Alors qu’un malheureux touriste allemand a été tué et que deux autres personnes ont été blessées, samedi soir, dans une attaque islamiste au couteau près de la tour Eiffel, le président Macron a demandé à Elisabeth Borne de tenir une réunion ministérielle extraordinaire cet après-midi. Le parquet national antiterroriste donnera de son côté un point presse, à 19h30. Après l’attaque, médias et politiques se sont empressés de nous dire que le suspect interpellé était de nationalité française, se prénommait Armand et était bien connu. Oui, mais ses deux parents sont Iraniens et il se prénommait en fait Iman jusqu’en 2003. Fiché S, on le laissait se promener dans Paris. Billet d’humeur.
« Allah Akbar », une victime lardée de coups de couteaux et l’on retient son souffle en attendant l’identité du ou des assaillants. Et même quand le ou les prénoms tombent, Momo Mumu Mama, on tortille des lombaires en parlant de Français nés en France, de double-nationalité, pour ne jamais dire arabe. Étrange pudeur, aussi répétitive que le nombre d’innocents tombés sous un schlass. Bizarre tabou, pour ne pas évoquer une fois pour toutes, le problème posé par les… Perses. Pour une fois, le tueur au couteau du pont Bir-Hakeim n’est pas arabe, il est Iranien. On ne s’en sort plus! Si, depuis des années, les meurtres se multipliaient avec toujours le même mode opératoire, une victime finie à coups de figatellu au cri de “evviva u Babbu”, personne n’hésiterait à dire, “encore un coup des Corses”. Si on retrouvait régulièrement des morts étouffés avec un béret au fond de la gorge aux sons de “gora ETA”, à l’unanimité on conclurait à une attaque des Basques. Et si des étranglements se perpétraient avec une corde de guitare sèche aux rythmes des ‘”djobi-djoba”, on serait tous d’accord pour désigner les gitans. Mais pour les Arabes et leur maudit couteau, toute une sémantique alambiquée se met en marche.
72 vierges… L’anarcho-mécréant que je suis, conscient de ses racines chrétiennes, manifeste toujours une grande méfiance à l’égard des religieux de tous les cultes. Seuls les bouddhistes trouvaient grâce à mes yeux. Habiter à 4200 mètres sans ascenseur, se balader sapé comme une orange de Floride, attestent d’un détachement au monde matériel qui force le respect à défaut d’adhésion. Mais depuis que j’ai vu le Dalaï-Lama se comporter comme un gros dégueulasse avec un gamin j’ai l’orange amère. Restait l’islam et sa promesse des 72 vierges. Avant d’aller me faire sauter j’ai bien relu le bon de promotion pour en déceler l’escroquerie. Bon, vierge ou pas, c’est déjà difficile d’en supporter une, alors 72… Mais le pire c’est qu’il n’est jamais précisé si on n’a pas à faire à 72 tromblons imbai… Le diable se cache dans le détail.
Borne dégaine la vapoteuse. “Nous ne cèderons rien aux terroristes”. Le communiqué signé Elisabeth Borne a provoqué un vent de panique chez les terroristes, peu habitués à une réponse aussi cinglante, à une menace de représailles aussi violente qu’imminente. Vapoter nuit dangereusement aux islamistes. Un fiché S a encore frappé, à se demander si ce morceau de papier n’est pas un permis de tuer, s’il n’est pas temps pour Borne de changer de cartouche ou de parfum. À quoi sert ce fichier si on ne peut ni les enfermer, ni les surveiller tout en “ne cédant rien”.
Paris 2024. Comme si les arguments de la mairie de Paris ne suffisaient pas à faire fuir la capitale, les barbus s’emparent du dossier J.O. en s’en prenant aux touristes. “L’important, c’est de participer” disait Coubertin. “L’essentiel c’est de ne rien céder” a dit Borne. “Des Jeux à couper le souffle” prédit Charal en mode hallal…
Télévision. Philippe Bilger nous partage son coup de cœur pour la série « D’argent et de sang » de Xavier Giannoli, diffusée par Canal+.
Il faut que j’arrête avec ce syndrome qui m’a conduit trop souvent à juger médiocres les œuvres de fiction françaises, les scénarios et les dialogues à la télévision, notamment par comparaison avec certaines réussites américaines ou britanniques. Longtemps j’ai eu tendance à considérer que j’avais raison tant manquaient l’invention, le sens narratif, la qualité technique et l’excellence des acteurs. Il me semble que si je continuais sur cette pente, j’appartiendrais à la catégorie des grincheux professionnels. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé chaque année par le choix des films au Festival de Cannes, la composition du jury, l’atmosphère, dans le meilleur des cas, élégamment vulgaire et corporatiste de cette manifestation et en définitive par les prix décernés. Rien qui émane de ce monde festif qui prend ses goûts pour une adhésion universelle, alors qu’ils privilégient l’outil au détriment du fond, de la profondeur et de l’absence d’ennui, ne suscite l’approbation totale, une admiration indiscutable. Beaucoup de films français, il est vrai, ne sont pas loin de confirmer mon sens critique. Faiblesse des scénarios, dialogues pauvres (quand on les entend), appétence obscène pour la nudité des actrices, rarement nécessaire, lenteur du rythme, particularismes et incongruités aussi éloignés de l’art universel que Marc Lévy de Marcel Proust, sentiment, à leur sortie, que l’histoire s’oubliera vite, se perdra parce que rien ne nous aura accrochés à elle.
Le cinéma français subventionné, ce Titanic
Il y a évidemment des exceptions mais pour un Emmanuel Mouret, un Xavier Beauvois, que de réalisateurs se piquant aussi d’être scénaristes, que de scénaristes croyant être cinéastes, et perdant sur les deux tableaux au détriment d’un spectateur tout étonné que le CNC ait permis à cette imperfection d’être présentée au public ! Et on dit avec forfanterie que notre système, ne faisant courir de risque qu’à ceux se déplaçant pour voir les films, a sauvé le cinéma français ! Il y a des naufrages souhaitables…
On pourra me comprendre alors quand j’affirme le bonheur de pouvoir accueillir chez soi, dans un confort où on n’est gêné par rien ni personne, des séries qu’on a pu choisir spontanément ou sur les conseils d’un entourage à la curiosité plus étendue que la mienne.
Ainsi, avant d’aborder mon coup de cœur essentiel et qui est exclusivement français, je voudrais – j’arrive probablement très en retard avec mon enthousiasme, la série datant déjà – attirer l’attention sur « Beckham », quatre épisodes d’à peu près une heure chacun. La relation du grand footballeur anglais avec un père à la fois dur et aimé lui faisant répéter interminablement ses gammes quand il était petit, le génie des corners, des coups francs, des centres, des très longues passes, son lien extraordinaire avec l’entraîneur Alex Ferguson, le beau gosse, l’élégant véritable gravure de mode, le couple mythique avec son épouse, ses coups du sort sportifs, sa patience, sa résilience, leur vie familiale avec leurs enfants adorés emmenés partout, une sérénité pour cet homme s’étant avoué « sans intelligence » et pourtant admirable par certains côtés. Ceux qui tourneraient en dérision ma passion pour cette série auraient bien tort : elle dépasse de très loin le football.
La fraude à la taxe carbone racontée par Fabrice Arfi
Arrivons à ce miracle français qu’est « D’argent et de sang », une perfection d’intelligence, de narration, de limpidité, avec des acteurs au comble de leur art : d’abord Vincent Lindon époustouflant, Ramzy Bedia, Niels Schneider, André Marcon et tous les autres incarnant avec force et sensibilité des personnages contrastés. Il s’agit d’une énorme escroquerie à la TVA, « fraude à la taxe carbone » dont j’avoue que sa représentation médiatique ne m’avait pas immédiatement mobilisé. Mais dès le premier épisode regardé presque au hasard j’étais pris. Impossible de ne pas voir très vite les cinq autres ! Devoir attendre la suite jusqu’en janvier est insupportable.
Cette série est extraordinaire parce qu’elle raconte des événements réels (adaptés d’un récit de Fabrice Arfi) – et bien sûr la réalité dépasse la fiction – mais avec le travail de deux scénaristes inspirés, dont Xavier Giannoli également réalisateur, qui ont su donner à ces péripéties intenses, dramatiques, passionnantes, d’argent et de sang, de rires et de larmes, une tonalité à la fois exacte et revisitée avec une limpidité et une accessibilité sans égales. Avec des acteurs autorisant une sublimation artistique des bons comme des méchants. Et, surtout, le sentiment si rare, dans les œuvres françaises, de favoriser une profonde admiration pour le camp du Bien et également une volonté affichée de faire connaître les rouages de services douaniers et ministériels, et ses fonctionnaires parfois frileux, passifs, méprisants. Hâte que la prochaine année nous fasse don de ce beau cadeau : les six épisodes qui restent.
Franz Bartelt, chasseur de citations et expert en déboires ménagers, a réuni ses trésors dans un almanach publié aux éditions de L’Arbre Vengeur. À mettre impérativement sous le sapin !
Nous entrons dans les dernières semaines des achats avant la Noël. Si vous ne deviez offrir qu’un seul livre, loin des primés d’automne et des marchands de la nativité, optez pour un écrivain des environs de Charleville-Mézières, un collecteur de papiers recyclés, un dénicheur de faits-divers qui déraillent, un enlumineur des petits matins brumeux saisis dans le reflet du zinc et d’une départementale patibulaire. Nous sommes au croisement de Topor et de Perros, sous le regard bienveillant d’Alexandre Vialatte, avec des accents Pirottiens dans les graves ; un bazar ambulant, plutôt une foire des mots où la littérature ne se hausserait pas du col, ne se ferait pas plus pimbêche qu’une autre. Mais, elle est bien là, elle transparaît dans chaque chronique, billets doux ou réflexions vaches, notes éparses et embardées de printemps. Ce journal de bord oscille entre un mémoire en « farce et attrape » et la pudeur d’un styliste du quotidien. Il court de septembre 1984 à décembre 1999, d’Huguette Bouchardeau à l’environnement jusqu’à la grande tempête qui dévasta la forêt des Landes. Ce précis de nostalgie s’appelle Almanach des uns, des unes et des autres. Un titre filandreux à la Lelouch dont la quintessence sémantique est résumée ainsi : « Noter ce qu’on entend, ce qu’on pense de ce qu’on a entendu. Noter les anecdotes, au besoin les prolonger par quelques inventions accessoires destinées à les rendre utiles. Noter les rêves, c’est important : le meilleur point de départ d’une journée ».
Réjouissez-vous de passer toute l’année 2024 dans les phrases de Bartelt, d’y puiser chaque jour, votre ration d’étrange, d’amer, de bizarre, de sombre et de banal, et surtout de bancal devrais-je ajouter. Je ne vois pas un autre endroit où le temps bégaie avec autant d’esprit potache et de lucidité poétique. Moi, je l’ai lu d’une traite, non pas par professionnalisme, seulement par gourmandise, j’ai de l’appétit. Je ne résiste pas au fromage de tête et à la prose d’un Bartelt sauvage aussi fascinant et précieux qu’une huppe fasciée aperçue dans mon jardin des bords de Loire au sortir de l’été dernier. Il y a, à la fois, une majesté et une incongruité, dans sa manière de raconter l’éphéméride, d’égrener le calendrier à la Prévert, de se décoller d’une triste réalité pour grimper si haut. Quel drôle d’oiseau que ce Bartelt qui recense des noms d’écrivains, qui empile des morceaux de vie et emprunte les voies vicinales sans lesquelles l’existence serait morne comme le plateau d’invités d’une chaîne d’info continue. Son almanach est essentiel à celui qui veut fuir les actualités calibrées et les sermons des 20 h 00. Y cohabitent André Dhôtel, Hervé Vilard, Orlando, Sulitzer, Marchais, Rimbaud, les coiffeurs ou Platini ! Bartelt se définit à la date du 21 janvier 1998 comme un « étudiant en programmes télé », « j’aime (les) explorer d’avance, pour saliver, pour en espérer des jouissances considérables » nous avertit-il. De toute façon, un écrivain qui débute sa notule du 4 janvier 1990 par cet aphorisme : « Les Anglais ne mangent pas de cheval. S’ils n’ont qu’une qualité, c’est celle-là », a toute mon estime intellectuelle. Plus loin, il nous apprend qu’« un baiser diminue de trois minutes, en moyenne, la durée d’une vie », ce qui lui permet d’opérer un calcul savant sur l’échange des langues et les affres de la longévité. Pierre Dac n’est pas loin. Dans un précédent article consacré à cet Ardennais volant, j’avais utilisé l’expression « de guingois ». Elle me revient en pleine face. Bartelt pratique une forme d’humour à la jonction des Branquignols et de Kafka. Il met dans le même panier son copain Claude philosophe autrement plus capé que BHL, Bernadette Soubirous, la mort de François Mitterrand et les Jeux Olympiques de Nagano. Le 8 juin 1991, deux jours après la disparition d’Antoine Blondin, Bartelt n’a pu retenir ses larmes, « jusqu’au bout, il aura préféré les somptuosités noires du naufrage aux mesquineries du ratage » écrit-il, avec un toucher de plume tendre et révolté. Je vous laisse sur cette méditation du 18 juillet 1998 : « À les entendre, la plupart des écrivains ne sont pas lisibles. Si les écrivains ne savent pas lire les livres de leurs confrères, qui les lira ? »
Almanach des uns, des unes et des autres de Franz Bartelt – L’Arbre Vengeur
Emmanuel Le Roy Ladurie fut rendu mondialement célèbre avec un ouvrage… consacré à un village : « Montaillou, village occitan ». À la manière d’un Simenon, selon notre chroniqueur, il enquêta à partir d’indices jusqu’alors ignorés de ce qu’on appelait « la Grande Histoire » ; il se pencha sur les « travaux et les jours » et devint même un pionnier de l’histoire du climat ! Cet historien vient de disparaître et nous laisse une œuvre exigeante et humble tout à la fois.
Bénis le labeur des historiens de France…
Notre passé est comme une nature vierge. Dense, mystérieux, plein de broussailles, d’ombres, parsemé de quelques clairières d’où l’on peut apercevoir la lumière d’une réalité qui perce l’obscurité ; plein d’épines aussi, notamment quand il touche aux questions politiques et mémorielles… l’historien est son exploitant. Il cherche à en tirer sa matière première, le fait historique. Il y entre avec ses outils, son art du métier et sa propre éthique. Si l’agriculteur productiviste n’est pas tout à fait le vieux paysan, les historiens diffèrent aussi dans leur technique.
