de prévu à l’heure qu’il est », répond un porte-parole de son parti. Mais selon nos informations, un voyage à Jérusalem est à l’étude pour les mois qui viennent. Un voyage qui pourrait parachever le processus de dédiabolisation et provoquer, sans doute, une levée de boucliers autrement plus importante que le séjour de Bardella et Maréchal.

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Don Carlos, en français: un évènement!

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Don-Carlos 2025 © Franck Ferville / Opéra national Paris

Lyrique : Don Carlos, version primitive, en français, de ce sommet de l’opéra verdien. Reprise à l’Opéra-Bastille, dans une magnifique mise en scène. Ce long spectacle comprend deux entractes, mais on ne voit pas le temps passer, nous rassure notre critique.


Verdi s’était déjà confronté en 1855 aux exigences du « grand opéra » à la manière française (avec ballet, grosse machinerie et tout le tralala), avec Les vêpres siciliennes, créé comme l’on sait à l’occasion de l’Exposition universelle, sur un livret d’Eugène Scribe, en langue française, donc, pour la salle de Le Peletier –  le Palais Garnier n’est pas encore en construction. Ironie, l’acte 5 s’achève, dans Palerme en insurrection, par le massacre en règle… des Français !

Livret de Joseph Méry

En 1867, un peu à contre cœur (l’excès de politesse de nos compatriotes l’agace), Verdi consent à remettre le couvert dans notre capitale bien aimée. Ce sera Don Carlos (Carlos avec un s, à l’espagnole), que lui a commandé non sans insistance le patron de l’Opéra. Adaptation d’un drame de Friedrich Schiller, le livret de Don Carlos est ainsi écrit en vers, dans la langue de Molière, par le poète journaliste Joseph Méry. Camille du Locle (à qui, pour la petite histoire, l’on devra la première mise en scène de Carmen, l’opéra de Bizet, à sa création en 1875) est alors chargé de le terminer : en 1866, Méry succombe à une maladie du larynx.

C’est, chose assez rare, cette première version en français qui est reprise à présent à l’Opéra-Bastille, dans la production de l’iconoclaste metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, millésimée 2017. Version très différente de celle, en italien, qui triomphe généralement sur les scènes lyriques, réduite en quatre actes au lieu de cinq, et dont l’intitulé devient donc Don Carlo…  sans s.

Le même Warlikowski avait produit en 2019 ce Don Carlo en idiome transalpin. Il faut savoir que Verdi, tout comme il l’a fait également pour Macbeth, composé en 1847 puis révisé par deux fois, en 1865 puis 1874, avait le génie de reprendre ses partitions pour en étoffer la puissance dramatique et en concentrer les péripéties. Composé en 1857, Simon Boccanegra ne prendra que bien plus tard la forme définitive, celle où cet opéra est généralement montré de nos jours. De la même façon, remis en chantier en 1884, Don Carlo quant à lui perd carrément la totalité du premier acte, mais étend en longueur le fameux duo du troisième acte où la reine Elisabeth congédie sa suivante Eboli, lui laissant le choix entre le couvent et l’exil.

Passions croisées

Bref, c’est en soi un événement que d’entendre Don Carlos en français, opéra monumental d’une durée de près de cinq heures (deux entractes compris, tout de même, mais on ne voit pas le temps passer !). Avec ce premier acte situé dans la forêt de Fontainebleau, prélude à la tragédie qui verra s’affronter dans une lutte sans merci le vieil autocrate Philippe II et Don Carlos, son fils, à qui le souverain d’Espagne ravit sa jeune fiancée Elisabeth de Valois, tandis qu’emprisonné comme traître, Rodrigue, marquis de Posa, l’ami de cœur de l’infant Don Carlos, se sacrifie à la cause des Flandres contre la domination espagnole, et que la princesse Eboli, dame d’honneur d’Elisabeth, secrètement éprise de Carlos et folle de jalousie, ayant compris l’amour secret que voue ce dernier à la princesse, menace de tout révéler, avant d’être prise de remord… non sans confesser avoir même couché avec Philippe !… Passions croisées, solitude du pouvoir, trahisons, sur fond de terreur religieuse, le Grand Inquisiteur aux commandes.

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Warlikowski et sa fidèle décoratrice Malgorzata Szcesniak organisent un plateau en forme de boîte qui se transforme à vue pour figurer, avec une sobre élégance minimaliste, grillagée de moucharabiech rouge vif et de murs tapissés de bois, les cadres successifs de l’action –  forêt, monastère de Saint-Just, jardin de la reine, cellule de prison : l’air sublime du roi, accompagné au violoncelle, premier tableau de l’acte 4 –  « Elle ne m’ai-ai-me pas ! Non, son cœur m’est fermé ! Elle ne m’aaaa jamais ai-ai-méée ! » –   qui précède le duo où s’affrontent Philippe et le Grand Inquisiteur, prenant place dans un espace rétréci aux dimensions d’une petite salle de cinéma privée, vraisemblablement aménagée dans les sous-sols de l’Escurial. Bien vu.

Transposition situable quelque part entre les années 1930 et les années 1950, les costumes renvoient à un imaginaire où se marient lunettes de soleil, épaulettes Empire, costume gris, gants de cuir noir, lunettes noires pour un Grand Inquisiteur aux allures de sicaire, toilettes haute couture, diadèmes et gants blancs, robe de mariée… Les vidéos de Denis Géguin maculent ce plateau, parfois, de traces comme projetées d’une pellicule ancienne ; incidemment, sur grand écran noir et blanc, un Saturne goyesque, prunelles exorbitées, dévore tout cru un nu féminin… Au dénouement, au moment des adieux avec Elisabeth (« Lorsque tout est fini, quand ma main se retire de vos mains ») une séquence filmée nous dévoile en fond de scène un Don Carlos pistolet sur la tempe… Apparaît alors, sous les traits de Yann Collette (très bon acteur disparu des radars, ces dernières années)  le muet, vivant fantôme de Charles Quint, dont un buste hyperréaliste ornait une table depuis le début du spectacle. Plastiquement, tout cela se tient très bien, et confère à cette régie une sage et subtile cohérence.   

© Franck Ferville / Opéra national Paris

Si l’on se prend à regretter que le ténor américain Charles Castronovo peine à soutenir les exigences du rôle-titre par une émission trop faible pour la redoutable vastitude de la salle de la Bastille, et par une articulation qui ne rend pas pleinement hommage à la prosodie française, en revanche la soprano lettone Marina Rebeka campe une Elisabeth de Valois d’anthologie, tandis que le marquis de Posa, sous les traits  du baryton Andrzej Filończyk, émet la puissance vocale requise et donne à Rodrigue la sensibilité du chaste ami-amant qu’il est, en réalité, pour Don Carlos (« Mon Carlos, ah ! Mon cher prince  (…) Ouvre moi ton cœur, ô mon Carlos (…) « non, Carlos, ton Rodrigue t’aime (..) Nous mourrons en nous aimant », etc.). Quant à lui le baryton-basse Christian Van Horn habite un Philippe II de très haute tenue, idem pour la basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk en Grand Inquisiteur démoniaque, la palme revenant, dans ce cast vocal globalement bien soutenu, à la mezzo russe Ekaterina Gubanova, dont le vibrato serré, tout en nuances et d’une grande intensité, restitue toute la puissance tragique propre à la Princesse Eboli. Très sollicité dans Don Carlos, le chœur de l’Opéra de Paris fait merveille, même si, sous la baguette de la cheffe australienne Simone Young l’orchestre maison rend une interprétation assez fluide, qui gagnerait parfois à plus de tension dramatique, plus d’incandescence lyrique. Quoiqu’il en soit, l’assistance applaudit à tout rompre cette production dont on se demande bien pourquoi elle avait naguère suscité quelques huées çà et là : les Parisiens, c’est connu, sont rarement contents. Autant dire que cette reprise de Don Carlos approche le miracle.


Don Carlos. Opéra en cinq actes de Verdi. (Version en français). Avec Charles Castronovo, Andrzej Filonczyk, Maria Rebeka, Ekaterina Gubanova, Christian  Van Horn, Alexander Tsymbalyuk…  Direction: Simone Yung. Mise en scene: Krysztof Warilkowski. Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris.

Durée : 4h40

Opéra Bastille, les 4, 9, 12, 17, 25 avril à 18h. Le 20 avril à 14h.

Le dernier qui restera debout…

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© Agathe Poupeney

« On achève bien les chevaux » Le Ballet du Rhin aux Champs


Palpitante aventure pour le Ballet de l’Opéra du Rhin associé à la Compagnie théâtrale des Petits Champs. Sous la conduite de Bruno Bouché pour la chorégraphie, de Clément Hervieu-Léger et de Daniel San Pedro pour la direction d’acteurs et la mise en scène, comédiens et danseurs transposent à la scène et le roman de l’Américain Horace McCoy et le film de Sidney Pollack On achève bien les chevaux.

Jeux d’enfants

Même si, pour obéir au scénario dénonçant ces concours de danse qui, aux États-Unis, au temps de la Grande Dépression, exploitaient la misère soudaine des participants et finissaient au fil des épreuves et des jours par devenir des opérations d’une cruauté vertigineuse, les artistes du Ballet du Rhin doivent peu à peu simuler la fatigue, voire l’épuisement et les accidents, pour eux, exécuter sur scène des danses de salon ou courir en rond comme des possédés n’est sans doute pas une épreuve trop douloureuse. Rompus qu’ils sont à l’effort, comme tout danseur, et à la virtuosité que requièrent nombre de chorégraphies inscrites au répertoire de leur troupe, les prouesses qu’ils exécutent dans On achève bien les chevaux ne sont pour eux sans doute que jeux d’enfants.

Ce qu’il y a de remarquable dans ce spectacle, c’est que les comédiens se sont faits danseurs et les danseurs excellents comédiens. Sans doute ces derniers ont-ils été guidés par Daniel San Pedro qui enseigne l’art du théâtre à l’École de danse de l’Opéra de Paris. Mais en tout état de cause, outre leur bravoure, leur présence dramatique est des plus convaincantes et confère toute sa force à cette belle réalisation.

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À leurs côtés, une comédienne comme la lumineuse Clémence Boué (Gloria), ici métamorphosée en concurrente amère, révoltée et suicidaire. Ou Daniel San Pedro (Socks) dans le rôle du cynique meneur de ce concours barbare. Mais aussi une étoile de l’Opéra de Paris, Josua Hoffalt (Robert), aussi bon acteur qu’il est excellent danseur.

Triste pertinence

Sur scène apparaissent quarante-cinq danseurs, comédiens et musiciens. Une telle production, née de la volonté du directeur du Ballet de Rhin, Bruno Bouché, de mêler danse et théâtre et de s’associer pour ce faire au metteur-en-scène Clément Hervieu-Léger et à Daniel San Pedro, est évidemment aussi coûteuse qu’ambitieuse. En dehors des coproducteurs (le Ballet du Rhin, la Compagnie des Petits-Champs, la Maison de la Danse de Lyon, la Scène nationale du Sud Aquitaine et la Maison de la Culture d’Amiens), peu de scènes, sinon celle de Chateauvallon où a été créé le spectacle ou celle du Théâtre de la Ville aujourd’hui, pourront offrir ce spectacle vraiment digne d’éloges.

