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Israël-Palestine : commençons par Jérusalem

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Le 29 novembre 1947 l’assemblée générale des Nations unies votait une résolution mettant fin au mandat britannique en Palestine et enjoignant les protagonistes d’y créer deux Etats, l’un juif, l’autre arabe (c’est-à-dire palestinien). Pour les Juifs de Palestine, ce fut l’euphorie, pour les Arabes la consternation. Dès le lendemain commença une guerre civile qui allait rapidement embraser la région.

Soixante ans, six guerres et deux intifadas plus tard, l’idée selon laquelle la seule solution de l’impossible équation proche-orientale est la création de deux Etats paraît s’être imposée à tous les gens raisonnables et même aux autres. De part et d’autre, même les plus extrémistes savent qu’il leur faudra partager la terre. Et pourtant, la mise en œuvre de ce partage semble presque aussi hors d’atteinte qu’elle l’était en 1948 – quand les Arabes promettaient de jeter tous les Juifs à la mer. C’est en tout cas ce qu’a affirmé Ehoud Olmert à son retour de la conférence de paix d’Annapolis, dans un entretien accordé à Haaretz à l’occasion du soixantième anniversaire de ce vote historique. Pour le Premier ministre israélien, un Etat bi-national sera bientôt la seule issue possible. En clair, pour le partage, c’est maintenant ou jamais. Et peut-être est-ce déjà trop tard. Peut-être que les Israéliens juifs devront un jour accepter d’être les citoyens minoritaires d’un Etat palestinien.

Il est donc possible qu’Annapolis soit la dernière chance d’un plan de partage redevenu d’actualité au début des années 90 avec les accords d’Oslo. La construction de la « barrière de sécurité » (appelée mur de séparation par les gauches européennes) aurait pu constituer une avancée significative dans ce processus de divorce raisonnable à défaut d’être à l’amiable. D’ailleurs, l’idée avait été lancée par la gauche avant d’être pervertie par la droite. « Les bonnes barrières font de bons voisins », disait Ehud Barak. Plus tard, Sharon a décidé de la construire, cette clôture de bon voisinage, mais dans le jardin des voisins, ce qui a considérablement amoindri ses effets bénéfiques.

Ehoud Olmert l’a bien compris : déjà extrêmement difficile à mettre en œuvre dans les conditions actuelles, la « solution à deux Etats » (two states solution) sera bientôt impossible à réaliser à cause de la colonisation. Sans même présumer de la volonté des Palestiniens de trouver un compromis avec Israël, il devient évident qu’un grand nombre de colonies sont aujourd’hui une réalité irréversible – un fait accompli. Autour d’un « Très grand Jérusalem », un tissu dense de villes et villages arabes et israéliens entrelacés, ainsi que deux autres conurbations au nord et au sud de la capitale, rendent peut-être déjà caduque toute solution de partage. Si Israël s’est déjà montré à deux reprises capable de démonter villes et villages (dans le Sinaï au début des années 1980 et à Gaza il y a deux ans), en Cisjordanie, certaines zones ont sans doute déjà dépassé le seuil critique et ne sont plus « démontables ». En conséquence, sauf à imaginer un scénario-catastrophe type indépendance algérienne, il n’est plus vraiment question de tracer une frontière au cordeau. Ce qui signifie qu’il n’y a plus de « solution toute simple » en vue.

Il faut prendre Olmert au sérieux. La logique actuelle des efforts de paix – dont la légitimité repose sur la résolution historique de l’ONU de novembre 1947 – a probablement vécu. Toute solution raisonnable impliquera d’une manière ou d’une autre des enclaves « binationales », tandis que les droits individuels et collectifs des uns et des autres feront l’objet d’arrangements complexes. Au lieu de tourner en rond autour d’un trésor qui n’existe plus, il faut donc placer ces zones au cœur des négociations. Le meilleur endroit pour commencer, c’est Jérusalem. Il faudra y inventer des structures communes permettant aux deux communautés de satisfaire leurs besoins pratiques et symboliques, autrement dit de répondre à leurs demandes en termes de souveraineté et de propriété. C’est la seule manière de recréer un cycle vertueux. Jérusalem ne doit plus être l’appendice empoisonné d’une négociation condamnée à ne pas aboutir, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes à tous, Israéliens et Palestiniens. Le seul processus viable, c’est « Jérusalem d’abord ».

