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La boîte du bouquiniste

« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendras. Causeur peut y dénicher quelques pépites…


Alphonse Boudard (1925-2000) a traversé une époque fort différente de la nôtre. Un temps où les prisons ne regorgeaient pas de téléphones portables, où les urgences des hôpitaux surchargés n’étaient pas encore les antichambres de la mort. La prison, l’hôpital, Alphonse les a bien connus. Ils sont les décors de ses délectables autobiographies. La magie de son art : acuité de l’observation, vie insufflée aux personnages et richesse lexicale où l’argot joue un rôle important.

Périodiquement, il se penche sur son passé. Il en prélève ou en recrée une savoureuse tranche de vie au gré d’une mémoire qui affectionne le zigzag. Un puzzle entamé en 1962 avec La Métamorphose des cloportes et qui s’est enrichi, au fil des années, d’une dizaine de titres dont La Cerise, L’Hôpital ou encore Les Combattants du petit bonheur (prix Renaudot 1977). Alphonse résistant, Alphonse voyou, en prison, au sana, au cinoche, Alphonse dégustateur du Café du pauvre

L’autobiographie prend corps, s’élargit aux dimensions d’une époque, devient fresque. Au point qu’il est vain d’en vouloir démêler la part du vécu et celle de la fiction. Un critique bien oublié aujourd’hui, Albert Thibaudet, prétendait non sans raison que « le génie du roman fait revivre le possible, il ne fait pas revivre le réel ».

À lire aussi : « Lettres d’amour », de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Amélie Houret de La Morinaie

Incontestablement, Boudard a ce génie. Le chroniqueur, le mémorialiste se double chez lui d’un observateur volontiers caustique. Rien de moins conformiste et de moins convenu que le regard qu’il promène sur les choses et les gens. Par là, son œuvre est celle d’un véritable créateur.

« D’où je suis parti – les rues et les prisons –, on ne peut espérer mieux que ce qui vient de m’arriver. » Ainsi commentait-il, dans Le Figaro Magazine du 18 novembre 1996, le vote des académiciens qui venaient de lui décerner leur Grand Prix du roman pour Mourir d’enfance. Et il ajoutait : « Dans quelques années, si je ne suis pas tombé en quenouille, ce n’est pas l’Académie que je vise, mais le prix Nobel de la pègre. »

Bref, voilà Alphonse, l’Alphonse de La Cerise, propulsé au faîte de la célébrité. Les flics lui font la haie. La magistrature assise se lève à son passage. Du moins métaphoriquement. Quelle revanche !

Mais qui s’en plaindrait ? D’abord il mérite cette consécration. La chose n’est pas si courante dans la république des Lettres où relations influentes, magouilles, services rendus comptent souvent plus que le talent de plume.

Ensuite, et c’est peut-être le plus miraculeux, il n’a rien renié de ce qui fait le charme de ses écrits, le refus d’être dupe, cette insolence lucide qui perce à jour les faux-semblants. Et cette candeur simulée dont on sait depuis Voltaire qu’elle peut être la plus redoutable des armes.


Les Vacances de la vie (Les Combattants du petit bonheur, Bleubite, Le Corbillard de Jules, Le Café du pauvre, L’Éducation d’Alphonse), Presses de la Cité, coll. Omnibus, 1996.

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L’Étrange Monsieur Joseph, Robert Laffont, 1998.

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Avec Alain Paucard…

Alain Paucard republie son roman futuriste et pessimiste Lazaret, préfacé par Bruno Lafourcade


Auteur d’un Manuel de résistance à l’art contemporain, des Carnets d’un obsédé et d’une trentaine d’autres romans et pamphlets, Alain Paucard (XIVème arrondissement) est aussi le président à vie du Club des Ronchons, dont firent partie Pierre Gripari et Jean Dutourd.

La Défense, l’enfer sur terre

Ce chantre du Paris populaire et des filles de joie, cet admirateur de Guitry et d’Audiard s’était amusé naguère à composer une sorte d’uchronie, que réédite La Mouette de Minerve  – louée soit Son infinie sagesse.

Sous les oripeaux de la série B transparaît le conte philosophique, pas vraiment rousseauiste, même si, dans une autre vie, l’auteur fut proche du Komintern (ou quelque chose d’approchant). Dans un Paris à peine futuriste où règne un strict apartheid spatial, le quartier de la Défense, qui symbolise l’enfer sur terre (Le Corbusier et consorts étant considérés par l’auteur comme des criminels de béton) est devenu une sorte de ghetto – le lazaret – réservé non aux lépreux mais aux héroïnomanes, parqués manu militari et livrés au pouvoir de kapos sans scrupules.

À lire aussi, Patrice Jean et Bruno Lafourcade: Exercice d’admiration

Trois castes y coexistent : les maîtres, qui contrôlent la poudre obligeamment fournie par le Ministère de la Santé ; les esclaves, qui travaillent et les larves, qui meurent. Le lecteur y suit à la trace trois nouveaux-venus, raflés par la police et transportés dans cette jungle urbaine où règne la force brute.

C’est peu dire que Paucard jubile quand il décrit, dans une langue ferme et emplie d’un tranquille cynisme, les atroces jeux de pouvoir qui se déroulent dans ce lazaret. Pourtant, le destin veille et l’horrible pyramide vacille. Unhappy end garantie. Sacré Paucard !


Alain Paucard, Lazaret, La Mouette de Minerve, 224 pages

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Georges Liébert, l’indomptable

Notre ami Georges Liébert est mort le 24 janvier. Cette grande figure de l’édition française était également un musicologue respecté et un collectionneur averti. Lecteur intransigeant, c’est toujours le crayon à la main qu’il épluchait manuscrits, livres, journaux et catalogues. Cet anar de droite érudit a arpenté l’existence avec ironie et fantaisie.


Georges Liébert s’enorgueillissait d’avoir traversé la vie sans avoir jamais voté à gauche ni possédé de téléphone portable. Il était aussi le seul homme de ma connaissance à tempêter contre les retards de la Poste, car le seul à utiliser la poste, que ce fût pour confirmer une invitation, signaler une page qu’il avait aimée ou un article qui l’avait enragé. Avec ça, d’une intolérance fanatique aux anglicismes et barbarismes – il poursuivait de son ire épistolaire les rédacteurs en chef oublieux de leurs devoirs envers la langue française, vitupérait les cuistres anglouillards et m’adressait fréquemment le dernier numéro de Causeur lardé d’annotations moqueuses débusquant, à ma grande honte, les fautes passées à travers les mailles du filet. Georges était ce que les Finlandais appellent un enfoiré de la virgule.

Un esprit en décalage avec son époque

Autant dire qu’il n’était pas l’enfant de son siècle, dont il recensait les travers avec une férocité joyeuse ou mélancolique selon les jours, découpant rageusement les derniers journaux qu’il acceptait de lire, notamment la gazette locale où il suivait l’avancée du festivisme en terre bretonne, s’inscrivant ainsi dans les pas de son ami Philippe Muray, disparu vingt ans avant lui, dont il a été l’un des plus enthousiastes propagateurs de l’œuvre – je lui dois entre autres bienfaits ma rencontre avec le créateur d’Homo Festivus.

Ami des arts et des lettres, mécène, mélomane averti – qui, comme auteur et critique, faisait autorité dans le monde vachard de la musique classique[1] –, Liébert était un fleuron de cette bourgeoisie lettrée, libérale et raisonnablement conservatrice qui considère que les choses de l’esprit ont plus de valeur que celles de l’argent, s’habille pour aller au concert et observe avec désolation la disparition des bonnes manières (qu’il me pardonne pour tant de missives restées sans réponse). Les meilleurs représentants de l’esprit français, ceux qu’on voit rarement sur nos écrans, se croisaient à sa table du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, avant de se retrouver à ses funérailles, le 30 janvier, en l’église Saint-Louis-en-l’Île où son souvenir a été évoqué, excusez du peu, par Antoine Gallimard, Emmanuel Todd, dont il fut l’ami et l’éditeur au long cours, et le metteur en scène et critique musical Ivan Alexandre.

À lire aussi, Dominique Labarrière : Contrepoint, pionnier du réarmement intellectuel

Qu’on ne se méprenne pas, en dépit de sa solide formation classique ou peut-être grâce à elle, Georges Liébert était un anticonformiste impénitent, un bohème anar qui arpentait l’existence avec ironie et fantaisie, œil pétillant et mèche au vent, s’amusant de tenir tête à la maréchaussée en roulant sans casque sur son vieux solex et à terroriser les libraires qui planquaient à l’arrière des derniers rayonnages, ou refusaient tout simplement de vendre, les livres mis à l’index par Télérama. Bien élevé certes, mais malicieux en diable. Pour Marcel Gauchet, il était « le prototype du Gaulois réfractaire : un indomptable ». Fermement aronien quand ses condisciples de Sciences-Po en pinçaient pour Sartre et Che Guevara, il fonda la revue Contrepoint dont on peut aujourd’hui consulter les archives[2].

Si Liébert a beaucoup officié dans les studios de France Musique, le grand public le connaît peu. Les lecteurs qui ont découvert les grands auteurs morts ou vivants publiés dans la belle collection Tel (entre tant d’autres : Burke, Muray, Manent, Friedrich List, Todd, Nietzsche dont chacun devrait posséder les Mauvaises pensées choisies) ignorent la dette qu’ils ont envers lui. « Encore une bibliothèque qui disparaît », a murmuré Anne Muray à l’annonce de sa mort. Au cours d’une conversation, il bondissait, sortait un livre des rayonnages pour lire la citation exacte de Chateaubriand, Tocqueville ou Flaubert qui s’appliquait précisément à la dernière imbécillité proférée par le pompeux du jour. De Calmann-Lévy à Gallimard en passant par Hachette et Robert Laffont, Georges Liébert a été l’un des derniers grands éditeurs, de ceux qui, paragraphe après paragraphe, affrontent les auteurs, auxquels il restituait un manuscrit annoté de bout en bout, traquant l’incohérence historique ou la concordance fautive.

L’ami fidèle et passionné

Georges avait mille talents. Plus que tout, il excellait dans l’art d’être un ami. Ce qui consistait pour lui à partager ses admirations et détestations. Indéfectible compagnon de route (et actionnaire) de Causeur, il adressait chaque numéro à quelques correspondants, exigeant ensuite qu’ils partagent son enthousiasme.

Je ne recevrai plus le dernier Causeur avec les fautes cerclées de rouge. Mais, songeant à une faute qui le rendait fou, je fais le serment solennel que, plus jamais je ne dirai, écrirai ou même penserai « je rentre » (dans une église ou un magasin). À moins bien sûr d’y être précédemment entrée.

La rédaction de Causeur adresse à son épouse Véra, à son frère Jean-François et à ses petits-fils, Paul et Louis, ses condoléances attristées.


[1] Sur son œuvre dans le domaine de la musique, lire le texte d’Ivan Alexandre : « Georges Liébert s’est éteint », diapasonmag.fr, 26 janvier 2025.

[2] Disponibles sur le site revuecontrepoint.fr.

Un salon, des retrouvailles et une belle rencontre

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il y avait longtemps que je n’avais pas signé mes ouvrages sur un salon du livre. Il y a peu, j’ai été invité à celui de Salouël, près d’Amiens. Je m’y suis rendu – en compagnie de ma sauvageonne – et ne l’ai pas regretté. J’y ai d’abord retrouvé un ami, Henri Sannier, présentateur du journal télévisé de France 3 et de France 2, animateur de Tout le Sport, programme pour lequel il a reçu un 7 d’Or en 2001. Henri, je l’ai connu grâce à mon confrère Jan-Lou Janeir qui avait eu l’amabilité de m’interviewer dans son émission sur France 3 Normandie, à Caen, afin de présenter mon premier roman, Rock d’Issy (éditions Ledrappier). J’étais en compagnie de Géant Vert à qui j’avais commandé le roman Casse Bonbons que j’avais fait paraître chez le même éditeur. (Il existe, je crois, une vidéo de l’enregistrement ; je suis tout jeune ; tout timide. On dirait un lycée pusillanime qui fond sous la caméra comme un caramel mou sous le soleil du Sahara. Géant Vert, lui, affiche beaucoup plus d’assurance. Sa haute taille -2,02 mètres -, peut-être ?)

Ça devait être en 1987 ; Henri dirigeait la rédaction normande de l’antenne régionale de France 3. Nous avions un peu discuté. Quelques années plus tard, nous fîmes plus ample connaissance ; j’étais alors responsable de l’édition Picardie maritime du Courrier picard. Et il était maire du charmant village d’Eaucourt-sur-Somme, près d’Abbeville. Cela consolida notre amitié. Au salon de Salouël, Henri venait dédicacer son dernier opus, Le jour où j’ai réappris à marcher, sous-titré « Le parcours d’un battant face à une maladie orpheline » (éditions du Rocher).

Le sous-titre parle de lui-même. Henri est un homme courageux, comme le sont souvent les cyclistes qu’ils soient professionnels reconnus ou amateurs. Il n’est pas du genre à se laisser abattre. Alors, quand au tout début de sa retraite à l’issue d’une carrière bien remplie, il a été frappé par une maladie rare – la polyradiculonévrite chronique -, il s’est battu. Comme un lion. A l’issue d’une longue errance médicale, puis d’interminables séjours à l’hôpital, et deux ans en fauteuil roulant, peu a peu il a réappris à marcher. Ce sont ces douloureuses pérégrinations qu’il raconte dans ce récit émouvant écrit en collaboration avec Yves Quitté.

À lire aussi, Philippe Lacoche : Sacré Charlemagne !

Après nos retrouvailles émouvantes, elles aussi, c’est une belle rencontre que j’ai faite ; celle de Frédéric Zeitoun, figure historique de l’émission Télématin, sur France 2, chroniqueur à la radio et chanteur-auteur-compositeur. Invité d’honneur du salon, Frédéric était venu présenter son dernier essai : Le dictionnaire jubilatoire de la chanson d’amour (éd. Harper Collins).

Frédéric Zeitoun © Philippe Lacoche

Comme il est indiqué en quatrième de couverture dans un texte intitulé « Les maux d’amour ont inspiré de fort jolis mots à la chanson française », « savez-vous que le téléphone, la cigarette ou encore la météo ont beaucoup inspiré les paroliers en quête de mots d’amour ? Que Jean-Jacques Goldman a écrit sa plus belle chanson d’amour en mettant un point d’honneur à ne pas dire Je t’aime… » Et de nous donner à lire un abécédaire réjouissant où il convoque les meilleurs chanteurs et paroliers. (A l’entrée « Jalousie », j’ai ri en songeant à ma sauvageonne.) Il en a profité pour m’envoyer son dernier album, Les Souvenirs de demain (Bayard musique ; l’autre Distribution). Je dois dire que je me suis régalé.

J’ai adoré ces douze chansons dont il a écrit tous les textes et a co-composé avec Gérard Capaldi et Serge Perathoner. J’ai particulièrement aimé « Le fond de l’air est frais », un hommage appuyé à nos amis Anglais (qui nous ont aidé à combattre ces fumiers de nazis) et aux Beatles, « Le musée des horreurs », qui, sans le dire, combat l’horreur que constitue le retour de l’antisémitisme notamment, « Jamais fini d’aimer », un frais et délicat duo avec Anny Duperey, et « Eternelle question », une manière d’hymne portée par le doute d’un agnostique. Précisons que le tout est servi par d’adorables et accrocheuses mélodies. Une totale réussite. Oui, une sacrée rencontre.

Jorge Luis Borges plus vivant que jamais

Textes retrouvés nous plonge dans l’univers érudit et fascinant de Jorge Luis Borges (1899-1986), écrivain argentin qui, au-delà de ses nouvelles marquantes, a exploré la littérature et la pensée à travers des critiques et des conférences. Un recueil inédit


L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) n’était pas seulement l’auteur de multiples nouvelles de fiction, qui ont marqué la littérature. Il s’est interrogé également sur son art, en particulier à travers les grands auteurs classiques. Borges, malgré sa cécité, fut un lecteur chevronné, doué d’une belle et appétissante érudition. Il ne brillait pas pour briller, mais pour faire jaillir des sens nouveaux. Des recueils critiques comme ses Enquêtes (1967) ou ses Conférences (1985), ou encore ses Neuf essais sur Dante (1987), et quelques autres, resteront à part entière dans les annales de la littérature universelle. Borges savait faire partager sa passion des vieux grimoires transmis depuis des siècles, et c’est ce qu’on peut constater aujourd’hui encore avec la parution d’un fort volume, intitulé Textes retrouvés. Borges collaborait régulièrement dans les journaux ou les revues. On lui demandait tantôt des recensions de livre, tantôt de rendre hommage à tel écrivain disparu. Il lui arrivait aussi de prononcer des conférences. Textes retrouvés est constitué de tout cela.

Le Borges qu’on aime

On y refait connaissance avec le Borges qu’on aime. Comme le dit dans son introduction Gersende Camenen : « Sa méditation métaphysique prend les accents avant-gardistes d’un étonnement de l’être. » Il faut en effet s’interroger, à propos de Borges, sur ce qu’a d’inédit sa manière d’écrire. Gersende Camenen caractérise celle-ci comme suit : « Une manière de raisonner qui, par un jeu de paradoxes et de déplacements successifs, pose si singulièrement les problèmes. » On trouve ce caractère spécifique, partie intégrante du génie de Borges, dans les proses journalistiques qui nous sont offertes aujourd’hui.

A ne pas manquer, votre nouveau magazine: Ferrand au sommet, Hanouna au bûcher, L’État de droit c’est plus fort que toi!

Textes retrouvés propose des pages qui n’avaient jamais été éditées en livre. Il ne s’agit absolument pas de fonds de tiroir. Au contraire, le lecteur s’apercevra vite que la « magie » opère. Les articles sont présentés dans leur ordre chronologique et couvrent toute la vie de l’écrivain. Je vous conseille de les lire un peu au hasard, en feuilletant tranquillement l’ouvrage. Vous tomberez inévitablement sur des pépites qui vous sembleront avoir été rédigées spécialement pour vous, impression agréable et rare.