Certes, le spectacle pèche un peu vers la fin en s’étirant avec des scènes qui manquent d’intensité, exposant l’extrême lassitude des concurrents dont les joutes sans pitié duraient des centaines d’heures, s’étalaient sur des semaines. Mais ce n’est pas un péché capital. Aujourd’hui où nombre de chaînes télévisées, infectées par la vulgarité américaine et l’esprit de lucre, se complaisent dans un voyeurisme éhonté et jouent des illusions de minables qui se rêvent artistes à succès, avant de les rejeter dans l’oubli, dans ce climat de décervelage et d’affaissement moral, On achève bien les chevaux conserve toute sa triste pertinence.         

On achève bien les chevaux. Jusqu’au 5 avril. Théâtre de la Ville

Courrier de l’ambassade américaine: un rappel et une alerte

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© Pool Photo from Consolidated News Photos/Newscom/SIPA

L’ambassade américaine est critiquée pour avoir envoyé un courrier aux entreprises françaises leur demandant de renoncer à toute politique de discrimination positive et d’égalité hommes-femmes si elles veulent travailler avec l’État américain. Cette ingérence anti-woke dans les politiques internes de nos entreprises, assimilable à du chantage économique, est dénoncée comme une forme d’extraterritorialité idéologique imposée par l’administration Trump. Mais, même si elle est un peu cavalière, l’important est ce que la démarche américaine nous rappelle : la méritocratie mise à mal pendant des décennies par le communautarisme à l’anglo-saxonne doit être pleinement rétablie partout.


Voilà quelques jours, un courrier émanant de l’ambassade américaine à Paris parvenait à certaines entreprises françaises. La teneur de cette lettre a de quoi surprendre. Et elle a surpris, en effet. Disons que ce texte s’inscrit parfaitement dans ce qu’on sait de la manière trumpiste. C’est laconique, net, et tout de même un rien comminatoire. Cinq jours pour répondre. Deux cases à cocher. Il faut bien dire que nous ne sommes guère habitués à cela.

DEI, c’est fini !

De plus, il est vrai, le contenu frise la menace. Si les entreprises françaises entendent continuer à travailler avec les États-Unis et garder leur place dans cet immense marché, elles doivent s’engager à renoncer à ce qu’on appelle ici la « discrimination positive » et là-bas l’« Affirmative action ».

John Fitzgerald Kennedy est le premier à avoir employé cette expression. Aussitôt, ainsi portée et promue par cette icône politique, elle fit florès, on s’en doute.

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Instituée aux Etats Unis dans les années 60, ce dispositif vise à corriger un certain nombre d’inégalités, notamment à destination des descendants d’esclaves, mais aussi, par extension, des citoyens discriminés du fait de leur origine ethnique, de leur sexe, etc… Difficile de ne pas voir là comme une esquisse de manifestation de repentance. Il n’en faudra pas plus pour assurer le succès de la démarche en France où, on le sait, le culte du mea culpa n’est pas mince.

L’intention est évidemment des plus louables. Corriger autant que faire se peut les inégalités sociales, culturelles. Fort bien. Or, dans la pratique, on se heurte très vite à une réalité aussi peu satisfaisante pour le cœur que pour l’esprit, à savoir que c’est très souvent au prix d’une injustice qu’on corrigera l’inégalité.

Quotas

On connaît l’anecdote maintes fois rapportée de ce candidat d’abord recalé au concours d’entrée à Harvard, puis repêché quelques jours après. « Nous ne savions pas que vous étiez noir », croit bon de se justifier l’administration de la prestigieuse université. Donc, le jeune homme entre effectivement à Harvard. Mais puisque c’est un concours à numérus clausus, un autre candidat, ayant, lui, parfaitement réussi l’épreuve, se trouve de facto écarté. D’où l’évidente injustice.

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En France, depuis 2001, il est prévu un quota d’entrées à Sciences po au titre de la discrimination positive. À la clef, dispense des épreuves d’admission imposées aux autres étudiants. Certes, on corrige en trompe-l’œil l’égalité d’accès, mais nullement l’égalité de niveau. Réaliser cette égalité-là, celle du niveau de connaissances, est censé être la mission première de l’école de la République. Égalité de tous devant l’apprentissage du savoir, le reste devant se faire au mérite. On en est loin aujourd’hui, chacun est à même de la constater. Et de le déplorer.

Pour cavalière, impertinente et dérangeante que soit la démarche trumpiste, l’important est ce qu’elle nous rappelle : la prévalence du mérite, en effet.

Un rappel donc, mais aussi un constat que nos responsables politiques en charge de ces sujets ne semblent pas disposés à prendre en compte.

Ce sur quoi cherche manifestement à nous alerter l’administration US au moyen de ce courrier, c’est que désormais la discrimination positive n’est plus la généreuse démarche des  intentions d’origine, mais le cheval de Troie du wokisme en entreprise. Pour les minorités discriminées – ou se prétendant telles – elle n’est plus une voie d’intégration mais un instrument de conquête, de prise de pouvoir. C’est bien là le vrai message de ce courrier. En ce sens, il mérite notre attention.

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Lettre aux élèves du Conservatoire, 2013

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L'acteur et metteur en scène de théâtre français Daniel Mesguich photographié à Paris en 2015 © DELALANDE/SIPA

Voici la lettre de Daniel Mesguich, destinée aux élèves du conservatoire national d’art dramatique, citée par Yannis Ezziadi dans son article « Conservatoire : on ne joue plus ! » paru ce mois-ci dans notre magazine.


En 2013, alors que son mandat de directeur du conservatoire touche à sa fin, Daniel Mesguich se voit attaqué par les élèves de l’établissement. La quasi-totalité d’entre eux signe une lettre adressée au ministre de la Culture dans laquelle ils exposent leurs désaccords avec la direction de l’école. Ils trouvent notamment que le conservatoire, sous la direction de Mesguich les « coupe du monde » (du monde branché, auraient-ils du préciser !) et qu’il se montre « très méfiant vis-à-vis des productions contemporaines françaises ». Ils reprochent également à leur directeur de faire appel à sa « famille théâtrale » pour constituer l’équipe pédagogique de l’école. Cette lettre aura pour effet le non renouvèlement de Daniel Mesguich à la tête du Conservatoire, et la nomination de la très woke Claire Lasne faisant prendre un virage sans précédent à l’école d’art dramatique. Cette lettre que nous reproduisons ici, est la lettre dans laquelle Daniel Mesguich (avant son éviction) répondait aux élèves.


En 2013, peu avant la fin du mandat de Daniel Mesguich, presque tous les élèves du Conservatoire signent une lettre adressée au Ministre de la Culture. Plusieurs dysfonctionnements au sein de l’institution y sont dénoncés (recrutement de personnalités artistiques extérieures, cursus à clarifier, appel à la famille théâtrale du metteur en scène, institution qui se coupe du monde, méfiance vis-à-vis des productions contemporaines françaises etc.) et le metteur en scène est directement mis en cause. Aucun dialogue n’ayant pu avoir lieu, ce que regrette d’ailleurs Mesguich, il répond aux critiques par le biais d’une autre lettre, destinée aux élèves. Il y défend les réformes qu’il a engagées.

A la même période, une vague de contestation touche également Murielle Mayette, dont le bilan est critiqué par les sociétaires de la Comédie-Française. La procédure est identique : une lettre délatrice invoquant une absence de politique artistique est adressée au Ministre peu avant la fin de son mandat.


Mes chers élèves,

Vous avez tous, ou presque, signé au bas d’une lettre, que quelqu’un – ou quelques-uns – avaient pris soin de rédiger pour vous.

Eh voici qu’à mon tour je vous fais une lettre.

Quoi ? Ce sera donc lettre contre lettre ?

Non.

Nos deux lettres, je le crains, ne seront pas, ne sauraient être, symétriques. La mienne sera d’une autre teneur, et d’une autre visée, que la vôtre. D’un autre style, aussi, sans doute. (Et elle sera plus longue – encore –, je vous prie de m’en excuser, pédagogie oblige).

Au fond, ma lettre « réagira », certes, à la vôtre, mais ne lui « répondra » pas.

La première différence entre nos deux lettres sera que la mienne, elle, s’adresse à vous. À vous, non pas à notre ministère de tutelle, ni à quelque journaliste en mal de scoop. Je vais pourtant, moi aussi, envoyer cette lettre au ministère de la Culture. En copie. Mais – et c’est la deuxième différence – ce n’est pas dans l’intention que ce ministère la lise, ni dans je ne sais quel espoir qu’il l’utilise. Non. C’est, comment dire… pour archive. Pour l’Histoire, oserais-je dire, si je ne craignais pas d’exciter là les ricanements de la Malveillance. Pour l’Avenir. Et, donc, c’est – encore – pour vous que je l’envoie : pour ne pas laisser le seul silence résonner autour de ce que vous avez fait, et que je vous dis, moi, être une faute. Pour que cette faute, grave, et à plus d’un titre, ne passe pas… comme une lettre à la poste.

Au fond, c’est pour faire le professeur, encore. Pour vous expliquer.

Oh, pour m’expliquer moi-même aussi, sans doute, tout prêt déjà à vous concéder qu’il a donc bien fallu que moi aussi j’aie commis des erreurs. Qui n’en commet pas, qui peut dire sans rire « je n’en ai jamais commis ? » Mais, je vous le dis, s’il y en a eu – et il y en a eu forcément, et nous les examinerons, rassurez-vous –, je les tiens pour sans commune mesure avec ce que vous avez fait là (ou avec cela que certains ont voulu que vous fassiez).

Oui, je vous écris pour que 2013 ne reste pas, pour le Conservatoire, l’année de sinistre mémoire où des élèves, des élèves en théâtre, avaient envoyé à ce qu’ils imaginaient être quelque patron suprême une telle lettre (qu’il faut bien appeler, malgré toutes les prudes dénégations et cris à la légitimité de ses rédacteurs, « de délation ») sans qu’aucune autre voix ne s’élève, sans que personne, professeurs ni directeur, n’eût réagi.

La tentation pourtant était grande, savez-vous, d’un souverain silence.

Il suffisait de laisser parler en moi l’amour-propre, la déception, le sentiment de l’injustice… de laisser aller, encore – j’ose ici le mot, même si je n’ignore pas qu’il risque d’apporter de l’eau au moulin de la Malveillance (mais après tout qu’importe, puisque ce moulin, on le sait, n’a nul besoin d’eau pour tourner) –, un certain mépris devant la malhonnêteté intellectuelle et l’hypocrisie de quelques-uns – toutes « qualités » auxquelles l’Art du théâtre (l’Art du théâtre tel que je m’en fais l’idée, c’est-à-dire emportant avec lui non seulement la pratique d’une profession, mais une manière de vivre aussi, de penser et d’agir – et tout entière, elle, empreinte de non-violence, d’intelligence de l’autre, de tendresse, de désir, de beauté…) auxquelles l’art du théâtre, dis-je, se doit de ne pas répliquer, sous peine de se renier lui-même, de s’avilir, de se faire aussi petit que ses assaillants.

Oh, il suffisait aussi, pour se laisser aller à ce silence, de se vouloir « tactique » ; de jouer le rôle du grand directeur au-dessus de la mêlée, d’attendre sereinement que retombe l’agitation (elle ne manque jamais de retomber, n’est-ce pas – surtout lorsque, comme vous [et heureusement pour vous], personne n’est jamais vraiment d’accord avec personne sur tout – et cela même si, encore une fois, chacun pourrait avoir quelque chose à reprocher), d’attendre, donc, et puis, magnanime, de lâcher quelque lest, et le tour aurait été joué.