Tel praticien artificialise sa surface, déconstruit des représentations, revient orgueilleusement sur des préjugés, fait table rase de la mémoire accumulée comme on défricherait une forêt touffue. Il emploie alors sa machinerie conceptuelle et reconstruit l’histoire avec le regard et l’indignation des contemporains, comme on artificialise le sol avec les moyens modernes pour répondre à la demande alimentaire du consommateur. Un autre historien construit en collaborant avec la terre : c’est pourquoi il laisse parler les acteurs passés, ne néglige pas l’épais savoir transmis et respecte le rythme du temps sans recréer une histoire ou une nature, certes plaisante, mais entièrement neuve. Rupture avec la nature, ou le passé, qu’il faut artificialiser pour les uns ; collaboration avec la terre, ou la mémoire commune, pour les autres. Le patrimoine et la déconstruction. Cultiver l’histoire ou en créer une toute neuve.
Historien de l’agriculture et mémorialiste des paysans de France, Emmanuel Le Roy Ladurie a su tirer le meilleur parti des deux attitudes. Il faut croire que pour ce grand défricheur de mystères, la terre et l’histoire se sont penchées sur son berceau. Issu d’une riche famille de paysans normands, son père, Jacques fut d’abord ministre de l’Agriculture sous le premier régime de Vichy avant de rejoindre rapidement la résistance. Le jeune Emmanuel aura un parcours brillant ; khâgne à Henri IV, ENS rue d’Ulm, et signera sous la direction d’Ernest Labrousse (le patronyme sent aussi la terre) une thèse d’État (ce vieux format de recherche qui n’existe plus aujourd’hui et que l’on mettait 10 ans à écrire) sur le Languedoc. L’école des Annales régnait sur l’Université et Labrousse, comme Braudel et Febvre, en étaient d’éminents représentants. Ces derniers invitaient l’histoire à changer son échelle d’appréciation du temps, à délaisser sa « couche brillante etsuperficielle », autrement dit les évènements claquants, les grandes batailles, les grands drames… pour apprécier les mutations techniques, économiques et sociales, sans doute plus discrètes mais plus profondes. Et ainsi donner la parole aux masses qui, au jour le jour, œuvrent aux conditions matérielles plutôt qu’aux seuls grands hommes ou aux seules élites. Ladurie s’intéresse comme Braudel à la longue durée quand il écrit une histoire du climat ; domaine brûlant d’actualité et dont il est en histoire le pionnier. Dans son ouvrage, il explique les événements révolutionnaires par des évènements météorologiques, des mauvaises récoltes… plutôt que par la fatigue des rois ou le drame d’un conflit. Ses travaux sur la paysannerie française établissent des cycles économiques et sociaux de longue durée. Panorama inestimable : il survole plusieurs siècles et régions et nous montre une campagne française pleine d’histoires et de mouvements. Elle s’alphabétise à l’époque moderne, se christianise mais affronte les curés, creuse son sillon, modifie son cadastre et ses outils. Nous voici loin de l’image d’une campagne inerte et insensible au vent de l’histoire.
L’enquêteur tous terrains
Il admettait qu’il existait chez les historiens des parachutistes, comme Michelet, cherchant à établir des grands panoramas – et son histoire de la paysannerie en est un – et des truffiers qui s’intéressent aux petites pépites et aux éléments insolites et secrets. Il a su délaisser volontiers le macrocosme social pour le microcosme villageois en écrivant le plus célèbre ouvrage d’histoire de ce genre avec Montaillou un village occitan, après qu’il a découvert sur un marché les registres inquisitoriaux de l’évêque de Pamiers, Jacques Fourier, futur pape Benoît XII. Ce Maigret de l’Inquisition sondait les reins et les cœurs des fidèles avec zèle, pour traquer en Languedoc début XIVème des restes d’hérésie cathare. Mais il regardait aussi les granges, les bottes de foin, les caves et les estives. Son témoignage prolifique dépasse les seules questions inquisitoriales et disciplinaires et abonde en détails sur les conditions matérielles d’existence, les humeurs, les joies et les peines des paysans.
Le Roy Ladurie sera le Simenon de ce Maigret et décrira la mystérieuse condition des paysans médiévaux avec la même précision employée par l’auteur de romans policiers pour décrire la société provinciale des années 1950.
L’homme multidimensionnel
Dans une œuvre variée, atypique et inclassable, ce grand historien est aussi revenu, en fin de carrière, à la « couche brillante et superficielle de l’histoire », que dénonçaient ses maîtres des Annales, avec une lumineuse et synthétique Brève histoire de l’Ancien Régime. L’ampleur du travail lui permettait, en intellectuel reconnu, d’avancer quelques idées dépassant son champ de recherche académique, notamment dans plusieurs essais historiographiques importants comme Le territoire de l’historien. Son parcours politique n’est pas en reste. Le marxisme a fait le lit de son approche socio-économique ; il en a connu l’âge d’or rue d’Ulm et adhéré au PCF avec beaucoup de camarades comme François Furet. Il a partagé avec ce dernier ses engagements de jeunesse mais aussi son évolution : plus conservateur en fin de vie, loyal à la tradition familiale, il fait partie des rares intellectuels à avoir appelé à voter Sarkozy en 2012. En religion, s’il s’était un temps éloigné de la foi, ce fut pour mieux y revenir, jugeant cependant l’évolution de l’Église « autodestructrice », en particulier l’allégement de la liturgie et le dédain pour la religiosité populaire. Il est frappant de voir que cet homme brillant intellectuellement se refusait aux grandes considérations théologiques et comparait sa pratique à la « foi du charbonnier ». Pratique que n’aura pas démentie la réconciliation qu’il opéra entre le praticien et son objet d’étude, celle-là même qui présente finalement l’histoire comme un honnête labeur.
Financée par la Mairie de Paris, la Ligue de l’Enseignement administre les centres d’animation culturelle et d’éducation populaire Paris Anim’. Dans cette immense structure censée faire « rayonner la laïcité », l’islamisme a fait son nid.
En juin 2022, la région Île-de-France a suspendu sa subvention à la Ligue de l’Enseignement, après des propos «contraires aux valeurs de la laïcité et de la République » tenus par sept lycéens encadrés par cet organisme, lors d’un concours d’éloquence sur la laïcité, à Saint-Ouen[1]. Ses protégés avaient notamment déclaré que «la laïcité est le cercueil des femmes », ou encore, que« la laïcité est une forme de dictature ». Un bon point pour la Région qui a promptement réagi. Seulement, cette vénérable association est l’une des structures qui travaillent pour les centres Paris Anim’. Mais la Ville de Paris n’a pas coupé ses subventions.
Le mois dernier, l’un de nos fidèles lecteurs, passant devant le Centre Paris Anim’ Ken Saro-Wiwa, situé dans le 20e arrondissement, découvre qu’une femme en hidjab occupe le poste d’accueil (nos photos ci-dessous). Le lendemain, notre lecteur y entre pour obtenir quelques éclaircissements. Une femme voilée, à l’accueil d’un établissement culturel appartenant à la Ville de Paris, n’est-ce pas contraire au principe de laïcité? On lui répond que s’il a un problème avec le voile, ça ne regarde que lui, et que, de toute façon, la jeune femme en question n’est pas une employée du centre.
Assurer le « rayonnement » de l’idéal laïque
La Fédération de Paris de la Ligue de l’Enseignement indique, sur son site internet: « Les centres Paris Anim’ sont des structures de proximité appartenant à la Ville de Paris. Au sein de ces structures, nous mettons en œuvre un projet d’éducation populaire, développant l’accès aux loisirs, à la culture, à la citoyenneté et à la vie associative ». La capitale compte une cinquantaine de ces centres, et quelques 60 000 personnes participent à leurs activités chaque année. Créée en 1866 par le pédagogue Jean Macé, la Ligue de l’Enseignement est forte de 382 associations partenaires à Paris. En langue inclusive, elle dit « s’inspirer de l’idéal laïque et contribuer à en assurer le rayonnement », agir « pour une éducation complémentaire à l’École, le développement de la vie associative parisienne, l’accès de tou·tes à la culture, au sport et à des loisirs de qualité, la formation et la mobilisation des citoyen·nes », elle se vante toujours de son « partenariat historique avec l’école publique », lequel lui permet de rencontrer « des élèves dans les établissements pour accompagner des concours et des projets ou former des acteurs éducatifs. » À partir de 1945, elle est en effet l’un des principaux agents de l’égalitarisme, puis du pédagogisme et de l’anti-élitisme qui ont conduit à la destruction de l’École républicaine. La Ligue de l’Enseignement a été l’un des principaux agents de propagation de l’égalitarisme, donc de la catastrophe scolaire.
Centre Ken Saro-Wiwa, Paris 20ème. Novembre 2023 DR
Je me suis rendu dans trois centres parisiens, Mathis, Curial et Rébeval, tous situés dans le 19e arrondissement. On m’y a expliqué que les locaux appartiennent à la Ville de Paris, mais que les employés ne sont pas des agents de la Mairie. « Tous les centres sont subventionnés par la Ville, sinon on ne pourrait pas fonctionner ! », lâche une hôtesse. Affirmant être « en délégation de services publics » en tant que « salariée de la Ligue de l’Enseignement », une employée définit la Ligue de l’Enseignement comme une « association d’éducation populaire qui défend des valeurs, notamment la lutte contre les discriminations ou la laïcité.» Reste que l’argument donné à notre lecteur concernant le centre situé 63 rue de Buzenval (« ce n’est pas une employée »), manière de dire que la femme de l’accueil n’est pas soumise aux règles de laïcité, n’est pas pertinent. Si ce n’est pas une employée, que faisait une visiteuse à un poste d’accueil ? Était-ce une usagère du centre égarée, venue suivre quelque formation en informatique ? D’autant que ce n’est pas la première fois qu’on aperçoit ce hidjab à cette place. Et, même s’il s’agit d’une usagère de l’association, la Charte de la laïcité dans les services publics stipule que la laïcité s’applique autant à un agent de service public qu’à un usager. Si, pour l’agent, « le principe de laïcité lui interdit de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions », de leur côté, les usagers « ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public » et « doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme ».
Une dérive idéologique
Nous avons contacté la Fédération parisienne de la Ligue pour savoir si ses salariés sont autorisés ou non à porter des signes religieux prosélytes. Sa réponse: « Les salarié·es sont tenus de respecter nos engagements en matière de laïcité. » Mais encore ? Nous l’avons relancée avec l’interrogation suivante, plus précise : « Peut-on occuper un poste d’accueil dans un centre Paris Anim’ tout en étant voilée ? » Toujours pas de réponse à ce jour.
Cette situation n’est pas étonnante, quand on se penche sur l’idéologie de la Ligue. Suite à l’interdiction de l’abaya dans les écoles, elle a publié, le 6 septembre, un communiqué de presse[2] dans lequel elle « exprime son inquiétude devant les démonstrations de fermeté sélectives en matière de laïcité et de séparatisme», préférant s’attaquer à « l’enseignement privé religieux, le plus souvent catholique » qui représenterait « un instrument de sélection scolaire et sociale », déplorant une « fermeté laïque toujours réaffirmée à l’adresse des musulmans » et dénonçant la «communication qui instrumentalise les peurs et les fantasmes plutôt que de combattre les ignorances et les préjugés ».
Autre élément intéressant et révélateur, sur le site de la Fédération de Paris, une rubrique intitulée « Les sites de la Ligue », dévoile les sites internet gérés par la Ligue et – oh surprise – deux d’entre eux sont hébergés par le média d’Edwy Plenel. Le premier, « Mediapart-Laïcité », a particulièrement retenu notre attention. Il est régulièrement alimenté par Charles Conte, présenté comme chargé de mission à la Ligue de l’Enseignement. Dans ses articles, ce militant demande aux écoles privées de « jouer le jeu de la mixité scolaire », dénonce la présence du président Macron à la messe célébrée par le Pape François à Marseille, et qualifie l’interdiction de l’abaya de « vaste campagne antimusulmane ». Par honnêteté intellectuelle, mentionnons que, le 9 mai, Charles Conte a aussi publié un billet dans lequel il prenait la défense de Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort et placée sous protection policière après la publication de son livre Le frérisme et ses réseaux, l’enquête. La Ligue pourrait d’ailleurs à profit se pencher sur les travaux de l’anthropologue ; ils nous rappellent que le port du voile, notamment dans la jeunesse, n’est pas toujours une simple adhésion à une prescription religieuse, mais relève souvent de l’acte politique, militant, revendicatif, visant à progressivement conquérir l’espace public. On nous répliquera que ceux qui théorisent un entrisme communautaire et qui ont en tête un projet politico-religieux conscient ne sont qu’une minorité. Ce qui est probablement vrai. Cependant, de nombreux musulmans baignent en réalité déjà dans un « frérisme d’atmosphère », largement présent sur internet et les réseaux sociaux. Et l’objectif des radicaux est de faire tomber les digues les unes après les autres, pour s’emparer, par capillarité si j’ose dire, de la société. À chaque fois, on dit aux citoyens qu’il s’agit d’un simple vêtement, qu’il ne faut pas s’y attarder… mais, les reculades s’additionnent et annoncent les victoires prochaines des adversaires de la laïcité.
Vraisemblablement, la Mairie de Paris n’est pas choquée qu’on puisse être accueilli par une femme en hidjab dans ses centres Paris Anim’, elle ne l’est pas plus des dérives de l’enseignement prodigué par la Ligue qui continue d’être un partenaire de la Ville. C’est peut-être aussi ça, le fameux vivre-ensemble !
Dans un film d’une grande douceur, un cinéaste iranien en exil nous conte la vie d’une Afghane en exil travaillant dans une fabrique de fortune cookies
Film en noir et blanc, image format carré (4/3), plans fixes, exclusivement : Fremont – le nom du bled californien proche de San Francisco fournit le titre – cumule tous les attendus du cinéma indépendant US. Fremont a d’ailleurs obtenu le Prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville, cette année.
Loin des Talibans
Simple employée dans une petite fabrique de cookies tenue par une famille asiatique, Donya, 20 ans, servait de traductrice aux troupes américaines en Afghanistan ; à l’heure de la défaite, elle a eu la chance de pouvoir fuir Kaboul à temps et d’être exfiltrée aux Etats-Unis par l’armée, échappant ainsi de justesse à la vengeance des Talibans vis-à-vis des « traîtres ». « Je serais allée n’importe où, au Salvador, en France, en Espagne ! ». Depuis, elle dort mal – comme nombre de ses compatriotes traumatisés par le totalitarisme islamiste et par l’exil consécutif. Inutile de préciser que la belle Donya ne porte ni abaya, ni tchador, ni burqa, ni voile.
Anaita Wali Zada (c) JHR FILMS
Par un subterfuge, elle obtient une consultation chez un psy, son seul but étant d’obtenir du praticien une ordonnance pour des somnifères. Mais le psy consent de bonne grâce à multiplier pour elle les séances à titre grâcieux, quitte à déroger au protocole… Lisant à la jeune fille des passages de son livre favori, Croc Blanc, le roman de Jack London, il trouve lui-même son compte dans cet exercice où deux solitudes en viennent à se comprendre. Tandis que Donya, par ailleurs, se lie à l’une de ses collègues de travail, une marginale, grassouillette à piercing, qui tente elle-même de trouver l’âme sœur dans d’improbables rencontres en ligne. Chargée jusqu’alors de rédiger les petits messages prédictifs recélés dans l’emballage des cookies, la vieille mère du patron décède brusquement, la tête fichée dans son clavier d’ordinateur : le patron propose alors à Donya de la remplacer dans cette tâche. Elle s’en acquitte avec beaucoup de talent. Sur l’un de ces minuscules bouts de papiers elle a inscrit son numéro de téléphone… Opportunité d’une rencontre, au bout du chemin ?
