Vu l’autre jeudi sur Planète un documentaire édifiant intitulé « le mystère Malraux ». Quel mystère, donc ? Eh bien, s’interroge d’emblée l’auteur, René-Jean Bouyer, d’où vient que la personnalité de cet homme qui a « marqué son siècle » reste aussi « insaisissable » ? Drôle de mystère en vérité, puisqu’il est élucidé dès les premières minutes par la dernière épouse d’André Malraux, Madeleine : « Il s’était fabriqué une vie, explique-t-elle, et il avait peur en se livrant de livrer autre chose que ce qu’il avait fabriqué. »
Une analyse confirmée par ce cri du cœur du jeune André au début des années 1920, rapporté par sa première épouse Clara : « Je construirai ma statue de mon vivant ! » En d’autres termes le secret de Malraux, c’est qu’il n’était pas Malraux : il fut toute sa vie le sculpteur minutieux et le modèle complaisant de son futur gisant.
La voilà donc, la clé des rodomontades malruciennes, de ses multiples revirements et, pour tout dire, de son coup de bluff permanent. Il s’agissait tout simplement des poses successives auxquelles l’a astreint, au fil du temps, l’érection de son propre monument – avec ses deux profils : le héros engagé et le géant de la pensée. Ainsi s’explique la « pudeur » de Malraux, c’est-à-dire sa détestation des confidences et, il faut bien le dire, un souverain mépris pour la vérité. Pas question qu’ un « misérable petit tas de secrets » comme disait l’autre, vienne ruiner son entreprise d’autoglorification.
Et le documentaire d’expliquer un peu banalement ce tropisme par les « humiliations » infligées à André dès sa plus tendre enfance ; une enfance dont Malraux ne dira jamais rien, hormis qu’il la « déteste ». De fait, apprenons-nous, il en détestait tout. Ses origines sociales d’abord, sans doute trop modestes pour lui… Et pourtant, né d’une mère épicière et d’un père flambeur mythomane, l’homme Malraux n’incarnera-t-il pas une heureuse combinaison des deux ?
Son physique ensuite, qu’il jugeait un peu ingrat pour le séducteur qu’il voulait être… Et pourtant, il aura toutes les femmes qu’il voudra, de Clara à Madeleine en passant par Josette Clotis, Sophie de Vilmorin, etc. Il les « aura », dis-je, car il s’agit toujours plus d’avoir des femmes que de les aimer, pour ce Don Juan narcissique qui écrira à la fin de sa vie : « L’amour, je ne saurai jamais ce que c’est que par mon imagination… »
En attendant, le jeune André déteste aussi l’école, où il est carrément mauvais élève. La seule discipline qui le fascine, c’est le théâtre ; et Dieu sait qu’il en fera ! Malraux panthéonisant Jean Moulin, dirait-on pas une parodie de Sarah Bernhardt ?
Notre futur héros déteste jusqu’à son prénom : ses parents l’ont appelé Georges, ce qui n’est définitivement pas assez classe pour lui. Alors c’est décidé, il se rebaptisera André ; au moins ça veut dire « Homme », en attendant le préfixe « Grand ». Car c’est décidé aussi, Malraux sera un grand homme et tutoiera l’Histoire !
A 20 ans déjà, le voici dandy parisien et critique littéraire chez Gallimard… Son premier talent pour se faire un nom, c’est un culot noir. Même Jean Lacouture, son biographe légèrement mangousté, lâche : « Il y aura toujours de l’esbroufe chez lui : il sait 9 et il dit 11 ! » — avant de se reprendre en précisant, les yeux embués : « …mais il sait quand même 9 ! »
Pour draguer aussi, Malraux marche au culot. Il repère Clara Goldschmidt, l’invite à danser, la séduit par sa conversation picdelamirandolesque, l’emmène en Italie, l’épouse et mène grand train avec son fric à elle…
Très vite, Clara se rend compte qu’elle ne connaît pas l’homme qu’elle a épousé. Il faut dire aussi que ce mec ment comme il respire ; ainsi, pour compenser une de ses premières « humiliations », s’inventera-t-il un père influent dans la haute finance et une mère vivant à l’année au Claridge… Pourquoi se gêner ?
Très vite aussi, Malraux étouffe à Paris. Tel un concurrent de Koh-Lanta, il rêve d’aventure et d’exotisme, de fortune et de gloire.
Or, si la gloire est encore à conquérir, la fortune est déjà à reconquérir : à coups de placements hasardeux, André a ruiné Clara… Leur expédition en Indochine tient donc un peu des Pieds Nickelés : Malraux s’est mis en tête d’aller voler des statues antiques dans des temples khmers pour les revendre à des collectionneurs… Hélas ! Il est interpellé par la police française à Phnom-Penh, et condamné à trois ans de prison ferme.