Vies extraordinaires

L’attrait de Borges pour les vies extraordinaires apparaît par exemple dans un texte de 1951 intitulé « Nordau ». On y découvre qui est Max Nordau, personnage historique réel. Un jour, à Londres, lisant le journal, il fut profondément ému par l’annonce d’un pogrom en Russie : « il sentit alors quelque chose qui dépassait la raison : il sentit que ces lointaines personnes qu’il n’avait jamais vues […] étaient, d’une certaine façon, lui-même. » Borges nous explique que Nordau prit alors conscience vraiment de sa propre judéité, qu’il avait oubliée. Il en tira sur-le-champ toutes les conséquences, en devenant « un apôtre d’Israël et un apôtre de la raison ». On constate que le texte de Borges est minutieusement construit, afin de créer chez le lecteur une attente presque douloureuse. Je ne savais pas ou plus du tout qui était Max Nordau, mais, après avoir lu son portrait tracé par Borges, je n’oublierai pas de sitôt ce beau caractère très franc.

Qu’est-ce qu’un maître ?

Parfois, Borges va plus loin. C’est le cas, me semble-t-il, de son hommage à Pedro Henríquez Urena, grâce auquel il s’interroge sur la question suivante : « Qu’est-ce qu’un maître ? » Il répond ceci, dans une petite digression essentielle : « La secte juive des hassidim parle de maîtres qui, à force d’exposer la loi, finissent par devenir la Loi ; une histoire raconte, poursuit-il, qu’un homme se rendit à Meseritz, non pour écouter le prédicateur, mais afin de voir de quelle manière il nouait les lacets de ses chaussures. » À partir de cette évocation digne d’un kōan zen, il est loisible de méditer sur Meseritz, petite ville à l’Ouest de la Pologne, autrefois foyer hassidique réputé où vécurent beaucoup de Juifs religieux, dont, au XVIIIe siècle, le fameux Maggid de Mezeritch, pour lequel des érudits se passionnent toujours. Il est touchant que Borges fasse allusion à cette communauté disparue de Meseritz, rien qu’en racontant cette sublime anecdote des lacets. Il faut savoir que Pedro Henriquez Urena était un descendant de Juifs expulsés d’Espagne, qui se réfugièrent un temps aux Pays-Bas. Et Borges de marteler solennellement sa dette envers Urena : « en vérité ce que j’ai appris de lui est ineffable ».

A lire aussi, du même auteur: Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma

Borges relate encore, au fil de ces articles, bien d’autres de ses thèmes favoris : le Moyen Âge, avec des légendes nordiques qu’il réinterprète savamment ; et puis Dante, familier entre autres de l’Enfer et du Purgatoire. Borges a toujours été conscient du péril dans lequel l’homme se trouvait mené, notamment dans le domaine fragile de la culture. Elle « est menacée, écrivait-il en 1982 dans un texte sur le livre, par des barbaries raisonnées et ennemies. Ces barbaries guettent aussi le livre qui, paradoxalement, est le seul instrument de notre salut. » Dans un monde en crise, la lecture de Borges nous redonne le la, à l’unisson des grandes traditions en péril qu’il nous aide à nous réapproprier et à mieux comprendre de l’intérieur.

Jorge Luis Borges, Textes retrouvés. Essais, portraits, articles, conférences. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen. Introduction de Gersende Camenen. Postface de Silvia Baron Supervielle. Éd. Gallimard. 368 pages.

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Chevènement, le dernier des mohicans

En 2004, Jean-Pierre Chevènement créa la Fondation Res Publica, afin de revenir aux sources de la République que la gauche, pas moins que la droite, avaient dévoyée. Comment remonter la pente ? En lisant ces « 20 réflexions pour l’avenir », écrites par 20 contributeurs différents, et qui sont autant d’analyses que de propositions pour notre pays. Un programme, en somme.


«  La démocratie a vaincu. » A vaincu quoi ? Le stalinisme ? Le fascisme ? Non, la République… Alain Dejammet explique le sens de « Res Publica » et rappelle à cette occasion un article de Régis Debray qui fit grand bruit et où l’on pouvait lire ceci : «  Dans la république française de 1989 – qui connut le défilé Goude pour fêter le bi-centenaire – la république est devenue minoritaire. La démocratie a vaincu. »

Gauche et néolibéralisme

Dans son introduction, Jean-Pierre Chevènement analyse cette défaite : « La gauche, depuis les années 1980-1990 a sombré dans un néolibéralisme dont elle ne parvient plus à s’extraire. La droite, qui l’a accompagnée sur ce chemin, n’a pas su préserver l’héritage du gaullisme. La Vè République s’est dégradée. Elle a perdu de vue le sens de l’État républicain. C’est elle qui, au prétexte du marché unique européen puis de la monnaie unique, nous a fait basculer dans un libre échangisme où le levier politique allait échapper définitivement à la représentation des citoyens. L’européisme a gangrené le sens de l’intérêt général (…) Deux guerres mondiales n’auraient pas suffi à abattre l’édifice de la nation civique si un dessein plus vaste, celui d’une mondialisation capitaliste dominée par les États-Unis, n’avait pas ruiné les vieilles allégeances. »

Marie-Françoise Bechtel, rappelle les mises en garde de Mendès France contre la ratification du traité de Rome en 1957, de Jean-Pierre Chevènement et Philippe Seguin concernant le traité de Mastricht, et souligne que les deux derniers ne croyaient pas aux fondamentaux de l’Europe telle que Jean Monnet la concevait[1] ; à savoir «  la disparition programmée de la nation ». Par ailleurs, elle propose » de ne pas se leurrer sur les apories du couple franco-allemand », de «  pousser l’alternative confédérale pendant qu’il en est encore temps », et « d’engager une révision de notre texte fondamental afin de s’assurer de la supériorité de la Constitution sur les traités ». Ce que l’Allemagne, du reste,  fait depuis un moment…

A propos du couple franco-allemand justement, Jean-Michel Quatrepoint, qui n’est plus, affirmait que «l’Allemagne est devenue l’hégémon de l’Europe » et dénonçait les erreurs stratégiques de la France.

Nos voisins, forcément très intéressés par l’élargissement le plus grand à l’Est, fabriquent leurs « sous-ensembles à bas coût, exportés ensuite chez eux où se réalisent la valeur ajoutée et les exportations finales », alors que«  les groupes français, en délocalisant l’ensemble de la fabrication ont perdu la partie. » Il ajoutait ceci : « Nous exportons vers l’Allemagne des matières premières brutes qui nous reviennent sous la forme de produits transformés. C’est typiquement le cas d’un pays en voie de développement. » Enfin, l’idée, en très grande voie de développement elle aussi, selon laquelle les décisions devraient être désormais être prises à la majorité qualifiée nous mènerait tout droit à une Europe fédérale qui ressemblerait étrangement au modèle du « Saint-Empire romain germanique », où « les princes disposaient d’une relative autonomie par rapport à l’empereur, à l’image de celle dont bénéficient les Länder vis à vis de l’État fédéral. » Conclusion : il nous faudrait «  divorcer de Berlin sans divorcer de l’Europe. »

A lire aussi, Gil Mihaely: De la «High-tech» à la «Right-tech»

Au-delà de l’Europe, le monde, et notre politique à l’international. « L’objectif d’une Europe-puissance, dont la perspective s’éloigne à la mesure des élargissements successifs, a constitué progressivement l’alpha et l’oméga de la politique étrangère française, (….) Paris a perdu sa capacité d’analyse autonome et l’acuité de sa perception de l’évolution du monde. » nous dit Jean de Gliniasty. Nous n’aurions pas su voir les facteurs locaux, historiques, « civilisationnels », voire anthropologiques à l’origine des crises, et aurions, de ce fait, été évincés de nombreux pays. Retrouver une voix singulière dans le concert des nations suppose qu’on ne permette pas le transfert de nouveaux pouvoirs à la Commission, ni le vote à la majorité qualifiée car cela entraînerait une politique centrée sur le plus petit dénominateur commun ; la démocratie et les droits de l’homme en général, ainsi que la fin de notre siège au Conseil de sécurité.

La question centrale de l’Ecole républicaine

Et bien sûr, l’école ! Qui dit République dit école, et qui dit école dit République. Comment les dissocier ?! Et l’islamisme radical l’a bien compris. A ce sujet, Jean-Pierre Chevènement, qui a œuvré à un islam de France, rappelle que celui-ci est fait «  pour les musulmans qui ont choisi d’embrasser la nationalité française », alors que « l’islamisme radical a déclaré la guerre à la République. » On peut objecter qu’on peut prendre la nationalité française sans l’embrasser et que le président de la Turquie encourageait fortement la démarche !  Mais concernant l’école, l’islamisme radical n’est pas le seul responsable. Souâd Ayada constate la fin d’un récit fondateur «  qui associait étroitement l’école et la France. » Par ailleurs, «  Le français n’était pas seulement la langue de la République, il était aussi perçu comme la langue de la promotion sociale. » Le globish aujourd’hui, hélas, s’en charge. Elle déplore également l’idée même d’inclusion «  qui veut que l’on définisse toute personne par sa différence et qu’on lui reconnaisse à ce titre le plein droit à la citoyenneté. » Idée qui sape les fondements mêmes de la République. L’ancien ministre avait rappelé précédemment que « depuis la Révolution de 1789, la France incarne, en effet, le modèle de la nation civique, à l’opposé de la nation ethnique, ou même tout simplement fondée sur un privilège identitaire, qu’il soit religieux ou communautariste. » On pourrait ajouter, sexuel.  « C’est là-dessus qu’il faut reconstruire » conclut-il. Oui, mais comment ? dès lors que le corps enseignant lui-même est favorable à cette idéologie de la diversité, même quand elle se retourne contre lui !

Le président Macron avait dit son peu de goût pour le mot même d’assimilation qui avait à ses yeux un côté trop digestif… Il ne croyait pas si bien dire, car toute culture si elle veut en être une doit être  précisément digérée ! Autrement, cela donne des «  On respecte les lois de la République » sans les avoir jamais fait siennes… Joachim Le Floch-Imad rappelle que « la notion d’assimilation à laquelle on a substitué celle d’intégration, est pourtant toujours présente dans notre code civil comme condition de l’accès à la nationalité », et qu’« elle va de pair avec l’idée d’une culture majoritaire à faire sienne et de principes non négociables à préserver. » (c’est moi qui souligne),

les origines de chacun étant appelées à la discrétion et dévolues à la sphère privée. Jean-Yves Autexier y revient dans son texte évoquant la crise de la raison et la « forte offensive contre l’esprit des Lumières. » en affirmant que « la loi de la majorité ne dispense pas de protéger les minorités, mais ne leur permet pas d’imposer la leur » !

La laïcité, serpent de mer de notre vie politique nationale

Et qui dit République dit laïcité ! Non pas comme une valeur ajoutée, mais comme un principe constituant. Comme l’écrit Sami Naïr, il n’existe pas de « laïcité ouverte ou fermée », mais la laïcité tout court ! Son texte fait l’historique des immigrations successives qui a fait se substituer une immigration de peuplement d’origine extra-européenne à une immigration de travail avec une forte population européenne, ce qui immanquablement modifie la nation, d’autant que l’assimilation à celle-ci n’est plus préconisée. Nous sont rappelés les quatre piliers fondamentaux de la République et le fait que si un seul manque, c’est l’édifice en entier qui vacille.

En en appelant à la pédagogie pour faire entendre raison et à la perspective d’un aggiornamento de l’islam qu’on ne peut se permettre d’attendre, le philosophe me semble peu réaliste. Il l’est davantage lorsqu’il ajoute que rien de cela n’est possible à flux migratoires constants.

Quid donc de la Loi ? À laquelle aucune pédagogie ne peut se substituer. La Vè République, comme nous le montre Jean-Eric Schoettl avait « pour tropisme premier d’instituer un exécutif fort », lequel a pourtant faibli de manière inquiétante. « La place prise par le Conseil constitutionnel, inimaginable en 1958, le droit européen qui est partout, et la magistrature judiciaire qui s’est syndicalisée et politisée » sont autant de facteurs qui l’affaiblissent.

« La loi n’est plus le sommet de la hiérarchie des normes, mais une règle du jeu précaire et révocable, à la merci des contentieux introduits par les lobbies et les activistes devant les instances juridictionnelles nationales et supranationales. » Je ne peux m’empêcher de citer ici le dernier contentieux dont j’ai eu vent et qui concerne un procès intenté à la SNCF par des personnes non-binaires qui ne désirent pas cocher la case homme ou femme dans le questionnaire pour acheter un billet… Alors, comment appliquer la loi lorsque celle-ci est érodée de tous côtés ? Jean-Eric Schoettl nous fait part de ses préconisations, de son rêve comme il dit, qui vaut la peine d’être réalisé…

A propos de la loi et de son grignotage dans tous les domaines, y compris pour la question territoriale, Benjamin Morel rappelle le discours de Jean-Pierre Chevènement à Grasse le 3 septembre 2000 : « Comment expliquer que des députés corses puissent faire la loi à Paris et qu’elle ne s’applique pas en Corse ? La loi doit être la même pour tous. On prétend rompre avec l’uniformité. On rompt en réalité avec l’égalité. (…) Ce qui est en cause, c’est la définition de la France comme communauté de citoyens. Revenir à une définition par l’origine serait une terrible régression. La République n’est pas une parenthèse à refermer dans notre histoire. » Il rappelleégalement l’article 1 de notre Constitution : «  la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » Benjamin Morel précise que «  l’universalisme républicain interdit de reconnaître à des groupes des droits singuliers au nom d’une identité. » J’ajouterai, quant à moi, que l’égalité devant la loi est devenue, par un singulier glissement, l’égalité des identités, ce qui n’a strictement rien à voir et nous vaut un relativisme généralisé maquillé en tolérance. Pour autant, la démocratie invoquée par la Constitution permet la décentralisation, qui n’est pas, en revanche, la différenciation ; laquelle pourrait s’avérer le « tombeau de la République. »

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Mais faut-il encore que la démocratie, qui se distingue de la République mais ne s’y oppose pas, sache encore ce qu’est une société ! Marcel Gauchet s’en prend à la « gouvernance par les nombres », qui touche aussi l’école (autre point noir de celle-ci, et pas des moindres!), laquelle gouvernance «  privilégie des compétences tournées vers l’efficacité opérationnelle, au détriment de la quête d’intelligibilité. » Le penseur souligne «  la connexion de ce cadre intellectuel avec le consensus idéologique libéral-libertaire qui cimente l’internationale des élites occidentales. »Et conclut : «  La crise démocratique est là. C’est une crise de « gouvernance » en effet.  Ne peuvent valablement prendre en charge la conduite d’une société que des gens qui savent ce qu’est une société. »

Cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire

Louis Gallois, de son côté, interroge le redressement productif pour la France, et s’il ne pense pas possible la relocalisation d’industries d’antan, en revanche il prône une industrie technologique d’envergure. Quant à Franck Dedieu, il en appelle à une réconciliation de l’Écologie, du Progrès et de l’Industrie, partant du principe qu’il s’agit moins de « changer la vie » que de « dévier » l’économie. » Il écrit : « Plus personne n’ose sérieusement opposer l’écologie à l’industrie si le producteur se rapproche du consommateur (…) Acheter un téléviseur à écran plat Made in China pour 299 euros et le changer régulièrement ou payer un tel produit 800 euros fabriqué en France avec la promesse de le garder longtemps correspond à deux mondes différents. » A cette fin, entre autres, Yves Bréchet vante le vecteur électrique, dont il n’hésite pas à dire qu’il est «  l’outil de décarbonation de l’économie ; raison pour laquelle «  la libéralisation du marché de l’électricité est un non-sens économique. » Et que chacun reste à sa place ! « Framatone à celle de chaudiériste et de fabricant de combustible ; EDF à celle de constructeur/exploitant ; le CEA à celle d’organisme de recherche au service de la filière. » Jean-Michel Naulot , pour sa part, pousse un cri d’alarme et affirme que si la France ne veut pas sortir de l’euro, elle doit de toute urgence investir dans la transition écologique, le numérique, la défense et la recherche, et qu’il faut, de surcroît, ajouter l’objectif de stabilité financière à celui de stabilité des prix. Quant à l’industrie de défense française, Laurent Collet-Billon interroge son avenir, compte-tenu des relations conflictuelles sur ce sujet avec l’Allemagne. Il souligne la volonté de la Commission européenne de faire de la politique industrielle en matière d’armement, mais se demande si c’est à elle de mettre en commun des programmes d’armement. Rien n’est moins sûr ! Par ailleurs, il déplore que des enjeux technologiques très importants soient négligés dans la LPM (Loi de programmation militaire 2024-2030) et propose donc de les y intégrer. Enfin, pour ce qui est du monde agricole, Baptiste Petitjean nous fait remarquer que si nous exportons beaucoup, nous importons encore plus. Et qu’il ne faut pas se leurrer ; notre excédent commercial et agroalimentaire doit, certes, aux céréales, mais aussi au champagne et au cognac, sans lesquels la balance penche nettement du mauvais côté ! Et de nous faire la liste des déficits par secteur. Et il y en a ! Ce qui augmente, par l’importation, l’empreinte carbone. Autrement dit, la souveraineté alimentaire est nécessaire et bio par-dessus le marché. L’auteur ne manque pas de pointer du doigt l’effet négatif des programmes environnementaux tels que « Farm to Fork » ou les « Biodiversity Stratégies » sur la production continentale, et préfère nous dire « comment cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire. »

A l’heure où les États-Unis modifient leur relation avec le continent européen, le divorce entre Paris et Berlin n’est peut-être plus de mise. Il se pourrait même qu’une nouvelle alliance puisse réconcilier le couple originel, une fois la dépendance à Washington levée. En attendant, ResPublica aborde les thèmes essentiels d’une politique qui renouerait avec l’esprit de la Républiqueet permettrait à la France de se relever. Au terme de cette présentation où j’ai voulu faire parler chaque intervenant car cet ouvrage se présente comme une feuille de route pour l’avenir ; programme dont nous prive généralement la gauche aujourd’hui, j’espère n’avoir oublié personne et donné envie aux lecteurs d’aller voir de plus près les développements des analyses et les détails des propositions.