Le Pape, Sarkozy et moi

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Depuis que nous avons un pape allemand, je m’acquitte du Kirchensteuer (impôt sur les cultes) avec une profonde allégresse. Je me suis même surprise à siffloter gaiement le Jesus bleibet meine Freude en remplissant mon chèque. Dieu sait pourtant que la chose est cocasse : je suis pingre, luthérienne et le jour n’est pas venu où je jetterai la Réforme aux orties pour pouvoir m’époumoner en choeur : habemus papam.

La simple vue de ce vieil homme en robe blanche m’affole ; il serait peut-être temps que je pense à écrire un truc sur l’Allemagne moisie. Qu’on se rassure : l’affection que je porte à Benedictus XVI n’a aucune explication religieuse, nationale ni même littéraire. Elle est strictement gastronomique. Le pape ressemble, trait pour trait, à un pâtissier de Munich qui confectionnait, il y a vingt ou trente ans, les meilleurs Apfelstrudel du monde. Le Panzerkardinal Josef Ratzinger est ma madeleine de Proust à moi.

Imaginons maintenant mon Apfelstrudel – enfin ma madeleine – être obligé de recevoir Nicolas Sarkozy en visite protocolaire au Vatican. Bonjour l’angoisse !

Afin de ne pas froisser l’hôte français, l’administration vaticane serait obligée, avant tout, de recruter des gardes suisses de petite taille. Et les boîtes d’interims pour petits Suisses, même à Rome, ça ne court pas les rues. Elle devrait veiller très scrupuleusement à ce que personne ne s’avise à prendre ni François Fillon ni Henri Guaino pour des enfants de choeur : « Eh, voi laggiù, che cazzo fate dietro a Sarkozy ? Coglionazzi, siete ancora in ritardo ! Ecco, mettetevi la tonaca e andate a servire messa ! »

Mais ce ne serait encore là que de légères futilités. Le gros du problème se poserait au pape himself : comment, en effet, recevoir un président divorcé, sans évoquer des choses qui fâchent ? Lui faudrait-il modifier, vite fait bien fait, le droit canon ? Lâcher, distinctement mais poliment, une ou deux bulles avant la rencontre ?

La charité chrétienne nous invite à adresser quelques conseils avisés à notre compatriote et néanmoins Pontife romain.

La première chose que Benedictus XVI serait inspiré de faire, c’est avoir recours au plan A : la technique dite de l’Apfelstrudel. Tout au long de la rencontre avec Nicolas Sarkozy, il suffirait à Sa Sainteté d’imiter les vieilles dames allemandes lorsqu’elles reçoivent à l’improviste d’inopportunes visites : s’empiffrer de ce délicieux et germanique gâteau. La politesse obligeant, le pape serait dispensé d’adresser la parole au président divorcé.

Le plan B est un peu moins orthodoxe, quoique mis au point par Poutine. Il présente surtout un gros avantage : il fait moins de miettes et est, par conséquent, moins salissant pour le blanc. Il suffirait à Sa Sainteté de faire boire, subrepticement ou pas, une cuillerée à café de Jägermeister[1. « Le Jägermeister est l’état post-ultime de l’étantité de l’être. » Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 345, Trad. Martineau.] à Nicolas Sarkozy. Les cinquante-six plantes entrant dans la composition de ce so german breuvage titrant à 35° expédieraient illico le président français dans les bras de Morphée. Il ne serait alors plus question d’aucun autre bras ; et le pape pourrait méditer en silence sur la dormition de la Fille aînée de l’Eglise.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Photomaton

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Le petit oiseau tire une drôle de tête. C’est écrit sur les Photomatons : on n’a plus le droit de rigoler avec la photo d’identité. Finis le « Souriez, le petit oiseau va sortir », envoyés aux oubliettes les plus récents « Cheese » ou « Ouistiti Sex ». Ces aimables âneries qui amusent les enfants et vous poussent à adopter une mine enjouée lorsque le photographe vous « prend » en photo ne sont plus de mise. Mais au fait, que prend-on quand on prend en photo ? Qu’est-ce qui est pris ? Capturé ? Est-ce notre identité qui se trouve là, imprimée sur la bande de papier photosensible qui sort des nouveaux Photomatons ? Peut-on encore parler d’identité ? C’est bien ce qui est en jeu. Notre identité.

