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La déocratie, le mal des mots

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Le monde, quoiqu’en disent les niaiseux et les pleurnichards, est bien fait. Les questions fondamentales et existentielles trouvent, fort heureusement, des réponses rapides, certaines et non opposables. Par exemple : « Qu’est-ce que George Clooney a de plus que moi ? » La réponse est « rien ! » Réponse rapide, certaine et non opposable.

L’ennui vient ensuite de ce que l’existentiel, l’important et le fondamental ayant été expédiés au carré de la vitesse de la lumière, nous restons dans la patouille à nous baguenauder avec des questions fort secondaires, dont celle-ci : comment expliquer la fadasserie consensuelle de notre époque ? On se casserait les neurones à trouver par quel bout prendre non seulement la question, mais surtout la réponse. Incolore, inodore et sans saveur cette époque ? Conforme en un mot, cons formés, cons formatés, voila une piste… Incolore, sauf le rose-Barbie des optimistes ou le noir kelvinien des pessimistes. Sans saveur, sauf le tiède-mou-sucré des fast-foodeurs télévisuels qui parlent tous pareil. Sans odeurs ? Certes, oui. Les mots n’ont plus de sens, on ne les sent plus ! Passé au Rexona, le vocabulaire ! Le déodorant du verbe est devenu la première règle grammaticale du newspeak (en français : novlangue).

Le mal remonte à loin, quand ces cuculs de post-soixante huitards américains en ont passé des énormes couches, de déodorant sur la langue. Tous libéraux (en français : de gauche) ils ont inventé les malvoyants (en français : les aveugles), les malentendants (en français : les sourds), les personnes de petite taille (en français : les nains). Les noirs sont devenus des Afro-américains, les indiens des Américains natifs et les blancs des Caucasiens. « Ça vous fait quoi d’être Caucasien, ça vous gratouille ou ça vous chatouille ? », aurait demandé Jules Romains… C’est ainsi qu’est née la déocratie, cette époque maudite des maux pas dits, des mots qui ne sentent rien. Des mots non agressifs, non choquants, pleins de culpabilité, dégoulinant d’amour du prochain, pas un mot plus haut que l’autre, et je ne veux voir qu’une tête, au bas mot.

J’en étais là de mes réflexions lorsque me subjugua une déprime instantanée : ce qui s’applique aux mots, s’applique pareillement aux phrases, aux discours entiers. Syntaxe, priez pour nous ! Faire dire aux mots ce qu’ils ne disent pas, les passer au déodorant, ne pas choquer. Il me souvient, moi qui ai le privilège d’être vieux (pardon, senior !), d’avoir entendu à la radio un préfet de la République, celui de la Sarthe peut-être, dire au mégaphone à un fort-chabroleur bien énervé : « Fais pas de conneries ! ». Que croyez vous qu’il lui arriva ? Fut-il félicité d’avoir empêché un bain de sang ? Que nenni, madame la Marquise, il fut limogé dans l’heure pour avoir « mal parlé » par un ineffable sinistre de l’Intérieur. Le premier à mériter le titre de Superdéo, qui châtia le préfet pour ne pas avoir châtié son langage. Châtié : du latin castigare, punir. La déocratie punit le langage et ceux qui sentent les mots. Parler, écrire c’est comme faire l’amour : il s’agit de faire naître puis croître le plaisir, de s’y abandonner. Avez-vous déjà fait l’amour à une créature douchée et déodorisée de frais ? La chose assurément est frustrante, il faudra vous agiter plus que de coutume pour faire jaillir la sueur dont l’odeur fine (mais si…) déclenchera tous les réflexes indispensables à une heureuse convulsion. Sinon l’affaire se terminera par une banale niquette. Niquette ? De l’arabe, troisième personne du présent de l’indicatif du verbe naïk, faire l’amour, soit i-nik. I-nik, Inique ? Si vous pensez à mal, c’est vous qui l’êtes, inique (qui manque gravement à l’équité, qui est injuste de façon criante, excessive[1. Toutes ces définitions sont à voir sur le site du Centre national des ressources textuelles et lexicales qui, comme moi, mais moins que moi, gagne à être connu.]).

Bon vous n’aimez point que l’on ne nique ni ne fornique, alors bernique. Pop. [Exprime le désappointement] plus rien, plus rien à faire. Vient du vieux français bernicle (rien, non). Même source. En voila un mot qui sent bon, bernique.

Les petits doigts se lèvent, les lèvres se pincent en accent circonflexe ? Tentons alors une autre explication, musicale celle-là, afin de convaincre les beaux esprits par une translation de l’olfactif à l’auditif. La musique, c’est ce truc qui fait du bruit, mais pas n’importe comment : selon des règles de rythme et de mélodie ; et qui produit des émotions… Qu’il s’agisse du Bayerischer Defilier Marsch (demandez à Trudi Kohl, elle vous expliquera, cette bonne Gertrude) ou du trio opus 100 de Schubert, D 929. Et maintenant fermez les yeux et imaginez la musique selon Richard Claydermann ou André Rieu et vous saurez ce qu’est la déolangue de la déocratie.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque je suis tombé sur un texte édifiant de David Morley. Il enseigne, que dis-je, il professe à l’université de Warwick dans le Youkey et a commis un ouvrage intitulé Creative Writing. David Morley cite le poète C. D. Wright : « Si tu ne maîtrises pas le langage, il te maîtrisera. » Tout est dit, circulez, y a plus rien à voir, à entendre, à sentir. Eli, Eli, lama sabaktani, tout est consommé comme disait un grand anticonformiste crucifié par les Romains il y a deux mille ans. La messe est dite, la langue et le langage ont été flowerpowerisés, désodorisés. La déocratie a gagné. C’est d’époque ! Le Schein l’a emporté sur le Sein (allo Trudi ?). Et pour les benêts-niais qui n’auraient pas encore compris, David Morley en rajoute une : la précision du langage, dit-il, est une menace pour les autorités dont le pouvoir provient de leur capacité à formuler des illusions. Et pour y parvenir elles sapent et tordent la langue.