Res Publica, sous la direction de Jean-Pierre Chevènement, 20 ans de réflexions pour l’avenir, Éditions Plon, octobre 2024, 240 pages.

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[1] La faute de Mr. Monnet, de Jean-Pierre Chevènement, Éditions Fayard 2006

Patrick Grainville s’attaque à un géant

L’académicien relève le défi : oser – comme le peintre l’avait fait avec le célèbre naufrage – disséquer le tableau Le Radeau de la Méduse, de Géricault. Une prouesse sur une prouesse et un livre, La nef de Géricault, ou 300 pages de bonheur.


Une prouesse sur une prouesse. Voilà ce que vient de réaliser l’académicien Patrick Grainville (prix Goncourt 1976 avec Les Flamboyants, aux éditions du Seuil) qui n’a peur de rien. Avec son dernier livre La nef de Géricault (qui tient autant de l’essai, du roman et du récit), il s’attaque à l’un des plus célèbres tableaux du monde : Le Radeau de la Méduse. Il raconte par le menu comment le peintre a mené à bien cette œuvre monumentale. Théodore Géricault est âgé de 26 ans quand il commence à mettre en scène picturalement un redoutable fait divers : le naufrage de La Méduse qui s’est déroulé deux ans plus tôt, en 1816. Il fait l’acquisition d’une toile de sept mètres de large pour cinq de haut.

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Le Radeau de La Méduse © D.R.

Boire le pipi du mousse

En 1818 et 1819, il dessine, peint, réfléchit, se documente, s’angoisse, dévoré par le doute. Il faut rappeler que cette période correspond à la fin de la passion amoureuse et puissamment charnelle qui l’unissait à sa tante par alliance : l’appétissante Alexandrine. Elle est l’épouse de son oncle bien aimé ; Géricault se consume dans un brasier des remords. Cela joue sur sa création et sur l’œuvre dont il tente de venir à bout. « La sublime porcherie du réel » le hante ; il y a de la colère : « Je vous emmerde à l’avance, les néoclassiques de la Villa Médicis ! » Le réel, parlons-en : « On y naît, on y défèque, on y copule, on y coupe les têtes. C’est éclaboussé de sang, de sperme. » La Révolution n’est pas loin, avec sa guillotine ; les artistes sont divisés. Certains sont libéraux ; d’autres favorables au roi. Napoléon dépérit à Sainte-Hélène.

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Le roman-récit de Patrick Grainville cerne à la fois l’élaboration de la toile, et le naufrage de la Méduse. On dit qu’on y a pratiqué le cannibalisme, bu de l’urine humaine : « On comparait, on trinquait, parfois c’était acide, épais, le pipi du mousse de treize ans était le meilleur, mais Coudein, son protecteur, le gardait jalousement pour lui, du petit lait ! » Les descriptions foisonnent ; la nature est barbare. Il y a des culs partout ; ceux des femmes, des hommes, des chevaux. Des chevaux, il y en a partout aussi. Ils sont robustes, musculeux. Et autour du « rafiot des crevés », les requins tournent…

Le style de Patrick Grainville est étincelant ; on est dans la folie du baroque. Ce texte vous emporte par son ton exalté, ses excès, sa démesure. Du grand art littéraire qui vous remue les sens.

La nef de Géricault, Patrick Grainville ; Julliard ; 305 p.

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Nahel: la dinguerie judiciaire actuelle a une histoire

Refus d’obtempérer. Le parquet de Nanterre a requis un scandaleux renvoi aux assises du policier ayant tiré sur Nahel en juin 2023, estimant qu’il a volontairement donné la mort à l’adolescent. Les policiers contestent cette décision, affirmant que Florian M. a agi dans le cadre de la loi et que le tir mortel résulte d’une déviation involontaire de l’arme.


On peut parler de dinguerie judiciaire lorsque le peuple de France au nom de qui est rendue la justice ne se reconnaît plus dans les décisions qui sont prises. Non seulement il ne s’y reconnaît pas, mais il les subit comme autant de coups de poignards dans le dos.

Ainsi de la décision d’un procureur de la République de renvoyer devant les assises sous la qualification de meurtre le policier dont le coup de feu a entraîné la mort d’un jeune garçon, auteur lui, notamment, d’un refus d’obtempérer. On connaît les faits.

Dévoiement

Une telle violence judiciaire est en effet incompréhensible. Incompréhensible, révoltante, inadmissible, alors que dans le même temps on voit des forceurs de barrages ayant tué gendarmes ou policiers n’être poursuivis que pour homicide involontaire quand ce n’est pas tout bonnement pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

Incompréhensible, en effet, du moins tant qu’on se dispense d’aller chercher la source historique de ce dévoiement volontaire et quasi permanent de la justice. 

Nous sommes en 1974. Un magistrat, Oswald Baudot, substitut du procureur de la République à Marseille et – faut-il préciser, militant du Syndicat de la Magistrature – se fend d’un texte qu’il adresse à une centaine de nouveaux confrères, frais émoulus de l’école de Bordeaux.  Cet écrit, destiné à les guider dans la mission qui les attend, est resté célèbre sous l’appellation un rien ronflante de « Harangue de Baudot ».

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Ce qui y est écrit – et donc prescrit – nous livre clef en main les outils de compréhension des aberrations que nous n’avons de cesse de constater chez nous et de déplorer ces dernières années.

Monsieur le substitut du procureur n’y va pas par quatre chemins.

« Soyez partiaux, recommande-t-il (…) Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice… »  Et d’ajouter plus loin, cette pure merveille : « La loi s’interprète, elle dira ce que vous voulez qu’elle dise (…) Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité. »

Vous pouvez bien évidemment décliner la litanie mentionnée ci-dessus et ainsi la faire mieux coller à notre actualité, ce qui donnerait,  par exemple, « Ayez un préjugé favorable pour le squatter contre le propriétaire, pour l’OQTF à machette contre le promeneur débonnaire, pour le forceur de barrage contre le policier, le gendarme, etc. »

Monter au créneau

Je l’ai dit, nous sommes en 1974. Qui est au pouvoir ? Et quelle réaction va avoir ce pouvoir face à cette remise en cause des fondements même du droit, de notre justice ? Face à ce qu’il faut bien qualifier de menée subversive ?

La réaction ? Questionnais-je. Rien. Ou si peu. Alors que c’est dès ces premiers coups de boutoir contre l’institution qu’il aurait fallu prendre le taureau par les cornes, se montrer intransigeant, impitoyable, monter au créneau et, en marge de la nécessaire répression, imposer le combat d’idées, mener la lutte idéologique.

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Au lieu de cela, rien. Le garde des Sceaux ministre de la Justice de l’époque, le centriste Jean Lecanuet, tête molle archétypique,  surtout remarquable par son sourire de VRP chez Colgate, va-t-il dégainer le glaive, lâcher la foudre et les chiens féroces ? Que non pas. Il envisage une sanction disciplinaire, une petite tape sur la main, pour – tenez-vous bien ! – « manquement à l’obligation de réserve ». Un point c’est tout. Et encore, il n’ira pas au bout, puisque face à la menace de mobilisation des camarades de l’harangueur, il renonce à toute éventuelle sanction.

Désertion en rase campagne. Comment dès lors au Syndicat de la Magistrature ne serait-on pas senti pousser des ailes ? À preuve, en 1985, ce même syndicat affirmait très officiellement « la nécessité de la suppression à terme de la prison. » On ne peut être plus clair.

Ainsi, tout s’explique.

L’infortuné policier renvoyé injustement devant les assises pour meurtre paie en vérité un demi-siècle de lâcheté d’État, cette lâcheté qui a produit la dinguerie judiciaire à laquelle, impuissants, nous assistons mais – pire encore ! – dont nous risquons – tous autant que nous sommes – de faire les frais un jour ou l’autre.

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Berlin, Mulhouse, Gaza, même combat

Le président d’Avocats sans frontières Gilles-William Goldnadel revient sur les derniers actes barbares commis au nom de l’islamisme.


Un Syrien à Berlin. Au Mémorial de la Shoah. Il voulait « tuer des Juifs ». Pas loin : il aura poignardé un Espagnol, blanc et chrétien.

À Mulhouse, un Algérien sous OQTF. Il a crié « Allah Akbar ! », assassiné un Portugais et blessé grièvement deux policiers qui ne lui avaient rien fait. En novembre dernier, il avait déjà été condamné pour avoir appelé les musulmans « à se battre pour la Palestine et à prendre les armes pour combattre les mécréants ». L’homme était en liberté. L’Algérie avait refusé, de manière obstinée, de le reprendre. Et la cour d’appel avait refusé la prolongation de sa rétention administrative. S’il n’y a pas ici de mise en danger de Français délibérée, je dois changer de métier.

Entre infamie et douleur

Et puis il y a les Palestiniens du Hamas à Gaza. Il y a deux bébés juifs au teint pâle et aux cheveux roux, Kfir et Ariel. Depuis leur capture un certain mois d’octobre, je me suis refusé à regarder leurs visages. Je ne l’ai ni pu ni voulu. Je refusais de devenir un otage à mon tour. Ces enfants étaient mes enfants. Ils ont été assassinés froidement. Ils ne disparaîtront plus jamais ni de mon cœur, ni de mon esprit.

Je souhaiterais, dans mon impuissance, écrire quelques mots, même dérisoires, ici à mes lecteurs.

Les premiers concernent les « civils » de Gaza. Ceux qui, biberonnés à la haine, ont fait la fête tandis que l’on restituait les petits cercueils. Même aux pires moments du régime hitlérien, certains Allemands, principalement chrétiens, ont résisté contre le nazisme. Malgré le terrible danger. Je n’ai pas constaté à Gaza la moindre résistance contre le terrorisme islamiste tueur de Juifs, qui ressemble tellement à ce que prêchait le grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, allié d’Hitler, quand il appelait à massacrer Juifs et Serbes dans les Balkans.

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En prime au récent martyr des Juifs, on a osé évoquer un génocide que ceux-ci auraient commis. Certes, l’armée israélienne a eu la main lourde. Mais pas plus que les Français ou les Américains lorsqu’il a fallu bombarder les villes syriennes contrôlées par l’État islamique. À Gaza, des boucliers humains ont fait les frais du cruel cynisme du Hamas. Prétendre y voir un génocide, c’est ajouter cruellement l’infamie à la douleur.

Les mêmes victimes, les mêmes tueurs et le même combat

Mes seconds mots concernent la France. Un parti politique insoumis aura fait montre d’une particulière vilenie. Beaucoup de ses membres ont présenté le Hamas pogromiste comme un mouvement de résistance. Une de ses députées européennes, il y a quelques jours encore, a prétendu mensongèrement que c’était Israël qui avait tué les enfants Bibas, reprenant ainsi servilement le narratif du Hamas. Nonobstant cela, certaines formations de gauche acceptent toujours de participer à une même alliance électorale avec ce parti, tandis qu’à l’Assemblée on continue de serrer la main de ses députés, alors qu’un cordon sanitaire aurait dû être dressé.

Et j’en termine par là où j’ai commencé. Berlin, Mulhouse, Gaza.

Partout la terreur arabo-islamiste qui veut tuer des Juifs ou des Blancs. Ou les deux à la fois. Et partout une réticence maladive dans une partie non négligeable de la population, et pas seulement issue de l’immigration, à vouloir le voir et l’entendre. Partout une manière d’indulgence complice et donc incitative à la récidive. Partout une incapacité à vouloir réellement se protéger. L’on préfère s’en prendre à un vice-président américain, coupable d’avoir dit la vérité.

Et voilà que l’Europe politique, largement responsable de notre faiblesse inouïe – elle qui a détruit nos murs-frontières et désarmé nos justices-nations –, affecte à présent de prendre la pose martiale.

Berlin, Mulhouse, Gaza : les aveugles masochistes ne veulent pas voir que ce sont les mêmes victimes, les mêmes tueurs et le même combat.

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Timur Kuran: l’islam est-il vraiment incapable d’évoluer?

L’islam est-il condamné à l’immobilisme ? L’idée, souvent avancée, d’une religion incapable de s’adapter à la modernité repose-t-elle sur des faits ou sur des préjugés ? Timur Kuran analyse dans son livre l’avenir de cette religion à travers son ancienneté et tout ce qui l’a transformée pour lui donner sa forme actuelle.


Timur Kuran (en 2009) économiste américain © Wikipédia

Timur Kuran est un économiste américain. Il est d’origine turque certes, mais néanmoins c’est un Américain pour qui la loi française sur les signes religieux de 2004 indique une régression des libertés en Occident : « De toute évidence, le maintien d’un ordre libéral est une lutte constante, même en Occident, son berceau ». Il a publié, en 1995, un livre fondamental sur la falsification des préférences1.

Son nouveau livre est l’approfondissement d’un précédent livre publié en 2010 dans lequel Timur Kuran mettait en garde contre une pensée fainéante se contentant d’un jugement définitif sur l’incapacité de l’islam à évoluer2. Il y explore les raisons du retard du Moyen-Orient – région du monde la moins libre – sur l’Occident et cherche, dans son histoire, les ressources d’une libéralisation qu’il ne juge pas impossible.

Le Moyen-Orient auquel il s’intéresse comprend tous les pays qui le composent habituellement, sans Israël mais avec la Turquie et l’Iran.

Il distingue une pré-modernité qui commence en 613 avec la fondation de la 1ère communauté islamique et se termine autour de 1820, une période de modernisation jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, suivie d’une période de modernité. Dans la pré-modernité il isole deux périodes : 1) 613-661 ; 2) 661-900, années pendant lesquelles s’élabore la loi islamique classique.

Qu’est-ce qu’un waqf ?

Tant que la taille de la communauté musulmane resta modeste, les affaires purent être conduites par consentement mutuel, comme il est recommandé dans le Coran. Ce ne fut plus le cas lors de son extension. Les conquérants, payés par les terres conquises et à la recherche d’un abri fiscal, fondèrent des waqfs qui devinrent une institution islamique clef.

Le waqf n’est pas mentionné dans le Coran et émergea après la mort de Mahomet. Il était ce qui, au Moyen-Orient, se rapprochait le plus d’une entreprise privée. Un individu faisait de ses biens une dotation dont les revenus finançaient des services définis à perpétuité après avoir été ratifiés par un juge. Il était géré, sous l’œil d’un juge, par un intermédiaire désigné, souvent à vie, par le fondateur qui avait mis par écrit les procédures de succession. Le waqf était un moyen de protéger la propriété privée de la prédation du sultan, une assurance pour la famille et les descendants du fondateur car il était mal vu de s’emparer d’un waqf, considéré comme sacré. Ce qui a incité les élites à y placer leurs richesses au détriment d’investissements plus productifs. À partir de 800, certains grands waqfs furent établis par la dynastie au pouvoir et ses plus hauts responsables. En somme, des sortes de « waqfs d’État » qui les protégeaient d’une perte d’influence. Dans les années 1700, 68,5 % des waqfs anatoliens avaient été créés par des dirigeants, y compris religieux. Exclus de fait, chrétiens et juifs fondèrent des entreprises privées.

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En incluant les waqfs dans le système institutionnel islamique, les califes arabes des années 700 ont certes réduit leur capacité fiscale mais en échange de bénéfices certains : divers services financés par de riches élites non engagées politiquement.

Le système waqf dessine un monde statique qui n’envisage ni inflation ni progrès technique ni gestionnaire incompétent ni coalition, la loi interdisant aux waqfs de s’unir pour régler un problème commun. Si les concepteurs du waqf avaient prévu des possibilités de changements, ces derniers étaient limités à ceux mentionnés par le fondateur. Par exemple, si celui-ci avait prévu un seul échange d’actifs, une fois ce dernier réalisé, il devenait inaliénable. Même pour les « waqfs d’État », rester efficace devint difficile. Les waqfs actuels bénéficient d’une plus grande liberté managériale, même si celle-ci nécessite des contorsions pour rester en ligne avec l’esprit du fondateur.

Le waqf fut une source de stabilité politique mais aussi de passivité de la société civile. Un système qui s’est auto-entretenu avec des participants qui avaient intérêt à le préserver et des bénéficiaires qui, privés de pouvoir, s’étaient habitués à une consommation passive et n’avaient aucune idée de la représentation de leurs priorités personnelles. Au Moyen-Orient, les quelques manifestations d’opposition n’eurent rien de comparable à ce que connut l’Europe dans les 19ème et 20ème siècles. Cette stabilité politique a limité la croissance économique du Moyen-Orient et fragilisé ses dirigeants par rapport à une Europe où les équivalents des waqfs étaient plus flexibles, dans des sociétés qui se démocratisaient et se libéralisaient.

Recours à la ruse et la corruption pour contourner l’inadaptation des waqfs

Jusque vers 1800, les juges ont, en cas d’urgence, autorisé les waqfs à s’éloigner des instructions des fondateurs. Ce qui conduisit à des abus et des pots de vin dont les dirigeants s’accommodèrent en raison des petits salaires des fonctionnaires. Corruption qui ne fut pas cantonnée aux waqfs. Une des ruses consistait à réécrire l’acte du waqf considéré perdu, volé, endommagé ou modifié illégalement. Certaines ruses visaient l’enrichissement sous prétexte d’améliorer le service, avec partage de pots de vin avec le juge. Les gens constataient ces abus de privilège et leurs effets : détérioration des services et perte d’intégrité. Cette flexibilité des waqfs, si elle fut positive, accoutuma les sociétés à contourner la loi et eut des effets néfastes à long terme. Les dirigeants n’ont jamais vu dans le waqf un facilitateur de l’engagement civique, mais un abri fiscal et patrimonial et un instrument pratique pour fournir des services sociaux à une élite choisie.