Pas de quoi faire un plat, dira-t-on. Et pourtant, les mots le disent : il s’agit d’une chose très sérieuse. Une affaire de biométrie. Nos passeports sont biométriques. Ce qui signifie que nous pourrons passer une frontière si les caractéristiques biologiques enregistrées sur nos passeports sont conformes à notre réalité corporelle. Corps, anticorps : la régulation des passages est désormais bâtie sur le modèle biologique du système immunitaire. Si je présente les bonnes caractéristiques biologiques, je passe, sinon, je ne passe pas ou plus difficilement. L’idée du corps pur, débarrassé des agents infectieux, l’idéal sanitaire, est là, juste derrière. Plus la globalisation prétend ouvrir les frontières et travailler à la dérégulation, plus les frontières internes à la globalisation deviennent dures à franchir. Exactement comme dans un corps : unifié, mais composé de parties distinctes.

Si on rigole, notre identité devient floue, car nos pupilles ne sont plus reconnaissables. Comme dans The Minority Report, le roman de Philip K. Dick. Ce qui nous permet de voir est aussi ce qui nous permet d’être vu. Contrôle intégré, contrôle intégral. Il y avait la photo (une technique et un art) d’un côté, et les matons (dans les prisons) de l’autre. Il y a synthèse avec le photomaton qui hybride l’écriture de lumière avec l’art de la surveillance pénitentiaire. Chacun devra être son propre flic. Aucune dérogation : il faut recommencer la photo autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que l’on parvienne à une représentation de soi dépourvue d’affect, c’est-à-dire de vie. Cela rappelle ces fabricants de cosmétiques qui promettent l’éradication des rides d’expression.

L’identité est une donnée objective. Elle ne dépend plus de vous. Mais pas non plus de l’autre. Elle est fournie par une machine inorganique qui fabrique les modalités de la reconnaissance de ces machines organiques que nous devenons. L’identité n’a plus rien à voir avec ce que l’on est, elle est ce qui permet d’être reconnu – et donc admis.

L’autre, le photographe, vous disait de sourire. La machine vous ordonne de ne plus rigoler. Car le rire, l’humour, le mot d’esprit font vaciller les certitudes et déjouent, dans l’entre-deux du nonsense, toute tentative de définir une identité. Anything is what it is and nothing else, dit la machine digitale cyclopéenne du photomaton. En face de ce nouveau Polyphème, il ne nous reste plus, pour mettre le système en court-circuit comme le fit Ulysse, qu’à prétendre que nous sommes Personne.

Le sourire comme ouverture à l’autre a vécu. Tout comme l’ouverture des frontières et le droit d’asile. Vieilleries. Sensibleries. Nous sommes désormais à l’ère du fermé. Sur la cabine du photomaton, la fille fait vraiment la tête.

Alors, ça vient ces émeutes ?

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On a failli attendre. Après l’annonce de la mort, dimanche, de deux gamins de Villiers-le-Bel dont la moto était entrée en collision avec une voiture de police, les citoyens-téléspectateurs ont pu craindre, quelques heures durant, d’être privés du spectacle annoncé : un reality-show intitulé « jeunes contre flics » à moins qu’on ne préfère « l’émeute », légèrement plus sobre.

Certes, à peine la nouvelle était-elle connue que des jeunes prêts à jouer leur rôle de jeunes se rassemblaient sur les lieux tandis que circulaient les théories les plus délirantes possibles sur les circonstances du drame. On peut gager que la plupart ne croyaient nullement que les deux gamins avaient été victimes de violences policières. Aucune importance dès lors qu’il s’agissait d’un excellent prétexte pour une soirée de défoulement. Il faut ajouter que le hasard avait bien fait les choses : à quelques jours près, Villiers-le-Bel tombait à point nommé pour marquer le deuxième anniversaire de Clichy-sous-Bois et rappeler à quel point rien n’avait été fait. Une aubaine pour les amateurs de sociologie à deux balles qui adorent pointer un doigt accusateur sur la société tout entière coupable de maltraitance à l’encontre des populations que l’on désigne désormais comme issues de la diversité. (Le fait que l’on puisse employer sans rigoler une expression aussi grotesque prouve à quel point l’esprit de sérieux s’est abattu sur ce malheureux pays, n’épargnant pas les citoyens issus de l’uniformité, également appelés Gaulois.)