In cauda venenum

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Où ne va pas se nicher la Causeur’s touch ? Voilà comment la redaction de Libération.fr conclut son compte rendu – non signé – de la Gay pride. « Alors qu’ils avaient brillé par leur absence dans le cortège syndical lors de la mobilisation pour la défense des 35 heures, mi-juin, les dirigeants socialistes étaient en nombre dans les rangs de la Gay pride samedi. En tête de défilé, autour des responsables de l’Inter-LGBT, on trouvait la première adjointe du maire de Paris, Anne Hidalgo, le président de la Région Ile-de-France Jean-Paul Huchon, Adeline Hazan, la nouvelle maire de Reims et l’ancien ministre de la Culture Jack Lang. » Il y en a qui vont se faire tirer les oreilles ce lundi, quand les commissaires politiques du journal seront rentrés de leur week-end à Trouville…

Auto-destruction

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Quarante ans après Ian Palach, un automobiliste vient d’immoler sa voiture pour protester contre le prix de l’essence. Prêt à tous les sacrifices pour défendre son droit inaliénable à rouler en bagnole, l’homme occidental donne au monde ébahi une belle leçon d’héroïsme. Les islamistes kamikazes et marchands de pétrole qui nous croyaient nantis, repus et apathiques vont comprendre de quoi nous sommes capables. La peur va changer de camp.

La tête à Dada

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Montaigne était tellement sentencieux qu’il écrivit des choses aussi stupides que : « Il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. » En réaction aux idioties montaignesques, le peintre Luigi Apatti – l’un des pires de sa génération – exécuta le tableau intitulé Il vaut mieux un lit bien fait qu’une couette trop pleine, puis, se ravisant, peint par-dessus ce repentir connu sous le nom de La tête à Dada.

Luigi Apatti, La tête à Dada. Huile sur toile, 1695. Maison de la literie, Neuilly-sur-Seine.

Oui à la loi Hadopi

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La volée de bois vert servie aux 52 artistes qui ont lancé cette semaine un appel en faveur de la loi Hadopi sur le téléchargement illégal appelle quelques commentaires. Rassurez-vous, je ne dirai rien sur le fond de l’affaire, ou alors pas grand chose, mais bon, si, un peu quand même. Si vous êtes assez cruchon pour croire que la musique doit être gratuite, je crois que je ne peux rien pour vous. Même motif, même punition si vous pensez, comme on le lit souvent sur le web, que la déconnection d’Internet équivaut, à une « condamnation à la mort sociale ». Recevez, en prime, l’expression de toute ma compassion pour ce que doit être votre « vie sociale ».

En revanche, si vous craignez que la fameuse « riposte graduée » soit disproportionnée au délit, là, on peut échanger quelques idées. Et je crois bien que j’ai en rayon de quoi vous rassurer. Tout d’abord, comme qui dirait, la riposte est graduée : il ne s’agit pas de couper l’accès à Internet dès la première infraction, mais après le troisième avertissement ! Si on est assez benêt pour refaire trois fois la même bêtise alors qu’on sait que Big Brother vous a déjà personnellement à l’œil, est-on vraiment digne d’appartenir à la grande famille de l’intelligence virtuelle ?

Si je ne vous ai pas convaincu, tentons une autre approche. Essayez, juste pour voir, d’aller voler le dernier CD de Manu Chao à la Fnac ou chez Auchan. Dès qu’on vous aura relâché du commissariat du coin avec une bonne engueulade et peut-être, en prime, une convocation chez le juge, retournez immédiatement dans le même magasin pour vous procurer à l’œil le coffret collector de l’intégrale James Bond en quarante DVD ; imaginez la suite dès que le vigile aura exprimé son désaccord avec votre conception de l’accès libre aux biens culturels. Honnêtement, après ces deux tentatives, je ne crois vraiment pas que vous aurez envie de revenir dans le même magasin, ni d’ailleurs que vous serez libre de le faire…