Le waqf islamique est devenu une relique

Nulle part le waqf ne s’est vraiment adapté. Toute réforme touchait à l’hérésie en raison de son caractère sacré. Cette absence de flexibilité était aussi un moyen d’éviter de donner trop de pouvoir aux responsables religieux3. Au début du 20ème siècle, la solution alternative fut de créer des sociétés en dehors du système. Des municipalités avaient même été créées avant et, dès le milieu du 19ème siècle, il fut possible que des services publics soient fournis en dehors des waqfs. Des organisations charitables aussi. Une modernisation facilitée par le fait que le waqf n’apparaît nulle part dans le Coran. En Turquie, même les waqfs à vocation religieuse fonctionnent aujourd’hui comme des entreprises semi-autonomes. En Égypte, ils se cantonnent aux mosquées et aux enterrements, même si d’autres services sont rendus par des fondations qui peuvent se dire waqfs.

Une vie civique « rabougrie » qui tolère le népotisme et la corruption

Au Moyen-Orient, si les ONG contribuent à la construction d’une société civile, surmonter l’héritage négatif des waqfs islamiques (solidarité et confiance confinées aux relations familiales et de voisinage) pourrait prendre des générations. Le mariage dans l’entre-soi, qui évite que les femmes n’emportent une partie de l’héritage hors de la famille a contribué à la fragmentation de la société et diminué l’incitation à s’organiser.

Banalisation de l’accusation d’apostasie

Se présentant comme le monothéisme parfait qui a rectifié les écritures corrompues par les juifs et les chrétiens, l’islam accueille toute conversion, mais la sortie est prohibée et punie. Cela remonte aux guerres d’apostasie d’Abou Bakr, après le refus de payer l’impôt qui suivit la mort de Mahomet. La demande de renégociation des traités par les chefs de tribus respectait pourtant la tradition islamique exigeant que toute transaction se fasse de personne à personne. La réponse militaire d’Abou Bakr visait à faire rentrer l’impôt et à montrer sa dureté en prévision des négociations à venir. Le 1er calife des Omeyades (661-680) condamna à mort pour apostasie afin d’éliminer ses opposants politiques. Pourtant cette mesure n’est pas vraiment étayée par le Coran où il est dit que la punition appartient à Dieu, le jour du jugement dernier et où aucun verset n’explicite le tort fait aux musulmans par celui qui quitte l’islam. « Le récit désormais traditionnel des origines de l’islam s’est développé plusieurs décennies après la mort de Mahomet en 632, avec rétroprojection de distinctions intercommunautaires qui ont progressivement pris de l’importance ». Musulman devint synonyme de croyant. Il est vrai que les versets des dernières années incitent les « croyants » au djihad pour nettoyer le monde de la corruption. Instaurer une liberté religieuse totale nécessiterait donc de contextualiser ces versets en les rapportant aux spécificités du 7ème siècle. Des précédents existent. C’est le cas de l’esclavage. S’il est question de l’émancipation des esclaves dans le Coran, c’est bien parce que l’esclavage était permis. Aucun État ne demande aujourd’hui sa relégalisation.

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Mais le littéralisme l’a emporté. Le blasphème et l’hérésie ont été de plus en plus mis en avant. De la moitié du 15ème siècle à la fin du 16ème, l’Empire ottoman connut une homogénéisation sanglante qui n’a rien à envier à l’inquisition espagnole. La répression a varié avec le temps, les nécessités du moment et l’étendue des falsifications des préférences religieuses allant jusqu’à des crypto-conversions. D’une certaine manière, écrit Timur Kuran, la situation des juifs et des chrétiens était alors moins défavorable. Même s’ils étaient interdits de prosélytisme, ils jouissaient d’un statut légal, inférieur il est vrai.

Modernisation des sociétés et marginalisation de l’islam

La perte de territoires lors de la colonisation, la nécessité d’emprunter aux Européens et le constat du niveau de vie supérieur des chrétiens et des juifs de l’Empire ottoman poussa à une modernisation qui marginalisa les chefs religieux. Commencée en 1839 avec l’édit annulant les privilèges réservés aux musulmans, le paquet de réformes qui suivit (Tanzimat) transplanta les institutions européennes et exclut les responsables religieux des fonctions sociales qu’ils exerçaient. Mais le Tanzimat aboutit à un ordre hybride préservant les tribunaux islamiques et les programmes scolaires. Néanmoins, c’est la Turquie qui est allée le plus loin dans la séparation de la mosquée et de l’État du temps du kémalisme.

Comme les gouvernants avaient enfermé leur peuple dans un état d’ignorance qui avait appauvri et déclassé militairement les sociétés musulmanes, les réformateurs pensaient que leur modernisation nécessitait de restreindre les libertés religieuses et d’éviter ainsi le fanatisme religieux. Timur Kuran leur reproche de ne pas avoir su distinguer entre une piété bénigne et un islam coercitif.

Retour de bâton islamiste

Le mécontentement populaire en milieu rural et dans les quartiers urbanisés pauvres conduisit les sécularistes à adoucir leurs positions. Tout en réprimant les groupes opposés aux réformes, ils firent des concessions à l’islam le plus visible. La falsification des préférences s’inversa. Au lieu de cacher leurs pratiques, les dévots et dévotes se montrèrent avec barbe et voile en public. Ce qui encouragea les plus timorés à les suivre. Des religieux charismatiques dénigrèrent le sécularisme, ramenant ainsi l’islam dans l’espace public (Hassan al-Banna en Égypte, Khomeini en Iran par exemple), et devinrent plus populaires que l’establishment sécularisé. Lequel prit des mesures de répression sévères qui provoquèrent à nouveau une falsification des préférences côté islamiste, mais pour un temps seulement. En Égypte, le mouvement des Frères musulmans, dissout du temps de Nasser, devint le mouvement le plus influent d’une société anémiée dès les premiers relâchements sous Sadat. Avec le temps, l’islam revint dans la vie publique. Les hommes d’État recommencèrent à aller à la mosquée le vendredi. La falsification des préférences avait changé de camp. Dans ces sociétés anémiées, il a fallu du temps et les migrations de ruraux dans les villes pour que le mouvement prenne de l’ampleur.

La réussite des chrétiens et des juifs, qui pouvaient faire des affaires sous un système légal autre que la loi islamique, exaspérait les musulmans. Cela se traduisit par des migrations, des exodes et des massacres (cf. Arméniens). En 2010, les chrétiens ne représentaient plus que 2,7 % de la population du Moyen-Orient et les juifs 0,01 % contre réciproquement 9 % et 0,9 % en 1914.

L’alternance des falsifications des préférences religieuses entre sécularistes et islamistes n’a pas empêché la reprise d’institutions propres aux uns par les autres. Ainsi, en Turquie, le Diyanet fondé par les réformateurs sécularistes pour privilégier un islam accepté par l’État sera récupéré par les islamistes pour imposer leur version de l’islam. Entre 2011 et 2021, les cas de blasphème traités par les tribunaux égyptiens ont doublé. Timur Kuran parle d’une désislamisation cachée dans tout le Moyen-Orient, forcément difficile à mesurer.

Mais un mécontentement caché peut ne plus l’être lorsqu’il touche une masse critique d’opposants et peut alors entrainer un effet domino comme ce fut le cas avec la chute du mur en Allemagne en 1989. Ce moment est imprévisible et les gains peuvent être éphémères. D’après Timur Kuran, le passage par des moments où l’on doit cacher ses préférences en menant une double vie pourrait rendre plus accommodant lorsqu’il devient possible de vivre au grand jour.

Absence de schisme donnant naissance à un islam libéral

Le schisme sunnisme-chiisme, s’il a donné lieu à des excroissances illibérales (al-Qaïda, Talibans, ISIS, Boko haram, Al-Qurban…), n’a pas été menacé, jusque-là, par des tentatives libérales. Frères musulmans, wahhabites, ISIS et islam officiel de Turquie et d’Égypte partagent une identité sunnite. Pour qu’émerge une variante libérale, il faut qu’existe un espace spirituel vide. Nombre de musulmans considèrent les rituels dépassés, les responsables religieux peu scrupuleux et la discrimination féminine inacceptable, mais un large mécontentement n’est jamais suffisant pour faire surgir une mobilisation. C’est ce mécontentement qui avait conduit les modernistes à marginaliser l’islam au 19ème et au début du 20ème siècle.

Dans le sunnisme, l’absence d’organisation centralisée aurait pu conduire à une ouverture, mais le manque d’autonomie des mosquées et des congrégations a été un obstacle à un schisme pacifique. Quand, dans les années 1800, des agences d’État ont contrôlé – et même dirigé – les mosquées, les dissidents ne pouvaient en garder la propriété.

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La révolution iranienne de 1979 n’a pas débouché sur un retour au passé pré-Pahlavi. La théocratie iranienne est une innovation chiite, comme ses obligations et sa hiérarchie. Le clergé comptait 20 000 clercs en 1979, 350 000 en 2008. L’ordre institutionnel iranien est incohérent. Ainsi, alors que la législature iranienne a ratifié la convention des Nations unies contre la torture et les traitements inhumains et dégradants, le Conseil des gardiens de la révolution la considère non-islamique.

Un jeune homme dans la rue à Téhéran fume une cigarette, juillet 2022 © Mikhail Tereshchenko/TASS/Sipa U/SIPA

Les seuls à défier le partage entre sunnisme et chiisme sont les Ahmadhis dont le fondateur, Mirza Ghulam Ahmad, se présentait comme le dernier prophète, véritable hérésie pour tout musulman traditionnel. Persécutés, leur quartier général fut transféré à Londres en 1984. Même les régimes plus ou moins libéraux sont hostiles à une libéralisation de l’islam pour ne pas avoir l’air de rompre avec l’islam traditionnel. Les modernisateurs sécularistes n’ont pas cherché la scission. Ils voulaient contrôler ou éliminer l’islam. Le mouvement soufi aurait pu être propice à une réforme libérale, mais il est resté marginal.

Faible écho de l’activisme libéral

Si l’islam n’a pas de dénomination ouvertement libérale, cela tient au fait que les libéraux sont non-violents et que les régimes politiques, pour leur survie, s’accrochent aux organisations existantes. Les idées libérales ne sont tolérées par les politiques que si elles ont peu d’écho. Menacés d’apostasie s’ils parlent ouvertement, les libéraux ont du mal à faire des adeptes. Ce qui compte, ce n’est pas tant ce que dit le Coran que ce que les musulmans considèrent comme faisant autorité. Par ailleurs, les bénéficiaires potentiels d’une version libérale de l’islam ne sont pas organisés, en partie en raison des sorties de l’islam ouvertes ou cachées. Dans des enquêtes anonymes au Moyen-Orient, les non-religieux et athées représentaient 15,2% en 2010-20144 et étaient ainsi probablement moins nombreux que ceux qui espéraient une version plus moderne et libérale de l’islam. L’alliance des deux pourrait permettre de promouvoir un islam moins intrusif, mais elle suppose que se réduise la peur d’être dénoncé pour apostasie.

Zakat : une occasion manquée

Du temps de Mahomet, la zakat fut la clef de voute du système fiscal. Elle aurait pu former la doctrine de base d’une taxation prévisible et d’un gouvernement limité mais efficace, sécuriser les droits de propriété et entraver une taxation arbitraire. Mais, en une génération, elle devint un véhicule de l’aumône. Son éclipse mit le Moyen-Orient sur la voie du sous-développement et de la répression observée aujourd’hui.

Quand Mahomet était à la Mecque, la zakat était un impôt proportionnel5 acquitté une fois par année lunaire, avec un seuil d’exemption. Le système s’effondra sous le poids des exemptions accordées aux groupes puissants. Après 660, les pratiques fiscales évoluèrent sans référence aux huit types de fonctions mentionnées dans le Coran et, avec le temps, les nouvelles taxes furent décidées arbitrairement par les gouvernants. Quand l’islam devint une religion mondiale, la zakat cessa de jouer un rôle majeur dans les finances publiques et devint un rituel personnel. Mais, avec cette redéfinition, tomba la barrière aux expropriations arbitraires. Si elle avait gardé son sens originel, l’extorsion et la taxation opportuniste auraient pu être déclarées non islamiques. Quand le waqf entra dans le système institutionnel islamique, la zakat n’était plus obligatoire. Transformée en aumône elle visait plus une purification personnelle et une légitimation de ce que le donateur conserve pour lui-même qu’une élimination de la pauvreté. C’est comme pour l’esclavage, le Coran promeut la libération des esclaves sans condamner l’esclavage.

Inadéquation des institutions commerciales et financières de l’islam classique

Le Coran bannit l’usure (riba) qui régulièrement aboutissait à esclavagiser des emprunteurs incapables de rembourser. Mais ce fut interprété comme le bannissement de toute forme d’intérêt. Ajoutons que prêteurs et emprunteurs étaient généralement des individus, les 1ères banques n’apparaissant qu’autour de 1860 (1889 en Iran, banque fondée par des investisseurs britanniques). Les services financiers furent longtemps des activités secondaires de marchands. Apparurent dans les années 1500, des « waqfs à cash » en Anatolie et dans les Balkans. Ils utilisaient une dotation liquide pour faire des prêts à intérêt, contraires non seulement à la loi islamique mais aussi à l’inamovibilité des biens du waqf. Sont apparus aussi, dans ces années, des Gediks, sorte de marchés boursiers pour des entreprises, qui étaient alors dépourvues de personnalité juridique, et peu adaptés aux grandes entreprises de l’ère industrielle. Ce marché fut dominé par les chrétiens et les juifs qui pouvaient choisir leur système légal mais ne pouvaient pas constituer de waqfs, mesure qui, finalement, fut pour eux une opportunité. Ajoutons que, d’après la loi islamique, dans une affaire, les partenaires peuvent se retirer quand ils veulent, provoquant ainsi des liquidations et la division des biens, d’autant que les lois d’héritage favorisent leur dispersion.

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Après l’édit de 1839 de l’empire ottoman, les chrétiens, et les juifs dans une moindre mesure, en dépit de discriminations religieuses persistantes, atteignirent des positions élevées alors que les financiers et marchands musulmans restèrent à l’écart des décisions majeures de modernisation. On sous-estime leur rôle et celui des Européens, notamment des Grecs (qui firent sécession en 1832), dans le réveil au Moyen-Orient. Les dirigeants musulmans commencèrent à imputer le retard de cette région aux responsables religieux et conduisirent des réformes, tout en favorisant les musulmans dans les contrats avec l’État. La plupart des grandes entreprises modernes ont soutenu les gouvernements en place en échange de protection, de privilèges ou d’indifférence.

Le programme des islamistes – réislamiser la société tout entière – voué à l’échec

Les islamistes ont mis sur le dos de la colonisation et de la sécularisation la perte de la centralité de l’islam et ont cherché à restaurer les institutions islamiques mais de manière sélective. Seule l’Arabie saoudite, entrée en résistance contre l’Empire ottoman, réintroduisit la zakat dans le système fiscal. Si Maududi et Qubt voulaient réinstaurer la zakat, leur référence était l’économie du 7ème siècle. En faisant de la zakat une caricature et en voulant la rendre obligatoire, ils ont renforcé l’impression d’une religion dépassée, déconnectée des problèmes sociaux et diffusé l’image d’un islam se résumant à une machine à prohiber. Dans les faits, les pratiques financières islamiques ont suivi les pratiques conventionnelles, avec l’approbation tardive des experts de la charia. Ce fut le cas avec les cartes de crédit pour lesquelles l’intérêt a été rebaptisé « frais de transactions » et dont certaines comprennent une puce indiquant la direction de la Mecque. La double vente, censée camoufler l’intérêt, obscurcit la tarification des risques et favorise la corruption. La finance islamique comme pratique religieuse incite à la falsification des préférences et contribue à la persistance d’une faible liberté religieuse.

En pratique, les musulmans violent la loi islamique sans arrêt. Lors d’un achat en ligne avec une carte de crédit islamique, le musulman viole l’obligation du face à face dans toute transaction et l’interdiction de l’intérêt. La dissimulation des arrangements consentis par les islamistes légitimise la malhonnêteté, affaiblit la force de la loi et alimente la méfiance entre islamistes et sécularistes.

Timur Kuran pense qu’un mouvement en faveur d’une certaine libéralisation n’est pas impensable, mais nécessite de distinguer, dans le Coran, les versets sans limite et de portée universelle de ceux spécifiques au 7ème siècle. Cette libéralisation requiert des organisations civiques fortes et une séparation des pouvoirs. Elle suppose aussi l’élimination du risque d’être accusé d’apostasie ou de blasphème, notamment par une opposition forte et structurée de ceux qui, en cachette pour l’instant, souhaitent sa disparition. J’ajoute qu’elle nécessite aussi une contextualisation des hadiths, quasiment jamais évoqués par Timur Kuran, et l’abandon de beaucoup d’entre eux. Timur Kuran pense qu’une action collective est plus facile aujourd’hui après la modernisation institutionnelle. Pour lui, même s’il risque de prendre plusieurs générations, « le processus de libéralisation du Moyen-Orient n’est, en aucun cas, dans une impasse ». Conclusion hardie, mais nourrie d’un examen minutieux de l’évolution historique du Moyen-Orient depuis l’apparition de l’islam. Sans réussir à nous convaincre tout à fait, cet examen donne à réfléchir.

Cet article est issu du blog de la démographe Michèle Tribalat.


  1. Private Truths, Public Lies. The Social Consequences of Preference Falsification, Harvard University Press, 1995. Voir ma note ici ↩︎
  2. The Long Divergence: How Islamic Law held Back the Middle-East, Princeton University Press, 2010. ↩︎
  3. Je traduis « clerics » ainsi. ↩︎
  4. World Values Survey Round Six (2010-2014). ↩︎
  5. 2 % des biens et 10 % des revenus. ↩︎

FREEDOMS DELAYED Political Legacies of Islamic Law in the Middle East, Timur Kuran, Cambridge University Press, Timur Kuran, 2023, 430 p. 

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La boîte du bouquiniste

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Alphonse Boudard © SOULOY/SIPA

« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendras. Causeur peut y dénicher quelques pépites…


Alphonse Boudard (1925-2000) a traversé une époque fort différente de la nôtre. Un temps où les prisons ne regorgeaient pas de téléphones portables, où les urgences des hôpitaux surchargés n’étaient pas encore les antichambres de la mort. La prison, l’hôpital, Alphonse les a bien connus. Ils sont les décors de ses délectables autobiographies. La magie de son art : acuité de l’observation, vie insufflée aux personnages et richesse lexicale où l’argot joue un rôle important.