Il suffisait, oui, de se prendre pour un adulte qui ne se dispute pas avec des enfants.

Mais voilà : j’ai pensé – je pense – que vous n’êtes plus des enfants. Je l’ai assez répété moi-même, n’est-ce pas ?… Et j’ai pensé – je pense – que je me devais de vous parler.

Vous parler, mais comment ?

Si vous n’êtes pas des enfants, alors je dois vous combattre, vous qui m’attaquez… Sans doute l’ignorez-vous, mais, attaqué, oh, je l’ai été, croyez-moi, bien souvent dans ma vie, et plus violemment que vous ne pouvez penser. Je suis un peu aguerri, voyez-vous. Par des journalistes, la plupart du temps (et, ici encore, j’en suis sûr, certains d’entre eux ne manqueront pas de saisir là une occasion de s’amuser à nuire, vous verrez…), par des politiques aussi, parfois (toute conviction forte, réalisée ou en voie de l’être, entraîne inéluctablement des violences, et même des bassesses), et chaque fois, j’ai su, je crois, me défendre… Mais c’est aujourd’hui la première fois, et la première fois en trente ans dans cette « maison » que j’aime et dont j’aime les habitants de passage, que je suis attaqué par des élèves ! Par des élèves-acteurs ! Et, pour la première fois, je l’avoue, je ne sais pas très bien comment m’y prendre.

Et puis, c’est peut-être aussi tout simplement, il faut bien le dire, que je n’ai guère l’habitude d’être « dénoncé » …

Certes, j’aurais pu, ayant passé ma vie, finalement, à disséquer les phrases de nos grands écrivains, ayant assimilé quelques petites notions de philosophie ou de sémiologie, ayant lu quelques livres de psychanalyse, aussi, et ayant fini par en connaître un petit bout sur les transferts et les déplacements, j’aurais pu, ce texte que vous avez signé, le déconstruire pavé par pavé (j’allais écrire pâté par pâté), et, sous les généralisations sciemment abusives, les inexactitudes délibérées, les insinuations faussement naïves, en révéler au grand jour de la raison toute la rhétorique de l’incohérence, de la méconnaissance, voire de la sottise, dont il est tissé. L’analyse des textes, je connais, c’est mon métier, les élèves de ma classe, au moins, le savent bien. Et je l’aurais fait de manière si radicale qu’au bout du compte il n’en serait resté, littéralement, rien, et que ses rédacteurs s’en seraient sans doute trouvés bien ridicules. Mais quoi ? J’aurais gagné ; mais j’aurais perdu d’avoir gagné. Quand on est directeur d’une école, on ne saurait gagner contre ses élèves, n’est-ce pas ? Ç’eut été là, tout simplement, action contre-nature.

C’est ici que toute la tension qui est à l’œuvre en cette sorte d’oxymore en lequel nous évoluons vous et moi tous les jours – une école de théâtre ; une école, mais de théâtre – bat son plein, et pourrait bien, qui s’attelle à la penser, le paralyser parfois : devrai-je ici m’adresser à des écoliers, et montrer une fermeté, une détermination, une rigueur, voire une brutalité salutaire, de directeur ? ou bien m’adresser à des femmes et des hommes, jeunes, certes, et encore, pour la plupart, très inexpérimentés, mais à des adultes, et à des femmes et des hommes de théâtre, et donc avec pondération, raison, et même (malgré tout) confraternité ?… A moins que ce ne soit le contraire : c’est à des élèves, presqu’encore des enfants, que je devrais parler tendrement, quand, avec des artistes adultes, à égalité pour ainsi dire, je pourrais me laisser aller à en découdre à cœur joie… Je n’ai pas tranché. Je rappelais simplement cela pour dire mon désarroi.

J’oscillerai donc, je crois.

Espérant cependant, au fond de moi, que je vous aurai au moins aidés, à la fin, à discerner : oui, je crois, quelle que soit la situation – et Dieu sait combien elle me parait ici hallucinante – que je reste indécrottablement professeur…

Si je vais donc ici vous parler sans ambages, sachez seulement, pourtant, que même sous ce qui pourrait vous paraître, en mes propos, netteté, radicalité, tranchant, il reste au fond de moi, inextinguible – je reconnais la saveur de son lait – ce sentiment de tendresse que j’ai toujours eu pour tous mes élèves depuis trente ans de Conservatoire (trente ans, c’est long. Comptez jusqu’à 30, et imaginez que chaque seconde est une année… Si, si, faites-le…). Mais voici – ce sentiment – qu’il me semble s’être en moi déplacé, et – bien étrangement, vous en conviendrez – comme augmenté. C’est que vous vous êtes trompés : je n’étais certes pas – qu’il vous aurait fallu « tuer », n’est-ce pas, cela est « sain », parait-il – votre père. J’ai d’ailleurs toujours tenu ce genre d’analogies faciles pour dangereuses, et quant à moi je ne parle jamais, au théâtre, de « famille », où, dans telle troupe (ou telle classe), l’un serait à la place de l’oncle, l’autre du père, un troisième du cousin éloigné, etc. Mais, précisément : c’est peut-être d’avoir voulu me tuer (ou m’éliminer, m’annihiler, m’abattre, me couper la tête, etc. Il faudrait ici un vocabulaire punitif, un vocabulaire de l’exécution qui n’est pas le mien), que vous m’avez fait soudain me sentir un peu père…Allez savoir avec les méandres de l’âme… (Oui, je sais : la Malveillance criera : « Paternalisme ! ». Eh bien tant pis pour moi… Ou pour elle.)

Je vous le dis donc comme je le dirais à des « adultes » : envoyant, vous, élèves actuels du Conservatoire, une lettre au ministère de la Culture à la fin que celui-ci chasse votre directeur (oui, je sais, ce n’est pas littéralement ce qui est écrit, mais les dénégations de Sainte Nitouche de ses rédacteurs ne trompent personne, hormis ceux-là seuls qui veulent être trompés), vous avez commis une triple faute.

Tout d’abord, une faute morale, dans l’absolu.

Sauf à concerner quelque grave et néfaste action que j’aurais commise et dont vous n’auriez pu, et pour cause, vous plaindre à moi, le procédé même de cette « dénonciation », le procédé en soi, sachez-le, est abject.

Quelqu’un qui ne saurait rien du « fond » de votre lettre, mais saurait seulement que vous l’avez envoyée « à qui de droit » sans discussion aucune, sans nulle demande de rendez-vous, sans prévenir – en cachette pour ainsi dire de l’intéressé – pourrait imaginer, je ne sais pas, que deux ou trois élèves m’ont aperçu, par exemple, me glisser subrepticement, tel soir, dans le bureau de ma secrétaire, ouvrir le coffre où sont soigneusement rangés les billets de la subvention de l’Etat, en enfouir dans mes poches tout ce qu’elles pouvaient en contenir, puis pénétrer dans quelque bar du quartier (chez l’ami Momo, par exemple)[1], pour claquer tout le magot en whiskies à gogo (je m’empresse ici de décourager d’éventuels véritables voleurs : la subvention de l’Etat versée au Conservatoire ne l’est pas en billets de banque, qui ne sauraient donc être rangés dans ce coffre, coffre qui d’ailleurs n’existe pas)… ; ou bien il pourrait imaginer – pire – que le directeur du Conservatoire exerçait quelque harcèlement moral, traquant compulsivement de jeunes, blondes et naïves étudiantes en art dramatique dans les sombres couloirs de l’établissement, et qu’il avait peut-être même, allez savoir, violé l’une d’entre elles dans le petit réduit qu’on dit qu’il a derrière son bureau, que sais-je…

Mais, voyez-vous, je vous le dis, si ce directeur n’a pas commis une telle faute, une faute grave – et vous me concèderez, j’espère, que je ne l’ai pas commise – alors, la faute grave, c’est vous qui l’avez commise.

… Je dois à la vérité d’avouer, mes chers élèves, que j’ai, moi aussi, apposé ma signature au bas d’une lettre collective ces derniers jours. C’était – avec quelques autres – pour exiger la libération de Mitra Kadivar. Vous savez qui c’est, n’est-ce pas. Non ?… Elle est la présidente de l’Association freudienne de Téhéran et elle est honteusement séquestrée en hôpital « psychiatrique » à l’heure où nous, nous nous écrivons des lettres… Puisqu’il n’y a, dit-on, que le premier pas qui coûte, et que vous voici, semble-t-il, disons « épistolairement dégrippés », je ne saurais trop enjoindre vos leaders, les rédacteurs de votre lettre, puisqu’ils semblent avoir des idées sur l’interaction des matières qui doivent s’enseigner au sein des écoles d’art dramatique, de chercher maintenant à vous faire signer cette autre lettre-là, histoire – au moins – de mettre en connexion des expériences croisées…

C’est – deuxièmement – une faute devant le théâtre.

Durant le temps, si court, de la signature, vous vous êtes exclus d’un coup du théâtre. Je ne parle pas, là, du temps, certainement bien plus long, qu’il a fallu à quelques uns pour concocter le projet en cachette et le rédiger… Qu’il a fallu, oui, à quelques uns seulement, toujours les mêmes, n’est-ce pas, qui en ont entraînés d’autres, qui en ont entraînés, « mutins de Panurge », d’autres encore… jusqu’à ce qu’il soit devenu difficile à chacun, et de plus en plus difficile, de ne pas signer, sous peine de paraître un « jaune », ou un « béni-oui-oui »… De cela, j’ai déjà tant de preuves – sans que je n’aie rien demandé jamais, je m’empresse de le dire (la Malveillance, vous savez…) – et tant d’aveux de tous ceux qui, un par un, m’ont fait entendre, depuis quelques jours – et toujours de manière très émouvante et, oui, courageuse, cette fois –, qu’ils se sont fourvoyés, qu’ils ont été entraînés, qu’ils ne savaient pas, qu’ils souhaiteraient reprendre leur signature…

Mais, vous connaissez l’histoire de Winston Churchill (c’était le Premier ministre de la Grande-Bretagne pendant la dernière guerre) qui se retrouve un jour à faire pipi dans les toilettes d’un grand hôtel londonien, juste à côté – qui faisait pipi lui aussi – d’un journaliste qui venait de le trainer dans la boue dans les colonnes d’un très grand journal. Au journaliste, qui lui disait : « Je vous ai insulté, dans mon journal, Sir Winston Churchill, mais, sachez-le, au fond de moi, je vous admire beaucoup », Churchill avait répondu, affable et digne tout en continuant à faire pipi : « Ce que vous me dites là me fait chaud au cœur, merci, vraiment. Toutefois, j’avoue que j’aurais préféré que vous m’insultiez dans les toilettes d’un grand hôtel, et que ce soit dans le journal que vous me disiez toute votre admiration … ».