Regard ironique et distancé
Sans mièvrerie, Fremont distille non sans malice une empathie rafraîchissante pour ses personnages (voire même indulgente pour ce qui est de l’épouse du patron, cantonaise revêche et rapiate), portant sur les illusions du « rêve américain » un regard ironique et distancé. Iranien exilé en Angleterre, Babak Jalali, dont c’est le quatrième long métrage, a su écrire, aidé de sa scénariste Carolina Cavalli, un film très cohérent sur le plan formel, mais surtout marqué du sceau de la bienveillance – chose assez rare dans le cinéma, en 2023. Par les temps qui courent, cette douceur est bonne à prendre.
Fremont. Film de Babak Jalali. Etats-Unis, noir et blanc, 2023. Durée : 1h31. En salles le 6 décembre 2023.
Le spectateur engagé est mort il y a quarante ans. En s’opposant à la doxa bien-pensante, cet intellectuel rationnel et clairvoyant a dénoncé l’aveuglement idéologique de la gauche. Alors que les diktats communistes d’hier sont devenus les injonctions wokes d’aujourd’hui, sa pensée est cruellement actuelle
Il y a quarante ans disparaissait Raymond Aron (mars 1905 – octobre 1983). Normalien et agrégé de philosophie, au temps où ces diplômes avaient une valeur, titulaire de la chaire « Sociologie de la civilisation moderne » au Collège de France à une époque où un esprit libéral pouvait être sociologue et aussi faire cours au Collège de France, trente ans éditorialiste au Figaro au temps où l’on achetait la presse écrite, spectateur engagé mais fantasmé en conseiller du prince quand il y avait encore des conseillers pour les princes et, surtout, des princes pour les conseillers, il fut l’un des esprits les plus remarquables de la France d’avant. Intellectuel anticonformiste, à la confluence des sciences sociales et politiques, de l’histoire et de la philosophie, il marqua une époque où certaines figures se pliaient encore à l’exigence de la conversation et où l’anticonformisme dénonçait l’aveuglement d’une intelligentsia communiste et communisante tout à sa construction fanatique ou complaisamment littéraire de la réalité.
Quand le réel ne s’expliquait pas par les ressentis
Cette époque est en grande partie révolue. Les intellectuels sont devenus des experts et la pensée s’est subdivisée en de multiples microspécialités étanches. La confluence des disciplines et des outils rationnels de compréhension du monde s’est muée en une convergence d’un nouveau type, l’intersectionnalité, carrefour pluridisciplinaire des ressentis et des jérémiades victimaires élevés au rang de système d’explication de tout. La conversation, nécessairement âpre pour être fructueuse, a été remplacée par l’invective et l’injure, doux héritage du monologue sartrien : moi qui ai raison et tous ces chiens qui ne partagent pas mon avis. Quant à l’anticonformisme, il est devenu une sorte de rupture conventionnelle prévue par la société elle-même : subventionner la dissidence et attribuer des homologations en pensée « disruptive »sont les meilleurs moyens de consolider les bases du mainstream.
Une constante néanmoins, au milieu de tous ces bouleversements : le persistant aveuglement de ce « vague ensemble » de la gauche (délicieuse expression aronienne) toujours convaincue de sa supériorité morale et qui continue à juger « préférable d’admettre non pas la réalité mais la réalité telle qu’elle serait si elle était conforme à ses désirs ». La lecture, en 2023, de L’Opium des intellectuels(1955) et du Spectateur engagé (1981) est saisissante d’actualité : personne mieux que Raymond Aron n’a brossé avec autant de clarté le portrait idéologique de ces belles âmes, « impitoyables aux défaillances des démocraties mais indulgentes aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines ». Les bonnes doctrines d’aujourd’hui (écoféminisme, transgenrisme, intersectionnalisme, etc.) ont des noms en –isme à géométrie variable, mais àegométrie invariable. Elles hurlent ensemble aux inégalités structurelles, au racisme systémique et à l’incurie écologique, vomissent la VeRépublique et l’Anthropocène, mais justifient l’agressivité des rapports humains, la haine des riches et des classes moyennes, la sédition politico-religieuse, les émeutes urbaines et le vandalisme dans les campagnes, la hargne entre les sexes, l’hystérie du genre, le retour de la notion de race et l’éco-anxiété. Ces bonnes doctrines n’ont pas encore fait des dizaines de millions de morts comme le communisme, mais elles ont obtenu la mort sociale de nombreux universitaires, réécrit les livres d’histoire, les manuels scolaires et les livres pour les tout-petits. Elles ont repensé l’école, le monde du travail et les loisirs, enfermé les gens dans un quant-à-soi prudent, transformé des faits de société alarmants en faits divers dérisoires, tout en inscrivant le racisme, le sexisme, l’islamo-grosso-trans-phobisme comme crimes quotidiens contre l’humanité. Elles ont suspecté la haine de l’Autre dans l’indécrottable attachement à notre culture, demandé aux plus jeunes de ne plus rêver d’avions, aux adolescents d’avoir peur pour leur avenir et à leurs parents de prouver leur progressisme.
La gauche et la condamnation du réel
« Tout peut se reproduire en histoire », « nos sociétés sont toutes menacées par les systèmes totalitaires », disait Raymond Aron. Il était bien placé pour le dire ayant vécu, à lui seul, cinquante ans d’histoire, de la Grande Guerre à la guerre d’Algérie. Clairvoyant sur la montée du nazisme et la catastrophe à venir lors de son séjour en Allemagne entre 1930 et 1933, exaspéré de voir qu’avec le marxisme-léninisme, l’intelligentsia retombait dans le piège du totalitarisme au nom, cette fois, d’une doctrine généreuse, il a pensé le déni, qu’il nommait « la condamnation du réel », comme un élément constitutif des idéologies de gauche. Contestation du lien entre réalité et vérité, le déni est aujourd’hui le métavers idéologique à travers lequel nous sommes priés de voir ce que nous sommes contraints de souhaiter. Cas d’école en la matière : « Les résultats du baccalauréat de juin dernier sont un peu inférieurs à ceux de 2022, ce qui prouve que le baccalauréat est un examen exigeant » (Pap N’Diaye, ancien ministre de l’Éducation nationale).
Au-delà de l’hommage qu’on lui doit, lire Raymond Aron est, plus que jamais, un exercice d’hygiène intellectuelle. En ces temps ensuqués par l’hyperinclusivisme émotionnel et les messianismes de caniveau, la pensée rationnelle d’un homme qui, sa vie durant, s’est refusé à jouer à la conscience universelle et a rappelé à qui ne voulait surtout pas l’entendre que le réel est complexe et équivoque, est une consolation et une voie à suivre.
« Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité. » Le jour où des adolescents se promèneront avec cette phrase sur leur T-shirt, la partie sera, peut-être, gagnée.
Avec Nolwenn Pétoin, l’ennui n’est pas de mise. À l’issue de la lecture de ses propos iconoclastes, la perception de votre paysage domestique sera changée.
Dans la profusion de livres, il arrive de tomber sur un ovni. C’est le cas avec l’ouvrage de Nolwenn Pétoin. Déjà le titre, provocateur : Érotique de la vie domestique. Ne vous attendez pas à un traité érotique écrit à la manière de Georges Bataille. Ici, l’érotisme ne débouche pas sur la noirceur et la mort, mais la vie solaire. Nolwenn Pétoin est née en 1983, à Saint-Malo. L’air marin, probablement respiré sur le Grand Bé où est enterré Chateaubriand, a fortifié son style. Agrégée de philosophie, son propos est iconoclaste, plein d’humour, et parfois ponctué de métaphores audacieuses. Vous l’aurez compris : l’ennui n’est jamais de mise. Et pourtant, Nolwenn nous invite à rester dans notre chambre, « une chambre à soi », comme le réclamait Virginie Woolf. L’homme pressé va demander : « Que faire chez soi, que faire de cette chambre ? »
Congédions les passions tristes
C’est tout l’enjeu de ce livre audacieux qui propose de tout repenser dans le but de nous conduire à la sagesse et à l’épanouissement de soi. C’est frais, à la fois tonique et doux. Dans un monde en proie à la barbarie, l’univers quotidien, avec ses tâches qu’on juge lassantes, doit nous permettre de nous recentrer et de jouir de cette vie domestique dans ce qu’elle a de plus trivial. Ce n’est pas évident, car il convient de la réinventer.
Tout part donc de la chambre, qui doit être noire, c’est-à-dire qu’elle va révéler ce que nous sommes réellement. Notre chambre sert à « dormir, dire des bêtises, jouer de la musique ou travailler à notre « grand œuvre ». Nous asseoir et dilapider notre temps. » Nous allons congédier les passions tristes. Au passage, l’auteure révèle qu’elle a vécu dans sa chambre durant trois ans. Elle n’allait pas au lycée, mais elle travaillait « avec un sérieux suffisant ». Sûrement protégée des scories d’un enseignement idéologique, très éloigné de la nature et de ce hennissement de vitalité prôné par Nietzsche. Dans sa chambre, qui ressemble à celle du poète René Baer, mis en musique par Léo Ferré, l’auteure expérimente une catharsis qui lui permet un nettoyage spirituel salvateur. Il reste alors à mettre en valeur le corps, à l’entretenir avec des produits frais, cuisinés avec respect et lenteur, à le caresser sans le brusquer. Nolwenn Pétoin nous convie à retrouver le vibrato de nos cinq sens. Ce que nous cuisinons, par exemple, est un révélateur de ce que nous sommes. Elle écrit : « La cuisine aussi est un style, qui exprime l’ensemble du spectre d’une présence. C’est l’ombre portée de notre vie que nous mangeons. » Elle note qu’il y a « un plaisir de moine à découper les légumes. Leur fraîcheur et leur humidité, leur innocence et leur bonne grâce rendent l’éminçage hypnotique. » Les mots sont choisis avec précision. La cuisine est un art, souligne-t-elle encore. Au passage, elle en profite pour donner la définition de l’artiste. C’est celui qui se libère des règles apprises pour entrer dans un jeu créatif jamais exploré. Nolwenn Pétoin avoue que son alimentation est « non violente », donc végétale et bio, mais elle ne culpabilise pas ceux qui « rôtissent des hécatombes sur l’autel de la convivialité humaine ». Aucun anathème lancé, mais une revendication, celle de la bonté : « Respecter l’humanité en soi, c’est choisir ce que, seuls parmi tous les animaux, nous sommes libres de choisir : l’amour de tout ce qui vit et la compassion, par-delà l’aveugle violence de la chaîne alimentaire. » Et de conclure : « J’aime mieux manger ce qui veut l’être, comme les fruits, dont la pulpe sucrée n’a d’autre vocation que de nous séduire. » Cela résume parfaitement l’entreprise, tendre et sensuelle, de l’auteure.
À la fin de l’ouvrage, à offrir à tous les grands agités, la perception de notre paysage domestique sera singulièrement transformée, et notre vie aura gagné en plénitude subversive.
Nolwenn Pétoin, Érotique de la vie domestique, préface de Kankyo Tannier, Le Passeur Éditeur.
La semaine où le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, présente son plan anti-tabac liberticide, Elisabeth Borne se fait sermonner à l’Assemblée nationale par une élue de l’opposition, l’infirmière « insoumise » Caroline Fiat. « La loi est la même pour tout le monde ! » a lancé la députée, trop contente de pouvoir coincer le Premier ministre qui vapotait dans l’hémicycle.
Trop souvent, nous demeurons sans voix devant l’extraordinaire sens des priorités dont nos gouvernants font preuve. Tout un chacun conviendra sans peine qu’il n’y avait rien de plus impérieux, de plus urgent que de concocter une loi visant à interdire de fumer à la plage. Il y va, nous assure-t-on, de la santé de nos bronches et du bon exemple à donner aux bambins affairés à bâtir – eux aussi, comme si souvent ces mêmes gouvernants – sur du sable. D’ailleurs, avec la loi nouvelle, il serait également prohibé à l’avenir de pétuner – comme on ne dit plus de nos jours, hélas !- aux abords des monuments publics et, plus particulièrement, si nous avons bien compris, des lieux que fréquente la belle jeunesse de ce pays : écoles, centres de vacances, patronages (s’il en subsiste), centres aérés et, bien entendu, les points de deal dont on sait combien ils sont prisés de certains jeunes qu’il serait très injuste – et discriminant – de tenir à l’écart de ces mesures de salubrité publique.
Monsieur le ministre de la Santé a exposé par le menu les tenants et aboutissants de son urgentissime croisade devant les parlementaires. Le lendemain, une députée de la France Insoumise lui succédait à la tribune. On s’attendait tout naturellement à la diatribe woko-gaucho-éructo habituelle, mais voilà bien que, sortant soudain de son répertoire de référence, la dame s’interrompt et s’en prend très directement à Madame la Première ministre qui, ne prévoyant pas, elle non plus, devoir entendre quoi que ce soit de bien neuf, attendait tranquillou sur son banc que ça se passe. Elle patientait en vapotant, histoire de meubler le vide, vraisemblablement. Nous avons en effet un Première ministre vapoteuse. C’est sa marque distinctive. D’autres hôtes de Matignon se sont illustrés en leur temps, par exemple en s’attaquant pour de vrai au chômage, en tâchant de juguler l’inflation, voire en s’efforçant de remettre de l’ordre dans le Landerneau, de replacer l’école et son enseignement au centre du village républicain, l’actuel cheffe du gouvernement, elle, vapote. Sera-ce suffisant pour lui assurer une place dans l’histoire ? L’avenir nous le dira.
Obligée de m’interrompre dans mon discours pour demander à @Elisabeth_Borne d’arrêter de vapoter dans l'hémicycle ! "Ici on écrit la loi, on n'est pas au dessus des lois" Quel mépris ! pic.twitter.com/JWZ3PKkQez
Cependant, j’ai trouvé injustes et surtout inappropriées les remontrances de madame la parlementaire. Quelle mouche l’a-t-elle donc piquée d’aller ainsi titiller l’intéressée sur ce dont elle-même, son gouvernement, sa majorité, se sont fait une spécialité dans laquelle tous se montrent parfaitement insurpassables: l’enfumage?
Tout au contraire, il aurait été autrement piquant que l’oratrice encense l’intrépide pour ne pas craindre de jouer crânement la transparence en « enfumant » ainsi la représentation nationale au vu et au su de la France entière. Non point au figuré, en l’occurrence mais au sens propre. Si la chose, le geste, la pratique sont délibérés, on aura rarement vu une telle franchise, un tel panache (si, si..) à un si haut niveau de la sphère politique. Cela vous aurait alors un petit parfum d’aveu canaille, impertinent, mêlé d’un soupçon de pied de nez, de bras d’honneur presque bon enfant. Pour un peu on en sourirait. On applaudirait à tant de subtilité.