Périodiquement, il se penche sur son passé. Il en prélève ou en recrée une savoureuse tranche de vie au gré d’une mémoire qui affectionne le zigzag. Un puzzle entamé en 1962 avec La Métamorphose des cloportes et qui s’est enrichi, au fil des années, d’une dizaine de titres dont La Cerise, L’Hôpital ou encore Les Combattants du petit bonheur (prix Renaudot 1977). Alphonse résistant, Alphonse voyou, en prison, au sana, au cinoche, Alphonse dégustateur du Café du pauvre

L’autobiographie prend corps, s’élargit aux dimensions d’une époque, devient fresque. Au point qu’il est vain d’en vouloir démêler la part du vécu et celle de la fiction. Un critique bien oublié aujourd’hui, Albert Thibaudet, prétendait non sans raison que « le génie du roman fait revivre le possible, il ne fait pas revivre le réel ».

À lire aussi : « Lettres d’amour », de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Amélie Houret de La Morinaie

Incontestablement, Boudard a ce génie. Le chroniqueur, le mémorialiste se double chez lui d’un observateur volontiers caustique. Rien de moins conformiste et de moins convenu que le regard qu’il promène sur les choses et les gens. Par là, son œuvre est celle d’un véritable créateur.

« D’où je suis parti – les rues et les prisons –, on ne peut espérer mieux que ce qui vient de m’arriver. » Ainsi commentait-il, dans Le Figaro Magazine du 18 novembre 1996, le vote des académiciens qui venaient de lui décerner leur Grand Prix du roman pour Mourir d’enfance. Et il ajoutait : « Dans quelques années, si je ne suis pas tombé en quenouille, ce n’est pas l’Académie que je vise, mais le prix Nobel de la pègre. »

Bref, voilà Alphonse, l’Alphonse de La Cerise, propulsé au faîte de la célébrité. Les flics lui font la haie. La magistrature assise se lève à son passage. Du moins métaphoriquement. Quelle revanche !

Mais qui s’en plaindrait ? D’abord il mérite cette consécration. La chose n’est pas si courante dans la république des Lettres où relations influentes, magouilles, services rendus comptent souvent plus que le talent de plume.

Ensuite, et c’est peut-être le plus miraculeux, il n’a rien renié de ce qui fait le charme de ses écrits, le refus d’être dupe, cette insolence lucide qui perce à jour les faux-semblants. Et cette candeur simulée dont on sait depuis Voltaire qu’elle peut être la plus redoutable des armes.


Les Vacances de la vie (Les Combattants du petit bonheur, Bleubite, Le Corbillard de Jules, Le Café du pauvre, L’Éducation d’Alphonse), Presses de la Cité, coll. Omnibus, 1996.

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L’Étrange Monsieur Joseph, Robert Laffont, 1998.

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Avec Alain Paucard…

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Alain Paucard © Hannah Assouline

Alain Paucard republie son roman futuriste et pessimiste Lazaret, préfacé par Bruno Lafourcade


Auteur d’un Manuel de résistance à l’art contemporain, des Carnets d’un obsédé et d’une trentaine d’autres romans et pamphlets, Alain Paucard (XIVème arrondissement) est aussi le président à vie du Club des Ronchons, dont firent partie Pierre Gripari et Jean Dutourd.

La Défense, l’enfer sur terre

Ce chantre du Paris populaire et des filles de joie, cet admirateur de Guitry et d’Audiard s’était amusé naguère à composer une sorte d’uchronie, que réédite La Mouette de Minerve  – louée soit Son infinie sagesse.

Sous les oripeaux de la série B transparaît le conte philosophique, pas vraiment rousseauiste, même si, dans une autre vie, l’auteur fut proche du Komintern (ou quelque chose d’approchant). Dans un Paris à peine futuriste où règne un strict apartheid spatial, le quartier de la Défense, qui symbolise l’enfer sur terre (Le Corbusier et consorts étant considérés par l’auteur comme des criminels de béton) est devenu une sorte de ghetto – le lazaret – réservé non aux lépreux mais aux héroïnomanes, parqués manu militari et livrés au pouvoir de kapos sans scrupules.

À lire aussi, Patrice Jean et Bruno Lafourcade: Exercice d’admiration

Trois castes y coexistent : les maîtres, qui contrôlent la poudre obligeamment fournie par le Ministère de la Santé ; les esclaves, qui travaillent et les larves, qui meurent. Le lecteur y suit à la trace trois nouveaux-venus, raflés par la police et transportés dans cette jungle urbaine où règne la force brute.

C’est peu dire que Paucard jubile quand il décrit, dans une langue ferme et emplie d’un tranquille cynisme, les atroces jeux de pouvoir qui se déroulent dans ce lazaret. Pourtant, le destin veille et l’horrible pyramide vacille. Unhappy end garantie. Sacré Paucard !


Alain Paucard, Lazaret, La Mouette de Minerve, 224 pages

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Georges Liébert, l’indomptable

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DR.

Notre ami Georges Liébert est mort le 24 janvier. Cette grande figure de l’édition française était également un musicologue respecté et un collectionneur averti. Lecteur intransigeant, c’est toujours le crayon à la main qu’il épluchait manuscrits, livres, journaux et catalogues. Cet anar de droite érudit a arpenté l’existence avec ironie et fantaisie.


Georges Liébert s’enorgueillissait d’avoir traversé la vie sans avoir jamais voté à gauche ni possédé de téléphone portable. Il était aussi le seul homme de ma connaissance à tempêter contre les retards de la Poste, car le seul à utiliser la poste, que ce fût pour confirmer une invitation, signaler une page qu’il avait aimée ou un article qui l’avait enragé. Avec ça, d’une intolérance fanatique aux anglicismes et barbarismes – il poursuivait de son ire épistolaire les rédacteurs en chef oublieux de leurs devoirs envers la langue française, vitupérait les cuistres anglouillards et m’adressait fréquemment le dernier numéro de Causeur lardé d’annotations moqueuses débusquant, à ma grande honte, les fautes passées à travers les mailles du filet. Georges était ce que les Finlandais appellent un enfoiré de la virgule.

Un esprit en décalage avec son époque

Autant dire qu’il n’était pas l’enfant de son siècle, dont il recensait les travers avec une férocité joyeuse ou mélancolique selon les jours, découpant rageusement les derniers journaux qu’il acceptait de lire, notamment la gazette locale où il suivait l’avancée du festivisme en terre bretonne, s’inscrivant ainsi dans les pas de son ami Philippe Muray, disparu vingt ans avant lui, dont il a été l’un des plus enthousiastes propagateurs de l’œuvre – je lui dois entre autres bienfaits ma rencontre avec le créateur d’Homo Festivus.

Ami des arts et des lettres, mécène, mélomane averti – qui, comme auteur et critique, faisait autorité dans le monde vachard de la musique classique[1] –, Liébert était un fleuron de cette bourgeoisie lettrée, libérale et raisonnablement conservatrice qui considère que les choses de l’esprit ont plus de valeur que celles de l’argent, s’habille pour aller au concert et observe avec désolation la disparition des bonnes manières (qu’il me pardonne pour tant de missives restées sans réponse). Les meilleurs représentants de l’esprit français, ceux qu’on voit rarement sur nos écrans, se croisaient à sa table du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, avant de se retrouver à ses funérailles, le 30 janvier, en l’église Saint-Louis-en-l’Île où son souvenir a été évoqué, excusez du peu, par Antoine Gallimard, Emmanuel Todd, dont il fut l’ami et l’éditeur au long cours, et le metteur en scène et critique musical Ivan Alexandre.

À lire aussi, Dominique Labarrière : Contrepoint, pionnier du réarmement intellectuel

Qu’on ne se méprenne pas, en dépit de sa solide formation classique ou peut-être grâce à elle, Georges Liébert était un anticonformiste impénitent, un bohème anar qui arpentait l’existence avec ironie et fantaisie, œil pétillant et mèche au vent, s’amusant de tenir tête à la maréchaussée en roulant sans casque sur son vieux solex et à terroriser les libraires qui planquaient à l’arrière des derniers rayonnages, ou refusaient tout simplement de vendre, les livres mis à l’index par Télérama. Bien élevé certes, mais malicieux en diable. Pour Marcel Gauchet, il était « le prototype du Gaulois réfractaire : un indomptable ». Fermement aronien quand ses condisciples de Sciences-Po en pinçaient pour Sartre et Che Guevara, il fonda la revue Contrepoint dont on peut aujourd’hui consulter les archives[2].

Si Liébert a beaucoup officié dans les studios de France Musique, le grand public le connaît peu. Les lecteurs qui ont découvert les grands auteurs morts ou vivants publiés dans la belle collection Tel (entre tant d’autres : Burke, Muray, Manent, Friedrich List, Todd, Nietzsche dont chacun devrait posséder les Mauvaises pensées choisies) ignorent la dette qu’ils ont envers lui. « Encore une bibliothèque qui disparaît », a murmuré Anne Muray à l’annonce de sa mort. Au cours d’une conversation, il bondissait, sortait un livre des rayonnages pour lire la citation exacte de Chateaubriand, Tocqueville ou Flaubert qui s’appliquait précisément à la dernière imbécillité proférée par le pompeux du jour. De Calmann-Lévy à Gallimard en passant par Hachette et Robert Laffont, Georges Liébert a été l’un des derniers grands éditeurs, de ceux qui, paragraphe après paragraphe, affrontent les auteurs, auxquels il restituait un manuscrit annoté de bout en bout, traquant l’incohérence historique ou la concordance fautive.

L’ami fidèle et passionné

Georges avait mille talents. Plus que tout, il excellait dans l’art d’être un ami. Ce qui consistait pour lui à partager ses admirations et détestations. Indéfectible compagnon de route (et actionnaire) de Causeur, il adressait chaque numéro à quelques correspondants, exigeant ensuite qu’ils partagent son enthousiasme.

Je ne recevrai plus le dernier Causeur avec les fautes cerclées de rouge. Mais, songeant à une faute qui le rendait fou, je fais le serment solennel que, plus jamais je ne dirai, écrirai ou même penserai « je rentre » (dans une église ou un magasin). À moins bien sûr d’y être précédemment entrée.

La rédaction de Causeur adresse à son épouse Véra, à son frère Jean-François et à ses petits-fils, Paul et Louis, ses condoléances attristées.


[1] Sur son œuvre dans le domaine de la musique, lire le texte d’Ivan Alexandre : « Georges Liébert s’est éteint », diapasonmag.fr, 26 janvier 2025.

[2] Disponibles sur le site revuecontrepoint.fr.

Un salon, des retrouvailles et une belle rencontre

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Henri Sannier présente son livre © Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il y avait longtemps que je n’avais pas signé mes ouvrages sur un salon du livre. Il y a peu, j’ai été invité à celui de Salouël, près d’Amiens. Je m’y suis rendu – en compagnie de ma sauvageonne – et ne l’ai pas regretté. J’y ai d’abord retrouvé un ami, Henri Sannier, présentateur du journal télévisé de France 3 et de France 2, animateur de Tout le Sport, programme pour lequel il a reçu un 7 d’Or en 2001. Henri, je l’ai connu grâce à mon confrère Jan-Lou Janeir qui avait eu l’amabilité de m’interviewer dans son émission sur France 3 Normandie, à Caen, afin de présenter mon premier roman, Rock d’Issy (éditions Ledrappier). J’étais en compagnie de Géant Vert à qui j’avais commandé le roman Casse Bonbons que j’avais fait paraître chez le même éditeur. (Il existe, je crois, une vidéo de l’enregistrement ; je suis tout jeune ; tout timide. On dirait un lycée pusillanime qui fond sous la caméra comme un caramel mou sous le soleil du Sahara. Géant Vert, lui, affiche beaucoup plus d’assurance. Sa haute taille -2,02 mètres -, peut-être ?)

Ça devait être en 1987 ; Henri dirigeait la rédaction normande de l’antenne régionale de France 3. Nous avions un peu discuté. Quelques années plus tard, nous fîmes plus ample connaissance ; j’étais alors responsable de l’édition Picardie maritime du Courrier picard. Et il était maire du charmant village d’Eaucourt-sur-Somme, près d’Abbeville. Cela consolida notre amitié. Au salon de Salouël, Henri venait dédicacer son dernier opus, Le jour où j’ai réappris à marcher, sous-titré « Le parcours d’un battant face à une maladie orpheline » (éditions du Rocher).

Le sous-titre parle de lui-même. Henri est un homme courageux, comme le sont souvent les cyclistes qu’ils soient professionnels reconnus ou amateurs. Il n’est pas du genre à se laisser abattre. Alors, quand au tout début de sa retraite à l’issue d’une carrière bien remplie, il a été frappé par une maladie rare – la polyradiculonévrite chronique -, il s’est battu. Comme un lion. A l’issue d’une longue errance médicale, puis d’interminables séjours à l’hôpital, et deux ans en fauteuil roulant, peu a peu il a réappris à marcher. Ce sont ces douloureuses pérégrinations qu’il raconte dans ce récit émouvant écrit en collaboration avec Yves Quitté.

À lire aussi, Philippe Lacoche : Sacré Charlemagne !

Après nos retrouvailles émouvantes, elles aussi, c’est une belle rencontre que j’ai faite ; celle de Frédéric Zeitoun, figure historique de l’émission Télématin, sur France 2, chroniqueur à la radio et chanteur-auteur-compositeur. Invité d’honneur du salon, Frédéric était venu présenter son dernier essai : Le dictionnaire jubilatoire de la chanson d’amour (éd. Harper Collins).

Frédéric Zeitoun © Philippe Lacoche

Comme il est indiqué en quatrième de couverture dans un texte intitulé « Les maux d’amour ont inspiré de fort jolis mots à la chanson française », « savez-vous que le téléphone, la cigarette ou encore la météo ont beaucoup inspiré les paroliers en quête de mots d’amour ? Que Jean-Jacques Goldman a écrit sa plus belle chanson d’amour en mettant un point d’honneur à ne pas dire Je t’aime… » Et de nous donner à lire un abécédaire réjouissant où il convoque les meilleurs chanteurs et paroliers. (A l’entrée « Jalousie », j’ai ri en songeant à ma sauvageonne.) Il en a profité pour m’envoyer son dernier album, Les Souvenirs de demain (Bayard musique ; l’autre Distribution). Je dois dire que je me suis régalé.

J’ai adoré ces douze chansons dont il a écrit tous les textes et a co-composé avec Gérard Capaldi et Serge Perathoner. J’ai particulièrement aimé « Le fond de l’air est frais », un hommage appuyé à nos amis Anglais (qui nous ont aidé à combattre ces fumiers de nazis) et aux Beatles, « Le musée des horreurs », qui, sans le dire, combat l’horreur que constitue le retour de l’antisémitisme notamment, « Jamais fini d’aimer », un frais et délicat duo avec Anny Duperey, et « Eternelle question », une manière d’hymne portée par le doute d’un agnostique. Précisons que le tout est servi par d’adorables et accrocheuses mélodies. Une totale réussite. Oui, une sacrée rencontre.

Jorge Luis Borges plus vivant que jamais

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L'écrivain Jorge Luís Borges en 1951 © Grete Stern

Textes retrouvés nous plonge dans l’univers érudit et fascinant de Jorge Luis Borges (1899-1986), écrivain argentin qui, au-delà de ses nouvelles marquantes, a exploré la littérature et la pensée à travers des critiques et des conférences. Un recueil inédit


L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) n’était pas seulement l’auteur de multiples nouvelles de fiction, qui ont marqué la littérature. Il s’est interrogé également sur son art, en particulier à travers les grands auteurs classiques. Borges, malgré sa cécité, fut un lecteur chevronné, doué d’une belle et appétissante érudition. Il ne brillait pas pour briller, mais pour faire jaillir des sens nouveaux. Des recueils critiques comme ses Enquêtes (1967) ou ses Conférences (1985), ou encore ses Neuf essais sur Dante (1987), et quelques autres, resteront à part entière dans les annales de la littérature universelle. Borges savait faire partager sa passion des vieux grimoires transmis depuis des siècles, et c’est ce qu’on peut constater aujourd’hui encore avec la parution d’un fort volume, intitulé Textes retrouvés. Borges collaborait régulièrement dans les journaux ou les revues. On lui demandait tantôt des recensions de livre, tantôt de rendre hommage à tel écrivain disparu. Il lui arrivait aussi de prononcer des conférences. Textes retrouvés est constitué de tout cela.

Le Borges qu’on aime

On y refait connaissance avec le Borges qu’on aime. Comme le dit dans son introduction Gersende Camenen : « Sa méditation métaphysique prend les accents avant-gardistes d’un étonnement de l’être. » Il faut en effet s’interroger, à propos de Borges, sur ce qu’a d’inédit sa manière d’écrire. Gersende Camenen caractérise celle-ci comme suit : « Une manière de raisonner qui, par un jeu de paradoxes et de déplacements successifs, pose si singulièrement les problèmes. » On trouve ce caractère spécifique, partie intégrante du génie de Borges, dans les proses journalistiques qui nous sont offertes aujourd’hui.

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Textes retrouvés propose des pages qui n’avaient jamais été éditées en livre. Il ne s’agit absolument pas de fonds de tiroir. Au contraire, le lecteur s’apercevra vite que la « magie » opère. Les articles sont présentés dans leur ordre chronologique et couvrent toute la vie de l’écrivain. Je vous conseille de les lire un peu au hasard, en feuilletant tranquillement l’ouvrage. Vous tomberez inévitablement sur des pépites qui vous sembleront avoir été rédigées spécialement pour vous, impression agréable et rare.