Car, voyez-vous, le mal est fait. Mais bon, ce discernement est peut-être le plus important…

Oui, durant, donc, ce temps si court de la signature, vous vous êtes, mes jeunes élèves, exclus vous-mêmes du théâtre : je n’arrive pas à imaginer (je manque peut-être d’imagination) Gérard Philipe, Daniel Sorano ou Jeanne Moreau écrire en cachette pour se plaindre « à qui de droit » de tel défaut de l’organisation du TNP de Jean Vilar, ou de son action qu’ils auraient jugés trop singulière… ni, que sais-je, Michel Bouquet… ou Laurent Terzieff, écrire pour se plaindre de Tania Balachova (peut-être savez-vous qui sont ces gens)… ni se plaindre du directeur de son école à ce qu’il aurait imaginé lui être quelque patron, le moindre élève de Charles Dullin…

C’est que vous jugez là de votre école, qui, malgré tel ou tel « dysfonctionnement », comme vous dites– et vous n’avez pas à me convaincre que, des dysfonctionnements (ce mot technocratique ne fait pas, lui non plus, tout à fait partie de mon vocabulaire), il peut en exister (nous sommes près de deux-cents à vivre ici les uns sur les autres, il serait bien improbable qu’il n’y en ait jamais) –, de votre école, qui se porte bien aujourd’hui, très bien même, c’est un témoin attentif depuis trente année (vous n’étiez pas nés) et qui peut comparer qui vous le dit (mais le disent aussi aussi tous les anciens élèves, vos aînés, qui, chaque fois, la revoyant à présent, s’écrient : « Ah, si j’avais eu la chance, élève, de connaître ce Conservatoire-là ! » ; et le disent encore – le saviez-vous – les responsables de quelques unes parmi les plus grandes écoles d’art dramatique dans le monde, qui souvent la donnent aujourd’hui comme exemple et veulent l’imiter) –, c’est que vous jugez là votre école, dis-je, par cela seulement – c’est, hélas, normal – que vous connaissez de l’extérieur : vous voyez que, là-bas, tel personnel de telle entreprise est en guerre (et souvent à juste raison) avec le « patron » de cette entreprise et, par analogie, vous vous êtes mis en guerre contre votre directeur. C’est donc, avant tout, que nous, professeurs, et moi, directeur, n’avons pas su vous faire entendre que le Conservatoire n’était pas une telle entreprise, mais qu’il était, au contraire, fiché qu’il est entre telle grande banque et tel magasin de chaussures… comment dire… un « abri ».

Voyez-vous, depuis quelques années, une guerre immense, une guerre qui n’a jamais dit son nom, se livre en France et en Europe, et certainement bien au-delà même de leurs frontières. Malgré quelques passerelles ici ou là – au demeurant très belles car, étrangement, chacun des deux camps a parfois besoin de l’autre, et il y a des gens merveilleux dans l’un et l’autre camps –, deux mondes s’affrontent sans merci : disons, pour aller vite, celui de l’art, de la poésie, de l’utopie, de la confiance, de la recherche, de « l’humanisme », et celui de l’efficacité, de la consommation, de l’argent, du rendement, celui des technocrates et des « communicants ». Vous êtes nés dans cette guerre. Je vous le dis, notre monde, votre monde – que feriez-vous, sinon, au Conservatoire ? –, c’est le premier.

Mais vous avez écrit (n’avez-vous donc pas d’oreille ?) : « discours de la direction », «déficience dans l’organisation interne », « absence de planification », et autre « politique d’échange pérenne », qui sont langue et « concepts » du second. Ce ne sont pas, là, je vous le dis, des mots d’acteurs, des mots d’artistes… Je vous en conjure, jeunes gens, ne passez pas, sans même vous en rendre compte, à l’ennemi.

C’est, troisièmement, une faute devant la République.

Une telle action (et une telle lettre, j’y viendrai), inédite dans l’histoire du Conservatoire (qui a commencé, elle, au XVIIIème siècle), se produit – comme par hasard – l’année où, pour la première fois dans ladite histoire, s’instaure au Conservatoire un Conseil d’administration. Conseil où – comme par hasard – les rédacteurs de la lettre, je le sais, sont aussi, pour une part au moins, ceux qui siègent au titre de « délégués des élèves ». Je me risquerais bien à penser que ceux-là n’ont pas tout à fait compris leur rôle. Et qu’à siéger à la table de ce conseil, à entendre s’énoncer et se commenter sans fard tel ou tel problème, à parler en cette instance sans contrainte et à égalité avec les responsables et les professeurs, ils ont pu se sentir grisés et se sont crus… comment dire… en cogestion. En codirection. Mieux (ou pire) : un « autre » directeur était là, au milieu, qui les gênait, et qu’ils ont voulu éliminer. Eh bien, je me dois de vous l’enseigner aussi : non. La démocratie n’est pas cette parodie, et les élèves restent les élèves, les professeurs les professeurs, les directeurs les directeurs. Une confusion de ces statuts ferait éclater l’idée même d’école.

Ces délégués se sont pris au jeu et, bien que fort jeunes et dans l’ignorance quasi-totale de la plupart des difficultés inhérentes à la marche d’une institution comme la leur, ils « y ont cru » : comme un acteur amateur jouant Iago ou Napoléon qui se prendrait pour Iago ou Napoléon pour de bon, ils ont oublié que ce rôle-là, celui de délégué, s’il comportait, certes, quelque « pouvoir » (quelque « responsabilité », devrais-je dire), comportait aussi quelques devoirs. Celui, par exemple, de parler, d’expliquer, dès que l’on soupçonne un problème : je n’ai jamais, depuis trente ans que je suis professeur et plus de cinq ans maintenant que je suis directeur, je n’ai jamais, je dis bien jamais, quel que fussent le moment et la pression qu’ont pu exercer sur moi mes autres travaux, refusé un rendez-vous à un élève. Mais voilà, ceux-là ne m’ont jamais demandé l’ombre d’un rendez-vous, et ils ont préféré aller directement vers ce qu’ils imaginaient être « l’action », trahissant simplement par là, du même coup, pardon de le dire, la confiance qui leur était accordée. Même dans les entreprises les plus en conflit de notre société, les représentants de personnel les plus virulents et les plus radicaux n’agissent pas ainsi, sans discussion, sans préavis, et en contournant les instances qui précisément servent à régler les conflits, s’il y en a ; instances dont – ironie – ceux-là prétendent, d’autre part, tirer autorité… Ils sont jeunes, me dit-on, impulsifs, et ils ne savent pas… Euh… Non : ils ne sont déjà plus si jeunes, c’est trop facile, et ils devraient savoir.

Et si vraiment ils ne savaient pas, ils n’avaient qu’à me demander… Ah, oui, bien sûr, j’oubliais : pour me demander, il eût fallu me parler, et c’est précisément ce qu’ils voulaient éviter de faire. C’est bien dommage, car je leur aurais dit : « Est-ce la bonne « procédure », mes chers « délégués », que de ne pas passer par le Conseil des Études ou, si c’est, à votre avis, plus grave et infrastructurel, par le Conseil d’Administration ? Est-ce la bonne procédure, encore, que d’avoir demandé (à mon grand étonnement, mais, bien sûr, obtenu) d’enregistrer une réunion comme celle que nous avons tenue avec quelques uns de vos professeurs après l’annonce que cette lettre avait été envoyée : avez-vous eu peur que les professeurs et moi disions des choses que par la suite nous aurions nié avoir dites ?… Devant quatre-vingt personnes, d’autre part, c’eût été difficile…»). Qui vous a enseigné cela ? Certainement pas nous, vos professeurs. Mais quelqu’un qui, à coup sûr, ne sait pas qui est Shakespeare, croit que Claudel est une marque de beurre et Calderon une marque de chocolat. Je ne félicite pas, s’il existe, cet étrange « professeur ». Quant à moi, sachez-le, je passerai très bientôt par un Conseil des Études, y reprendrai point par point tout ce qui est en votre lettre, et ce conseil, démocratiquement, donnera, comme il se doit, ses avis ou ses verdicts…

« Daniel, il n’y a pas de fumée sans feu », me murmurent quelques pseudo-bonnes âmes (pas si loin, « oecuméniques », d’ajouter, si on les y poussait, que le viol n’est certes pas beau, mais que se promener en mini-jupe n’est pas très malin non plus). Eh bien, si. Il y a de la fumée sans feu… (Tous les soirs, en ce moment, le Hamlet que j’ai mis en scène à la Cartoucherie présente, à tel ou tel moment, de très belles volutes de fumée, et j’affirme pourtant que pas l’ombre d’une flamme ne brûle en coulisse). Il y a de la fumée sans feu. Mais c’est que c’est, alors, une fumée… de fiction.

Il vous aurait fallu du recul, et le recul, on le sait, n’est pas, par définition, l’apanage de la jeunesse. Nous le savons bien, nous les professeurs (je veux dire : nous les artistes qui avons bien voulu aussi nous faire vos professeurs ; qui nous sommes engagés, d’une certaine manière, à rendre ce que nous avons eu la chance qu’il nous fût donné), oui, nous le savons bien : une certaine ingratitude nous revient, la plupart du temps, en partage, et nous avons appris à ne pas en souffrir (ce n’est souvent que bien plus tard que nous recevons de véritables lettres d’amour qui commencent à peu près toutes par : « À l’époque je n’en étais pas conscient, mais je me rends compte aujourd’hui de la chance que… ». J’en ai moi-même dans mes archives une petite collection).

Pourtant, vous le savez, je n’ai rien vu venir : ça, c’est une faute, je le reconnais (Il est vrai que je n’ai pas été le seul à tomber de haut : personne – administration, technique, corps enseignant, personne – n’a rien vu venir). Pire pour moi, et je vais continuer de m’accabler, et la Malveillance – qu’elle est donc bête, la Malveillance ! – va rire très fort et en faire ses choux gras : si l’on m’avait dit, par exemple, qu’une initiative avait été prise par les élèves en vue de quelque fête en mon honneur pour mes trente ans ans de Conservatoire et pour me remercier de ce que je fais pour eux, à ma grande honte, je l’avoue, je l’aurais cru, voyez ma nullité en matière d’anticipation ! Mais… comment vous faire entendre cela, mes chers élèves… hum… Saint Thomas (le philosophe saint Thomas d’Aquin, qui vivait au moyen-âge, ce n’est pas seulement le nom d’une église) était moine, et il était très gros ; énorme, parait-il. Et il se mouvait avec difficulté. Un jour qu’il était assis dans un fauteuil du réfectoire de son monastère, de jeunes moines de ses amis, pour lui faire une farce, lui crièrent : « Thomas, Thomas, viens vite, dépêche-toi, viens voir à la fenêtre, il y a dans le ciel des anges qui volent ! » Et le pauvre Thomas se lève avec difficulté et court comme il peut, les yeux illuminés, à la fenêtre. Évidemment, il n’y avait pas d’anges, et les moines, ses copains, hurlaient de rire. Alors Thomas leur a dit doucement : « Pourquoi riez-vous, mes frères ? Il y avait, pour moi, bien plus de probabilités de voir des anges voler que des moines mentir… » Eh bien, voyez-vous, ici, nous sommes, en principe, entre acteurs, et il est vrai que la pensée de la possibilité de cette lettre ne m’était pas venue. Pas assez de probabilités pour moi.

C’est que vous n’avez pas écrit là à un ministère pour « dégommer » un « patron ». Vous avez écrit à un patron dans l’espoir qu’il « dégomme » l’un de vous. Le comprenez-vous ? C’est d’ailleurs, je l’espère (et si je l’espère, ce n’est pas, faites-moi la grâce de le penser, pour moi-même) un mauvais calcul : en dépit d’une idéologie « jeuniste » qui sévit aujourd’hui un peu partout, je ne vois pas les ministères obtempérer chaque fois que les élèves d’une école exigeraient d’eux, pour une raison ou pour une autre, le renvoi du directeur ou d’un professeur : le concept même d’école exploserait, et toutes les écoles de France.