Voilà pour le fond ; pour la forme, deux bricoles ont attiré mon attention. Tout d’abord, on moque beaucoup sur le net le plus célèbre de ces 52 signataires, en l’occurrence Johnny Hallyday. Que lui reproche-t-on en substance (l’avantage du résumé sur le verbatim, ce n’est pas qu’il vous permet de prendre plus rapidement connaissance des attaques anti-Johnny – surtout quand l’auteur fait des parenthèses interminables – mais qu’il vous épargne l’orthographe et la syntaxe djeunz) ? Donc, on l’accuse de vouloir, lui, gagner quelques millions en plus sur le dos de ses malheureux fans internautes. Ça, c’est vraiment pas gentil ! Et surtout, que c’est totalement faux. De tous les artistes français, Johnny est celui qui souffre le moins du téléchargement illégal. A chaque fois qu’il sort un disque, son public ne veut pas seulement écouter les chansons, il persiste à vouloir aussi acheter son CD avec sa tronche dessus. On en déduira que le vrai crime de Johnny, c’est d’être solidaire de ses collègues, qui eux, perdent leur chemise avec le téléchargement. A moins qu’en vrai, on lui en veuille d’être d’accord avec l’UMP ou avec Sarkozy, un délit que, bizarrement, la loi ne sanctionne pas, y’a pas de hasard !

L’autre bricole qui m’a amusé, c’est la signature de Diam’s en bas de ce texte. Je ne suis pas totalement sûr que les auteurs de la pétition aient eu raison de faire appel à elle. Non pas que Diam’s n’ait rien à dire sur le sujet, mais quand elle s’exprime sur la question, elle le fait souvent avec un certain manque de finesse qui risque in fine de décrédibiliser la cause ; ainsi a-t-elle comparé, à plusieurs reprises, le téléchargement illégal à un viol. A sa décharge, il semblerait que Diam’s n’ait pas toujours une vision très claire de ce qui constitue une infraction aux lois de la République (ni peut-être de ce qu’est la République elle-même). A moins que ma mémoire ne me joue des tours et que ce ne soit pas elle, mais Tino Rossi qui a chanté « Ma France à moi elle (…) se démène et vend de la merde (NB : du shit) à des bourges. » Toutes choses qu’un rappeur mal intentionné pourrait résumer ainsi : « Le MP3, t’as pas le droit, deale donc du shit, ça c’est licite. »

Honneur aux vaincus

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La Tribune de Genève consacrait avant-hier la une de ses pages locales à une information de taille XXL : dans les magasins de sport genevois ce sont les maillots des équipes défaites à l’Euro 2008 qui se vendent le mieux ! « La Selecção portugaise, la Squadra azzurra italienne et la Nati suisse y ont fait un tabac », nous apprend le journaliste. La Confédération ferait-elle un aggiornamento de la neutralité helvétique ? Normalement, après la bataille la Suisse a toujours su être du côté des vainqueurs.

Enfant pas prodige ?

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Ça balance pas mal sur le net à propos de la présence de Pierre Sarkozy sur la B0 de Seuls Two, le nouveau film d’Eric et Ramzy. Il est bien évident que son seul nom devrait le condamner au silence, même si c’est un musicien très doué – ce dont je peux témoigner personnellement. Sans dévoiler de secret, c’est aussi l’avis de beaucoup de gens dans le milieu, y compris Joey Starr et Renaud, deux propagandistes élyséens bien connus. Mais bon, si ça en rassure certains de penser que Nicolas S. a tous les pouvoirs, y compris d’imposer son fils dans un film de djeunz… Ce qui, moi, m’a choqué, c’est d’avoir rigolé plusieurs fois en regardant la bande annonce de Seuls Two, alors que jusque-là ce duo m’avait toujours glacé le sang. Ce qui me laisse penser que Sarkozy a vraiment tous les pouvoirs, y compris le pouvoir surnaturel de rendre drôle un film d’Eric et Ramzy.

Barack fait de la peine

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Ça flotte beaucoup chez les lecteurs de l’Obs après que le site de l’hebdo a publié une brève à propos des dernières déclarations d’Obama. Ce dernier (décidément de plus en plus rock n’roll !) s’affirme favorable à la peine de mort pour les violeurs d’enfants, que vient d’abroger la Cour Suprême. D’où, semble-t-il, un certain dépit dans la gauche profonde que reflètent nombre de réactions indignées sur les commentaires de l’article. Mais la tristesse n’empêche pas la poésie, comme le prouve la réaction d’un Obsonaute répondant au doux pseudo de « Citoyen » : « Premier faux pas dans la campagne de Barack… les espoirs étaient grands pourtant suite à la décision de la Cour suprême ! Décidemment cette démocratie si belle pourtant n’en finira jamais avec ses vieux démons des armes et de la peine de mort… »

La mode, la mode, la mode

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Rachida Dati a présenté les alternatives à l’incarcération devant une assemblée de juges d’applications des peines réunis hier au ministère de la Justice. L’objectif est louable : désengorger les prisons françaises qui accusent une surpopulation chronique. Pourtant, à l’issue de cette réunion, aucun magistrat n’a voulu préciser les intentions du garde des Sceaux sur le bracelet électronique : Boucheron ou Cartier ?

Albert Cossard n’écrira plus

Joséphine Baker avait deux amours, moi j’avais trois Albert. Cohen, Camus, Cossery. Et ce dernier, plus lent que les autres, vient de les rejoindre en ayant, assez inexplicablement, la mauvaise idée de mourir le 22 juin. Son œuvre, aussi maigre que lui, a ses fidèles. Il leur revient, désormais, d’en assurer ce qui lui répugnait tant : la publicité.