Vies extraordinaires

L’attrait de Borges pour les vies extraordinaires apparaît par exemple dans un texte de 1951 intitulé « Nordau ». On y découvre qui est Max Nordau, personnage historique réel. Un jour, à Londres, lisant le journal, il fut profondément ému par l’annonce d’un pogrom en Russie : « il sentit alors quelque chose qui dépassait la raison : il sentit que ces lointaines personnes qu’il n’avait jamais vues […] étaient, d’une certaine façon, lui-même. » Borges nous explique que Nordau prit alors conscience vraiment de sa propre judéité, qu’il avait oubliée. Il en tira sur-le-champ toutes les conséquences, en devenant « un apôtre d’Israël et un apôtre de la raison ». On constate que le texte de Borges est minutieusement construit, afin de créer chez le lecteur une attente presque douloureuse. Je ne savais pas ou plus du tout qui était Max Nordau, mais, après avoir lu son portrait tracé par Borges, je n’oublierai pas de sitôt ce beau caractère très franc.

Qu’est-ce qu’un maître ?

Parfois, Borges va plus loin. C’est le cas, me semble-t-il, de son hommage à Pedro Henríquez Urena, grâce auquel il s’interroge sur la question suivante : « Qu’est-ce qu’un maître ? » Il répond ceci, dans une petite digression essentielle : « La secte juive des hassidim parle de maîtres qui, à force d’exposer la loi, finissent par devenir la Loi ; une histoire raconte, poursuit-il, qu’un homme se rendit à Meseritz, non pour écouter le prédicateur, mais afin de voir de quelle manière il nouait les lacets de ses chaussures. » À partir de cette évocation digne d’un kōan zen, il est loisible de méditer sur Meseritz, petite ville à l’Ouest de la Pologne, autrefois foyer hassidique réputé où vécurent beaucoup de Juifs religieux, dont, au XVIIIe siècle, le fameux Maggid de Mezeritch, pour lequel des érudits se passionnent toujours. Il est touchant que Borges fasse allusion à cette communauté disparue de Meseritz, rien qu’en racontant cette sublime anecdote des lacets. Il faut savoir que Pedro Henriquez Urena était un descendant de Juifs expulsés d’Espagne, qui se réfugièrent un temps aux Pays-Bas. Et Borges de marteler solennellement sa dette envers Urena : « en vérité ce que j’ai appris de lui est ineffable ».

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Borges relate encore, au fil de ces articles, bien d’autres de ses thèmes favoris : le Moyen Âge, avec des légendes nordiques qu’il réinterprète savamment ; et puis Dante, familier entre autres de l’Enfer et du Purgatoire. Borges a toujours été conscient du péril dans lequel l’homme se trouvait mené, notamment dans le domaine fragile de la culture. Elle « est menacée, écrivait-il en 1982 dans un texte sur le livre, par des barbaries raisonnées et ennemies. Ces barbaries guettent aussi le livre qui, paradoxalement, est le seul instrument de notre salut. » Dans un monde en crise, la lecture de Borges nous redonne le la, à l’unisson des grandes traditions en péril qu’il nous aide à nous réapproprier et à mieux comprendre de l’intérieur.

Jorge Luis Borges, Textes retrouvés. Essais, portraits, articles, conférences. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen. Introduction de Gersende Camenen. Postface de Silvia Baron Supervielle. Éd. Gallimard. 368 pages.

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Chevènement, le dernier des mohicans

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Jean-Pierre Chèvenement photographié en 2018 © BALTEL/SIPA

En 2004, Jean-Pierre Chevènement créa la Fondation Res Publica, afin de revenir aux sources de la République que la gauche, pas moins que la droite, avaient dévoyée. Comment remonter la pente ? En lisant ces « 20 réflexions pour l’avenir », écrites par 20 contributeurs différents, et qui sont autant d’analyses que de propositions pour notre pays. Un programme, en somme.


«  La démocratie a vaincu. » A vaincu quoi ? Le stalinisme ? Le fascisme ? Non, la République… Alain Dejammet explique le sens de « Res Publica » et rappelle à cette occasion un article de Régis Debray qui fit grand bruit et où l’on pouvait lire ceci : «  Dans la république française de 1989 – qui connut le défilé Goude pour fêter le bi-centenaire – la république est devenue minoritaire. La démocratie a vaincu. »

Gauche et néolibéralisme

Dans son introduction, Jean-Pierre Chevènement analyse cette défaite : « La gauche, depuis les années 1980-1990 a sombré dans un néolibéralisme dont elle ne parvient plus à s’extraire. La droite, qui l’a accompagnée sur ce chemin, n’a pas su préserver l’héritage du gaullisme. La Vè République s’est dégradée. Elle a perdu de vue le sens de l’État républicain. C’est elle qui, au prétexte du marché unique européen puis de la monnaie unique, nous a fait basculer dans un libre échangisme où le levier politique allait échapper définitivement à la représentation des citoyens. L’européisme a gangrené le sens de l’intérêt général (…) Deux guerres mondiales n’auraient pas suffi à abattre l’édifice de la nation civique si un dessein plus vaste, celui d’une mondialisation capitaliste dominée par les États-Unis, n’avait pas ruiné les vieilles allégeances. »

Marie-Françoise Bechtel, rappelle les mises en garde de Mendès France contre la ratification du traité de Rome en 1957, de Jean-Pierre Chevènement et Philippe Seguin concernant le traité de Mastricht, et souligne que les deux derniers ne croyaient pas aux fondamentaux de l’Europe telle que Jean Monnet la concevait[1] ; à savoir «  la disparition programmée de la nation ». Par ailleurs, elle propose » de ne pas se leurrer sur les apories du couple franco-allemand », de «  pousser l’alternative confédérale pendant qu’il en est encore temps », et « d’engager une révision de notre texte fondamental afin de s’assurer de la supériorité de la Constitution sur les traités ». Ce que l’Allemagne, du reste,  fait depuis un moment…

A propos du couple franco-allemand justement, Jean-Michel Quatrepoint, qui n’est plus, affirmait que «l’Allemagne est devenue l’hégémon de l’Europe » et dénonçait les erreurs stratégiques de la France.

Nos voisins, forcément très intéressés par l’élargissement le plus grand à l’Est, fabriquent leurs « sous-ensembles à bas coût, exportés ensuite chez eux où se réalisent la valeur ajoutée et les exportations finales », alors que«  les groupes français, en délocalisant l’ensemble de la fabrication ont perdu la partie. » Il ajoutait ceci : « Nous exportons vers l’Allemagne des matières premières brutes qui nous reviennent sous la forme de produits transformés. C’est typiquement le cas d’un pays en voie de développement. » Enfin, l’idée, en très grande voie de développement elle aussi, selon laquelle les décisions devraient être désormais être prises à la majorité qualifiée nous mènerait tout droit à une Europe fédérale qui ressemblerait étrangement au modèle du « Saint-Empire romain germanique », où « les princes disposaient d’une relative autonomie par rapport à l’empereur, à l’image de celle dont bénéficient les Länder vis à vis de l’État fédéral. » Conclusion : il nous faudrait «  divorcer de Berlin sans divorcer de l’Europe. »

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Au-delà de l’Europe, le monde, et notre politique à l’international. « L’objectif d’une Europe-puissance, dont la perspective s’éloigne à la mesure des élargissements successifs, a constitué progressivement l’alpha et l’oméga de la politique étrangère française, (….) Paris a perdu sa capacité d’analyse autonome et l’acuité de sa perception de l’évolution du monde. » nous dit Jean de Gliniasty. Nous n’aurions pas su voir les facteurs locaux, historiques, « civilisationnels », voire anthropologiques à l’origine des crises, et aurions, de ce fait, été évincés de nombreux pays. Retrouver une voix singulière dans le concert des nations suppose qu’on ne permette pas le transfert de nouveaux pouvoirs à la Commission, ni le vote à la majorité qualifiée car cela entraînerait une politique centrée sur le plus petit dénominateur commun ; la démocratie et les droits de l’homme en général, ainsi que la fin de notre siège au Conseil de sécurité.

La question centrale de l’Ecole républicaine

Et bien sûr, l’école ! Qui dit République dit école, et qui dit école dit République. Comment les dissocier ?! Et l’islamisme radical l’a bien compris. A ce sujet, Jean-Pierre Chevènement, qui a œuvré à un islam de France, rappelle que celui-ci est fait «  pour les musulmans qui ont choisi d’embrasser la nationalité française », alors que « l’islamisme radical a déclaré la guerre à la République. » On peut objecter qu’on peut prendre la nationalité française sans l’embrasser et que le président de la Turquie encourageait fortement la démarche !  Mais concernant l’école, l’islamisme radical n’est pas le seul responsable. Souâd Ayada constate la fin d’un récit fondateur «  qui associait étroitement l’école et la France. » Par ailleurs, «  Le français n’était pas seulement la langue de la République, il était aussi perçu comme la langue de la promotion sociale. » Le globish aujourd’hui, hélas, s’en charge. Elle déplore également l’idée même d’inclusion «  qui veut que l’on définisse toute personne par sa différence et qu’on lui reconnaisse à ce titre le plein droit à la citoyenneté. » Idée qui sape les fondements mêmes de la République. L’ancien ministre avait rappelé précédemment que « depuis la Révolution de 1789, la France incarne, en effet, le modèle de la nation civique, à l’opposé de la nation ethnique, ou même tout simplement fondée sur un privilège identitaire, qu’il soit religieux ou communautariste. » On pourrait ajouter, sexuel.  « C’est là-dessus qu’il faut reconstruire » conclut-il. Oui, mais comment ? dès lors que le corps enseignant lui-même est favorable à cette idéologie de la diversité, même quand elle se retourne contre lui !

Le président Macron avait dit son peu de goût pour le mot même d’assimilation qui avait à ses yeux un côté trop digestif… Il ne croyait pas si bien dire, car toute culture si elle veut en être une doit être  précisément digérée ! Autrement, cela donne des «  On respecte les lois de la République » sans les avoir jamais fait siennes… Joachim Le Floch-Imad rappelle que « la notion d’assimilation à laquelle on a substitué celle d’intégration, est pourtant toujours présente dans notre code civil comme condition de l’accès à la nationalité », et qu’« elle va de pair avec l’idée d’une culture majoritaire à faire sienne et de principes non négociables à préserver. » (c’est moi qui souligne),

les origines de chacun étant appelées à la discrétion et dévolues à la sphère privée. Jean-Yves Autexier y revient dans son texte évoquant la crise de la raison et la « forte offensive contre l’esprit des Lumières. » en affirmant que « la loi de la majorité ne dispense pas de protéger les minorités, mais ne leur permet pas d’imposer la leur » !

La laïcité, serpent de mer de notre vie politique nationale

Et qui dit République dit laïcité ! Non pas comme une valeur ajoutée, mais comme un principe constituant. Comme l’écrit Sami Naïr, il n’existe pas de « laïcité ouverte ou fermée », mais la laïcité tout court ! Son texte fait l’historique des immigrations successives qui a fait se substituer une immigration de peuplement d’origine extra-européenne à une immigration de travail avec une forte population européenne, ce qui immanquablement modifie la nation, d’autant que l’assimilation à celle-ci n’est plus préconisée. Nous sont rappelés les quatre piliers fondamentaux de la République et le fait que si un seul manque, c’est l’édifice en entier qui vacille.

En en appelant à la pédagogie pour faire entendre raison et à la perspective d’un aggiornamento de l’islam qu’on ne peut se permettre d’attendre, le philosophe me semble peu réaliste. Il l’est davantage lorsqu’il ajoute que rien de cela n’est possible à flux migratoires constants.

Quid donc de la Loi ? À laquelle aucune pédagogie ne peut se substituer. La Vè République, comme nous le montre Jean-Eric Schoettl avait « pour tropisme premier d’instituer un exécutif fort », lequel a pourtant faibli de manière inquiétante. « La place prise par le Conseil constitutionnel, inimaginable en 1958, le droit européen qui est partout, et la magistrature judiciaire qui s’est syndicalisée et politisée » sont autant de facteurs qui l’affaiblissent.

« La loi n’est plus le sommet de la hiérarchie des normes, mais une règle du jeu précaire et révocable, à la merci des contentieux introduits par les lobbies et les activistes devant les instances juridictionnelles nationales et supranationales. » Je ne peux m’empêcher de citer ici le dernier contentieux dont j’ai eu vent et qui concerne un procès intenté à la SNCF par des personnes non-binaires qui ne désirent pas cocher la case homme ou femme dans le questionnaire pour acheter un billet… Alors, comment appliquer la loi lorsque celle-ci est érodée de tous côtés ? Jean-Eric Schoettl nous fait part de ses préconisations, de son rêve comme il dit, qui vaut la peine d’être réalisé…

A propos de la loi et de son grignotage dans tous les domaines, y compris pour la question territoriale, Benjamin Morel rappelle le discours de Jean-Pierre Chevènement à Grasse le 3 septembre 2000 : « Comment expliquer que des députés corses puissent faire la loi à Paris et qu’elle ne s’applique pas en Corse ? La loi doit être la même pour tous. On prétend rompre avec l’uniformité. On rompt en réalité avec l’égalité. (…) Ce qui est en cause, c’est la définition de la France comme communauté de citoyens. Revenir à une définition par l’origine serait une terrible régression. La République n’est pas une parenthèse à refermer dans notre histoire. » Il rappelleégalement l’article 1 de notre Constitution : «  la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » Benjamin Morel précise que «  l’universalisme républicain interdit de reconnaître à des groupes des droits singuliers au nom d’une identité. » J’ajouterai, quant à moi, que l’égalité devant la loi est devenue, par un singulier glissement, l’égalité des identités, ce qui n’a strictement rien à voir et nous vaut un relativisme généralisé maquillé en tolérance. Pour autant, la démocratie invoquée par la Constitution permet la décentralisation, qui n’est pas, en revanche, la différenciation ; laquelle pourrait s’avérer le « tombeau de la République. »

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Mais faut-il encore que la démocratie, qui se distingue de la République mais ne s’y oppose pas, sache encore ce qu’est une société ! Marcel Gauchet s’en prend à la « gouvernance par les nombres », qui touche aussi l’école (autre point noir de celle-ci, et pas des moindres!), laquelle gouvernance «  privilégie des compétences tournées vers l’efficacité opérationnelle, au détriment de la quête d’intelligibilité. » Le penseur souligne «  la connexion de ce cadre intellectuel avec le consensus idéologique libéral-libertaire qui cimente l’internationale des élites occidentales. »Et conclut : «  La crise démocratique est là. C’est une crise de « gouvernance » en effet.  Ne peuvent valablement prendre en charge la conduite d’une société que des gens qui savent ce qu’est une société. »

Cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire

Louis Gallois, de son côté, interroge le redressement productif pour la France, et s’il ne pense pas possible la relocalisation d’industries d’antan, en revanche il prône une industrie technologique d’envergure. Quant à Franck Dedieu, il en appelle à une réconciliation de l’Écologie, du Progrès et de l’Industrie, partant du principe qu’il s’agit moins de « changer la vie » que de « dévier » l’économie. » Il écrit : « Plus personne n’ose sérieusement opposer l’écologie à l’industrie si le producteur se rapproche du consommateur (…) Acheter un téléviseur à écran plat Made in China pour 299 euros et le changer régulièrement ou payer un tel produit 800 euros fabriqué en France avec la promesse de le garder longtemps correspond à deux mondes différents. » A cette fin, entre autres, Yves Bréchet vante le vecteur électrique, dont il n’hésite pas à dire qu’il est «  l’outil de décarbonation de l’économie ; raison pour laquelle «  la libéralisation du marché de l’électricité est un non-sens économique. » Et que chacun reste à sa place ! « Framatone à celle de chaudiériste et de fabricant de combustible ; EDF à celle de constructeur/exploitant ; le CEA à celle d’organisme de recherche au service de la filière. » Jean-Michel Naulot , pour sa part, pousse un cri d’alarme et affirme que si la France ne veut pas sortir de l’euro, elle doit de toute urgence investir dans la transition écologique, le numérique, la défense et la recherche, et qu’il faut, de surcroît, ajouter l’objectif de stabilité financière à celui de stabilité des prix. Quant à l’industrie de défense française, Laurent Collet-Billon interroge son avenir, compte-tenu des relations conflictuelles sur ce sujet avec l’Allemagne. Il souligne la volonté de la Commission européenne de faire de la politique industrielle en matière d’armement, mais se demande si c’est à elle de mettre en commun des programmes d’armement. Rien n’est moins sûr ! Par ailleurs, il déplore que des enjeux technologiques très importants soient négligés dans la LPM (Loi de programmation militaire 2024-2030) et propose donc de les y intégrer. Enfin, pour ce qui est du monde agricole, Baptiste Petitjean nous fait remarquer que si nous exportons beaucoup, nous importons encore plus. Et qu’il ne faut pas se leurrer ; notre excédent commercial et agroalimentaire doit, certes, aux céréales, mais aussi au champagne et au cognac, sans lesquels la balance penche nettement du mauvais côté ! Et de nous faire la liste des déficits par secteur. Et il y en a ! Ce qui augmente, par l’importation, l’empreinte carbone. Autrement dit, la souveraineté alimentaire est nécessaire et bio par-dessus le marché. L’auteur ne manque pas de pointer du doigt l’effet négatif des programmes environnementaux tels que « Farm to Fork » ou les « Biodiversity Stratégies » sur la production continentale, et préfère nous dire « comment cesser d’importer ce que nous nous interdisons de produire. »

A l’heure où les États-Unis modifient leur relation avec le continent européen, le divorce entre Paris et Berlin n’est peut-être plus de mise. Il se pourrait même qu’une nouvelle alliance puisse réconcilier le couple originel, une fois la dépendance à Washington levée. En attendant, ResPublica aborde les thèmes essentiels d’une politique qui renouerait avec l’esprit de la Républiqueet permettrait à la France de se relever. Au terme de cette présentation où j’ai voulu faire parler chaque intervenant car cet ouvrage se présente comme une feuille de route pour l’avenir ; programme dont nous prive généralement la gauche aujourd’hui, j’espère n’avoir oublié personne et donné envie aux lecteurs d’aller voir de plus près les développements des analyses et les détails des propositions.

Res Publica, sous la direction de Jean-Pierre Chevènement, 20 ans de réflexions pour l’avenir, Éditions Plon, octobre 2024, 240 pages.