Depuis quelques jours, je croise dans les couloirs du Conservatoire tel ou tel élève que, comme à l’accoutumée, je salue (un peu froidement ces jours-ci, faut rien exagérer tout de même, mais enfin bon, que je salue), et souvent, le voyant répondre timidement ou baisser les yeux, ou regarder vite ailleurs, je me prends à penser : «  Bon, elle (ou lui), elle, bon, elle, ça va ; elle a peut-être, elle a sans doute, signé cette lettre indigne, mais enfin bon, lui (ou elle), c’est un gentil, je vois bien que c’est un gentil, je vois bien qui il est ; bon, il a signé, quel con, mais enfin bon, je vois bien qu’il est sûrement, aussi, intéressant, et même intelligent, que c’est, oui, quelqu’un de bien, et puis, il aime le théâtre, c’est un acteur, il est, au fond, des miens ; il est surement vulnérable et sensible, et je ne peux avoir que de la sympathie pour le presque enfant qu’il est encore. » – « Oui, mais il a signé », me dit un autre moi en moi, plus sec, plus belliqueux, plus jeune que moi peut-être, artiste seulement et c’est tout (je veux dire : moins professeur), et davantage prêt à en découdre. – « Oui, oui, je sais, il a signé, répond en moi le premier moi, mais, bon, si c’était ton fils ou ta fille, tu continuerais de l’aimer, non ? Tu penserais qu’il a fait une grosse connerie, que d’ailleurs il ne mesurait pas, mais tu l’aimerais quand même, pas vrai… » – « Oui, mais ce n’est pas un enfant, ce n’est plus du tout un enfant, insiste le deuxième moi en moi ; alors quoi, on t’attaque et tu ne réponds pas, c’est ça, tu te laisses faire ?… » – « Mais non, idiot, ce n’est pas ça, dit le premier moi en moi… » etc. Toute cette scène, remarquez-le, ne dure, étrangement, guère plus d’une ou deux secondes, et ni l’élève ni moi n’avons d’ailleurs le temps de la lire. Eh bien, voyez-vous, je vous le dis en confidence, c’est toujours le premier moi en moi qui l’emporte : l’élève à peine croisé, je me dis (cette fois-ci, j’ai le temps de me dire) : « non celui-là, ça va ; celui-là (ou celle-là), même s’il a signé, je l’aime, allez… ». Le problème, c’est que ça m’arrive avec tous. Je n’ai, depuis « la lettre », jamais croisé encore – mais je n’ai pas, je crois, croisé tout le monde ! –, je n’ai encore jamais croisé un élève à propos duquel j’aurais pu me dire, hugoliennement : « Meurs, lâche, chien, tu as voulu me frapper dans le dos, je te hais ! ».

J’ai évoqué, à maintes reprises, « la Malveillance » ; et j’ai dit souvent : « quelques uns »… Mais de ceux-là aussi, je suis le directeur. C’est, certes, plus difficile, mais bon, ceux-là aussi, au fond, au fond-fond, je ne leur en veux pas. « C’est, va dire la Malveillance (encore elle, il faudrait pourtant une fois pour toutes qu’on la chasse, j’ai bien envie d’écrire une lettre au ministère !), qu’il se croit supérieur, vous voyez bien, rien ne l’atteint, il ne nous hait même pas, il plaisante encore, il plaisante tout le temps, il est si sûr de lui, etc. ». – Non. Ce n’est pas ça, jeunes gens. C’est seulement que je sais qu’à vouloir combattre la « jouissance » – la « jouissance » d’un autre, qui plus est –, nul ne peut rien, ni n’a jamais rien pu.

Mais j’ai, pourtant, un allié de taille : le temps. Laissons-le faire.

Que je pense que toutes les récriminations, en la lettre que vous avez signée, ne sont que des déplacements, ne sont pas « vraies », n’entraine pas que je m’autorise, ces récriminations, à les repousser d’un revers de main comme n’étant que symptômes vides d’un mal absent. Je voudrais seulement tenter de vous montrer qu’elles manquent, ces récriminations, de, disons, justesse (de justice aussi, mais ça, c’est tant pis pour moi).

Oh, j’ai vu tout de suite que cette lettre ne reflétait nulle vérité, ne disait, au fond, presque rien, et qu’elle se voulait surtout – presque seulement, même – « punitive ». Insinuant ici, montant en épingle là, éclatant à chaque paragraphe en confusions volontaires, en généralités de mauvaise foi, le tout enrobé des flagorneries (d’ailleurs en langue de bois), et des mines et allures du (faux) désarroi d’une jeunesse bien sympathique (« nous ne sommes que de jeunes élèves », etc.) ; finalement, au contenu en harmonie, chers rédacteurs, avec la méthode qui a présidé à son envoi…

Puisque j’avance impudemment que cette lettre est vide et indigente en son fond, mais considère, d’autre part, qu’elle doit bien être, quoi qu’il en soit, le symptôme au moins de quelque chose, permettez-moi de prendre les devants, peut-être imprudemment, tant pis, et de vous commenter déjà ici quelques points (mais nous passerons en revue tous ceux que je vous jugerez bons de présenter au Conseil des Études, les examinerons, et trancherons), points que je crois être causes de possibles mécontentements ; de passer en revue ce que je crois être les mesures, ou les idées, qui, d’avoir commencé par déplaire à quelques-uns, ont pu, par contamination, devenir « impopulaires ».

– S’il existe véritablement au Conservatoire, dont « l’enchevêtrement trouble votre compréhension du projet global de l’école », dites-vous, chers rédacteurs, « un discours officiel et une parole officieuse », je ne vois pas que l’officieuse puisse être de mon fait : je ne connais, moi, que la première (que d’ailleurs je ne qualifierais pas « d’officielle »). Quant à « l’officieuse », donc, si elle existe, combattez-la, ou ignorez-la ! C’est mon conseil… Mais vous m’expliquerez, j’espère.

– « L’opacité de la ligne pédagogique perturbe l’administration » ; et elle perturberait aussi, dites-vous, les professeurs. En êtes-vous sûrs ? Il est étrange que les uns et les autres, qui n’ont pas, n’est-ce pas, leur langue dans leur poche, n’aient jamais cherché à me rien faire entendre de tel… Et, encore une fois : en êtes-vous sûrs ? Vraiment sûrs, mes chers rédacteurs ?

– Vous découvririez votre parcours « d’une manière aléatoire » ? Alors qu’on vous donne un emploi du temps détaillé dès le premier jour ?… « Aléatoire », vous êtes sûrs ? (Pour les six élèves du tout nouveau 2ème cycle, je vous l’accorde, hélas : nous n’avons ouvert ce cycle que depuis quelques mois, et nous cherchons – mais nous avons toujours dit que c’est ainsi que nous ferions – en avançant.) Mais pour le reste, tout le reste, des activités de votre école, je le répète : vous en êtes sûrs ?

– « Le Conseil des Études et ses membres ont été déconsidérés », dites-vous. En quoi, par qui, quand, comment ? Ils n’ont jamais évoqué, que je sache, fût-ce très indirectement, une telle chose. Ils l’auraient donc soufferte en silence ?…

– « Le Conservatoire se coupe progressivement du monde » ? Euh, non, je ne crois pas. Je ne crois pas, d’abord, que traverser comme vous le faites toutes les « disciplines », tous les répertoires, accompagnés en cela par quelques-uns parmi les meilleurs professeurs d’art dramatique de France, « coupe progressivement du monde ». Je crois même, oui – allez, je me lance follement –, j’irais même jusqu’à croire – voyez mon impudence et mon toupet –, tout le contraire. … J’avoue d’autre part que je n’aime pas beaucoup la manière dont vous avez tenté de présenter, mes chers rédacteurs, mon rapport à « l’étranger ». Elle est même, pour moi, franchement nauséabonde et, je vous le dis, pour le moins offensante : je serais, à vous en croire, je ne sais quel protectionniste « franchouillard » et xénophobe. Si je n’étais déjà connu pour exactement le contraire, cette accusation serait, je vous le dis, des plus graves. Vous en doutez-vous ?

L’étranger : oui, bien sûr, tout (et pas seulement votre désir déclaré) pousse à établir des liens avec les autres pays (vous prônez cela à un internationaliste et un européen convaincu), avec les autres peuples, les autres cultures et, pour ce qui nous occupe, avec les autres écoles d’art dramatique d’Europe et d’ailleurs. Et il se trouve que je suis le premier directeur de votre école (jusqu’à présent, donc, le seul) à avoir obtenu de vous envoyer visiter, par groupe de cinq, des écoles en Chine, en Amérique, au Japon, en Hongrie, en Australie, etc.  Mais, d’autre part, discernez, ne comparez pas l’incomparable : le théâtre, lui, ne s’exporte pas comme le peuvent la danse, les arts plastiques, la musique… Ou le fait beaucoup moins bien : question de langue. Et quand, pourtant, un festival international des écoles d’art dramatique invite le Conservatoire, c’est, traditionnellement, au mois mai : imaginez la tête de votre professeur d’interprétation si je lui annonçais que trois semaines avant les « journées de juin », je coupais dans le tricot et réquisitionnais quatre ou cinq de ses élèves pour qu’ils aillent jouer un spectacle à Belgrade ou Spoleto… Je ne suis pas sûr, jeunes et impulsifs rédacteurs de lettres, que vous ayez assez réfléchi à ces problèmes.

– Vous écrivez que les cours ne sont pas « connectés » les uns aux autres… Comment imagineriez-vous qu’ils le soient davantage ? Je le demande sincèrement. C’est la tradition du Conservatoire – celle de cette école-ci et pas d’une autre (et j’aime, moi, cette tradition, et c’est cette école-ci, et pas une autre, vous, que vous avez choisi d’intégrer, n’est-ce pas) – d’être structurée davantage comme le sont les classes préparatoires (comme khâgne et hypokhâgne) que comme une suite linéaire de « stages de formation », comme le sont la plupart des autres écoles d’art dramatique de France. Je ne dis pas que ce soit forcément mieux (même si je le pense), mais c’est ainsi. Si, à peine entrés, vous considérez que cette « structure » ne vous convient pas, que n’avez-vous tenté le concours d’entrée d’une autre école ? Car, oui, la plupart des écoles collectionnent, parfois avec bonheur, des « stages » : après celui-ci, cet autre (et qui souvent n’a rien à voir) ; y a-t-il là davantage de « connexion » ? Au Conservatoire, au contraire, les cours sont tuilés et entrecroisés toute l’année. Comprenez-le, c’est précisément ce tuilage, ou ce « tissu », qui est la « connexion » : toujours plus d’un thème, toujours plus d’un fil, toujours plus d’une ligne, chaque jour. Mais je vous accorde que l’histoire du théâtre n’est pas exactement de l’anglais qui n’est pas exactement du chant, et les cours d’aïkido ne se font pas en chantant l’histoire du théâtre en anglais ! (Encore que, vous le savez, j’aie voulu que l’anglais fût « du théâtre », que l’histoire fût « du théâtre », que l’on jouât ces « matières », et que j’aie voulu, par l’instauration, chaque année dorénavant, d’un spectacle de « comédie musicale », que la danse s’entremêlât au chant). Si vous aviez d’autres idées, parlez m’en, parlez-en au Conseil des Études, étudions, réfléchissons, rêvons… Mais se plaindre de celles-ci de manière incantatoire seulement, et croire (ou vouloir faire croire) que c’est la personne du directeur qui est l’obstacle est, au mieux, sot, au pire, malhonnête. Les deux, chers rédacteurs ? Non, ça, je ne veux pas le croire…