Albert Cossery ? La première fois que j’ai croisé le fantôme – 1m69 pour 45 kilos tout habillé… – l’Egyptien hantait déjà le cimetière des lettres de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept ans, une Delphine séraphique à laquelle j’expliquais que les romans n’étaient rien (comparés aux essais, à Hegel…) ; elle était indulgente, me rabrouait à peine, si délicatement – et soudain face à nous, en terrasse, une momie au ricanement fatigué m’ignorait et sermonnait l’ange : « Aimez-le, pourquoi pas, mais ne l’écoutez pas : il n’y a que les romans… » Vingt ans plus tard, au Flore, c’était à une Hannah étincelante que j’expliquais combien la littérature primait, et citait Cossery au nombre de mes favoris. Elle était assez splendide et de tête pour se montrer, elle aussi, indulgente, me disant avec toute la diplomatie dont est capable une Constantinoise que je découvrais la Lune. Mais la chance ne sourit qu’aux canailles : soudain, au coin de la rue Saint-Benoît, Cossery était immobile à grands pas. Me souvenant qu’il fut complice de drague de Camus, je bondissais le trouver. A l’aide ! Qui, entreprenant au Luco une étudiante hors de portée, n’a jamais rêvé de l’apparition de Sartre (yak !) ou de Laclos (yeah !), venu prêter main forte ? Je lui expliquais mon affaire, il grimaça un sourire, jeta un œil, opina, approuva même, mais ne pipa mot : le crabe lui avait déjà cisaillé les cordes vocales. Entre les deux, quand j’y pense, il n’y aura guère que la mère de mes enfants, pourtant élevée en Egypte, que j’aurai vainement attirée à lui.

Albert Cossery ? Sept petits volumes, chez Joëlle Losfeld (Gallimard). Sept bijoux, qu’on pourrait dire identiques – toujours la même histoire, toujours la même figure : un Solal égyptien, trop las pour courir les filles, trop désabusé pour rechercher l’argent, trop lucide pour être un oriental player… – au point de composer un boléro infernalement ensoleillé. Or donc, on a reproché à Cossery de raconter indéfiniment la même histoire. Certains l’ont tenu pour un feignant (« Travailler ? Quelle drôle d’idée ! »). Soit : jamais auteur n’aura été si fidèle à ses personnages. Bienfaisant lésineur, pour reprendre le titre d’une plaquette de Morand, Cossery se la coulait douce dans ce naufrage qu’est la vie. Taciturne, pauvre, lent, discret, paresseux et sardonique, il occupait la même et modeste chambre à l’hôtel Louisiane (réglé par son éditrice) depuis… Depuis toujours, semble-t-il. Autour d’un petit pâté de rues fameuses, il promenait « une sérénité insolente, apanage de l’homme sans ambition ». Sa philosophie se ramassait en des sentences aussi charmantes qu’insupportables – « L’unique sagesse réside dans une attitude passive et nonchalante… » Bling-bling en diable.

Peut-on le dire, à présent qu’il s’est donné le mal de mourir ? Albert Cossery était parent de Claude François. Non pas qu’il fut vraiment plus habile à changer une ampoule (grillée ? grand bien lui fasse !), mais parce qu’il était, lui aussi, l’un des derniers rejetons de cette Egypte européenne d’avant les cinglés barbus – et qu’il nous laisse une poignée de tubes impérissables. Ses Alexandrie, ses Alexandra : des comiques (Les feignants dans la vallée fertile, Une ambition dans le désert), des sombres (Les hommes oubliés de Dieu, La maison de la mort certaine), des caustiques (Un complot de saltimbanques, La violence et la dérision)…

Fronceront les sourcils ses lecteurs, et ils auront bigrement raison, car, à dire vrai, tous ses romans – ai-je oublié de citer Mendiants et orgueilleux ? – étaient tour à tour sinistres, caustiques et comiques. En cela, il était proche d’un autre méditerranéen effroyablement hilare : Albert Cohen. Moins grandiloquent, c’est certain. Mais c’est qu’il s’en foutait. Tout bonnement. Tous deux partageaient, sarcasmes ou pas, une même « pitié de tendresse » pour ceux qui exercent l’impossible métier de vivant. Les puissants ne trouvaient place dans leurs récits que dans la mesure où il leur fallait des pitres. Complice des pauvres, sans logorrhée tiers-mondiste, raillant le flic, le juge, le satrape, Cossery laissera, je crois, un tableau précis et cruel de la société arabe décolonisée, qui vaut bien les essais d’Abdelwahab Meddeb. Il ne se sera pas contenté d’écumer les terrasses de Saint-Germain en compagnie de son « découvreur » français, Albert Camus. Tous deux auront gardé au cœur leurs terres perdues, le soleil, les parfums de la rive sud, une empathie pour tous les Meursault, doux ou amok, et une répugnance viscérale pour « l’imposture universelle », qui condamna Cossery à n’être jamais ni Robbe-Grillet ni Beigbeder. « Que vaut l’intelligence dans un désert ? », demandait l’un de ses personnages. De quel désert parlait-il : du Sinaï de son enfance, de notre République des Lettres ? Sa disparition, le vide qu’elle laisse, voilà la réponse.

Photographie de une : Albert Cossery, par Olivier Roller, Paris, 2006.