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[1] La faute de Mr. Monnet, de Jean-Pierre Chevènement, Éditions Fayard 2006

Patrick Grainville s’attaque à un géant

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Patrick Grainville © Charlotte Krebs

L’académicien relève le défi : oser – comme le peintre l’avait fait avec le célèbre naufrage – disséquer le tableau Le Radeau de la Méduse, de Géricault. Une prouesse sur une prouesse et un livre, La nef de Géricault, ou 300 pages de bonheur.


Une prouesse sur une prouesse. Voilà ce que vient de réaliser l’académicien Patrick Grainville (prix Goncourt 1976 avec Les Flamboyants, aux éditions du Seuil) qui n’a peur de rien. Avec son dernier livre La nef de Géricault (qui tient autant de l’essai, du roman et du récit), il s’attaque à l’un des plus célèbres tableaux du monde : Le Radeau de la Méduse. Il raconte par le menu comment le peintre a mené à bien cette œuvre monumentale. Théodore Géricault est âgé de 26 ans quand il commence à mettre en scène picturalement un redoutable fait divers : le naufrage de La Méduse qui s’est déroulé deux ans plus tôt, en 1816. Il fait l’acquisition d’une toile de sept mètres de large pour cinq de haut.

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Le Radeau de La Méduse © D.R.

Boire le pipi du mousse

En 1818 et 1819, il dessine, peint, réfléchit, se documente, s’angoisse, dévoré par le doute. Il faut rappeler que cette période correspond à la fin de la passion amoureuse et puissamment charnelle qui l’unissait à sa tante par alliance : l’appétissante Alexandrine. Elle est l’épouse de son oncle bien aimé ; Géricault se consume dans un brasier des remords. Cela joue sur sa création et sur l’œuvre dont il tente de venir à bout. « La sublime porcherie du réel » le hante ; il y a de la colère : « Je vous emmerde à l’avance, les néoclassiques de la Villa Médicis ! » Le réel, parlons-en : « On y naît, on y défèque, on y copule, on y coupe les têtes. C’est éclaboussé de sang, de sperme. » La Révolution n’est pas loin, avec sa guillotine ; les artistes sont divisés. Certains sont libéraux ; d’autres favorables au roi. Napoléon dépérit à Sainte-Hélène.

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Le roman-récit de Patrick Grainville cerne à la fois l’élaboration de la toile, et le naufrage de la Méduse. On dit qu’on y a pratiqué le cannibalisme, bu de l’urine humaine : « On comparait, on trinquait, parfois c’était acide, épais, le pipi du mousse de treize ans était le meilleur, mais Coudein, son protecteur, le gardait jalousement pour lui, du petit lait ! » Les descriptions foisonnent ; la nature est barbare. Il y a des culs partout ; ceux des femmes, des hommes, des chevaux. Des chevaux, il y en a partout aussi. Ils sont robustes, musculeux. Et autour du « rafiot des crevés », les requins tournent…

Le style de Patrick Grainville est étincelant ; on est dans la folie du baroque. Ce texte vous emporte par son ton exalté, ses excès, sa démesure. Du grand art littéraire qui vous remue les sens.

La nef de Géricault, Patrick Grainville ; Julliard ; 305 p.

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Nahel: la dinguerie judiciaire actuelle a une histoire

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Des policiers marseillais d'Alliance et Synergie se rassemblent le 5 mars 2025 devant le commissariat de l'Évêché en soutien à leur collègue accusé du meurtre de Nahel. Deux jours plus tôt, le parquet de Nanterre a requis son renvoi aux assises, relançant un dossier qui avait bouleversé l'opinion et déclenché des émeutes en 2023, Marseille © Alain ROBERT/SIPA

Refus d’obtempérer. Le parquet de Nanterre a requis un scandaleux renvoi aux assises du policier ayant tiré sur Nahel en juin 2023, estimant qu’il a volontairement donné la mort à l’adolescent. Les policiers contestent cette décision, affirmant que Florian M. a agi dans le cadre de la loi et que le tir mortel résulte d’une déviation involontaire de l’arme.


On peut parler de dinguerie judiciaire lorsque le peuple de France au nom de qui est rendue la justice ne se reconnaît plus dans les décisions qui sont prises. Non seulement il ne s’y reconnaît pas, mais il les subit comme autant de coups de poignards dans le dos.

Ainsi de la décision d’un procureur de la République de renvoyer devant les assises sous la qualification de meurtre le policier dont le coup de feu a entraîné la mort d’un jeune garçon, auteur lui, notamment, d’un refus d’obtempérer. On connaît les faits.

Dévoiement

Une telle violence judiciaire est en effet incompréhensible. Incompréhensible, révoltante, inadmissible, alors que dans le même temps on voit des forceurs de barrages ayant tué gendarmes ou policiers n’être poursuivis que pour homicide involontaire quand ce n’est pas tout bonnement pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

Incompréhensible, en effet, du moins tant qu’on se dispense d’aller chercher la source historique de ce dévoiement volontaire et quasi permanent de la justice. 

Nous sommes en 1974. Un magistrat, Oswald Baudot, substitut du procureur de la République à Marseille et – faut-il préciser, militant du Syndicat de la Magistrature – se fend d’un texte qu’il adresse à une centaine de nouveaux confrères, frais émoulus de l’école de Bordeaux.  Cet écrit, destiné à les guider dans la mission qui les attend, est resté célèbre sous l’appellation un rien ronflante de « Harangue de Baudot ».

A relire: La vérité sur l’affaire Adama Traoré

Ce qui y est écrit – et donc prescrit – nous livre clef en main les outils de compréhension des aberrations que nous n’avons de cesse de constater chez nous et de déplorer ces dernières années.

Monsieur le substitut du procureur n’y va pas par quatre chemins.

« Soyez partiaux, recommande-t-il (…) Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice… »  Et d’ajouter plus loin, cette pure merveille : « La loi s’interprète, elle dira ce que vous voulez qu’elle dise (…) Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité. »

Vous pouvez bien évidemment décliner la litanie mentionnée ci-dessus et ainsi la faire mieux coller à notre actualité, ce qui donnerait,  par exemple, « Ayez un préjugé favorable pour le squatter contre le propriétaire, pour l’OQTF à machette contre le promeneur débonnaire, pour le forceur de barrage contre le policier, le gendarme, etc. »

Monter au créneau

Je l’ai dit, nous sommes en 1974. Qui est au pouvoir ? Et quelle réaction va avoir ce pouvoir face à cette remise en cause des fondements même du droit, de notre justice ? Face à ce qu’il faut bien qualifier de menée subversive ?

La réaction ? Questionnais-je. Rien. Ou si peu. Alors que c’est dès ces premiers coups de boutoir contre l’institution qu’il aurait fallu prendre le taureau par les cornes, se montrer intransigeant, impitoyable, monter au créneau et, en marge de la nécessaire répression, imposer le combat d’idées, mener la lutte idéologique.

A lire aussi, Robert Ménard: le fou rire et l’effroi

Au lieu de cela, rien. Le garde des Sceaux ministre de la Justice de l’époque, le centriste Jean Lecanuet, tête molle archétypique,  surtout remarquable par son sourire de VRP chez Colgate, va-t-il dégainer le glaive, lâcher la foudre et les chiens féroces ? Que non pas. Il envisage une sanction disciplinaire, une petite tape sur la main, pour – tenez-vous bien ! – « manquement à l’obligation de réserve ». Un point c’est tout. Et encore, il n’ira pas au bout, puisque face à la menace de mobilisation des camarades de l’harangueur, il renonce à toute éventuelle sanction.

Désertion en rase campagne. Comment dès lors au Syndicat de la Magistrature ne serait-on pas senti pousser des ailes ? À preuve, en 1985, ce même syndicat affirmait très officiellement « la nécessité de la suppression à terme de la prison. » On ne peut être plus clair.

Ainsi, tout s’explique.

L’infortuné policier renvoyé injustement devant les assises pour meurtre paie en vérité un demi-siècle de lâcheté d’État, cette lâcheté qui a produit la dinguerie judiciaire à laquelle, impuissants, nous assistons mais – pire encore ! – dont nous risquons – tous autant que nous sommes – de faire les frais un jour ou l’autre.

LES TÊTES MOLLES - HONTE ET RUINE DE LA FRANCE

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Berlin, Mulhouse, Gaza, même combat

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Gilles-William Goldnadel © Hannah Assouline

Le président d’Avocats sans frontières Gilles-William Goldnadel revient sur les derniers actes barbares commis au nom de l’islamisme.


Un Syrien à Berlin. Au Mémorial de la Shoah. Il voulait « tuer des Juifs ». Pas loin : il aura poignardé un Espagnol, blanc et chrétien.

À Mulhouse, un Algérien sous OQTF. Il a crié « Allah Akbar ! », assassiné un Portugais et blessé grièvement deux policiers qui ne lui avaient rien fait. En novembre dernier, il avait déjà été condamné pour avoir appelé les musulmans « à se battre pour la Palestine et à prendre les armes pour combattre les mécréants ». L’homme était en liberté. L’Algérie avait refusé, de manière obstinée, de le reprendre. Et la cour d’appel avait refusé la prolongation de sa rétention administrative. S’il n’y a pas ici de mise en danger de Français délibérée, je dois changer de métier.

Entre infamie et douleur

Et puis il y a les Palestiniens du Hamas à Gaza. Il y a deux bébés juifs au teint pâle et aux cheveux roux, Kfir et Ariel. Depuis leur capture un certain mois d’octobre, je me suis refusé à regarder leurs visages. Je ne l’ai ni pu ni voulu. Je refusais de devenir un otage à mon tour. Ces enfants étaient mes enfants. Ils ont été assassinés froidement. Ils ne disparaîtront plus jamais ni de mon cœur, ni de mon esprit.

Je souhaiterais, dans mon impuissance, écrire quelques mots, même dérisoires, ici à mes lecteurs.

Les premiers concernent les « civils » de Gaza. Ceux qui, biberonnés à la haine, ont fait la fête tandis que l’on restituait les petits cercueils. Même aux pires moments du régime hitlérien, certains Allemands, principalement chrétiens, ont résisté contre le nazisme. Malgré le terrible danger. Je n’ai pas constaté à Gaza la moindre résistance contre le terrorisme islamiste tueur de Juifs, qui ressemble tellement à ce que prêchait le grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, allié d’Hitler, quand il appelait à massacrer Juifs et Serbes dans les Balkans.

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En prime au récent martyr des Juifs, on a osé évoquer un génocide que ceux-ci auraient commis. Certes, l’armée israélienne a eu la main lourde. Mais pas plus que les Français ou les Américains lorsqu’il a fallu bombarder les villes syriennes contrôlées par l’État islamique. À Gaza, des boucliers humains ont fait les frais du cruel cynisme du Hamas. Prétendre y voir un génocide, c’est ajouter cruellement l’infamie à la douleur.

Les mêmes victimes, les mêmes tueurs et le même combat

Mes seconds mots concernent la France. Un parti politique insoumis aura fait montre d’une particulière vilenie. Beaucoup de ses membres ont présenté le Hamas pogromiste comme un mouvement de résistance. Une de ses députées européennes, il y a quelques jours encore, a prétendu mensongèrement que c’était Israël qui avait tué les enfants Bibas, reprenant ainsi servilement le narratif du Hamas. Nonobstant cela, certaines formations de gauche acceptent toujours de participer à une même alliance électorale avec ce parti, tandis qu’à l’Assemblée on continue de serrer la main de ses députés, alors qu’un cordon sanitaire aurait dû être dressé.

Et j’en termine par là où j’ai commencé. Berlin, Mulhouse, Gaza.

Partout la terreur arabo-islamiste qui veut tuer des Juifs ou des Blancs. Ou les deux à la fois. Et partout une réticence maladive dans une partie non négligeable de la population, et pas seulement issue de l’immigration, à vouloir le voir et l’entendre. Partout une manière d’indulgence complice et donc incitative à la récidive. Partout une incapacité à vouloir réellement se protéger. L’on préfère s’en prendre à un vice-président américain, coupable d’avoir dit la vérité.

Et voilà que l’Europe politique, largement responsable de notre faiblesse inouïe – elle qui a détruit nos murs-frontières et désarmé nos justices-nations –, affecte à présent de prendre la pose martiale.

Berlin, Mulhouse, Gaza : les aveugles masochistes ne veulent pas voir que ce sont les mêmes victimes, les mêmes tueurs et le même combat.

Journal d'un prisonnier

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Timur Kuran: l’islam est-il vraiment incapable d’évoluer?

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Des femmes iraniennes participent à la cérémonie de la Journée de l'Arbaïn à Téhéran, 25 août 2024 © Iranian Supreme Leader'S Office//SIPA

L’islam est-il condamné à l’immobilisme ? L’idée, souvent avancée, d’une religion incapable de s’adapter à la modernité repose-t-elle sur des faits ou sur des préjugés ? Timur Kuran analyse dans son livre l’avenir de cette religion à travers son ancienneté et tout ce qui l’a transformée pour lui donner sa forme actuelle.


Timur Kuran (en 2009) économiste américain © Wikipédia

Timur Kuran est un économiste américain. Il est d’origine turque certes, mais néanmoins c’est un Américain pour qui la loi française sur les signes religieux de 2004 indique une régression des libertés en Occident : « De toute évidence, le maintien d’un ordre libéral est une lutte constante, même en Occident, son berceau ». Il a publié, en 1995, un livre fondamental sur la falsification des préférences1.

Son nouveau livre est l’approfondissement d’un précédent livre publié en 2010 dans lequel Timur Kuran mettait en garde contre une pensée fainéante se contentant d’un jugement définitif sur l’incapacité de l’islam à évoluer2. Il y explore les raisons du retard du Moyen-Orient – région du monde la moins libre – sur l’Occident et cherche, dans son histoire, les ressources d’une libéralisation qu’il ne juge pas impossible.

Le Moyen-Orient auquel il s’intéresse comprend tous les pays qui le composent habituellement, sans Israël mais avec la Turquie et l’Iran.

Il distingue une pré-modernité qui commence en 613 avec la fondation de la 1ère communauté islamique et se termine autour de 1820, une période de modernisation jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, suivie d’une période de modernité. Dans la pré-modernité il isole deux périodes : 1) 613-661 ; 2) 661-900, années pendant lesquelles s’élabore la loi islamique classique.

Qu’est-ce qu’un waqf ?

Tant que la taille de la communauté musulmane resta modeste, les affaires purent être conduites par consentement mutuel, comme il est recommandé dans le Coran. Ce ne fut plus le cas lors de son extension. Les conquérants, payés par les terres conquises et à la recherche d’un abri fiscal, fondèrent des waqfs qui devinrent une institution islamique clef.

Le waqf n’est pas mentionné dans le Coran et émergea après la mort de Mahomet. Il était ce qui, au Moyen-Orient, se rapprochait le plus d’une entreprise privée. Un individu faisait de ses biens une dotation dont les revenus finançaient des services définis à perpétuité après avoir été ratifiés par un juge. Il était géré, sous l’œil d’un juge, par un intermédiaire désigné, souvent à vie, par le fondateur qui avait mis par écrit les procédures de succession. Le waqf était un moyen de protéger la propriété privée de la prédation du sultan, une assurance pour la famille et les descendants du fondateur car il était mal vu de s’emparer d’un waqf, considéré comme sacré. Ce qui a incité les élites à y placer leurs richesses au détriment d’investissements plus productifs. À partir de 800, certains grands waqfs furent établis par la dynastie au pouvoir et ses plus hauts responsables. En somme, des sortes de « waqfs d’État » qui les protégeaient d’une perte d’influence. Dans les années 1700, 68,5 % des waqfs anatoliens avaient été créés par des dirigeants, y compris religieux. Exclus de fait, chrétiens et juifs fondèrent des entreprises privées.

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En incluant les waqfs dans le système institutionnel islamique, les califes arabes des années 700 ont certes réduit leur capacité fiscale mais en échange de bénéfices certains : divers services financés par de riches élites non engagées politiquement.

Le système waqf dessine un monde statique qui n’envisage ni inflation ni progrès technique ni gestionnaire incompétent ni coalition, la loi interdisant aux waqfs de s’unir pour régler un problème commun. Si les concepteurs du waqf avaient prévu des possibilités de changements, ces derniers étaient limités à ceux mentionnés par le fondateur. Par exemple, si celui-ci avait prévu un seul échange d’actifs, une fois ce dernier réalisé, il devenait inaliénable. Même pour les « waqfs d’État », rester efficace devint difficile. Les waqfs actuels bénéficient d’une plus grande liberté managériale, même si celle-ci nécessite des contorsions pour rester en ligne avec l’esprit du fondateur.

Le waqf fut une source de stabilité politique mais aussi de passivité de la société civile. Un système qui s’est auto-entretenu avec des participants qui avaient intérêt à le préserver et des bénéficiaires qui, privés de pouvoir, s’étaient habitués à une consommation passive et n’avaient aucune idée de la représentation de leurs priorités personnelles. Au Moyen-Orient, les quelques manifestations d’opposition n’eurent rien de comparable à ce que connut l’Europe dans les 19ème et 20ème siècles. Cette stabilité politique a limité la croissance économique du Moyen-Orient et fragilisé ses dirigeants par rapport à une Europe où les équivalents des waqfs étaient plus flexibles, dans des sociétés qui se démocratisaient et se libéralisaient.

Recours à la ruse et la corruption pour contourner l’inadaptation des waqfs

Jusque vers 1800, les juges ont, en cas d’urgence, autorisé les waqfs à s’éloigner des instructions des fondateurs. Ce qui conduisit à des abus et des pots de vin dont les dirigeants s’accommodèrent en raison des petits salaires des fonctionnaires. Corruption qui ne fut pas cantonnée aux waqfs. Une des ruses consistait à réécrire l’acte du waqf considéré perdu, volé, endommagé ou modifié illégalement. Certaines ruses visaient l’enrichissement sous prétexte d’améliorer le service, avec partage de pots de vin avec le juge. Les gens constataient ces abus de privilège et leurs effets : détérioration des services et perte d’intégrité. Cette flexibilité des waqfs, si elle fut positive, accoutuma les sociétés à contourner la loi et eut des effets néfastes à long terme. Les dirigeants n’ont jamais vu dans le waqf un facilitateur de l’engagement civique, mais un abri fiscal et patrimonial et un instrument pratique pour fournir des services sociaux à une élite choisie.