Est-ce que vapoter, c’est fumer ?
Cela dit, toujours dans le souci de coller à l’urgence des priorités, je pense que nous ne devrions pas tarder à voir se constituer une commission parlementaire ayant pour enjeu de démêler l’épineuse question de savoir si vapoter c’est fumer, puisque fumer est interdit dans l’hémicycle. Une loi ad hoc, peut-être? Un 49.3 ? Probablement. Quel qu’en serait le résultat, Madame la vapoteuse de Matignon aurait tout de même, croyons-nous, une petite chance d’entrer dans l’histoire. La loi porterait sans doute son nom.
Un peu comme la loi Marthe Richard, voyez-vous. On a les gloires qu’on peut.
Le philosophe et psychanalyste existentiel Georges-Elia Sarfati analyse le nouveau discours judéophobe et rappelle qu’Israël joue actuellement sa survie.
Causeur. Georges-Elia Sarfati, vous êtes franco-israélien, philosophe, linguiste et psychanalyste existentiel. Vous avez longtemps enseigné en qualité de professeur titulaire à l’Université de Tel-Aviv, entre la signature des accords d’Oslo et le début des années 2000 : « une des périodes de l’histoire du pays les plus violentes et les plus contradictoires » dites-vous. Vous aviez alors manifesté un immense enthousiasme pour ces accords qui constituaient à vos yeux « les prémisses de la résolution d’un conflit qui dure, non pas depuis soixante-dix ans, comme on le dit trop légèrement, mais depuis un siècle. Le refus arabe d’une présence juive souveraine sur la terre d’Israël, ne date pas de 1947, mais du début des années vingt, de l’époque du Mandat Britannique. » Aujourd’hui, Israël vous semble-t-il menacé dans sa survie ?
Georges-Elia Sarfati. Israël mène une guerre existentielle, car en tant qu’Etat il a été violemment contesté dans son intégrité matérielle –territoriale, humaine et symbolique- en subissant le massacre de plus de 1500 de ses citoyens, demeurés sans défense, exactement comme à l’époque des pogroms et des farhoud, perpétrés dans les différentes communautés, d’Europe ou d’Orient. Il s’agit d’une confrontation radicale entre deux principes, deux états d’être, dont le paradigme se trouve dans le récit biblique de l’épisode au cours duquel Amalec – incarnation de la figure du mal absolu- attaque Israël, qui vient juste de s’affranchir de la servitude en Egypte. Mais sur la longue durée, l’histoire nous enseigne aussi, que dans les temps de crise et de grands périls, Israël s’égale à son principe natif : netsah israel, qui veut à la fois dire éternité et victoire d’Israël. Pourquoi ? Parce qu’Israël sait que chaque fois qu’il faut relever un défi existentiel, il le fait aussi pour l’humanité qui ne veut pas se soumettre au règne de la pulsion de mort.
Israël est perçu comme un Etat oppresseur par une grande partie de la jeunesse occidentale : sur quoi repose cette perception selon vous?
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Le discours judéophobe n’a pas connu de cesse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout au plus était-il en sommeil, l’antisémitisme étant devenu tabou du fait de l’hitlérisme. Mais tandis qu’il s’éclipsait en Europe, le nationalisme palestinien lui a donné un regain de vitalité, cette fois sous le motif de l’antisionisme. Sa résurgence s’explique aussi par la méconnaissance de l’histoire, surtout celle du peuple juif, qui n’a jamais été enseignée. Il en résulte que les multitudes sont avant tout exposées à un faisceau de discours idéologiques, qui leur offre un prêt-à-penser, par ailleurs très efficace. Les variations de ce discours ont toutes un lien avec la théorie du complot : les sionistes ceci, les sionistes cela, etc. Les thèmes de cette propagande s’inscrivent dans la droite ligne de l’archive judéophobe et judéocide. Son principal ressort aujourd’hui consiste notamment à se réclamer du progressisme. Voilà pourquoi, être antijuif aujourd’hui peut aisément se justifier au nom de l’humanisme…
A l’heure où des humoristes de Radio France payés par nos impôts trouvent drôle de nazifier les Juifs, ne faudrait-il pas rappeler que le nazisme, dans son essence, c’était la volonté de tuer les Juifs et d’exterminer Israël, avec toute l’éthique et l’humanisme (détestés par Hitler) que ce peuple a apportés à l’humanité? De ce point de vue, où sont et qui sont les Nazis aujourd’hui?
Si l’on tient absolument à reconduire la catégorie du nazisme pour désigner l’ignominie et la violence irrédentiste, alors il faut aussi lire l’histoire de notre temps avec des lunettes qui reconnaissent que le nazisme n’est pas le danger d’aujourd’hui. Mais si l’on est soucieux de réfléchir l’histoire sans se couper des déterminations du passé, alors il faut dire que l’islamisme contemporain s’impose comme l’héritier méthodologique du nazisme. Méthodologique et non pas ontologique, car le nazisme est raciste, alors que l’islamisme, qui est une version violente de l’islam, est un universalisme dévoyé, exactement comme l’a été le marxisme soviétique ou chinois. La méthode est la même : elle consiste dans un déferlement de barbarie, relayée par une puissante propagande, aux fins d’asseoir une hégémonie sans partage. L’autre trait commun, c’est la mentalité complotiste et la poursuite d’un ennemi désigné – le signe juif et toutes ses manifestations humaines et culturelles (la chrétienté, la laïcité, la démocratie, etc.). A ce seul point de vue, il n’est donc pas fortuit que la mémoire de l’hitlérisme fasse partie du corpus de l’antisionisme radical professé par l’islam djihadiste.
Dans son combat contre l’islamo-nazisme, l’Occident est-il à la hauteur?
Je ne pense pas que l’expression d’islamo-nazisme soit adaptée, il nous faudrait du temps pour en dire les raisons. Sur le fond, il faut considérer les choses au cas par cas. Tous les pays occidentaux n’ont pas la même expérience de l’islam, ni de l’islamisme. Les Etats-Unis ont en fait les frais au moment du 11 Septembre 2001, puisqu’ils étaient désignés comme les fourriers de l’impérialisme… En Europe, c’est la France qui est aux premières loges, puis la Grande Bretagne, mais aussi l’Allemagne et l’Autriche, du fait de la présence d’une forte population d’origine musulmane, pas seulement issue des pays arabes, mais aussi de Turquie. Comme vous le savez, les Frères musulmans considèrent depuis longtemps que la France est « le ventre mou de l’Europe ». Cela est paradoxal : la France, qui a été présente au Maghreb pendant plus d’un siècle, n’a-t-elle tiré aucune leçon de sa propre histoire ? A côté du laxisme français, l’aire germanophone se montre plus vigilante, notamment en interdisant, depuis le mois d’octobre 2023, la plupart des grandes organisations musulmanes proches du Hamas et du Hezbollah. Les mesures de police ne suffisent évidemment pas, sur le fond l’Europe doit aussi réformer son système éducatif.
L’ignorance et l’inculture sont le terreau de la haine. On est ainsi quand même étonné de voir que très peu de théologiens et de philosophes prennent la peine de dire que juifs, chrétiens et musulmans, nous croyons tous au même Dieu, celui d’Abraham, de Moïse, de Jésus-Christ et de Mahomet et que, de fait, nous sommes tous frères dans le monothéisme. Cette parole est-elle donc devenue inaudible ?
Pour que cet enseignement majeur soit accessible, sinon audible, encore faudrait-il que ce que l’on appelle le fait religieux ne soit pas étranger à la plupart de nos contemporains. Sur les trois monothéismes, seuls le judaïsme et le christianisme, dans leurs différentes composantes, ont envisagé de s’ouvrir à la critique historique ou au remaniement de leurs archaïsmes respectifs (substrats polémiques, statut des femmes, accueil de la laïcité, acceptation des principes de la société ouverte, intérêt pour un dialogue fraternel, etc.) ; mais pour l’heure, l’islam est tendanciellement resté hermétique à ces changements. Il ne faut pas oublier néanmoins ce que l’humanité doit aux acquis de la modernité, à commencer par le fait de circonscrire l’instance religieuse afin qu’elle soit dessaisie de l’exercice du pouvoir temporel. Au mieux, le développement culturel et spirituel des différentes fractions de l’humanité devrait-il favoriser la dimension éthique des traditions révélées, de manière à servir de support et d’inspiration morale aux pratiques sociétale (la compassion, la solidarité, l’accueil de l’étranger qui respecte les lois du pays d’adoption, la défense de la veuve et de l’orphelin, etc.). Mais en tant que Judéen, citoyen français et israélien, je ne nourris aucune nostalgie pour l’ère théocratique, ni aucune prédilection pour sa restauration !
En tant que philosophe, êtes-vous frappé par le fait que, dès son apparition, il y a 4000 ans, le peuple hébreu ait suscité la méfiance et la haine chez les autres peuples ? Comment comprenez-vous ce fait historique ?
Je vous répondrai en reprenant à mon compte les thèses de deux de mes maîtres, dont je prolonge modestement l’enseignement. Pour Claude Tresmontant, la méfiance et la haine des autres peuples à l’égard des Hébreux, relève de ce qu’il a appelé, dans l’un de ses grands livres, l’opposition métaphysique au monothéisme hébreu. Le « phylum hébraïque » est porteur d’une anthropologie, et d’une cosmologie qui nous enseigne d’une part que le monde n’est pas éternel, d’autre part que l’être humain entretient avec son Créateur une relation personnelle. Ces deux idées majeures constituent un scandale pour l’humanité polythéiste. Cette double bizarrerie, au temps du paganisme préchrétien, heurte la sensibilité des peuples dominés par des chefs divinisés, et des récits fondateurs, marqués par le particularisme. Emmanuel Lévinas, qui était phénoménologue, pose quant à lui que c’est la pensée biblique qui invente le primat de ce qu’il appelle la rationalité éthique, l’impératif de la relation déférente à l’égard de l’autre homme. Cela n’est rien de naturel, cette sortie de soi, au nom du droit d’autrui. Donc l’hébraïsme, et cela a été assez reproché aux Juifs (Claude Tresmondant a raison de dénoncer ce terme, lui préférant celui de Judéens) apporte une loi d’antinature, appelant l’humanité à ce que Freud a appelé la sublimation des pulsions, manière toute psychanalytique de parler de symbolisation, dont les œuvres de culture constituent l’expression la plus aboutie. En langage mystique, on pourrait parler de spiritualisation, cheminement qui culmine in fine dans la sainteté, laquelle représente, selon moi, la forme la plus haute de la singularisation personnelle. Avant de constituer un « fait historique », il conviendrait de voir d’abord dans cet état de choses l’expression d’un antagonisme ontologique, qui revêt par la suite différentes formes historiques. A cela s’ajoute en effet, sur le long terme, le tressage des différentes modalités historiques du refus du message hébraïque. L’historien Léon Poliakov, dont je fus l’un des collaborateurs dans ma jeunesse, a décrit ce processus au long cours, très complexe, dans l’importante Histoire de l’antisémitime. Ces différentes expressions de l’hostilité ont un point commun : la criminalisation du fait juif. Dans l’ordre : d’abord, la torsion que la polémique théologique contre le judaïsme, d’origine chrétienne puis musulmane, impose à la révolution catégorielle du monothéisme hébreu et judéen, ensuite la diabolisation d’un peuple d’exilés, par l’antisémitisme politique. Enfin, la diabolisation d’Israël par l’antisionisme radical. Ce qui est fascinant c’est le nouage, au cours de l’histoire du XXe siècle, de l’antisémitisme et de l’antisionisme, qui recycle et projette à l’échelle d’un jeune Etat, ce qui s’est dit pendant deux millénaires d’une diaspora entière. J’ai consacré de nombreuses études à démêler les mécanismes de cette logique inextinguible.
On rêverait d’un lieu où des gens éclairés et de bonne foi pourraient discuter et argumenter de toutes ces questions dans l’espoir de trouver une solution rationnelle : autrefois, ce lieu, c’était l’université… Les choses ont bien changé, non ?
Le rêve, comme l’oubli, sont deux fonctions du psychisme humain, et il est heureux que nous y soyons accessibles. C’est du rêve que procèdent les plus belles utopies, et d’une forme d’oubli, l’émoussement de la morsure que nous infligent les plus tenaces souffrances morales, comme les deuils traumatiques. Ce que j’ai appris de l’université, c’est, là encore, contre toute attente raisonnable, que cette instance qui devrait par essence être un espace sanctuarisé : celui de l’étude, de la connaissance désintéressée, et de la convivialité intelligente, ne vérifie rien de tout cela. Ce n’est d’ailleurs pas une exception contemporaine, mais un invariant de l’histoire des universités dans les époques de crise, ou d’involution totalitaire. Comme je l’ai rappelé dans une analyse récemment parue dans la presse1, les universités ont été les principaux laboratoires du suivisme, du conformisme, et de la mise au pas du collectif, à l’époque des régimes autoritaires. Cette constante ne souffre pas la moindre exception : ce fut le cas à l’époque stalinienne, ce fut le cas sous les régimes du despotisme oriental de teinture marxiste, ce fut le cas sous le régime de Vichy, ce fut le cas sous le régime national-socialiste. Par exemple, le fait que Martin Heidegger ait accepté la fonction de recteur de l’université allemande, en 1933 – même s’il en a démissionné par la suite – montre bien que les représentants de l’élite sont les premiers garants de l’ordre. En France, cela fait un quart de siècle, que les universités publiques – de lettres notamment – sont devenues les matrices du nouvel antisémitisme, du nouveau prêt à penser antijuif. Cela signe-t-il un changement ? Il faut rappeler que la politique a fait son entrée dans les universités en 1968, sans doute avec une part de bonnes raisons ; mais depuis lors, ce qui était un facteur de conscientisation (des inégalités, de la sclérose de certaines disciplines et manières de transmettre, du mandarinat dans ce qu’il pouvait aussi avoir d’arbitraire ou de discrétionnaire, etc.) s’est mué en contexte de délitement d’une part des chaînes de transmission, d’autre part de l’éthique de la connaissance : wokisme, décolonialisme, néo-racisme, néo-féminisme mysandre, inclusivisme, idéologies du genre, et autres conséquences d’une déconstruction nihiliste, se sont érigés en nouvelle normativité. Mais je veux aussi croire que le nihilisme est par définition voué à s’autodétruire, et qu’il en résultera une nouvelle ère de renaissance. D’ici là, nous devons assumer un travail de veille et de vigilance, quitte à passer pour ‘’rétrogrades’’. Mais comme vous le savez, les véritables révolutions sont toujours venues de l’esprit de la tradition. Les idées neuves ne sont jamais le fruit du spontanéisme.