Œuvres complètes (Tome 1)

Price: 25,00 €

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La déocratie, le mal des mots

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Le monde, quoiqu’en disent les niaiseux et les pleurnichards, est bien fait. Les questions fondamentales et existentielles trouvent, fort heureusement, des réponses rapides, certaines et non opposables. Par exemple : « Qu’est-ce que George Clooney a de plus que moi ? » La réponse est « rien ! » Réponse rapide, certaine et non opposable.

L’ennui vient ensuite de ce que l’existentiel, l’important et le fondamental ayant été expédiés au carré de la vitesse de la lumière, nous restons dans la patouille à nous baguenauder avec des questions fort secondaires, dont celle-ci : comment expliquer la fadasserie consensuelle de notre époque ? On se casserait les neurones à trouver par quel bout prendre non seulement la question, mais surtout la réponse. Incolore, inodore et sans saveur cette époque ? Conforme en un mot, cons formés, cons formatés, voila une piste… Incolore, sauf le rose-Barbie des optimistes ou le noir kelvinien des pessimistes. Sans saveur, sauf le tiède-mou-sucré des fast-foodeurs télévisuels qui parlent tous pareil. Sans odeurs ? Certes, oui. Les mots n’ont plus de sens, on ne les sent plus ! Passé au Rexona, le vocabulaire ! Le déodorant du verbe est devenu la première règle grammaticale du newspeak (en français : novlangue).

Le mal remonte à loin, quand ces cuculs de post-soixante huitards américains en ont passé des énormes couches, de déodorant sur la langue. Tous libéraux (en français : de gauche) ils ont inventé les malvoyants (en français : les aveugles), les malentendants (en français : les sourds), les personnes de petite taille (en français : les nains). Les noirs sont devenus des Afro-américains, les indiens des Américains natifs et les blancs des Caucasiens. « Ça vous fait quoi d’être Caucasien, ça vous gratouille ou ça vous chatouille ? », aurait demandé Jules Romains… C’est ainsi qu’est née la déocratie, cette époque maudite des maux pas dits, des mots qui ne sentent rien. Des mots non agressifs, non choquants, pleins de culpabilité, dégoulinant d’amour du prochain, pas un mot plus haut que l’autre, et je ne veux voir qu’une tête, au bas mot.

J’en étais là de mes réflexions lorsque me subjugua une déprime instantanée : ce qui s’applique aux mots, s’applique pareillement aux phrases, aux discours entiers. Syntaxe, priez pour nous ! Faire dire aux mots ce qu’ils ne disent pas, les passer au déodorant, ne pas choquer. Il me souvient, moi qui ai le privilège d’être vieux (pardon, senior !), d’avoir entendu à la radio un préfet de la République, celui de la Sarthe peut-être, dire au mégaphone à un fort-chabroleur bien énervé : « Fais pas de conneries ! ». Que croyez vous qu’il lui arriva ? Fut-il félicité d’avoir empêché un bain de sang ? Que nenni, madame la Marquise, il fut limogé dans l’heure pour avoir « mal parlé » par un ineffable sinistre de l’Intérieur. Le premier à mériter le titre de Superdéo, qui châtia le préfet pour ne pas avoir châtié son langage. Châtié : du latin castigare, punir. La déocratie punit le langage et ceux qui sentent les mots. Parler, écrire c’est comme faire l’amour : il s’agit de faire naître puis croître le plaisir, de s’y abandonner. Avez-vous déjà fait l’amour à une créature douchée et déodorisée de frais ? La chose assurément est frustrante, il faudra vous agiter plus que de coutume pour faire jaillir la sueur dont l’odeur fine (mais si…) déclenchera tous les réflexes indispensables à une heureuse convulsion. Sinon l’affaire se terminera par une banale niquette. Niquette ? De l’arabe, troisième personne du présent de l’indicatif du verbe naïk, faire l’amour, soit i-nik. I-nik, Inique ? Si vous pensez à mal, c’est vous qui l’êtes, inique (qui manque gravement à l’équité, qui est injuste de façon criante, excessive[1. Toutes ces définitions sont à voir sur le site du Centre national des ressources textuelles et lexicales qui, comme moi, mais moins que moi, gagne à être connu.]).

Bon vous n’aimez point que l’on ne nique ni ne fornique, alors bernique. Pop. [Exprime le désappointement] plus rien, plus rien à faire. Vient du vieux français bernicle (rien, non). Même source. En voila un mot qui sent bon, bernique.