A Paris, Clara mobilise le microcosme intello-littéraire et décroche les soutiens de Gide, Mauriac, Breton, Aragon et les autres pour ce gandin de 25 ans qui n’a presque rien signé – sauf un larcin raté. Grâce à ce lobbying efficace, en appel, les trois ans ferme sont commués en un an avec sursis ; mais pour André, l’ »humiliation » subsiste… Une humiliation qu’il a subie en Indochine française : c’est donc tout naturellement qu’il va devenir anticolonialiste — mélangeant audacieusement sa honte de voleur de statuette pris sur le fait avec « l’humiliation du peuple indochinois exploité ».
Cet engagement courageux lui vaut en 1934 le prix Goncourt pour La Condition humaine, roman flamboyant sur la Révolution chinoise de 1925, dont il ignore tout. Qu’à cela ne tienne ! Lui qui n’a passé que quelques jours en Chine en tant que touriste ira jusqu’à s’inventer un passé de « Commissaire du Peuple », ce qui fait quand même mieux dans le tableau, pardon la sculpture.
Du même coup, le grand homme a trouvé sa grande cause : il sera le chantre de la « littérature engagée », orateur infatigable de l’Association des Artistes Révolutionnaires, puis du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, s’il vous plaît.
Es qualités, Malraux est invité par Staline à Moscou en 1934, avant de s’inviter deux ans plus tard en Espagne : la guerre révolutionnaire ne saurait se passer de lui ! Pour l’occasion, il se bombarde « colonel » d’une escadrille antifranquiste, lui qui ne sait même pas piloter une automobile…
Cette fois encore, la geste du héros André est contée par le génie Malraux : c’est L’Espoir, accueilli comme un chef-d’œuvre et qui n’est en fait, comme l’écrira Simon Leys, qu’ »un amphigouri théâtral à la rhétorique brumeuse et flatulente ».
Quant à l’engagement, attention : c’est seulement quand notre visionnaire le sent ! Tel n’est pas le cas, par exemple, de l’Occupation allemande, qui voit Malraux sillonner deux ans durant la côte d’Azur, avant de se fixer en Corrèze — dans un château, pas dans le maquis.
Il faut dire aussi que l’époque n’est guère propice aux rêves de gloire entretenus par notre héros : son Frente popular a vécu, son ex-ami Staline a pactisé avec Hitler et son nouvel ami Trotski s’est mangé un piolet. Quant à l’état de la France de l’époque, eh bien, seuls les historiens qui ne l’ont pas connue en parlent simplement. Mais sur le moment, quelle posture adopter ? André tâtonne… A ses deux frères qui l’exhortent inlassablement à entrer dans la clandestinité, il répond tout aussi invariablement que « l’heure de la Résistance n’est pas venue »… Elle viendra, à ses yeux, au lendemain du Débarquement. Là il est temps, pour notre Clark Kent, de réendosser son costume de Superman ; il se fait appeler « colonel Berger » et affirme être chargé par les Alliés d’unifier la Résistance dans le Sud-Ouest… Et ça marche !
Gaulliste, Malraux ? Il le devient miraculeusement lorsque le général est nommé chef du gouvernement provisoire. Aussitôt l’homme du 18 juin, qu’il qualifiait hier encore (en privé) de « fasciste », est rebaptisé « incarnation de la France » — et Malraux sera son prophète ! Un ralliement récompensé à coups de portefeuilles, de vrais-faux rendez-vous avec l’Histoire et de discours-fleuves sous le crépitement des flashs : tout ce qu’aime André !
« Il s’admirait beaucoup, commente un Lacouture lucide mais toujours sous le charme : il considérait que ce qu’il avait créé, une statue mouvante dans le XXe siècle, entre Trotski et De Gaulle, c’était quand même une assez belle réussite. »
Une anecdote suffit à décrire l’ego surdimensionné du Malraux des sixties. A une missive de Michel Debré, qui était alors son Premier ministre, il répond : « Mon cher Michel, votre lettre m’a déplu. Vous voudrez bien m’en écrire une autre. »
Ca sonne comme du Louis XIV réinventé par Guitry ? Eh bien, c’est du Malraux et ça ne plaisante pas — au moins avec soi-même.
Ce qui surprend pourtant, c’est qu’un tel charlatan ait su impressionner à peu près tout le monde – hormis de Gaulle, qu’il « amusait », et son psy, qu’il inquiétait plutôt. Bref la statue de Malraux, c’est un peu le portrait de Dorian Gray : plus elle paraît immortelle et grandiose, plus le modèle s’avère pour ce qu’il fut : vaniteux, mythomane et creux.
Mais après tout, le mystère Malraux n’était-il pas élucidé déjà dans les Antimémoires par ce vieux prêtre qui disait à l’auteur : « Le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… » ?
Et si c’était vrai, comme dit Marc Lévy ? Si l’idée même d’être un « grand homme » n’était qu’un rêve de petit garçon ? Alors André aurait vraiment eu tous les joujoux qu’il voulait : prix, titres, lambris et panoplies de cow-boy humaniste… Mais pour cette concession à perpétuité dans le cimetière de ses rêves d’enfant, Malraux paie le prix. Il est au Panthéon, certes ; mais il n’en reste que des cendres…