Alors qu’un malheureux touriste allemand a été tué et que deux autres personnes ont été blessées, samedi soir, dans une attaque islamiste au couteau près de la tour Eiffel, le président Macron a demandé à Elisabeth Borne de tenir une réunion ministérielle extraordinaire cet après-midi. Le parquet national antiterroriste donnera de son côté un point presse, à 19h30. Après l’attaque, médias et politiques se sont empressés de nous dire que le suspect interpellé était de nationalité française, se prénommait Armand et était bien connu. Oui, mais ses deux parents sont Iraniens et il se prénommait en fait Iman jusqu’en 2003. Fiché S, on le laissait se promener dans Paris. Billet d’humeur.
« Allah Akbar », une victime lardée de coups de couteaux et l’on retient son souffle en attendant l’identité du ou des assaillants. Et même quand le ou les prénoms tombent, Momo Mumu Mama, on tortille des lombaires en parlant de Français nés en France, de double-nationalité, pour ne jamais dire arabe. Étrange pudeur, aussi répétitive que le nombre d’innocents tombés sous un schlass. Bizarre tabou, pour ne pas évoquer une fois pour toutes, le problème posé par les… Perses. Pour une fois, le tueur au couteau du pont Bir-Hakeim n’est pas arabe, il est Iranien. On ne s’en sort plus! Si, depuis des années, les meurtres se multipliaient avec toujours le même mode opératoire, une victime finie à coups de figatellu au cri de “evviva u Babbu”, personne n’hésiterait à dire, “encore un coup des Corses”. Si on retrouvait régulièrement des morts étouffés avec un béret au fond de la gorge aux sons de “gora ETA”, à l’unanimité on conclurait à une attaque des Basques. Et si des étranglements se perpétraient avec une corde de guitare sèche aux rythmes des ‘”djobi-djoba”, on serait tous d’accord pour désigner les gitans. Mais pour les Arabes et leur maudit couteau, toute une sémantique alambiquée se met en marche.
72 vierges… L’anarcho-mécréant que je suis, conscient de ses racines chrétiennes, manifeste toujours une grande méfiance à l’égard des religieux de tous les cultes. Seuls les bouddhistes trouvaient grâce à mes yeux. Habiter à 4200 mètres sans ascenseur, se balader sapé comme une orange de Floride, attestent d’un détachement au monde matériel qui force le respect à défaut d’adhésion. Mais depuis que j’ai vu le Dalaï-Lama se comporter comme un gros dégueulasse avec un gamin j’ai l’orange amère. Restait l’islam et sa promesse des 72 vierges. Avant d’aller me faire sauter j’ai bien relu le bon de promotion pour en déceler l’escroquerie. Bon, vierge ou pas, c’est déjà difficile d’en supporter une, alors 72… Mais le pire c’est qu’il n’est jamais précisé si on n’a pas à faire à 72 tromblons imbai… Le diable se cache dans le détail.
Borne dégaine la vapoteuse. “Nous ne cèderons rien aux terroristes”. Le communiqué signé Elisabeth Borne a provoqué un vent de panique chez les terroristes, peu habitués à une réponse aussi cinglante, à une menace de représailles aussi violente qu’imminente. Vapoter nuit dangereusement aux islamistes. Un fiché S a encore frappé, à se demander si ce morceau de papier n’est pas un permis de tuer, s’il n’est pas temps pour Borne de changer de cartouche ou de parfum. À quoi sert ce fichier si on ne peut ni les enfermer, ni les surveiller tout en “ne cédant rien”.
Paris 2024. Comme si les arguments de la mairie de Paris ne suffisaient pas à faire fuir la capitale, les barbus s’emparent du dossier J.O. en s’en prenant aux touristes. “L’important, c’est de participer” disait Coubertin. “L’essentiel c’est de ne rien céder” a dit Borne. “Des Jeux à couper le souffle” prédit Charal en mode hallal…
Télévision. Philippe Bilger nous partage son coup de cœur pour la série « D’argent et de sang » de Xavier Giannoli, diffusée par Canal+.
Il faut que j’arrête avec ce syndrome qui m’a conduit trop souvent à juger médiocres les œuvres de fiction françaises, les scénarios et les dialogues à la télévision, notamment par comparaison avec certaines réussites américaines ou britanniques. Longtemps j’ai eu tendance à considérer que j’avais raison tant manquaient l’invention, le sens narratif, la qualité technique et l’excellence des acteurs. Il me semble que si je continuais sur cette pente, j’appartiendrais à la catégorie des grincheux professionnels. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé chaque année par le choix des films au Festival de Cannes, la composition du jury, l’atmosphère, dans le meilleur des cas, élégamment vulgaire et corporatiste de cette manifestation et en définitive par les prix décernés. Rien qui émane de ce monde festif qui prend ses goûts pour une adhésion universelle, alors qu’ils privilégient l’outil au détriment du fond, de la profondeur et de l’absence d’ennui, ne suscite l’approbation totale, une admiration indiscutable. Beaucoup de films français, il est vrai, ne sont pas loin de confirmer mon sens critique. Faiblesse des scénarios, dialogues pauvres (quand on les entend), appétence obscène pour la nudité des actrices, rarement nécessaire, lenteur du rythme, particularismes et incongruités aussi éloignés de l’art universel que Marc Lévy de Marcel Proust, sentiment, à leur sortie, que l’histoire s’oubliera vite, se perdra parce que rien ne nous aura accrochés à elle.
Le cinéma français subventionné, ce Titanic
Il y a évidemment des exceptions mais pour un Emmanuel Mouret, un Xavier Beauvois, que de réalisateurs se piquant aussi d’être scénaristes, que de scénaristes croyant être cinéastes, et perdant sur les deux tableaux au détriment d’un spectateur tout étonné que le CNC ait permis à cette imperfection d’être présentée au public ! Et on dit avec forfanterie que notre système, ne faisant courir de risque qu’à ceux se déplaçant pour voir les films, a sauvé le cinéma français ! Il y a des naufrages souhaitables…
On pourra me comprendre alors quand j’affirme le bonheur de pouvoir accueillir chez soi, dans un confort où on n’est gêné par rien ni personne, des séries qu’on a pu choisir spontanément ou sur les conseils d’un entourage à la curiosité plus étendue que la mienne.
Ainsi, avant d’aborder mon coup de cœur essentiel et qui est exclusivement français, je voudrais – j’arrive probablement très en retard avec mon enthousiasme, la série datant déjà – attirer l’attention sur « Beckham », quatre épisodes d’à peu près une heure chacun. La relation du grand footballeur anglais avec un père à la fois dur et aimé lui faisant répéter interminablement ses gammes quand il était petit, le génie des corners, des coups francs, des centres, des très longues passes, son lien extraordinaire avec l’entraîneur Alex Ferguson, le beau gosse, l’élégant véritable gravure de mode, le couple mythique avec son épouse, ses coups du sort sportifs, sa patience, sa résilience, leur vie familiale avec leurs enfants adorés emmenés partout, une sérénité pour cet homme s’étant avoué « sans intelligence » et pourtant admirable par certains côtés. Ceux qui tourneraient en dérision ma passion pour cette série auraient bien tort : elle dépasse de très loin le football.
La fraude à la taxe carbone racontée par Fabrice Arfi
Arrivons à ce miracle français qu’est « D’argent et de sang », une perfection d’intelligence, de narration, de limpidité, avec des acteurs au comble de leur art : d’abord Vincent Lindon époustouflant, Ramzy Bedia, Niels Schneider, André Marcon et tous les autres incarnant avec force et sensibilité des personnages contrastés. Il s’agit d’une énorme escroquerie à la TVA, « fraude à la taxe carbone » dont j’avoue que sa représentation médiatique ne m’avait pas immédiatement mobilisé. Mais dès le premier épisode regardé presque au hasard j’étais pris. Impossible de ne pas voir très vite les cinq autres ! Devoir attendre la suite jusqu’en janvier est insupportable.
Cette série est extraordinaire parce qu’elle raconte des événements réels (adaptés d’un récit de Fabrice Arfi) – et bien sûr la réalité dépasse la fiction – mais avec le travail de deux scénaristes inspirés, dont Xavier Giannoli également réalisateur, qui ont su donner à ces péripéties intenses, dramatiques, passionnantes, d’argent et de sang, de rires et de larmes, une tonalité à la fois exacte et revisitée avec une limpidité et une accessibilité sans égales. Avec des acteurs autorisant une sublimation artistique des bons comme des méchants. Et, surtout, le sentiment si rare, dans les œuvres françaises, de favoriser une profonde admiration pour le camp du Bien et également une volonté affichée de faire connaître les rouages de services douaniers et ministériels, et ses fonctionnaires parfois frileux, passifs, méprisants. Hâte que la prochaine année nous fasse don de ce beau cadeau : les six épisodes qui restent.
Franz Bartelt, chasseur de citations et expert en déboires ménagers, a réuni ses trésors dans un almanach publié aux éditions de L’Arbre Vengeur. À mettre impérativement sous le sapin !
Nous entrons dans les dernières semaines des achats avant la Noël. Si vous ne deviez offrir qu’un seul livre, loin des primés d’automne et des marchands de la nativité, optez pour un écrivain des environs de Charleville-Mézières, un collecteur de papiers recyclés, un dénicheur de faits-divers qui déraillent, un enlumineur des petits matins brumeux saisis dans le reflet du zinc et d’une départementale patibulaire. Nous sommes au croisement de Topor et de Perros, sous le regard bienveillant d’Alexandre Vialatte, avec des accents Pirottiens dans les graves ; un bazar ambulant, plutôt une foire des mots où la littérature ne se hausserait pas du col, ne se ferait pas plus pimbêche qu’une autre. Mais, elle est bien là, elle transparaît dans chaque chronique, billets doux ou réflexions vaches, notes éparses et embardées de printemps. Ce journal de bord oscille entre un mémoire en « farce et attrape » et la pudeur d’un styliste du quotidien. Il court de septembre 1984 à décembre 1999, d’Huguette Bouchardeau à l’environnement jusqu’à la grande tempête qui dévasta la forêt des Landes. Ce précis de nostalgie s’appelle Almanach des uns, des unes et des autres. Un titre filandreux à la Lelouch dont la quintessence sémantique est résumée ainsi : « Noter ce qu’on entend, ce qu’on pense de ce qu’on a entendu. Noter les anecdotes, au besoin les prolonger par quelques inventions accessoires destinées à les rendre utiles. Noter les rêves, c’est important : le meilleur point de départ d’une journée ».
Réjouissez-vous de passer toute l’année 2024 dans les phrases de Bartelt, d’y puiser chaque jour, votre ration d’étrange, d’amer, de bizarre, de sombre et de banal, et surtout de bancal devrais-je ajouter. Je ne vois pas un autre endroit où le temps bégaie avec autant d’esprit potache et de lucidité poétique. Moi, je l’ai lu d’une traite, non pas par professionnalisme, seulement par gourmandise, j’ai de l’appétit. Je ne résiste pas au fromage de tête et à la prose d’un Bartelt sauvage aussi fascinant et précieux qu’une huppe fasciée aperçue dans mon jardin des bords de Loire au sortir de l’été dernier. Il y a, à la fois, une majesté et une incongruité, dans sa manière de raconter l’éphéméride, d’égrener le calendrier à la Prévert, de se décoller d’une triste réalité pour grimper si haut. Quel drôle d’oiseau que ce Bartelt qui recense des noms d’écrivains, qui empile des morceaux de vie et emprunte les voies vicinales sans lesquelles l’existence serait morne comme le plateau d’invités d’une chaîne d’info continue. Son almanach est essentiel à celui qui veut fuir les actualités calibrées et les sermons des 20 h 00. Y cohabitent André Dhôtel, Hervé Vilard, Orlando, Sulitzer, Marchais, Rimbaud, les coiffeurs ou Platini ! Bartelt se définit à la date du 21 janvier 1998 comme un « étudiant en programmes télé », « j’aime (les) explorer d’avance, pour saliver, pour en espérer des jouissances considérables » nous avertit-il. De toute façon, un écrivain qui débute sa notule du 4 janvier 1990 par cet aphorisme : « Les Anglais ne mangent pas de cheval. S’ils n’ont qu’une qualité, c’est celle-là », a toute mon estime intellectuelle. Plus loin, il nous apprend qu’« un baiser diminue de trois minutes, en moyenne, la durée d’une vie », ce qui lui permet d’opérer un calcul savant sur l’échange des langues et les affres de la longévité. Pierre Dac n’est pas loin. Dans un précédent article consacré à cet Ardennais volant, j’avais utilisé l’expression « de guingois ». Elle me revient en pleine face. Bartelt pratique une forme d’humour à la jonction des Branquignols et de Kafka. Il met dans le même panier son copain Claude philosophe autrement plus capé que BHL, Bernadette Soubirous, la mort de François Mitterrand et les Jeux Olympiques de Nagano. Le 8 juin 1991, deux jours après la disparition d’Antoine Blondin, Bartelt n’a pu retenir ses larmes, « jusqu’au bout, il aura préféré les somptuosités noires du naufrage aux mesquineries du ratage » écrit-il, avec un toucher de plume tendre et révolté. Je vous laisse sur cette méditation du 18 juillet 1998 : « À les entendre, la plupart des écrivains ne sont pas lisibles. Si les écrivains ne savent pas lire les livres de leurs confrères, qui les lira ? »
Almanach des uns, des unes et des autres de Franz Bartelt – L’Arbre Vengeur
Emmanuel Le Roy Ladurie fut rendu mondialement célèbre avec un ouvrage… consacré à un village : « Montaillou, village occitan ». À la manière d’un Simenon, selon notre chroniqueur, il enquêta à partir d’indices jusqu’alors ignorés de ce qu’on appelait « la Grande Histoire » ; il se pencha sur les « travaux et les jours » et devint même un pionnier de l’histoire du climat ! Cet historien vient de disparaître et nous laisse une œuvre exigeante et humble tout à la fois.
Bénis le labeur des historiens de France…
Notre passé est comme une nature vierge. Dense, mystérieux, plein de broussailles, d’ombres, parsemé de quelques clairières d’où l’on peut apercevoir la lumière d’une réalité qui perce l’obscurité ; plein d’épines aussi, notamment quand il touche aux questions politiques et mémorielles… l’historien est son exploitant. Il cherche à en tirer sa matière première, le fait historique. Il y entre avec ses outils, son art du métier et sa propre éthique. Si l’agriculteur productiviste n’est pas tout à fait le vieux paysan, les historiens diffèrent aussi dans leur technique.
Tel praticien artificialise sa surface, déconstruit des représentations, revient orgueilleusement sur des préjugés, fait table rase de la mémoire accumulée comme on défricherait une forêt touffue. Il emploie alors sa machinerie conceptuelle et reconstruit l’histoire avec le regard et l’indignation des contemporains, comme on artificialise le sol avec les moyens modernes pour répondre à la demande alimentaire du consommateur. Un autre historien construit en collaborant avec la terre : c’est pourquoi il laisse parler les acteurs passés, ne néglige pas l’épais savoir transmis et respecte le rythme du temps sans recréer une histoire ou une nature, certes plaisante, mais entièrement neuve. Rupture avec la nature, ou le passé, qu’il faut artificialiser pour les uns ; collaboration avec la terre, ou la mémoire commune, pour les autres. Le patrimoine et la déconstruction. Cultiver l’histoire ou en créer une toute neuve.