– « Un corps enseignant anachronique et ami » », dites-vous. Malgré le temps qui passe (et, certes, je suis « dans le paysage » depuis que vous existez, et j’ai monté de très nombreux spectacles, joué dans de nombreuses pièces, de nombreux films, écrit, même, quelques livres), je reste néanmoins résolument, sachez-le, un « moderne ». Un artiste connecté aux pensées et aux textes les plus avancés, les plus aigus – et minoritaire souvent. Mais il est vrai que j’aime aussi la mémoire et l’histoire, et tiens que les mondes en apparence révolus ne le sont jamais vraiment. Ainsi, le « moderne » que je suis n’a pas voulu pour autant – il en va de la plus importante école d’art dramatique de France, voyez-vous, – se laisser aller à tel penchant « expérimental », procéder à quelque alliance avec ce qui n’est qu’images et allures (certes pourtant parfois fort célébrées), de je ne sais quelle – souvent fausse – « avant-garde » : j’ai voulu vous préserver des effets de mode (fulgurants, en nos métiers), qui, à coup sûr, auraient redoré l’image de votre directeur à vos yeux, et peut-être aux yeux d’une certaine presse, mais ne vous auraient, à vous – malgré ce que certains d’entre vous pourraient pourtant penser – servi de rien, ou pire. Oui, j’ai voulu vous éviter les « tubes de l’été ». Et je n’ai pas sollicité tel metteur en scène qui peut-être aurait eu momentanément les suffrages de Télérama ou des Inrockuptibles (et, pourquoi pas – cela arrive – à juste titre), mais resteraient cois devant une scène de Shakespeare que vous leur présenteriez, ou de Tchekhov, ou de Racine…

Et puis surtout, sachez-le, les qualités nécessaires à un bon professeur du Conservatoire sont multiples, contradictoires, et rares à se retrouver toutes en un seul. Il faut à ce professeur être savant en son art ; détenteur d’une culture générale solide ; « généreux » (savoir s’ouvrir, avec un amour égal, à des acteurs qu’il ou elle n’a pas choisis) etc. Et surtout avoir une, comment dire, « morale » ; car c’est souvent ce que ni lui ni ses élèves ne savent qu’il enseigne, qu’il enseigne véritablement : une hauteur de vue, une dignité, une élégance, une loyauté, une façon « noble » de réagir en telle ou telle situation, etc. L’exigence de toutes ces qualités restreint considérablement, au fur et à mesure qu’on les additionne, le panorama, voyez-vous, et souvent, quand enfin on trouve un professeur « possible », il n’a tout simplement pas envie de venir vers vous (peut-être n’a-t-il pas la principale qualité : la « générosité », voire l’abnégation…) et préfère rester libre pour quelque projet personnel… Et vous nous reprochez, dans votre lettre, que nous n’engagions pas les professeurs « trois ans à l’avance »? Vous voulez rire ? Vous croyez-vous donc le centre du monde ? D’être privilégiés, et pas qu’un peu, vous ferait-il imaginer le privilège illimité ?… Mais, d’autre part, dites-moi, untel, untel et untel, qui vous font travailler en ce moment, ne sont pas si nuls, non ? Car je ne sache pas que vos professeurs en général soient les plus vieillots des enseignants, même si, comme vous le suggérez en le déplorant, la plupart sont de mes « amis » … Eh bien, oui. J’avoue volontiers cela : c’est que je me vois mal engager pour vous des professeurs… que je n’aimerais pas. Je respecte, j’admire – et, oui, j’aime – les professeurs que je vous donne. Certains ont été mes élèves, et parfois mes acteurs, c’est vrai. Mais j’ai eu des centaines d’élèves, travaillé avec des centaines d’acteurs, et c’est ceux-là et pas d’autres – pour un certain temps du moins – que j’ai choisis. Comme si c’était à l’issue (et à leur insu) d’une très longue audition… Pourriez-vous, chers rédacteurs de lettres à faire signer, pourriez-vous aller jusqu’à imaginer un instant qu’il puisse là ne pas s’agir de simple « copinage », mais que s’ils sont mes amis, c’est précisément, d’abord, parce qu’ils sont de grands artistes et de grands professeurs ? Eh oui : j’engage des gens que j’aime plutôt que des gens que je n’aime pas ; il parait que ça se fait… Et je ne sache pas, d’autre part, qu’ils soient des clones de moi, loin s’en faut : parlons-nous, trouvez-vous, d’une seule voix ? Il apparaitrait plutôt, me semble-t-il, que non ! Et c’est précisément pour montrer à quel point nous pouvons ne pas être d’accord sur les notions et les thèmes les plus élémentaires de l’art dramatique (le personnage, la situation, la « violence » au théâtre, le théâtre populaire, etc.) que j’ai instauré, cette année, ces séances de « Controverse », où nous disputons devant vous (avec amitié, oui, encore, pardon), et vous montrons à quel point les professeurs d’une aussi grande institution que la nôtre peuvent (et doivent) diverger, à quel point le Conservatoire n’est pas univoque mais pluriel et tire même, artistiquement – et c’est tant mieux –, à hue et à dia.

– Quant à de mystérieux problèmes « organisationnels », que vous évoquez sans en dire plus, et je ne rappelle pas cela pour m’esquiver – et, s’ils existent, j’en assumerai, au seul titre de directeur, la responsabilité pleine et entière –, sachez qu’ils ne sont pas directement de mon fait : je ne me charge pas de « l’exécutif » ; il y a, en notre administration, des postes, pourvus de qualifications et de tâches précises, pour cela. Puisque c’est ma personne elle-même qui est attaquée, je vous devais, autant qu’à la vérité, de l’apprendre.

– Concernant, maintenant, le professeur que vous ai trouvé pour mettre en scène l’atelier d’histoire du théâtre, j’admets que je me suis trompé. Ce n’était pas, à l’évidence, la personne qu’il vous fallait. Deux remarques, pourtant :

1) Ce n’est qu’un des professeurs parmi tant d’autres que j’ai ralliés au Conservatoire (Eloi Recoing, Sandy Ouvrier, Jean-Damien Barbin, Gérard Desarthe, Yvo Mentens, Pierre Aknine, Véronique Vella, Eric Forestier, Henriette Walter, Michel Fau, Olivier Py, Jean-Paul Wenzel, Philippe Calvario, Christophe Maltot, Pierre Debauche, Hans-Peter Cloos, Julien Lubek, Hacène Larbi, etc.), et qui, n’est-ce pas, ont réussi, je crois (réussissent) avec vous un travail de la plus haute qualité.

2) J’ai tout de même des « circonstances atténuantes » : cette personne n’est pas n’importe qui, elle a un curriculum vitae long comme le bras, elle est actrice, metteur en scène – cela avec un succès certain –, et elle a déjà enseigné… Puis, oui, je cherchais, pas forcément mais plutôt, une femme… Mais, bon, je vous l’accorde, hélas, volontiers : elle n’était sans doute pas – pas avec vous, en tout cas – celle qu’il fallait, et « ça n’a pas pris ».

Directeur, j’aurais pourtant pu, alors – l’aurais-je dû ? –, lorsque je vous ai reçus dans mon bureau à ce propos, vous quinze qui travailliez avec elle, j’aurais pu pourtant vous répondre : « Non ». « Vous voulez arrêter un spectacle ? – C’est non ». Depuis quand des élèves auraient-ils le droit de « refuser » un professeur ? Ce serait, systématisé, la fin de l’école. Dans telle école où l’on fait, par exemple, des mathématiques, tels élèves qui, pour telle ou telle raison, auraient des difficultés à suivre l’enseignement de tel professeur pourraient donc dire « nous n’en voulons plus », et le professeur s’en irait ? Ou, lors de telle formation professionnelle, tels stagiaires qui éprouveraient des difficultés à travailler avec leur formateur ? L’idée-même « d’école », jeunes gens, « l’école » même, me demandait de vous répondre : « Non. Non, c’est comme ça. C’est dans cette école que vous avez voulu entrer – que vous auriez, pour certains, rappelez-vous, tué père et mère pour entrer – ce n’est pas à vous, élèves éphémères, de la façonner à votre main. Les répétitions de ce spectacle auraient été difficiles ? Eh bien oui. Et alors ? Les exercices en les écoles de sapeurs-pompiers aussi. Qui vous a dit que dans l’école d’art dramatique la plus « exigeante » de France, il était admis que tout devait se faire facilement ? »

Ce « non », j’aurais d’autant plus pu le prononcer que les raisons qui m’étaient données étaient, vous en conviendrez, pour le moins contradictoires, voire incohérentes ; rappelez-vous : l’un se plaignait : « Elle est trop directive, elle nous arrête sans cesse dans notre jeu, elle nous dit tout, elle nous prend pour des enfants »… Bon… Mais, l’autre : qu’elle laissait faire sans visiblement savoir où tout cela allait, qu’elle n’avait, finalement, rien à dire et se taisait, ne donnait jamais aucune indication… L’un disait : « elle est méchante, cassante, humiliante, elle nous parle mal »… Bon… Mais l’autre, qu’elle ne savait faire que des compliments, qu’elle trouvait toujours tout et tout le monde merveilleux, et que cela n’aidait en rien les élèves, etc. Ah bon… N’importe nawak, jeunes gens, n’importe nawak… Et pourtant je n’ai pas dit non. « L’école » me le demandait, oui, mais « le théâtre » ? Et j’ai dit : « d’accord, vous ne voulez plus faire ce spectacle, ne le faisons pas ». C’est, voyez-vous, que je n’avais pas voulu là… comment dire ?… instaurer officiellement le malheur. C’est que je tiens le théâtre pour un moment de vie, fragile entre tous, qui ne peut être que de bienveillance, de plaisir, de confiance, et j’ai compris, si j’imposais ce spectacle, que vous alliez tous être, bien que pour des raisons souvent diamétralement opposées, malheureux; et votre professeur aussi. Et j’ai préféré – c’est ici, d’ailleurs, que « l’école » revient, par la bande – vous préserver de cela aujourd’hui. Vous en préserver dans l’école. Car, je vous le dis, jeunes gens, des metteurs en scène avec qui, plus tard, et quelles qu’en soient les raisons, vous ne vous entendrez pas, vous en rencontrerez. Vous en rencontrerez même – je ne vous le souhaite pas, naturellement, mais c’est souvent le cas, sachez-le, dans le temps d’une vie professionnelle – plusieurs, au moins. Et chaque fois, vous resterez. Parce que vous avez signé un contrat. Parce que c’est votre métier. Ou tout simplement parce que vous saurez, alors, que l’impatience est mauvaise conseillère, et que c’est après coup, je veux dire après l’épreuve du travail, après avoir laissé toutes ses chances d’arriver à « ce qui peut arriver » (après, donc, la dernière représentation et l’accueil d’un public seulement), que l’on peut vraiment se déterminer…

Mais, bon : je vous ai dit « oui ». Le théâtre – non pas, encore une fois, le théâtre « professionnel », mais le théâtre, comment dire… tendre, en herbe, que je lisais dans vos yeux – m’a fait, contre « l’école » (mais, vous le voyez, à cause d’elle aussi), vous dire oui.