Le waqf islamique est devenu une relique

Nulle part le waqf ne s’est vraiment adapté. Toute réforme touchait à l’hérésie en raison de son caractère sacré. Cette absence de flexibilité était aussi un moyen d’éviter de donner trop de pouvoir aux responsables religieux3. Au début du 20ème siècle, la solution alternative fut de créer des sociétés en dehors du système. Des municipalités avaient même été créées avant et, dès le milieu du 19ème siècle, il fut possible que des services publics soient fournis en dehors des waqfs. Des organisations charitables aussi. Une modernisation facilitée par le fait que le waqf n’apparaît nulle part dans le Coran. En Turquie, même les waqfs à vocation religieuse fonctionnent aujourd’hui comme des entreprises semi-autonomes. En Égypte, ils se cantonnent aux mosquées et aux enterrements, même si d’autres services sont rendus par des fondations qui peuvent se dire waqfs.

Une vie civique « rabougrie » qui tolère le népotisme et la corruption

Au Moyen-Orient, si les ONG contribuent à la construction d’une société civile, surmonter l’héritage négatif des waqfs islamiques (solidarité et confiance confinées aux relations familiales et de voisinage) pourrait prendre des générations. Le mariage dans l’entre-soi, qui évite que les femmes n’emportent une partie de l’héritage hors de la famille a contribué à la fragmentation de la société et diminué l’incitation à s’organiser.

Banalisation de l’accusation d’apostasie

Se présentant comme le monothéisme parfait qui a rectifié les écritures corrompues par les juifs et les chrétiens, l’islam accueille toute conversion, mais la sortie est prohibée et punie. Cela remonte aux guerres d’apostasie d’Abou Bakr, après le refus de payer l’impôt qui suivit la mort de Mahomet. La demande de renégociation des traités par les chefs de tribus respectait pourtant la tradition islamique exigeant que toute transaction se fasse de personne à personne. La réponse militaire d’Abou Bakr visait à faire rentrer l’impôt et à montrer sa dureté en prévision des négociations à venir. Le 1er calife des Omeyades (661-680) condamna à mort pour apostasie afin d’éliminer ses opposants politiques. Pourtant cette mesure n’est pas vraiment étayée par le Coran où il est dit que la punition appartient à Dieu, le jour du jugement dernier et où aucun verset n’explicite le tort fait aux musulmans par celui qui quitte l’islam. « Le récit désormais traditionnel des origines de l’islam s’est développé plusieurs décennies après la mort de Mahomet en 632, avec rétroprojection de distinctions intercommunautaires qui ont progressivement pris de l’importance ». Musulman devint synonyme de croyant. Il est vrai que les versets des dernières années incitent les « croyants » au djihad pour nettoyer le monde de la corruption. Instaurer une liberté religieuse totale nécessiterait donc de contextualiser ces versets en les rapportant aux spécificités du 7ème siècle. Des précédents existent. C’est le cas de l’esclavage. S’il est question de l’émancipation des esclaves dans le Coran, c’est bien parce que l’esclavage était permis. Aucun État ne demande aujourd’hui sa relégalisation.

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Mais le littéralisme l’a emporté. Le blasphème et l’hérésie ont été de plus en plus mis en avant. De la moitié du 15ème siècle à la fin du 16ème, l’Empire ottoman connut une homogénéisation sanglante qui n’a rien à envier à l’inquisition espagnole. La répression a varié avec le temps, les nécessités du moment et l’étendue des falsifications des préférences religieuses allant jusqu’à des crypto-conversions. D’une certaine manière, écrit Timur Kuran, la situation des juifs et des chrétiens était alors moins défavorable. Même s’ils étaient interdits de prosélytisme, ils jouissaient d’un statut légal, inférieur il est vrai.

Modernisation des sociétés et marginalisation de l’islam

La perte de territoires lors de la colonisation, la nécessité d’emprunter aux Européens et le constat du niveau de vie supérieur des chrétiens et des juifs de l’Empire ottoman poussa à une modernisation qui marginalisa les chefs religieux. Commencée en 1839 avec l’édit annulant les privilèges réservés aux musulmans, le paquet de réformes qui suivit (Tanzimat) transplanta les institutions européennes et exclut les responsables religieux des fonctions sociales qu’ils exerçaient. Mais le Tanzimat aboutit à un ordre hybride préservant les tribunaux islamiques et les programmes scolaires. Néanmoins, c’est la Turquie qui est allée le plus loin dans la séparation de la mosquée et de l’État du temps du kémalisme.

Comme les gouvernants avaient enfermé leur peuple dans un état d’ignorance qui avait appauvri et déclassé militairement les sociétés musulmanes, les réformateurs pensaient que leur modernisation nécessitait de restreindre les libertés religieuses et d’éviter ainsi le fanatisme religieux. Timur Kuran leur reproche de ne pas avoir su distinguer entre une piété bénigne et un islam coercitif.

Retour de bâton islamiste

Le mécontentement populaire en milieu rural et dans les quartiers urbanisés pauvres conduisit les sécularistes à adoucir leurs positions. Tout en réprimant les groupes opposés aux réformes, ils firent des concessions à l’islam le plus visible. La falsification des préférences s’inversa. Au lieu de cacher leurs pratiques, les dévots et dévotes se montrèrent avec barbe et voile en public. Ce qui encouragea les plus timorés à les suivre. Des religieux charismatiques dénigrèrent le sécularisme, ramenant ainsi l’islam dans l’espace public (Hassan al-Banna en Égypte, Khomeini en Iran par exemple), et devinrent plus populaires que l’establishment sécularisé. Lequel prit des mesures de répression sévères qui provoquèrent à nouveau une falsification des préférences côté islamiste, mais pour un temps seulement. En Égypte, le mouvement des Frères musulmans, dissout du temps de Nasser, devint le mouvement le plus influent d’une société anémiée dès les premiers relâchements sous Sadat. Avec le temps, l’islam revint dans la vie publique. Les hommes d’État recommencèrent à aller à la mosquée le vendredi. La falsification des préférences avait changé de camp. Dans ces sociétés anémiées, il a fallu du temps et les migrations de ruraux dans les villes pour que le mouvement prenne de l’ampleur.

La réussite des chrétiens et des juifs, qui pouvaient faire des affaires sous un système légal autre que la loi islamique, exaspérait les musulmans. Cela se traduisit par des migrations, des exodes et des massacres (cf. Arméniens). En 2010, les chrétiens ne représentaient plus que 2,7 % de la population du Moyen-Orient et les juifs 0,01 % contre réciproquement 9 % et 0,9 % en 1914.

L’alternance des falsifications des préférences religieuses entre sécularistes et islamistes n’a pas empêché la reprise d’institutions propres aux uns par les autres. Ainsi, en Turquie, le Diyanet fondé par les réformateurs sécularistes pour privilégier un islam accepté par l’État sera récupéré par les islamistes pour imposer leur version de l’islam. Entre 2011 et 2021, les cas de blasphème traités par les tribunaux égyptiens ont doublé. Timur Kuran parle d’une désislamisation cachée dans tout le Moyen-Orient, forcément difficile à mesurer.

Mais un mécontentement caché peut ne plus l’être lorsqu’il touche une masse critique d’opposants et peut alors entrainer un effet domino comme ce fut le cas avec la chute du mur en Allemagne en 1989. Ce moment est imprévisible et les gains peuvent être éphémères. D’après Timur Kuran, le passage par des moments où l’on doit cacher ses préférences en menant une double vie pourrait rendre plus accommodant lorsqu’il devient possible de vivre au grand jour.

Absence de schisme donnant naissance à un islam libéral

Le schisme sunnisme-chiisme, s’il a donné lieu à des excroissances illibérales (al-Qaïda, Talibans, ISIS, Boko haram, Al-Qurban…), n’a pas été menacé, jusque-là, par des tentatives libérales. Frères musulmans, wahhabites, ISIS et islam officiel de Turquie et d’Égypte partagent une identité sunnite. Pour qu’émerge une variante libérale, il faut qu’existe un espace spirituel vide. Nombre de musulmans considèrent les rituels dépassés, les responsables religieux peu scrupuleux et la discrimination féminine inacceptable, mais un large mécontentement n’est jamais suffisant pour faire surgir une mobilisation. C’est ce mécontentement qui avait conduit les modernistes à marginaliser l’islam au 19ème et au début du 20ème siècle.

Dans le sunnisme, l’absence d’organisation centralisée aurait pu conduire à une ouverture, mais le manque d’autonomie des mosquées et des congrégations a été un obstacle à un schisme pacifique. Quand, dans les années 1800, des agences d’État ont contrôlé – et même dirigé – les mosquées, les dissidents ne pouvaient en garder la propriété.

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La révolution iranienne de 1979 n’a pas débouché sur un retour au passé pré-Pahlavi. La théocratie iranienne est une innovation chiite, comme ses obligations et sa hiérarchie. Le clergé comptait 20 000 clercs en 1979, 350 000 en 2008. L’ordre institutionnel iranien est incohérent. Ainsi, alors que la législature iranienne a ratifié la convention des Nations unies contre la torture et les traitements inhumains et dégradants, le Conseil des gardiens de la révolution la considère non-islamique.

Un jeune homme dans la rue à Téhéran fume une cigarette, juillet 2022 © Mikhail Tereshchenko/TASS/Sipa U/SIPA

Les seuls à défier le partage entre sunnisme et chiisme sont les Ahmadhis dont le fondateur, Mirza Ghulam Ahmad, se présentait comme le dernier prophète, véritable hérésie pour tout musulman traditionnel. Persécutés, leur quartier général fut transféré à Londres en 1984. Même les régimes plus ou moins libéraux sont hostiles à une libéralisation de l’islam pour ne pas avoir l’air de rompre avec l’islam traditionnel. Les modernisateurs sécularistes n’ont pas cherché la scission. Ils voulaient contrôler ou éliminer l’islam. Le mouvement soufi aurait pu être propice à une réforme libérale, mais il est resté marginal.

Faible écho de l’activisme libéral

Si l’islam n’a pas de dénomination ouvertement libérale, cela tient au fait que les libéraux sont non-violents et que les régimes politiques, pour leur survie, s’accrochent aux organisations existantes. Les idées libérales ne sont tolérées par les politiques que si elles ont peu d’écho. Menacés d’apostasie s’ils parlent ouvertement, les libéraux ont du mal à faire des adeptes. Ce qui compte, ce n’est pas tant ce que dit le Coran que ce que les musulmans considèrent comme faisant autorité. Par ailleurs, les bénéficiaires potentiels d’une version libérale de l’islam ne sont pas organisés, en partie en raison des sorties de l’islam ouvertes ou cachées. Dans des enquêtes anonymes au Moyen-Orient, les non-religieux et athées représentaient 15,2% en 2010-20144 et étaient ainsi probablement moins nombreux que ceux qui espéraient une version plus moderne et libérale de l’islam. L’alliance des deux pourrait permettre de promouvoir un islam moins intrusif, mais elle suppose que se réduise la peur d’être dénoncé pour apostasie.

Zakat : une occasion manquée

Du temps de Mahomet, la zakat fut la clef de voute du système fiscal. Elle aurait pu former la doctrine de base d’une taxation prévisible et d’un gouvernement limité mais efficace, sécuriser les droits de propriété et entraver une taxation arbitraire. Mais, en une génération, elle devint un véhicule de l’aumône. Son éclipse mit le Moyen-Orient sur la voie du sous-développement et de la répression observée aujourd’hui.

Quand Mahomet était à la Mecque, la zakat était un impôt proportionnel5 acquitté une fois par année lunaire, avec un seuil d’exemption. Le système s’effondra sous le poids des exemptions accordées aux groupes puissants. Après 660, les pratiques fiscales évoluèrent sans référence aux huit types de fonctions mentionnées dans le Coran et, avec le temps, les nouvelles taxes furent décidées arbitrairement par les gouvernants. Quand l’islam devint une religion mondiale, la zakat cessa de jouer un rôle majeur dans les finances publiques et devint un rituel personnel. Mais, avec cette redéfinition, tomba la barrière aux expropriations arbitraires. Si elle avait gardé son sens originel, l’extorsion et la taxation opportuniste auraient pu être déclarées non islamiques. Quand le waqf entra dans le système institutionnel islamique, la zakat n’était plus obligatoire. Transformée en aumône elle visait plus une purification personnelle et une légitimation de ce que le donateur conserve pour lui-même qu’une élimination de la pauvreté. C’est comme pour l’esclavage, le Coran promeut la libération des esclaves sans condamner l’esclavage.

Inadéquation des institutions commerciales et financières de l’islam classique

Le Coran bannit l’usure (riba) qui régulièrement aboutissait à esclavagiser des emprunteurs incapables de rembourser. Mais ce fut interprété comme le bannissement de toute forme d’intérêt. Ajoutons que prêteurs et emprunteurs étaient généralement des individus, les 1ères banques n’apparaissant qu’autour de 1860 (1889 en Iran, banque fondée par des investisseurs britanniques). Les services financiers furent longtemps des activités secondaires de marchands. Apparurent dans les années 1500, des « waqfs à cash » en Anatolie et dans les Balkans. Ils utilisaient une dotation liquide pour faire des prêts à intérêt, contraires non seulement à la loi islamique mais aussi à l’inamovibilité des biens du waqf. Sont apparus aussi, dans ces années, des Gediks, sorte de marchés boursiers pour des entreprises, qui étaient alors dépourvues de personnalité juridique, et peu adaptés aux grandes entreprises de l’ère industrielle. Ce marché fut dominé par les chrétiens et les juifs qui pouvaient choisir leur système légal mais ne pouvaient pas constituer de waqfs, mesure qui, finalement, fut pour eux une opportunité. Ajoutons que, d’après la loi islamique, dans une affaire, les partenaires peuvent se retirer quand ils veulent, provoquant ainsi des liquidations et la division des biens, d’autant que les lois d’héritage favorisent leur dispersion.

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Après l’édit de 1839 de l’empire ottoman, les chrétiens, et les juifs dans une moindre mesure, en dépit de discriminations religieuses persistantes, atteignirent des positions élevées alors que les financiers et marchands musulmans restèrent à l’écart des décisions majeures de modernisation. On sous-estime leur rôle et celui des Européens, notamment des Grecs (qui firent sécession en 1832), dans le réveil au Moyen-Orient. Les dirigeants musulmans commencèrent à imputer le retard de cette région aux responsables religieux et conduisirent des réformes, tout en favorisant les musulmans dans les contrats avec l’État. La plupart des grandes entreprises modernes ont soutenu les gouvernements en place en échange de protection, de privilèges ou d’indifférence.

Le programme des islamistes – réislamiser la société tout entière – voué à l’échec

Les islamistes ont mis sur le dos de la colonisation et de la sécularisation la perte de la centralité de l’islam et ont cherché à restaurer les institutions islamiques mais de manière sélective. Seule l’Arabie saoudite, entrée en résistance contre l’Empire ottoman, réintroduisit la zakat dans le système fiscal. Si Maududi et Qubt voulaient réinstaurer la zakat, leur référence était l’économie du 7ème siècle. En faisant de la zakat une caricature et en voulant la rendre obligatoire, ils ont renforcé l’impression d’une religion dépassée, déconnectée des problèmes sociaux et diffusé l’image d’un islam se résumant à une machine à prohiber. Dans les faits, les pratiques financières islamiques ont suivi les pratiques conventionnelles, avec l’approbation tardive des experts de la charia. Ce fut le cas avec les cartes de crédit pour lesquelles l’intérêt a été rebaptisé « frais de transactions » et dont certaines comprennent une puce indiquant la direction de la Mecque. La double vente, censée camoufler l’intérêt, obscurcit la tarification des risques et favorise la corruption. La finance islamique comme pratique religieuse incite à la falsification des préférences et contribue à la persistance d’une faible liberté religieuse.

En pratique, les musulmans violent la loi islamique sans arrêt. Lors d’un achat en ligne avec une carte de crédit islamique, le musulman viole l’obligation du face à face dans toute transaction et l’interdiction de l’intérêt. La dissimulation des arrangements consentis par les islamistes légitimise la malhonnêteté, affaiblit la force de la loi et alimente la méfiance entre islamistes et sécularistes.

Timur Kuran pense qu’un mouvement en faveur d’une certaine libéralisation n’est pas impensable, mais nécessite de distinguer, dans le Coran, les versets sans limite et de portée universelle de ceux spécifiques au 7ème siècle. Cette libéralisation requiert des organisations civiques fortes et une séparation des pouvoirs. Elle suppose aussi l’élimination du risque d’être accusé d’apostasie ou de blasphème, notamment par une opposition forte et structurée de ceux qui, en cachette pour l’instant, souhaitent sa disparition. J’ajoute qu’elle nécessite aussi une contextualisation des hadiths, quasiment jamais évoqués par Timur Kuran, et l’abandon de beaucoup d’entre eux. Timur Kuran pense qu’une action collective est plus facile aujourd’hui après la modernisation institutionnelle. Pour lui, même s’il risque de prendre plusieurs générations, « le processus de libéralisation du Moyen-Orient n’est, en aucun cas, dans une impasse ». Conclusion hardie, mais nourrie d’un examen minutieux de l’évolution historique du Moyen-Orient depuis l’apparition de l’islam. Sans réussir à nous convaincre tout à fait, cet examen donne à réfléchir.

Cet article est issu du blog de la démographe Michèle Tribalat.


  1. Private Truths, Public Lies. The Social Consequences of Preference Falsification, Harvard University Press, 1995. Voir ma note ici ↩︎
  2. The Long Divergence: How Islamic Law held Back the Middle-East, Princeton University Press, 2010. ↩︎
  3. Je traduis « clerics » ainsi. ↩︎
  4. World Values Survey Round Six (2010-2014). ↩︎
  5. 2 % des biens et 10 % des revenus. ↩︎

FREEDOMS DELAYED Political Legacies of Islamic Law in the Middle East, Timur Kuran, Cambridge University Press, Timur Kuran, 2023, 430 p. 

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