Historien de l’agriculture et mémorialiste des paysans de France, Emmanuel Le Roy Ladurie a su tirer le meilleur parti des deux attitudes. Il faut croire que pour ce grand défricheur de mystères, la terre et l’histoire se sont penchées sur son berceau. Issu d’une riche famille de paysans normands, son père, Jacques fut d’abord ministre de l’Agriculture sous le premier régime de Vichy avant de rejoindre rapidement la résistance. Le jeune Emmanuel aura un parcours brillant ; khâgne à Henri IV, ENS rue d’Ulm, et signera sous la direction d’Ernest Labrousse (le patronyme sent aussi la terre) une thèse d’État (ce vieux format de recherche qui n’existe plus aujourd’hui et que l’on mettait 10 ans à écrire) sur le Languedoc. L’école des Annales régnait sur l’Université et Labrousse, comme Braudel et Febvre, en étaient d’éminents représentants. Ces derniers invitaient l’histoire à changer son échelle d’appréciation du temps, à délaisser sa « couche brillante etsuperficielle », autrement dit les évènements claquants, les grandes batailles, les grands drames… pour apprécier les mutations techniques, économiques et sociales, sans doute plus discrètes mais plus profondes. Et ainsi donner la parole aux masses qui, au jour le jour, œuvrent aux conditions matérielles plutôt qu’aux seuls grands hommes ou aux seules élites. Ladurie s’intéresse comme Braudel à la longue durée quand il écrit une histoire du climat ; domaine brûlant d’actualité et dont il est en histoire le pionnier. Dans son ouvrage, il explique les événements révolutionnaires par des évènements météorologiques, des mauvaises récoltes… plutôt que par la fatigue des rois ou le drame d’un conflit. Ses travaux sur la paysannerie française établissent des cycles économiques et sociaux de longue durée. Panorama inestimable : il survole plusieurs siècles et régions et nous montre une campagne française pleine d’histoires et de mouvements. Elle s’alphabétise à l’époque moderne, se christianise mais affronte les curés, creuse son sillon, modifie son cadastre et ses outils. Nous voici loin de l’image d’une campagne inerte et insensible au vent de l’histoire.
L’enquêteur tous terrains
Il admettait qu’il existait chez les historiens des parachutistes, comme Michelet, cherchant à établir des grands panoramas – et son histoire de la paysannerie en est un – et des truffiers qui s’intéressent aux petites pépites et aux éléments insolites et secrets. Il a su délaisser volontiers le macrocosme social pour le microcosme villageois en écrivant le plus célèbre ouvrage d’histoire de ce genre avec Montaillou un village occitan, après qu’il a découvert sur un marché les registres inquisitoriaux de l’évêque de Pamiers, Jacques Fourier, futur pape Benoît XII. Ce Maigret de l’Inquisition sondait les reins et les cœurs des fidèles avec zèle, pour traquer en Languedoc début XIVème des restes d’hérésie cathare. Mais il regardait aussi les granges, les bottes de foin, les caves et les estives. Son témoignage prolifique dépasse les seules questions inquisitoriales et disciplinaires et abonde en détails sur les conditions matérielles d’existence, les humeurs, les joies et les peines des paysans.
Le Roy Ladurie sera le Simenon de ce Maigret et décrira la mystérieuse condition des paysans médiévaux avec la même précision employée par l’auteur de romans policiers pour décrire la société provinciale des années 1950.
L’homme multidimensionnel
Dans une œuvre variée, atypique et inclassable, ce grand historien est aussi revenu, en fin de carrière, à la « couche brillante et superficielle de l’histoire », que dénonçaient ses maîtres des Annales, avec une lumineuse et synthétique Brève histoire de l’Ancien Régime. L’ampleur du travail lui permettait, en intellectuel reconnu, d’avancer quelques idées dépassant son champ de recherche académique, notamment dans plusieurs essais historiographiques importants comme Le territoire de l’historien. Son parcours politique n’est pas en reste. Le marxisme a fait le lit de son approche socio-économique ; il en a connu l’âge d’or rue d’Ulm et adhéré au PCF avec beaucoup de camarades comme François Furet. Il a partagé avec ce dernier ses engagements de jeunesse mais aussi son évolution : plus conservateur en fin de vie, loyal à la tradition familiale, il fait partie des rares intellectuels à avoir appelé à voter Sarkozy en 2012. En religion, s’il s’était un temps éloigné de la foi, ce fut pour mieux y revenir, jugeant cependant l’évolution de l’Église « autodestructrice », en particulier l’allégement de la liturgie et le dédain pour la religiosité populaire. Il est frappant de voir que cet homme brillant intellectuellement se refusait aux grandes considérations théologiques et comparait sa pratique à la « foi du charbonnier ». Pratique que n’aura pas démentie la réconciliation qu’il opéra entre le praticien et son objet d’étude, celle-là même qui présente finalement l’histoire comme un honnête labeur.
Financée par la Mairie de Paris, la Ligue de l’Enseignement administre les centres d’animation culturelle et d’éducation populaire Paris Anim’. Dans cette immense structure censée faire « rayonner la laïcité », l’islamisme a fait son nid.
En juin 2022, la région Île-de-France a suspendu sa subvention à la Ligue de l’Enseignement, après des propos «contraires aux valeurs de la laïcité et de la République » tenus par sept lycéens encadrés par cet organisme, lors d’un concours d’éloquence sur la laïcité, à Saint-Ouen[1]. Ses protégés avaient notamment déclaré que «la laïcité est le cercueil des femmes », ou encore, que« la laïcité est une forme de dictature ». Un bon point pour la Région qui a promptement réagi. Seulement, cette vénérable association est l’une des structures qui travaillent pour les centres Paris Anim’. Mais la Ville de Paris n’a pas coupé ses subventions.
Le mois dernier, l’un de nos fidèles lecteurs, passant devant le Centre Paris Anim’ Ken Saro-Wiwa, situé dans le 20e arrondissement, découvre qu’une femme en hidjab occupe le poste d’accueil (nos photos ci-dessous). Le lendemain, notre lecteur y entre pour obtenir quelques éclaircissements. Une femme voilée, à l’accueil d’un établissement culturel appartenant à la Ville de Paris, n’est-ce pas contraire au principe de laïcité? On lui répond que s’il a un problème avec le voile, ça ne regarde que lui, et que, de toute façon, la jeune femme en question n’est pas une employée du centre.
Assurer le « rayonnement » de l’idéal laïque
La Fédération de Paris de la Ligue de l’Enseignement indique, sur son site internet: « Les centres Paris Anim’ sont des structures de proximité appartenant à la Ville de Paris. Au sein de ces structures, nous mettons en œuvre un projet d’éducation populaire, développant l’accès aux loisirs, à la culture, à la citoyenneté et à la vie associative ». La capitale compte une cinquantaine de ces centres, et quelques 60 000 personnes participent à leurs activités chaque année. Créée en 1866 par le pédagogue Jean Macé, la Ligue de l’Enseignement est forte de 382 associations partenaires à Paris. En langue inclusive, elle dit « s’inspirer de l’idéal laïque et contribuer à en assurer le rayonnement », agir « pour une éducation complémentaire à l’École, le développement de la vie associative parisienne, l’accès de tou·tes à la culture, au sport et à des loisirs de qualité, la formation et la mobilisation des citoyen·nes », elle se vante toujours de son « partenariat historique avec l’école publique », lequel lui permet de rencontrer « des élèves dans les établissements pour accompagner des concours et des projets ou former des acteurs éducatifs. » À partir de 1945, elle est en effet l’un des principaux agents de l’égalitarisme, puis du pédagogisme et de l’anti-élitisme qui ont conduit à la destruction de l’École républicaine. La Ligue de l’Enseignement a été l’un des principaux agents de propagation de l’égalitarisme, donc de la catastrophe scolaire.
Centre Ken Saro-Wiwa, Paris 20ème. Novembre 2023 DR
Je me suis rendu dans trois centres parisiens, Mathis, Curial et Rébeval, tous situés dans le 19e arrondissement. On m’y a expliqué que les locaux appartiennent à la Ville de Paris, mais que les employés ne sont pas des agents de la Mairie. « Tous les centres sont subventionnés par la Ville, sinon on ne pourrait pas fonctionner ! », lâche une hôtesse. Affirmant être « en délégation de services publics » en tant que « salariée de la Ligue de l’Enseignement », une employée définit la Ligue de l’Enseignement comme une « association d’éducation populaire qui défend des valeurs, notamment la lutte contre les discriminations ou la laïcité.» Reste que l’argument donné à notre lecteur concernant le centre situé 63 rue de Buzenval (« ce n’est pas une employée »), manière de dire que la femme de l’accueil n’est pas soumise aux règles de laïcité, n’est pas pertinent. Si ce n’est pas une employée, que faisait une visiteuse à un poste d’accueil ? Était-ce une usagère du centre égarée, venue suivre quelque formation en informatique ? D’autant que ce n’est pas la première fois qu’on aperçoit ce hidjab à cette place. Et, même s’il s’agit d’une usagère de l’association, la Charte de la laïcité dans les services publics stipule que la laïcité s’applique autant à un agent de service public qu’à un usager. Si, pour l’agent, « le principe de laïcité lui interdit de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions », de leur côté, les usagers « ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public » et « doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme ».
Une dérive idéologique
Nous avons contacté la Fédération parisienne de la Ligue pour savoir si ses salariés sont autorisés ou non à porter des signes religieux prosélytes. Sa réponse: « Les salarié·es sont tenus de respecter nos engagements en matière de laïcité. » Mais encore ? Nous l’avons relancée avec l’interrogation suivante, plus précise : « Peut-on occuper un poste d’accueil dans un centre Paris Anim’ tout en étant voilée ? » Toujours pas de réponse à ce jour.
Cette situation n’est pas étonnante, quand on se penche sur l’idéologie de la Ligue. Suite à l’interdiction de l’abaya dans les écoles, elle a publié, le 6 septembre, un communiqué de presse[2] dans lequel elle « exprime son inquiétude devant les démonstrations de fermeté sélectives en matière de laïcité et de séparatisme», préférant s’attaquer à « l’enseignement privé religieux, le plus souvent catholique » qui représenterait « un instrument de sélection scolaire et sociale », déplorant une « fermeté laïque toujours réaffirmée à l’adresse des musulmans » et dénonçant la «communication qui instrumentalise les peurs et les fantasmes plutôt que de combattre les ignorances et les préjugés ».
Autre élément intéressant et révélateur, sur le site de la Fédération de Paris, une rubrique intitulée « Les sites de la Ligue », dévoile les sites internet gérés par la Ligue et – oh surprise – deux d’entre eux sont hébergés par le média d’Edwy Plenel. Le premier, « Mediapart-Laïcité », a particulièrement retenu notre attention. Il est régulièrement alimenté par Charles Conte, présenté comme chargé de mission à la Ligue de l’Enseignement. Dans ses articles, ce militant demande aux écoles privées de « jouer le jeu de la mixité scolaire », dénonce la présence du président Macron à la messe célébrée par le Pape François à Marseille, et qualifie l’interdiction de l’abaya de « vaste campagne antimusulmane ». Par honnêteté intellectuelle, mentionnons que, le 9 mai, Charles Conte a aussi publié un billet dans lequel il prenait la défense de Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort et placée sous protection policière après la publication de son livre Le frérisme et ses réseaux, l’enquête. La Ligue pourrait d’ailleurs à profit se pencher sur les travaux de l’anthropologue ; ils nous rappellent que le port du voile, notamment dans la jeunesse, n’est pas toujours une simple adhésion à une prescription religieuse, mais relève souvent de l’acte politique, militant, revendicatif, visant à progressivement conquérir l’espace public. On nous répliquera que ceux qui théorisent un entrisme communautaire et qui ont en tête un projet politico-religieux conscient ne sont qu’une minorité. Ce qui est probablement vrai. Cependant, de nombreux musulmans baignent en réalité déjà dans un « frérisme d’atmosphère », largement présent sur internet et les réseaux sociaux. Et l’objectif des radicaux est de faire tomber les digues les unes après les autres, pour s’emparer, par capillarité si j’ose dire, de la société. À chaque fois, on dit aux citoyens qu’il s’agit d’un simple vêtement, qu’il ne faut pas s’y attarder… mais, les reculades s’additionnent et annoncent les victoires prochaines des adversaires de la laïcité.
Vraisemblablement, la Mairie de Paris n’est pas choquée qu’on puisse être accueilli par une femme en hidjab dans ses centres Paris Anim’, elle ne l’est pas plus des dérives de l’enseignement prodigué par la Ligue qui continue d’être un partenaire de la Ville. C’est peut-être aussi ça, le fameux vivre-ensemble !
Dans un film d’une grande douceur, un cinéaste iranien en exil nous conte la vie d’une Afghane en exil travaillant dans une fabrique de fortune cookies
Film en noir et blanc, image format carré (4/3), plans fixes, exclusivement : Fremont – le nom du bled californien proche de San Francisco fournit le titre – cumule tous les attendus du cinéma indépendant US. Fremont a d’ailleurs obtenu le Prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville, cette année.
Loin des Talibans
Simple employée dans une petite fabrique de cookies tenue par une famille asiatique, Donya, 20 ans, servait de traductrice aux troupes américaines en Afghanistan ; à l’heure de la défaite, elle a eu la chance de pouvoir fuir Kaboul à temps et d’être exfiltrée aux Etats-Unis par l’armée, échappant ainsi de justesse à la vengeance des Talibans vis-à-vis des « traîtres ». « Je serais allée n’importe où, au Salvador, en France, en Espagne ! ». Depuis, elle dort mal – comme nombre de ses compatriotes traumatisés par le totalitarisme islamiste et par l’exil consécutif. Inutile de préciser que la belle Donya ne porte ni abaya, ni tchador, ni burqa, ni voile.
Anaita Wali Zada (c) JHR FILMS
Par un subterfuge, elle obtient une consultation chez un psy, son seul but étant d’obtenir du praticien une ordonnance pour des somnifères. Mais le psy consent de bonne grâce à multiplier pour elle les séances à titre grâcieux, quitte à déroger au protocole… Lisant à la jeune fille des passages de son livre favori, Croc Blanc, le roman de Jack London, il trouve lui-même son compte dans cet exercice où deux solitudes en viennent à se comprendre. Tandis que Donya, par ailleurs, se lie à l’une de ses collègues de travail, une marginale, grassouillette à piercing, qui tente elle-même de trouver l’âme sœur dans d’improbables rencontres en ligne. Chargée jusqu’alors de rédiger les petits messages prédictifs recélés dans l’emballage des cookies, la vieille mère du patron décède brusquement, la tête fichée dans son clavier d’ordinateur : le patron propose alors à Donya de la remplacer dans cette tâche. Elle s’en acquitte avec beaucoup de talent. Sur l’un de ces minuscules bouts de papiers elle a inscrit son numéro de téléphone… Opportunité d’une rencontre, au bout du chemin ?