Tous, vous avez immédiatement semblé soulagés ; et certains, même – dont d’ailleurs vos « délégués » – m’ont remercié… L’un d’entre vous m’a dit alors : « Nous pourrions, en remplacement de ce spectacle sur l’histoire du théâtre, en faire un autre que nous ne travaillerions qu’entre nous, en choisir un qui nous plairait ; d’ailleurs, j’ai déjà une pièce… » J’ai ri, je crois, rappelez-vous, et vous ai dit : « Ah non, ça, mes amis (à cette époque-là, naïvement je le vois, je parlais encore ainsi), non : ce ne sont pas les élèves qui font eux-mêmes leur parcours dans l’école, là, vous exagérez un peu, non ? » … Petit rappel : cet « atelier d’histoire du théâtre », c’est moi qui l’avais voulu tel : les traditionnels cours d’histoire du théâtre – « matière » nécessaire, et que toutes les écoles de théâtre dignes de ce nom, à juste titre, dispensent, – c’est moi qui les avais voulus transformés en spectacle surl’histoire du théâtre. Le spectacle, je le déplore, vous ai-je dit, ne se ferait donc pas cette année, bon, mais l’histoire du théâtre, elle, demeure, et sa nécessité (certains pourraient ne pas en être d’accord, je le sais, mais c’est ainsi) ; et nous reviendrons donc à la forme qui existait auparavant (avec un autre professeur) : des cours d’histoire du théâtre ». Certains se sont sentis punis, me dit-on aujourd’hui. Ils ont eu tort. Je leur rappellerais, avec tendresse mais fermeté, qu’ils sont dans une école, non dans je ne sais quel club « d’art drama » (étrangement, d’autre part, payé par l’État). Ils n’avaient pas voulu d’un spectacle sur l’histoire du théâtre, soit, mais ils n’avaient pas à vouloir ou ne pas vouloir d’histoire du théâtre : ici, c’est exact, je ne leur demandais pas leur avis. Peut-être cela a-t-il mal été « communiqué », mal expliqué, et donc mal compris, je ne sais, et si c’est le cas, je le déplore et vous en demande pardon. Mais il eût été tellement plus simple, alors, et plus « sain », de venir me demander des explications, que je vous aurais données avec, comme d’habitude, amitié et confraternité, plutôt que de vous associer à une démarche qui n’a de militance que le beau nom, et qui est, en réalité, tout le contraire, puisque, si l’on devait pousser l’analogie, elle n’est, et n’aura jamais été, à tout prendre, qu’une plainte déposée par tel « membre du personnel en lutte »… sur le bureau d’un patron ! En tout état de cause, je vous le dis, et j’imagine qu’alors, pour certains d’entre vous, je suis décidemment irrécupérable, ce serait à refaire – je ne parle pas, bien évidemment, du choix initial – je referais exactement la même chose.

Mes chers élèves, je connais le Conservatoire, je le fréquente, y travaille, l’observe (en même temps que je contribue à le transformer et cherche à le hisser au plus haut que je le puis), depuis trente années ; vous, pour près de la moitié d’entre vous, depuis quatre mois ; pour les plus anciens, depuis un an ou deux. Cela n’implique aucunement, certes, que je ne puisse me tromper du tout au tout sur lui (je puis être un peu bécasson), ni vous que vous ayez forcément tort en considérant que ce qui s’y fait aujourd’hui est mal fait, désuet, etc…. Vous laisseriez-vous pourtant aller à imaginer un instant que, durant toutes ces années, j’aie pu ne pas faire rien, ne pas penser rien, ne pas m’informer sur rien, ne pas me réajuster inlassablement ? Trente années, ce sont des centaines de jeunes acteurs comme vous avec qui j’ai travaillé (dont certains, aujourd’hui, sont des « stars » – et pourtant, étrangement, bien plus humbles que nombre d’entre vous aujourd’hui) ; des dizaines d’ouvrages sur ces institutions difficiles que sont les écoles d’art et sur la transmission du théâtre que j’ai lus et relus ; de très nombreuses écoles analogues à la nôtre, que j’ai visitées à l’étranger ; des dizaines de master classes que j’y ai données (à Pékin, New-York, Madrid, Mexico, Budapest, Tokyo, etc.), et ce sont des dizaines et des dizaines d’élèves qui en sont sortis, je crois, passionnés et transformés… Et s’il est vrai – en soi, et devant, disons, la Vie (ou encore, la démocratie) – qu’« un homme vaut un homme », il peut arriver pourtant que devant telle ou telle « matière », ce ne soit pas le cas : savez-vous qu’il faut parfois des nerfs d’acier et une sacrée dose de sens de l’humour – dont je crois ma mère a dû largement me pourvoir –, pour écouter patiemment (la patience fait partie du job) un jeune élève tout frais émoulu du cours Florent, qui ne songeait peut-être pas même à l’art dramatique il y a seulement un an ou deux, m’expliquer doctement comment doit être faite une école de théâtre ?… Entendons-nous bien : encore une fois, ce n’est nullement là de ma part quelque interdit de parole jeté sur vous une fois pour toute du haut de mon « expérience » ; ce serait, certes, trop facile. Je dis seulement que parler avec si peu de précautions d’un enseignement du Conservatoire qui serait « désuet », « déconnecté du monde etc. » pourrait bien – ici, euh, je suggère, je n’affirme rien – pourrait bien – oui, à la réflexion, hum, cela se pourrait – être un signe de – bon, disons, allez – légèreté… ? Je ne sais pas… Moi, quand je parle avec un astrophysicien, je me garde de lui donner des conseils… en astrophysique ! Question de pudeur…

Mes chers élèves, vous ne me connaissez pas, vous ne connaissez pas ma vie ni qui je suis. D’une manière générale, vous ne connaissez pas assez la vie artistique passée, et même parfois présente, de vos professeurs. Vous les prenez… pour des profs, et moi pour un « dirlo », et ne les tenez pas assez pour des artistes qui font, d’autre part, les professeurs, d’autre part, le directeur. C’est sans doute notre faute. C’est la mienne, certainement… Et un peu la vôtre, aussi : il n’est pas interdit, après tout, de se renseigner (j’ai écrit des milliers de lignes dans des livres – qui sont d’ailleurs dans la bibliothèque de votre école – ; j’ai mis en scène des dizaines de spectacles – dont de nombreuses captations sur DVD sont d’ailleurs dans la bibliothèque de votre école – ; prononcé des centaines de déclarations – dont certaines sont  d’ailleurs encore écoutables grâce à vos téléphones portable)… Mais vous n’avez pas pris la peine de vous renseigner, et non, somme toute, vous ne me connaissez pas.

Sachez au moins, sachez seulement, que, quant à moi, je ne peux, a priori, voir qu’avec sympathie une jeunesse qui « bouge », qui « se mobilise », qui a l’appétit d’agir. Pourtant, pardonnez-moi de vous le dire aussi net, vous vous êtes là trompés de combat, et d’ennemi. Vous vous êtes accrochés comme lierre autour de l’arbre, sans grande réflexion, rebelles impatients que vous vous sentiez être, au bâton que tendaient, pour me désigner à votre vindicte, quelques âmes en mal de gloriole facile et d’ascendant (au demeurant bien éphémère) sur leurs pairs. (En tout groupe de plus d’une centaine d’âmes, de ceux-là il se trouve toujours quelques-uns, tout le monde le sait, et les vôtres, nous l’avons tous vu, sont particulièrement excités)…

Malgré mon âge (pour vous canonique – mais si vous saviez comme je suis jeune, pourtant), je suis, vous pouvez ne pas forcément le savoir, un perpétuel « révolté », pour le dire trop simplement. Ce n’est donc pas que votre jeunesse se mette là en branle qui me meurtrit, oh, combien j’aimerais que vous sachiez que non !… Si j’avais trouvé, un beau matin, le Conservatoire en grève parce qu’un SDF serait mort de froid à dix mètres de notre école chauffée (c’est chaque nuit possible, vous le savez), ou pour protester contre les massacres de ces derniers jours en Syrie, ou, que sais-je, contre l’indigne manifestation qu’ont organisée ceux qui veulent dénier, en notre démocratie, les droits d’une certaine catégorie de citoyens qui n’ont pas la même sexualité qu’eux, j’aurais été heureux alors, et confiant en votre avenir d’hommes et de femmes, d’artistes, et me serais d’ailleurs sans doute placé parmi vous sans l’ombre d’une hésitation… Ici, la Malveillance va dire – je la connais, j’apprends à la connaître – : « Vous noyez le poisson, vous mélangez les problèmes, nous parlons, nous, ’’théâtre’’ ! »… Je vous demande pourtant de bien réfléchir à ce que je lui répondrais, à celle-là, qui serait : « Non ». Tout simplement. Que, non, je ne mélange pas les problèmes, et que c’est – encore – moi qui parle de théâtre, et non pas elle. Ici, la Malveillance va rétorquer : « C’est trop fort : il nous dit que nous aurions dû nous occuper d’autre chose, et le laisser tranquille ! ». Me laisser tranquille, non, mais vous occuper d’autres choses, oui. Qui sont encore votre chose. La chose du théâtre.

Mais où êtes-vous, jeunes élèves ? Dans une école où vous sont dispensés des cours d’interprétation ; des cours de mime (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de danse, des cours de clown (que j’ai  d’ailleurs instaurés), des cours de théâtre en anglais (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours d’histoire du théâtre, de linguistique (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de rhétorique (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de marionnette (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de philosophie (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours d’aïkido (que j’ai d’ailleurs instaurés), des cours de cinéma (qui avaient disparu et que j’ai ré-instaurés), des cours de taï-chi, des cours d’escrime, des cours de diction, des cours de chansons (que j’ai d’ailleurs instaurés) ; où, deux fois par an (fréquence que j’ai d’ailleurs instaurée) l’un de vous a la possibilité de monter un spectacle dans les meilleures conditions professionnelles (avec, à disposition et sans cesse renouvelés, magasin aux accessoires, magasin de costumes, atelier de costumes, de décors, etc.) ; où pas moins de douze spectacles ouverts au public vous montrent chaque année au monde du théâtre, etc. Ce sont là des privilèges, savez-vous ?… Qui, donc, ne vous conviennent pas ?

Vous dites, aussi, que vous travaillez trop. Eh bien, je vous souhaite, moi, autant de travail, et plus encore, à votre sortie. Avez-vous jeté un coup d’œil sur la condition des autres acteurs du même âge que vous qui essaient d’exercer leur art et n’ont pas eu la chance d’entrer au Conservatoire ? N’y a-t-il pas, dites-moi, quelque indécence de votre part à vous déguiser en jeunesse révoltée pour dire que la vie dans cette école est insupportable ?

Oui, vous êtes des privilégiés : le Conservatoire est la deuxième école dont chaque élève coûte le plus cher à l’État, m’a-t-on appris, et c’est après je ne sais quelle école militaire (et encore est-ce, elle, de devoir dépenser de nombreuses et très sophistiquées munitions) ! Cela, certes, ne vous interdit pas de vous révolter, le privilège ne doit pas être une muselière. Mais alors, de grâce, trouvez une véritable cause.

Chaque nouvelle génération veut refaire le monde, et les artistes peut-être plus encore que bien d’autres. Tant mieux. Mais voilà : il existe déjà (et peut-être est-ce ce « déjà » qui est à certains, puisqu’il induit que cela s’est fait sans eux, intolérable) un lieu où le monde se refait tous les matins, et ce lieu, c’est précisément notre Conservatoire. Oui : le Conservatoire, qui certes existait déjà sans vous, est un lieu de refonte du monde, un lieu d’invention de mondes, il est une machine à rêver l’à-venir. Mais il est, aussi, « institution ». Pour certains, la contradiction est trop violente. Oui, je sais… Pour moi aussi, parfois.