Les petits doigts se lèvent, les lèvres se pincent en accent circonflexe ? Tentons alors une autre explication, musicale celle-là, afin de convaincre les beaux esprits par une translation de l’olfactif à l’auditif. La musique, c’est ce truc qui fait du bruit, mais pas n’importe comment : selon des règles de rythme et de mélodie ; et qui produit des émotions… Qu’il s’agisse du Bayerischer Defilier Marsch (demandez à Trudi Kohl, elle vous expliquera, cette bonne Gertrude) ou du trio opus 100 de Schubert, D 929. Et maintenant fermez les yeux et imaginez la musique selon Richard Claydermann ou André Rieu et vous saurez ce qu’est la déolangue de la déocratie.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque je suis tombé sur un texte édifiant de David Morley. Il enseigne, que dis-je, il professe à l’université de Warwick dans le Youkey et a commis un ouvrage intitulé Creative Writing. David Morley cite le poète C. D. Wright : « Si tu ne maîtrises pas le langage, il te maîtrisera. » Tout est dit, circulez, y a plus rien à voir, à entendre, à sentir. Eli, Eli, lama sabaktani, tout est consommé comme disait un grand anticonformiste crucifié par les Romains il y a deux mille ans. La messe est dite, la langue et le langage ont été flowerpowerisés, désodorisés. La déocratie a gagné. C’est d’époque ! Le Schein l’a emporté sur le Sein (allo Trudi ?). Et pour les benêts-niais qui n’auraient pas encore compris, David Morley en rajoute une : la précision du langage, dit-il, est une menace pour les autorités dont le pouvoir provient de leur capacité à formuler des illusions. Et pour y parvenir elles sapent et tordent la langue.

In cauda venenum

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Où ne va pas se nicher la Causeur’s touch ? Voilà comment la redaction de Libération.fr conclut son compte rendu – non signé – de la Gay pride. « Alors qu’ils avaient brillé par leur absence dans le cortège syndical lors de la mobilisation pour la défense des 35 heures, mi-juin, les dirigeants socialistes étaient en nombre dans les rangs de la Gay pride samedi. En tête de défilé, autour des responsables de l’Inter-LGBT, on trouvait la première adjointe du maire de Paris, Anne Hidalgo, le président de la Région Ile-de-France Jean-Paul Huchon, Adeline Hazan, la nouvelle maire de Reims et l’ancien ministre de la Culture Jack Lang. » Il y en a qui vont se faire tirer les oreilles ce lundi, quand les commissaires politiques du journal seront rentrés de leur week-end à Trouville…

Auto-destruction

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Quarante ans après Ian Palach, un automobiliste vient d’immoler sa voiture pour protester contre le prix de l’essence. Prêt à tous les sacrifices pour défendre son droit inaliénable à rouler en bagnole, l’homme occidental donne au monde ébahi une belle leçon d’héroïsme. Les islamistes kamikazes et marchands de pétrole qui nous croyaient nantis, repus et apathiques vont comprendre de quoi nous sommes capables. La peur va changer de camp.

La tête à Dada

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Montaigne était tellement sentencieux qu’il écrivit des choses aussi stupides que : « Il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. » En réaction aux idioties montaignesques, le peintre Luigi Apatti – l’un des pires de sa génération – exécuta le tableau intitulé Il vaut mieux un lit bien fait qu’une couette trop pleine, puis, se ravisant, peint par-dessus ce repentir connu sous le nom de La tête à Dada.

Luigi Apatti, La tête à Dada. Huile sur toile, 1695. Maison de la literie, Neuilly-sur-Seine.

Oui à la loi Hadopi

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La volée de bois vert servie aux 52 artistes qui ont lancé cette semaine un appel en faveur de la loi Hadopi sur le téléchargement illégal appelle quelques commentaires. Rassurez-vous, je ne dirai rien sur le fond de l’affaire, ou alors pas grand chose, mais bon, si, un peu quand même. Si vous êtes assez cruchon pour croire que la musique doit être gratuite, je crois que je ne peux rien pour vous. Même motif, même punition si vous pensez, comme on le lit souvent sur le web, que la déconnection d’Internet équivaut, à une « condamnation à la mort sociale ». Recevez, en prime, l’expression de toute ma compassion pour ce que doit être votre « vie sociale ».

En revanche, si vous craignez que la fameuse « riposte graduée » soit disproportionnée au délit, là, on peut échanger quelques idées. Et je crois bien que j’ai en rayon de quoi vous rassurer. Tout d’abord, comme qui dirait, la riposte est graduée : il ne s’agit pas de couper l’accès à Internet dès la première infraction, mais après le troisième avertissement ! Si on est assez benêt pour refaire trois fois la même bêtise alors qu’on sait que Big Brother vous a déjà personnellement à l’œil, est-on vraiment digne d’appartenir à la grande famille de l’intelligence virtuelle ?

Si je ne vous ai pas convaincu, tentons une autre approche. Essayez, juste pour voir, d’aller voler le dernier CD de Manu Chao à la Fnac ou chez Auchan. Dès qu’on vous aura relâché du commissariat du coin avec une bonne engueulade et peut-être, en prime, une convocation chez le juge, retournez immédiatement dans le même magasin pour vous procurer à l’œil le coffret collector de l’intégrale James Bond en quarante DVD ; imaginez la suite dès que le vigile aura exprimé son désaccord avec votre conception de l’accès libre aux biens culturels. Honnêtement, après ces deux tentatives, je ne crois vraiment pas que vous aurez envie de revenir dans le même magasin, ni d’ailleurs que vous serez libre de le faire…