Regard ironique et distancé
Sans mièvrerie, Fremont distille non sans malice une empathie rafraîchissante pour ses personnages (voire même indulgente pour ce qui est de l’épouse du patron, cantonaise revêche et rapiate), portant sur les illusions du « rêve américain » un regard ironique et distancé. Iranien exilé en Angleterre, Babak Jalali, dont c’est le quatrième long métrage, a su écrire, aidé de sa scénariste Carolina Cavalli, un film très cohérent sur le plan formel, mais surtout marqué du sceau de la bienveillance – chose assez rare dans le cinéma, en 2023. Par les temps qui courent, cette douceur est bonne à prendre.
Fremont. Film de Babak Jalali. Etats-Unis, noir et blanc, 2023. Durée : 1h31. En salles le 6 décembre 2023.
Le spectateur engagé est mort il y a quarante ans. En s’opposant à la doxa bien-pensante, cet intellectuel rationnel et clairvoyant a dénoncé l’aveuglement idéologique de la gauche. Alors que les diktats communistes d’hier sont devenus les injonctions wokes d’aujourd’hui, sa pensée est cruellement actuelle
Il y a quarante ans disparaissait Raymond Aron (mars 1905 – octobre 1983). Normalien et agrégé de philosophie, au temps où ces diplômes avaient une valeur, titulaire de la chaire « Sociologie de la civilisation moderne » au Collège de France à une époque où un esprit libéral pouvait être sociologue et aussi faire cours au Collège de France, trente ans éditorialiste au Figaro au temps où l’on achetait la presse écrite, spectateur engagé mais fantasmé en conseiller du prince quand il y avait encore des conseillers pour les princes et, surtout, des princes pour les conseillers, il fut l’un des esprits les plus remarquables de la France d’avant. Intellectuel anticonformiste, à la confluence des sciences sociales et politiques, de l’histoire et de la philosophie, il marqua une époque où certaines figures se pliaient encore à l’exigence de la conversation et où l’anticonformisme dénonçait l’aveuglement d’une intelligentsia communiste et communisante tout à sa construction fanatique ou complaisamment littéraire de la réalité.
Quand le réel ne s’expliquait pas par les ressentis
Cette époque est en grande partie révolue. Les intellectuels sont devenus des experts et la pensée s’est subdivisée en de multiples microspécialités étanches. La confluence des disciplines et des outils rationnels de compréhension du monde s’est muée en une convergence d’un nouveau type, l’intersectionnalité, carrefour pluridisciplinaire des ressentis et des jérémiades victimaires élevés au rang de système d’explication de tout. La conversation, nécessairement âpre pour être fructueuse, a été remplacée par l’invective et l’injure, doux héritage du monologue sartrien : moi qui ai raison et tous ces chiens qui ne partagent pas mon avis. Quant à l’anticonformisme, il est devenu une sorte de rupture conventionnelle prévue par la société elle-même : subventionner la dissidence et attribuer des homologations en pensée « disruptive »sont les meilleurs moyens de consolider les bases du mainstream.
Une constante néanmoins, au milieu de tous ces bouleversements : le persistant aveuglement de ce « vague ensemble » de la gauche (délicieuse expression aronienne) toujours convaincue de sa supériorité morale et qui continue à juger « préférable d’admettre non pas la réalité mais la réalité telle qu’elle serait si elle était conforme à ses désirs ». La lecture, en 2023, de L’Opium des intellectuels(1955) et du Spectateur engagé (1981) est saisissante d’actualité : personne mieux que Raymond Aron n’a brossé avec autant de clarté le portrait idéologique de ces belles âmes, « impitoyables aux défaillances des démocraties mais indulgentes aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines ». Les bonnes doctrines d’aujourd’hui (écoféminisme, transgenrisme, intersectionnalisme, etc.) ont des noms en –isme à géométrie variable, mais àegométrie invariable. Elles hurlent ensemble aux inégalités structurelles, au racisme systémique et à l’incurie écologique, vomissent la VeRépublique et l’Anthropocène, mais justifient l’agressivité des rapports humains, la haine des riches et des classes moyennes, la sédition politico-religieuse, les émeutes urbaines et le vandalisme dans les campagnes, la hargne entre les sexes, l’hystérie du genre, le retour de la notion de race et l’éco-anxiété. Ces bonnes doctrines n’ont pas encore fait des dizaines de millions de morts comme le communisme, mais elles ont obtenu la mort sociale de nombreux universitaires, réécrit les livres d’histoire, les manuels scolaires et les livres pour les tout-petits. Elles ont repensé l’école, le monde du travail et les loisirs, enfermé les gens dans un quant-à-soi prudent, transformé des faits de société alarmants en faits divers dérisoires, tout en inscrivant le racisme, le sexisme, l’islamo-grosso-trans-phobisme comme crimes quotidiens contre l’humanité. Elles ont suspecté la haine de l’Autre dans l’indécrottable attachement à notre culture, demandé aux plus jeunes de ne plus rêver d’avions, aux adolescents d’avoir peur pour leur avenir et à leurs parents de prouver leur progressisme.
La gauche et la condamnation du réel
« Tout peut se reproduire en histoire », « nos sociétés sont toutes menacées par les systèmes totalitaires », disait Raymond Aron. Il était bien placé pour le dire ayant vécu, à lui seul, cinquante ans d’histoire, de la Grande Guerre à la guerre d’Algérie. Clairvoyant sur la montée du nazisme et la catastrophe à venir lors de son séjour en Allemagne entre 1930 et 1933, exaspéré de voir qu’avec le marxisme-léninisme, l’intelligentsia retombait dans le piège du totalitarisme au nom, cette fois, d’une doctrine généreuse, il a pensé le déni, qu’il nommait « la condamnation du réel », comme un élément constitutif des idéologies de gauche. Contestation du lien entre réalité et vérité, le déni est aujourd’hui le métavers idéologique à travers lequel nous sommes priés de voir ce que nous sommes contraints de souhaiter. Cas d’école en la matière : « Les résultats du baccalauréat de juin dernier sont un peu inférieurs à ceux de 2022, ce qui prouve que le baccalauréat est un examen exigeant » (Pap N’Diaye, ancien ministre de l’Éducation nationale).
Au-delà de l’hommage qu’on lui doit, lire Raymond Aron est, plus que jamais, un exercice d’hygiène intellectuelle. En ces temps ensuqués par l’hyperinclusivisme émotionnel et les messianismes de caniveau, la pensée rationnelle d’un homme qui, sa vie durant, s’est refusé à jouer à la conscience universelle et a rappelé à qui ne voulait surtout pas l’entendre que le réel est complexe et équivoque, est une consolation et une voie à suivre.
« Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité. » Le jour où des adolescents se promèneront avec cette phrase sur leur T-shirt, la partie sera, peut-être, gagnée.
Nolwenn Pétoin est professeur de philosophie et signe "Érotique de la vie domestique". DR.
Avec Nolwenn Pétoin, l’ennui n’est pas de mise. À l’issue de la lecture de ses propos iconoclastes, la perception de votre paysage domestique sera changée.
Dans la profusion de livres, il arrive de tomber sur un ovni. C’est le cas avec l’ouvrage de Nolwenn Pétoin. Déjà le titre, provocateur : Érotique de la vie domestique. Ne vous attendez pas à un traité érotique écrit à la manière de Georges Bataille. Ici, l’érotisme ne débouche pas sur la noirceur et la mort, mais la vie solaire. Nolwenn Pétoin est née en 1983, à Saint-Malo. L’air marin, probablement respiré sur le Grand Bé où est enterré Chateaubriand, a fortifié son style. Agrégée de philosophie, son propos est iconoclaste, plein d’humour, et parfois ponctué de métaphores audacieuses. Vous l’aurez compris : l’ennui n’est jamais de mise. Et pourtant, Nolwenn nous invite à rester dans notre chambre, « une chambre à soi », comme le réclamait Virginie Woolf. L’homme pressé va demander : « Que faire chez soi, que faire de cette chambre ? »
Congédions les passions tristes
C’est tout l’enjeu de ce livre audacieux qui propose de tout repenser dans le but de nous conduire à la sagesse et à l’épanouissement de soi. C’est frais, à la fois tonique et doux. Dans un monde en proie à la barbarie, l’univers quotidien, avec ses tâches qu’on juge lassantes, doit nous permettre de nous recentrer et de jouir de cette vie domestique dans ce qu’elle a de plus trivial. Ce n’est pas évident, car il convient de la réinventer.
Tout part donc de la chambre, qui doit être noire, c’est-à-dire qu’elle va révéler ce que nous sommes réellement. Notre chambre sert à « dormir, dire des bêtises, jouer de la musique ou travailler à notre « grand œuvre ». Nous asseoir et dilapider notre temps. » Nous allons congédier les passions tristes. Au passage, l’auteure révèle qu’elle a vécu dans sa chambre durant trois ans. Elle n’allait pas au lycée, mais elle travaillait « avec un sérieux suffisant ». Sûrement protégée des scories d’un enseignement idéologique, très éloigné de la nature et de ce hennissement de vitalité prôné par Nietzsche. Dans sa chambre, qui ressemble à celle du poète René Baer, mis en musique par Léo Ferré, l’auteure expérimente une catharsis qui lui permet un nettoyage spirituel salvateur. Il reste alors à mettre en valeur le corps, à l’entretenir avec des produits frais, cuisinés avec respect et lenteur, à le caresser sans le brusquer. Nolwenn Pétoin nous convie à retrouver le vibrato de nos cinq sens. Ce que nous cuisinons, par exemple, est un révélateur de ce que nous sommes. Elle écrit : « La cuisine aussi est un style, qui exprime l’ensemble du spectre d’une présence. C’est l’ombre portée de notre vie que nous mangeons. » Elle note qu’il y a « un plaisir de moine à découper les légumes. Leur fraîcheur et leur humidité, leur innocence et leur bonne grâce rendent l’éminçage hypnotique. » Les mots sont choisis avec précision. La cuisine est un art, souligne-t-elle encore. Au passage, elle en profite pour donner la définition de l’artiste. C’est celui qui se libère des règles apprises pour entrer dans un jeu créatif jamais exploré. Nolwenn Pétoin avoue que son alimentation est « non violente », donc végétale et bio, mais elle ne culpabilise pas ceux qui « rôtissent des hécatombes sur l’autel de la convivialité humaine ». Aucun anathème lancé, mais une revendication, celle de la bonté : « Respecter l’humanité en soi, c’est choisir ce que, seuls parmi tous les animaux, nous sommes libres de choisir : l’amour de tout ce qui vit et la compassion, par-delà l’aveugle violence de la chaîne alimentaire. » Et de conclure : « J’aime mieux manger ce qui veut l’être, comme les fruits, dont la pulpe sucrée n’a d’autre vocation que de nous séduire. » Cela résume parfaitement l’entreprise, tendre et sensuelle, de l’auteure.
À la fin de l’ouvrage, à offrir à tous les grands agités, la perception de notre paysage domestique sera singulièrement transformée, et notre vie aura gagné en plénitude subversive.
Nolwenn Pétoin, Érotique de la vie domestique, préface de Kankyo Tannier, Le Passeur Éditeur.
La semaine où le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, présente son plan anti-tabac liberticide, Elisabeth Borne se fait sermonner à l’Assemblée nationale par une élue de l’opposition, l’infirmière « insoumise » Caroline Fiat. « La loi est la même pour tout le monde ! » a lancé la députée, trop contente de pouvoir coincer le Premier ministre qui vapotait dans l’hémicycle.
Trop souvent, nous demeurons sans voix devant l’extraordinaire sens des priorités dont nos gouvernants font preuve. Tout un chacun conviendra sans peine qu’il n’y avait rien de plus impérieux, de plus urgent que de concocter une loi visant à interdire de fumer à la plage. Il y va, nous assure-t-on, de la santé de nos bronches et du bon exemple à donner aux bambins affairés à bâtir – eux aussi, comme si souvent ces mêmes gouvernants – sur du sable. D’ailleurs, avec la loi nouvelle, il serait également prohibé à l’avenir de pétuner – comme on ne dit plus de nos jours, hélas !- aux abords des monuments publics et, plus particulièrement, si nous avons bien compris, des lieux que fréquente la belle jeunesse de ce pays : écoles, centres de vacances, patronages (s’il en subsiste), centres aérés et, bien entendu, les points de deal dont on sait combien ils sont prisés de certains jeunes qu’il serait très injuste – et discriminant – de tenir à l’écart de ces mesures de salubrité publique.
Monsieur le ministre de la Santé a exposé par le menu les tenants et aboutissants de son urgentissime croisade devant les parlementaires. Le lendemain, une députée de la France Insoumise lui succédait à la tribune. On s’attendait tout naturellement à la diatribe woko-gaucho-éructo habituelle, mais voilà bien que, sortant soudain de son répertoire de référence, la dame s’interrompt et s’en prend très directement à Madame la Première ministre qui, ne prévoyant pas, elle non plus, devoir entendre quoi que ce soit de bien neuf, attendait tranquillou sur son banc que ça se passe. Elle patientait en vapotant, histoire de meubler le vide, vraisemblablement. Nous avons en effet un Première ministre vapoteuse. C’est sa marque distinctive. D’autres hôtes de Matignon se sont illustrés en leur temps, par exemple en s’attaquant pour de vrai au chômage, en tâchant de juguler l’inflation, voire en s’efforçant de remettre de l’ordre dans le Landerneau, de replacer l’école et son enseignement au centre du village républicain, l’actuel cheffe du gouvernement, elle, vapote. Sera-ce suffisant pour lui assurer une place dans l’histoire ? L’avenir nous le dira.
Obligée de m’interrompre dans mon discours pour demander à @Elisabeth_Borne d’arrêter de vapoter dans l'hémicycle ! "Ici on écrit la loi, on n'est pas au dessus des lois" Quel mépris ! pic.twitter.com/JWZ3PKkQez
Cependant, j’ai trouvé injustes et surtout inappropriées les remontrances de madame la parlementaire. Quelle mouche l’a-t-elle donc piquée d’aller ainsi titiller l’intéressée sur ce dont elle-même, son gouvernement, sa majorité, se sont fait une spécialité dans laquelle tous se montrent parfaitement insurpassables: l’enfumage?
Tout au contraire, il aurait été autrement piquant que l’oratrice encense l’intrépide pour ne pas craindre de jouer crânement la transparence en « enfumant » ainsi la représentation nationale au vu et au su de la France entière. Non point au figuré, en l’occurrence mais au sens propre. Si la chose, le geste, la pratique sont délibérés, on aura rarement vu une telle franchise, un tel panache (si, si..) à un si haut niveau de la sphère politique. Cela vous aurait alors un petit parfum d’aveu canaille, impertinent, mêlé d’un soupçon de pied de nez, de bras d’honneur presque bon enfant. Pour un peu on en sourirait. On applaudirait à tant de subtilité.