Mes chers élèves, vous êtes jeunes, et vous pensez, c’est normal, que tout vous est dû. J’aimerais cependant réussir à vous enseigner aussi cela : que non.

Ce que vous vivez ici, vous ne le savez pas, pas encore ou pas assez, est un million de fois plus doux que ce que vous risquez de vivre dès votre sortie. Vous ne le savez pas, nous oui. C’est pourquoi je vous dis que si les privilégiés que vous êtes (et bien plus encore que vous ne pouvez l’imaginer) ne s’épuisaient pas à chercher en quoi le court temps qu’ils vont passer dans cette école – qui, je le répète, leur est un abri (momentané !) – pouvait bien leur être insupportable, mais œuvraient plutôt à se forger – par le travail, l’analyse, l’entrainement, l’imagination, la poésie, que sais-je – toutes les armes susceptibles de les aider à affronter la réalité extérieure qui les attend, ce serait, je crois, préférable… Non, de grâce, ne laissez pas la Malveillance perpétuer l’amalgame : n’entendez décidemment pas, là encore, que, comme tels personnages « vus à la télé », le « patronat » que je représenterais demanderait ici aux « ouvriers » que, donc, vous seriez, de retourner au travail plutôt que de se révolter : le travail, chez nous, est la révolte !… Et ce ne sont pas, ici, toujours les mêmes pièces d’usine à la chaîne que vous agitez : c’est le monde entier).

Bien. Puisque la lettre que vous avez signée compare – négativement – le Conservatoire aux autres écoles, j’ai donc décidé – et ce que j’annonce ici prendra effet dès lundi, de m’inspirer de quelques unes d’entre elles parmi les plus réputées du monde pour établir un additif au règlement du Conservatoire :

1) tous les retards seront sanctionnés. Au bout de trois retards, l’élève recevra un avertissement. Au bout de trois avertissements, il sera renvoyé.

2) tout élève qui aura dégradé, volontairement ou non, un accessoire, un costume, un appareil du Conservatoire, ou sali un local en y laissant des déchets, gobelets, papiers ou autre, sera sanctionné.

3) tous les professeurs procèderont à une évaluation notée de leurs élèves, et établiront, selon les modalités que leur permet leur « matière », un système de contrôle continu en trois parties, discipline/travail/talent, dont ils fourniront les notes au Conseil des Études.

… Mais non, rassurez-vous, je plaisantais ! Là, je jouais le rôle d’un autre directeur. Vous ne m’avez pas cru, j’espère ?

Sachez maintenant, jeunes gens, qu’en ce monde où peuvent aussi s’en donner à cœur joie toutes sortes de lâchetés inattendues, où des ressentiments tordus, des haines coriaces, des jalousies insoupçonnées peuvent sans cesse fleurir et refleurir, où des esthétiques (et il en va chaque fois, sous ce mot, d’une pensée du théâtre et donc du monde) aujourd’hui parfois des plus rances y vont de leurs tentatives de restauration, et où, si dérisoire soit-il, le Conservatoire reste un objet symbolique de la plus haute teneur, sachez, dis-je, que ce que vous avez fait, jeunes gens, par cette lettre adressée à la presse et au ministère, est ou pervers (je ne le dis pas), ou irresponsable (je le dis). Car enfin, êtes-vous assez naïfs, ou assez prétentieux, pour croire que c’est vraiment tel ou tel « dysfonctionnement » interne, et lui seul, qui intéresse soudain au plus haut point tel grand journal et tous les commentateurs que l’affaire suscite sur le Net ? Si vous n’avez pas été manipulés déjà – cela, je veux arriver à le croire – si vous ne l’avez pas été, vous l’aurez été, soyez-en assurés. C’est que votre école est une école, mais elle n’est pas que cela. Parce qu’elle est en soi emblématique, certes ; mais surtout parce que – si fragilisé qu’il puisse être aujourd’hui dans nos sociétés – c’est tout le théâtre qui l’est. Oui, il en va, avec la manière dont on dirige votre école, d’une idée politique, théorico-politique, du théâtre et du monde. Et c’est cela, maintenant, qui va être attaqué.

Mes chers élèves, cette épreuve, finalement, m’enrichit – en creux, bien sûr – pour la suite (s’il y en a une !). Cette baisse soudaine en les sondages, que je veux tenir, moi, pour momentanée, j’imagine, au fond, qu’elle a dû être inscrite dans le projet depuis toujours. Mais depuis l’envoi de votre lettre, une merveilleuse plate-forme d’observation des comportements humains – bien au-delà de vous, mes jeunes amis, et de vos revendications ou plaintes – s’est offerte à moi. Il faudrait un nouveau Claudel pour les dire : « il y a l’Âme hypocrite, il y a le Vautour, il y a le Lâche, qui…, il y a aussi celui, le Juste, qui… » Et si nous utilisions toute cette histoire, mes chers élèves, comme une magnifique (bien qu’un peu couteuse, j’en conviens) préparation pour quelque atelier Tchekhov ?

Résumons : je pense qu’une certaine sottise excitée de quelques-uns, puis une certaine inconscience ou mollesse d’âme de beaucoup d’autres, mais aussi un manque de clarté, sans doute, de mon équipe et de moi-même, ont pu se donner la main et mettre le feu aux poudres. Depuis, d’autres s’en sont mêlés, et c’est maintenant tout le projet qu’il s’agit pour moi de défendre.

Je vous ai déjà dit beaucoup. Et tant pis, si tout cela n’est pas, de ma part, très « politique ». Dussé-je en perdre mon procès, comme dirait l’ami Alceste, je préfère, moi, rester votre professeur loyal que tourner soudain en petit flagorneur de jeunisme…

Je vais vous parler, pour finir, de ma sexualité. Si, si, j’y tiens. Je ne suis pas masochiste ; je ne suis pas sadique non plus. Je n’ai pas vocation à la dictature, non vraiment aucune, je crois que toute ma vie en atteste assez, il n’y a qu’à lire, si j’ose dire. Et je n’ai pas non plus vocation à souffrir : j’ai joué de nombreux rôles dans ma vie, mais celui du paratonnerre qui cristallise magiquement tous les ressentiments ne me plait guère. Que la direction du Conservatoire soit un sacerdoce, soit, mais pas un chemin de croix. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, bien qu’aujourd’hui une telle phrase soit tellement éculée et paresseuse qu’il faudrait bien un jour mieux la penser et la préciser : le théâtre ne se fait pas sans plaisir. Oui, il y faut du plaisir. Un plaisir complexe, certes, mais un plaisir.

Je vais vous faire un autre aveu : je n’ai jamais eu, pour la direction d’école, le moindre penchant. Ce qui m’a poussé (après l’avoir refusé par trois fois) à vouloir m’occuper du Conservatoire n’a jamais été un intérêt personnel (un « poste », du « pouvoir »…), au contraire ; je savais que ce serait plutôt au prix d’intérêts personnels (« carrière », image, temps, voire argent…). Ce fut, en vérité, pour des objectifs, redisons-le ainsi pour aller vite, théorico-politiques ; artistico-théorico-politiques. Et bien sûr par souci, aussi, des jeunes acteurs, parce que je les tiens pour « l’avenir » du théâtre en France. Et, symboliquement, pour l’avenir tout court (il ne me déplait pas de penser que – modestement – je travaille pour… quand je serai mort).

Que de tout cela vous ne soyez pas, vous, convaincus, me serait une raison suffisante d’abandonner. Et serait, je vous le redis, la pente plus « naturelle » de mes goûts, de mon rythme, de mon plaisir.

Si j’étais (ce qu’aux yeux de la Malveillance je ne laisse sans doute pas d’être (elle commence, celle-là, à m’agacer sérieusement, pas vous ?), je ne sais quel petit roi assis sur son royaume comme sur un trône, je trouverais toujours quelqu’un en moi – croyez-moi, mes jeunes élèves – pour s’accorder avec vous sur l’idée qu’il faut, ce roi, lui « couper la tête ». La brutalité, certes, n’est pas souhaitable en soi, mais, après tout, c’est grâce aux sans-culottes – qui ne devaient pas manifester tous les jours le plus haut raffinement et la plus grande délicatesse – que nous vivons aujourd’hui dans une république, et une démocratie. Mais ne confondez pas tout : je ne suis pas un roi assis ; je suis un directeur en mouvement. Et des directeurs, il en faut, qui, prenant telle mesure, telle décision, ne peuvent que rarement éviter de mécontenter du même coup un petit nombre. Le bien de « tous » est rarement celui de chacun. Un autre directeur que votre serviteur, qui imposerait – sans aucun doute – un autre contenu –, n’en en imposerait pas moins un, qui mécontenterait immanquablement un autre petit nombre. Allez-vous prendre l’habitude de dénoncer tous les directeurs au ministère et à la presse ?

Je vous ai parlé là sans prudence. Sans calcul. Je n’ai pas mâché mes mots, bien qu’on me le conseillât. C’est ma manière. Oh, je pouvais en changer, rien ne m’eût été plus facile, croyez-moi. Mais je ne l’ai pas voulu. Cette manière m’est apparue comme la seule capable de rester dignement votre directeur, peut-être d’ailleurs (mais j’espère encore – aujourd’hui du moins – le contraire) pour fort peu de temps. Si elle ne vous avait cependant pas convaincus, tant pis, donc. Tant pis pour qui ?… Ce n’est pas moi qui peux répondre.

Si, malgré tout ce que j’ai essayé de vous dire, et malgré le vœu que je fais que chacun – je dis bien chacun – réfléchisse seul, en son âme et conscience – je veux dire, pas, justement, comme le « mutin de Panurge » que je disais –, si, donc, malgré cela, je n’étais pas parvenu à convaincre (car il s’agit de convaincre, non de vaincre) la grande majorité au moins d’entre vous – oh, la grande majorité seulement, j’en sais quelques uns qui ne se laisseraient jamais convaincre par rien ni personne (mais ce n’est pas à ceux-là que je m’adresse ici, même si, d’autre part, je le répète, je ne les exclus pas) – si, donc, malgré cela, je n’étais pas parvenu à convaincre la grande majorité d’entre vous, – oh, la grande majorité seulement,  j’en sais quelques-uns qui ne se laisseraient jamais convaincre par rien ni personne, si, donc, malgré cela, je vous le dis sans emphase, le plus sereinement du monde – et même si je suis aujourd’hui plus déterminé encore qu’auparavant à rester votre professeur, votre « protecteur », et votre « chef » momentané (car, je le vois ici-même, la tâche est loin d’être finie) –,  c’est bien volontiers, alors, que je donnerais ma démission de directeur. Et sans, je vous le dis, qu’on ait besoin de me menacer.

Jacques Derrida (c’est un grand philosophe disparu il y a peu), en ces dédicaces, n’écrivait jamais « à mon ami Untel » mais signait « son ami, Jacques ». C’est qu’il était sûr d’être, lui, l’ami d’Untel, mais ne pouvait affirmer qu’Untel fût son ami. Il ne faisait sans doute que… l’espérer…

Votre ami,

Daniel.


[1] Le serveur du café « La pause », rue Bergère, où les élèves du Conservatoire ont coutume de se réunir pendant les pauses entre les cours.