Voilà pour le fond ; pour la forme, deux bricoles ont attiré mon attention. Tout d’abord, on moque beaucoup sur le net le plus célèbre de ces 52 signataires, en l’occurrence Johnny Hallyday. Que lui reproche-t-on en substance (l’avantage du résumé sur le verbatim, ce n’est pas qu’il vous permet de prendre plus rapidement connaissance des attaques anti-Johnny – surtout quand l’auteur fait des parenthèses interminables – mais qu’il vous épargne l’orthographe et la syntaxe djeunz) ? Donc, on l’accuse de vouloir, lui, gagner quelques millions en plus sur le dos de ses malheureux fans internautes. Ça, c’est vraiment pas gentil ! Et surtout, que c’est totalement faux. De tous les artistes français, Johnny est celui qui souffre le moins du téléchargement illégal. A chaque fois qu’il sort un disque, son public ne veut pas seulement écouter les chansons, il persiste à vouloir aussi acheter son CD avec sa tronche dessus. On en déduira que le vrai crime de Johnny, c’est d’être solidaire de ses collègues, qui eux, perdent leur chemise avec le téléchargement. A moins qu’en vrai, on lui en veuille d’être d’accord avec l’UMP ou avec Sarkozy, un délit que, bizarrement, la loi ne sanctionne pas, y’a pas de hasard !

L’autre bricole qui m’a amusé, c’est la signature de Diam’s en bas de ce texte. Je ne suis pas totalement sûr que les auteurs de la pétition aient eu raison de faire appel à elle. Non pas que Diam’s n’ait rien à dire sur le sujet, mais quand elle s’exprime sur la question, elle le fait souvent avec un certain manque de finesse qui risque in fine de décrédibiliser la cause ; ainsi a-t-elle comparé, à plusieurs reprises, le téléchargement illégal à un viol. A sa décharge, il semblerait que Diam’s n’ait pas toujours une vision très claire de ce qui constitue une infraction aux lois de la République (ni peut-être de ce qu’est la République elle-même). A moins que ma mémoire ne me joue des tours et que ce ne soit pas elle, mais Tino Rossi qui a chanté « Ma France à moi elle (…) se démène et vend de la merde (NB : du shit) à des bourges. » Toutes choses qu’un rappeur mal intentionné pourrait résumer ainsi : « Le MP3, t’as pas le droit, deale donc du shit, ça c’est licite. »

Honneur aux vaincus

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La Tribune de Genève consacrait avant-hier la une de ses pages locales à une information de taille XXL : dans les magasins de sport genevois ce sont les maillots des équipes défaites à l’Euro 2008 qui se vendent le mieux ! « La Selecção portugaise, la Squadra azzurra italienne et la Nati suisse y ont fait un tabac », nous apprend le journaliste. La Confédération ferait-elle un aggiornamento de la neutralité helvétique ? Normalement, après la bataille la Suisse a toujours su être du côté des vainqueurs.

Enfant pas prodige ?

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Ça balance pas mal sur le net à propos de la présence de Pierre Sarkozy sur la B0 de Seuls Two, le nouveau film d’Eric et Ramzy. Il est bien évident que son seul nom devrait le condamner au silence, même si c’est un musicien très doué – ce dont je peux témoigner personnellement. Sans dévoiler de secret, c’est aussi l’avis de beaucoup de gens dans le milieu, y compris Joey Starr et Renaud, deux propagandistes élyséens bien connus. Mais bon, si ça en rassure certains de penser que Nicolas S. a tous les pouvoirs, y compris d’imposer son fils dans un film de djeunz… Ce qui, moi, m’a choqué, c’est d’avoir rigolé plusieurs fois en regardant la bande annonce de Seuls Two, alors que jusque-là ce duo m’avait toujours glacé le sang. Ce qui me laisse penser que Sarkozy a vraiment tous les pouvoirs, y compris le pouvoir surnaturel de rendre drôle un film d’Eric et Ramzy.

Barack fait de la peine

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Ça flotte beaucoup chez les lecteurs de l’Obs après que le site de l’hebdo a publié une brève à propos des dernières déclarations d’Obama. Ce dernier (décidément de plus en plus rock n’roll !) s’affirme favorable à la peine de mort pour les violeurs d’enfants, que vient d’abroger la Cour Suprême. D’où, semble-t-il, un certain dépit dans la gauche profonde que reflètent nombre de réactions indignées sur les commentaires de l’article. Mais la tristesse n’empêche pas la poésie, comme le prouve la réaction d’un Obsonaute répondant au doux pseudo de « Citoyen » : « Premier faux pas dans la campagne de Barack… les espoirs étaient grands pourtant suite à la décision de la Cour suprême ! Décidemment cette démocratie si belle pourtant n’en finira jamais avec ses vieux démons des armes et de la peine de mort… »

La mode, la mode, la mode

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Rachida Dati a présenté les alternatives à l’incarcération devant une assemblée de juges d’applications des peines réunis hier au ministère de la Justice. L’objectif est louable : désengorger les prisons françaises qui accusent une surpopulation chronique. Pourtant, à l’issue de cette réunion, aucun magistrat n’a voulu préciser les intentions du garde des Sceaux sur le bracelet électronique : Boucheron ou Cartier ?

Albert Cossard n’écrira plus

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Joséphine Baker avait deux amours, moi j’avais trois Albert. Cohen, Camus, Cossery. Et ce dernier, plus lent que les autres, vient de les rejoindre en ayant, assez inexplicablement, la mauvaise idée de mourir le 22 juin. Son œuvre, aussi maigre que lui, a ses fidèles. Il leur revient, désormais, d’en assurer ce qui lui répugnait tant : la publicité.