Est-ce que vapoter, c’est fumer ?
Cela dit, toujours dans le souci de coller à l’urgence des priorités, je pense que nous ne devrions pas tarder à voir se constituer une commission parlementaire ayant pour enjeu de démêler l’épineuse question de savoir si vapoter c’est fumer, puisque fumer est interdit dans l’hémicycle. Une loi ad hoc, peut-être? Un 49.3 ? Probablement. Quel qu’en serait le résultat, Madame la vapoteuse de Matignon aurait tout de même, croyons-nous, une petite chance d’entrer dans l’histoire. La loi porterait sans doute son nom.
Un peu comme la loi Marthe Richard, voyez-vous. On a les gloires qu’on peut.
Le philosophe et psychanalyste existentiel Georges-Elia Sarfati analyse le nouveau discours judéophobe et rappelle qu’Israël joue actuellement sa survie.
Causeur. Georges-Elia Sarfati, vous êtes franco-israélien, philosophe, linguiste et psychanalyste existentiel. Vous avez longtemps enseigné en qualité de professeur titulaire à l’Université de Tel-Aviv, entre la signature des accords d’Oslo et le début des années 2000 : « une des périodes de l’histoire du pays les plus violentes et les plus contradictoires » dites-vous. Vous aviez alors manifesté un immense enthousiasme pour ces accords qui constituaient à vos yeux « les prémisses de la résolution d’un conflit qui dure, non pas depuis soixante-dix ans, comme on le dit trop légèrement, mais depuis un siècle. Le refus arabe d’une présence juive souveraine sur la terre d’Israël, ne date pas de 1947, mais du début des années vingt, de l’époque du Mandat Britannique. » Aujourd’hui, Israël vous semble-t-il menacé dans sa survie ?
Georges-Elia Sarfati. Israël mène une guerre existentielle, car en tant qu’Etat il a été violemment contesté dans son intégrité matérielle –territoriale, humaine et symbolique- en subissant le massacre de plus de 1500 de ses citoyens, demeurés sans défense, exactement comme à l’époque des pogroms et des farhoud, perpétrés dans les différentes communautés, d’Europe ou d’Orient. Il s’agit d’une confrontation radicale entre deux principes, deux états d’être, dont le paradigme se trouve dans le récit biblique de l’épisode au cours duquel Amalec – incarnation de la figure du mal absolu- attaque Israël, qui vient juste de s’affranchir de la servitude en Egypte. Mais sur la longue durée, l’histoire nous enseigne aussi, que dans les temps de crise et de grands périls, Israël s’égale à son principe natif : netsah israel, qui veut à la fois dire éternité et victoire d’Israël. Pourquoi ? Parce qu’Israël sait que chaque fois qu’il faut relever un défi existentiel, il le fait aussi pour l’humanité qui ne veut pas se soumettre au règne de la pulsion de mort.
Israël est perçu comme un Etat oppresseur par une grande partie de la jeunesse occidentale : sur quoi repose cette perception selon vous?
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Le discours judéophobe n’a pas connu de cesse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout au plus était-il en sommeil, l’antisémitisme étant devenu tabou du fait de l’hitlérisme. Mais tandis qu’il s’éclipsait en Europe, le nationalisme palestinien lui a donné un regain de vitalité, cette fois sous le motif de l’antisionisme. Sa résurgence s’explique aussi par la méconnaissance de l’histoire, surtout celle du peuple juif, qui n’a jamais été enseignée. Il en résulte que les multitudes sont avant tout exposées à un faisceau de discours idéologiques, qui leur offre un prêt-à-penser, par ailleurs très efficace. Les variations de ce discours ont toutes un lien avec la théorie du complot : les sionistes ceci, les sionistes cela, etc. Les thèmes de cette propagande s’inscrivent dans la droite ligne de l’archive judéophobe et judéocide. Son principal ressort aujourd’hui consiste notamment à se réclamer du progressisme. Voilà pourquoi, être antijuif aujourd’hui peut aisément se justifier au nom de l’humanisme…
A l’heure où des humoristes de Radio France payés par nos impôts trouvent drôle de nazifier les Juifs, ne faudrait-il pas rappeler que le nazisme, dans son essence, c’était la volonté de tuer les Juifs et d’exterminer Israël, avec toute l’éthique et l’humanisme (détestés par Hitler) que ce peuple a apportés à l’humanité? De ce point de vue, où sont et qui sont les Nazis aujourd’hui?
Si l’on tient absolument à reconduire la catégorie du nazisme pour désigner l’ignominie et la violence irrédentiste, alors il faut aussi lire l’histoire de notre temps avec des lunettes qui reconnaissent que le nazisme n’est pas le danger d’aujourd’hui. Mais si l’on est soucieux de réfléchir l’histoire sans se couper des déterminations du passé, alors il faut dire que l’islamisme contemporain s’impose comme l’héritier méthodologique du nazisme. Méthodologique et non pas ontologique, car le nazisme est raciste, alors que l’islamisme, qui est une version violente de l’islam, est un universalisme dévoyé, exactement comme l’a été le marxisme soviétique ou chinois. La méthode est la même : elle consiste dans un déferlement de barbarie, relayée par une puissante propagande, aux fins d’asseoir une hégémonie sans partage. L’autre trait commun, c’est la mentalité complotiste et la poursuite d’un ennemi désigné – le signe juif et toutes ses manifestations humaines et culturelles (la chrétienté, la laïcité, la démocratie, etc.). A ce seul point de vue, il n’est donc pas fortuit que la mémoire de l’hitlérisme fasse partie du corpus de l’antisionisme radical professé par l’islam djihadiste.
Dans son combat contre l’islamo-nazisme, l’Occident est-il à la hauteur?
Je ne pense pas que l’expression d’islamo-nazisme soit adaptée, il nous faudrait du temps pour en dire les raisons. Sur le fond, il faut considérer les choses au cas par cas. Tous les pays occidentaux n’ont pas la même expérience de l’islam, ni de l’islamisme. Les Etats-Unis ont en fait les frais au moment du 11 Septembre 2001, puisqu’ils étaient désignés comme les fourriers de l’impérialisme… En Europe, c’est la France qui est aux premières loges, puis la Grande Bretagne, mais aussi l’Allemagne et l’Autriche, du fait de la présence d’une forte population d’origine musulmane, pas seulement issue des pays arabes, mais aussi de Turquie. Comme vous le savez, les Frères musulmans considèrent depuis longtemps que la France est « le ventre mou de l’Europe ». Cela est paradoxal : la France, qui a été présente au Maghreb pendant plus d’un siècle, n’a-t-elle tiré aucune leçon de sa propre histoire ? A côté du laxisme français, l’aire germanophone se montre plus vigilante, notamment en interdisant, depuis le mois d’octobre 2023, la plupart des grandes organisations musulmanes proches du Hamas et du Hezbollah. Les mesures de police ne suffisent évidemment pas, sur le fond l’Europe doit aussi réformer son système éducatif.
L’ignorance et l’inculture sont le terreau de la haine. On est ainsi quand même étonné de voir que très peu de théologiens et de philosophes prennent la peine de dire que juifs, chrétiens et musulmans, nous croyons tous au même Dieu, celui d’Abraham, de Moïse, de Jésus-Christ et de Mahomet et que, de fait, nous sommes tous frères dans le monothéisme. Cette parole est-elle donc devenue inaudible ?
Pour que cet enseignement majeur soit accessible, sinon audible, encore faudrait-il que ce que l’on appelle le fait religieux ne soit pas étranger à la plupart de nos contemporains. Sur les trois monothéismes, seuls le judaïsme et le christianisme, dans leurs différentes composantes, ont envisagé de s’ouvrir à la critique historique ou au remaniement de leurs archaïsmes respectifs (substrats polémiques, statut des femmes, accueil de la laïcité, acceptation des principes de la société ouverte, intérêt pour un dialogue fraternel, etc.) ; mais pour l’heure, l’islam est tendanciellement resté hermétique à ces changements. Il ne faut pas oublier néanmoins ce que l’humanité doit aux acquis de la modernité, à commencer par le fait de circonscrire l’instance religieuse afin qu’elle soit dessaisie de l’exercice du pouvoir temporel. Au mieux, le développement culturel et spirituel des différentes fractions de l’humanité devrait-il favoriser la dimension éthique des traditions révélées, de manière à servir de support et d’inspiration morale aux pratiques sociétale (la compassion, la solidarité, l’accueil de l’étranger qui respecte les lois du pays d’adoption, la défense de la veuve et de l’orphelin, etc.). Mais en tant que Judéen, citoyen français et israélien, je ne nourris aucune nostalgie pour l’ère théocratique, ni aucune prédilection pour sa restauration !
En tant que philosophe, êtes-vous frappé par le fait que, dès son apparition, il y a 4000 ans, le peuple hébreu ait suscité la méfiance et la haine chez les autres peuples ? Comment comprenez-vous ce fait historique ?
Je vous répondrai en reprenant à mon compte les thèses de deux de mes maîtres, dont je prolonge modestement l’enseignement. Pour Claude Tresmontant, la méfiance et la haine des autres peuples à l’égard des Hébreux, relève de ce qu’il a appelé, dans l’un de ses grands livres, l’opposition métaphysique au monothéisme hébreu. Le « phylum hébraïque » est porteur d’une anthropologie, et d’une cosmologie qui nous enseigne d’une part que le monde n’est pas éternel, d’autre part que l’être humain entretient avec son Créateur une relation personnelle. Ces deux idées majeures constituent un scandale pour l’humanité polythéiste. Cette double bizarrerie, au temps du paganisme préchrétien, heurte la sensibilité des peuples dominés par des chefs divinisés, et des récits fondateurs, marqués par le particularisme. Emmanuel Lévinas, qui était phénoménologue, pose quant à lui que c’est la pensée biblique qui invente le primat de ce qu’il appelle la rationalité éthique, l’impératif de la relation déférente à l’égard de l’autre homme. Cela n’est rien de naturel, cette sortie de soi, au nom du droit d’autrui. Donc l’hébraïsme, et cela a été assez reproché aux Juifs (Claude Tresmondant a raison de dénoncer ce terme, lui préférant celui de Judéens) apporte une loi d’antinature, appelant l’humanité à ce que Freud a appelé la sublimation des pulsions, manière toute psychanalytique de parler de symbolisation, dont les œuvres de culture constituent l’expression la plus aboutie. En langage mystique, on pourrait parler de spiritualisation, cheminement qui culmine in fine dans la sainteté, laquelle représente, selon moi, la forme la plus haute de la singularisation personnelle. Avant de constituer un « fait historique », il conviendrait de voir d’abord dans cet état de choses l’expression d’un antagonisme ontologique, qui revêt par la suite différentes formes historiques. A cela s’ajoute en effet, sur le long terme, le tressage des différentes modalités historiques du refus du message hébraïque. L’historien Léon Poliakov, dont je fus l’un des collaborateurs dans ma jeunesse, a décrit ce processus au long cours, très complexe, dans l’importante Histoire de l’antisémitime. Ces différentes expressions de l’hostilité ont un point commun : la criminalisation du fait juif. Dans l’ordre : d’abord, la torsion que la polémique théologique contre le judaïsme, d’origine chrétienne puis musulmane, impose à la révolution catégorielle du monothéisme hébreu et judéen, ensuite la diabolisation d’un peuple d’exilés, par l’antisémitisme politique. Enfin, la diabolisation d’Israël par l’antisionisme radical. Ce qui est fascinant c’est le nouage, au cours de l’histoire du XXe siècle, de l’antisémitisme et de l’antisionisme, qui recycle et projette à l’échelle d’un jeune Etat, ce qui s’est dit pendant deux millénaires d’une diaspora entière. J’ai consacré de nombreuses études à démêler les mécanismes de cette logique inextinguible.
On rêverait d’un lieu où des gens éclairés et de bonne foi pourraient discuter et argumenter de toutes ces questions dans l’espoir de trouver une solution rationnelle : autrefois, ce lieu, c’était l’université… Les choses ont bien changé, non ?
Le rêve, comme l’oubli, sont deux fonctions du psychisme humain, et il est heureux que nous y soyons accessibles. C’est du rêve que procèdent les plus belles utopies, et d’une forme d’oubli, l’émoussement de la morsure que nous infligent les plus tenaces souffrances morales, comme les deuils traumatiques. Ce que j’ai appris de l’université, c’est, là encore, contre toute attente raisonnable, que cette instance qui devrait par essence être un espace sanctuarisé : celui de l’étude, de la connaissance désintéressée, et de la convivialité intelligente, ne vérifie rien de tout cela. Ce n’est d’ailleurs pas une exception contemporaine, mais un invariant de l’histoire des universités dans les époques de crise, ou d’involution totalitaire. Comme je l’ai rappelé dans une analyse récemment parue dans la presse1, les universités ont été les principaux laboratoires du suivisme, du conformisme, et de la mise au pas du collectif, à l’époque des régimes autoritaires. Cette constante ne souffre pas la moindre exception : ce fut le cas à l’époque stalinienne, ce fut le cas sous les régimes du despotisme oriental de teinture marxiste, ce fut le cas sous le régime de Vichy, ce fut le cas sous le régime national-socialiste. Par exemple, le fait que Martin Heidegger ait accepté la fonction de recteur de l’université allemande, en 1933 – même s’il en a démissionné par la suite – montre bien que les représentants de l’élite sont les premiers garants de l’ordre. En France, cela fait un quart de siècle, que les universités publiques – de lettres notamment – sont devenues les matrices du nouvel antisémitisme, du nouveau prêt à penser antijuif. Cela signe-t-il un changement ? Il faut rappeler que la politique a fait son entrée dans les universités en 1968, sans doute avec une part de bonnes raisons ; mais depuis lors, ce qui était un facteur de conscientisation (des inégalités, de la sclérose de certaines disciplines et manières de transmettre, du mandarinat dans ce qu’il pouvait aussi avoir d’arbitraire ou de discrétionnaire, etc.) s’est mué en contexte de délitement d’une part des chaînes de transmission, d’autre part de l’éthique de la connaissance : wokisme, décolonialisme, néo-racisme, néo-féminisme mysandre, inclusivisme, idéologies du genre, et autres conséquences d’une déconstruction nihiliste, se sont érigés en nouvelle normativité. Mais je veux aussi croire que le nihilisme est par définition voué à s’autodétruire, et qu’il en résultera une nouvelle ère de renaissance. D’ici là, nous devons assumer un travail de veille et de vigilance, quitte à passer pour ‘’rétrogrades’’. Mais comme vous le savez, les véritables révolutions sont toujours venues de l’esprit de la tradition. Les idées neuves ne sont jamais le fruit du spontanéisme.