Albert Cossery ? La première fois que j’ai croisé le fantôme – 1m69 pour 45 kilos tout habillé… – l’Egyptien hantait déjà le cimetière des lettres de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept ans, une Delphine séraphique à laquelle j’expliquais que les romans n’étaient rien (comparés aux essais, à Hegel…) ; elle était indulgente, me rabrouait à peine, si délicatement – et soudain face à nous, en terrasse, une momie au ricanement fatigué m’ignorait et sermonnait l’ange : « Aimez-le, pourquoi pas, mais ne l’écoutez pas : il n’y a que les romans… » Vingt ans plus tard, au Flore, c’était à une Hannah étincelante que j’expliquais combien la littérature primait, et citait Cossery au nombre de mes favoris. Elle était assez splendide et de tête pour se montrer, elle aussi, indulgente, me disant avec toute la diplomatie dont est capable une Constantinoise que je découvrais la Lune. Mais la chance ne sourit qu’aux canailles : soudain, au coin de la rue Saint-Benoît, Cossery était immobile à grands pas. Me souvenant qu’il fut complice de drague de Camus, je bondissais le trouver. A l’aide ! Qui, entreprenant au Luco une étudiante hors de portée, n’a jamais rêvé de l’apparition de Sartre (yak !) ou de Laclos (yeah !), venu prêter main forte ? Je lui expliquais mon affaire, il grimaça un sourire, jeta un œil, opina, approuva même, mais ne pipa mot : le crabe lui avait déjà cisaillé les cordes vocales. Entre les deux, quand j’y pense, il n’y aura guère que la mère de mes enfants, pourtant élevée en Egypte, que j’aurai vainement attirée à lui.

Albert Cossery ? Sept petits volumes, chez Joëlle Losfeld (Gallimard). Sept bijoux, qu’on pourrait dire identiques – toujours la même histoire, toujours la même figure : un Solal égyptien, trop las pour courir les filles, trop désabusé pour rechercher l’argent, trop lucide pour être un oriental player… – au point de composer un boléro infernalement ensoleillé. Or donc, on a reproché à Cossery de raconter indéfiniment la même histoire. Certains l’ont tenu pour un feignant (« Travailler ? Quelle drôle d’idée ! »). Soit : jamais auteur n’aura été si fidèle à ses personnages. Bienfaisant lésineur, pour reprendre le titre d’une plaquette de Morand, Cossery se la coulait douce dans ce naufrage qu’est la vie. Taciturne, pauvre, lent, discret, paresseux et sardonique, il occupait la même et modeste chambre à l’hôtel Louisiane (réglé par son éditrice) depuis… Depuis toujours, semble-t-il. Autour d’un petit pâté de rues fameuses, il promenait « une sérénité insolente, apanage de l’homme sans ambition ». Sa philosophie se ramassait en des sentences aussi charmantes qu’insupportables – « L’unique sagesse réside dans une attitude passive et nonchalante… » Bling-bling en diable.

Peut-on le dire, à présent qu’il s’est donné le mal de mourir ? Albert Cossery était parent de Claude François. Non pas qu’il fut vraiment plus habile à changer une ampoule (grillée ? grand bien lui fasse !), mais parce qu’il était, lui aussi, l’un des derniers rejetons de cette Egypte européenne d’avant les cinglés barbus – et qu’il nous laisse une poignée de tubes impérissables. Ses Alexandrie, ses Alexandra : des comiques (Les feignants dans la vallée fertile, Une ambition dans le désert), des sombres (Les hommes oubliés de Dieu, La maison de la mort certaine), des caustiques (Un complot de saltimbanques, La violence et la dérision)…

Fronceront les sourcils ses lecteurs, et ils auront bigrement raison, car, à dire vrai, tous ses romans – ai-je oublié de citer Mendiants et orgueilleux ? – étaient tour à tour sinistres, caustiques et comiques. En cela, il était proche d’un autre méditerranéen effroyablement hilare : Albert Cohen. Moins grandiloquent, c’est certain. Mais c’est qu’il s’en foutait. Tout bonnement. Tous deux partageaient, sarcasmes ou pas, une même « pitié de tendresse » pour ceux qui exercent l’impossible métier de vivant. Les puissants ne trouvaient place dans leurs récits que dans la mesure où il leur fallait des pitres. Complice des pauvres, sans logorrhée tiers-mondiste, raillant le flic, le juge, le satrape, Cossery laissera, je crois, un tableau précis et cruel de la société arabe décolonisée, qui vaut bien les essais d’Abdelwahab Meddeb. Il ne se sera pas contenté d’écumer les terrasses de Saint-Germain en compagnie de son « découvreur » français, Albert Camus. Tous deux auront gardé au cœur leurs terres perdues, le soleil, les parfums de la rive sud, une empathie pour tous les Meursault, doux ou amok, et une répugnance viscérale pour « l’imposture universelle », qui condamna Cossery à n’être jamais ni Robbe-Grillet ni Beigbeder. « Que vaut l’intelligence dans un désert ? », demandait l’un de ses personnages. De quel désert parlait-il : du Sinaï de son enfance, de notre République des Lettres ? Sa disparition, le vide qu’elle laisse, voilà la réponse.

Photographie de une : Albert Cossery, par Olivier Roller, Paris, 2006.

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