Pour qu’il y ait spectacle, il faut un public. On voit mal le jeune-en-colère brûler des abribus (et plus si affinités) et se faire arroser de gaz lacrymogènes à la seule intention de ses voisins de palier. Pas de journaliste, pas d’émeute. Aucun problème : en moins d’une heure, dimanche, une nuée de micros et de caméras s’abattaient sur Villiers-le-Bel. On imagine sans peine le frisson d’excitation qui a dû traverser des rédactions où l’on s’ennuyait ferme en cette fin d’après-midi dominicale. « Génial ! », ont dû se dire certains, à l’image de David Pujadas, surpris en flagrant délit d’euphorie le 11 septembre 2001. Les affaires reprennent…

Il ne restait plus qu’à attendre l’explosion de violence que l’on disait redouter. Les « jeunes » ne déçurent pas leur public. Avec une touchante bonne volonté, ils se conformèrent au scénario écrit d’avance, ânonnant avec docilité les « dialogues » que nous voulions entendre (encore que le terme de dialogue soit assez peu adapté). Ayant compris que l’on attendait d’eux un remake de novembre 2005, ils décidèrent de faire mieux, incendiant directement une bibliothèque – « sans doute des lecteurs en colère », fit drôlement remarquer le maire du Raincy, Eric Raoult.

La seule fausse note vint du Procureur[1. Qu’il est agréable de savoir qu’aucun correcteur ne viendra sournoisement écrire Procureure derrière mon dos !] qui expliqua que, selon les premières constatations, la mort des deux adolescents était accidentelle et ne pouvait être imputée aux policiers. De quoi se mêlait-elle celle-là, encore un peu et elle allait carrément gâcher la fête.

Heureusement, l’inénarrable Mouloud Aounit du MRAP rattrapa ce couac malencontreux, jouant sa partition sans grande imagination mais avec un sérieux qui mérite d’être salué : mardi matin, après une nuit d’affrontements, il s’indignait que l’on ait pu choquer les âmes sensibles de ces grands enfants en disculpant les policiers. On ne la lui fait pas à Mouloud Aounit. Si des policiers circulent dans une cité un dimanche, c’est bien qu’ils ont l’intention de commettre un mauvais coup.

Interrogé sur France Inter, un habitant du quartier livré à la barbarie (malgré les appels au calme des proches des deux garçons) osa dire ce que personne, dans les médias, n’ose même plus penser. « Les deux jeunes ont été vite oubliés et maintenant, ils cassent pour s’amuser », observait-il. On ne s’appesantit guère sur ce témoignage. Il était bien plus amusant d’interroger des émeutiers toujours prêts à expliquer à qui voulait bien les entendre que la police ne les respectait pas et les traitait comme des « sous-hommes », terme sûrement appelé à servir abondamment. (Il est vrai que l’incendie d’une bibliothèque force hautement le respect.) Victimes pour les uns, barbares pour les autres : peu importe, l’essentiel est de faire de l’audience et, on le sait, la guerre des cités, c’est de la bonne came. Inutile de demander aux journalistes d’arrêter de la dealer au citoyen accro. « Ce serait de la censure ! » Peut-être. Reste qu’il suffirait d’imposer un couvre-feu médiatique pour arrêter l’engrenage. Mais justement, ce n’est pas l’objectif. « Il n’y a pas de contagion, les autres banlieues ne s’embrasent pas », pouvait-on entendre mardi sur toutes les ondes. Jusqu’ici, tout va bien.

Bon sang, qu’est-ce qu’ils foutent ces jeunes ? On va encore attendre longtemps ?

France-Maroc : match nul ou non advenu ?

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Les faits
L’Equipe du 20 novembre les relate parfaitement dans le compte rendu de ce match « amical » : une Marseillaise sifflée de bout en bout par 60 000 spectateurs venus de toute la France soutenir l’équipe marocaine et des Bleus systématiquement hués quand ils avaient la balle. Enfin, pas tous les Bleus. Toujours d’après l’Equipe : « Les seuls à avoir échappé à la bronca ont été Karin Benzema, Hatem Ben Arfa et Samir Nasri, tous trois de confession musulmane. Ce fut le cas également pour Franck Ribéry et Nicolas Anelka, les convertis ».

Le problème
L’événement est donc rien moins qu’anodin. Il aurait dû faire l’ouverture des journaux télévisés ou la une des quotidiens. Et pourtant, vous n’en avez probablement pas entendu parler. A moins d’avoir lu Le Canard Enchaîné de mercredi dernier, ou écouté le même jour sur Europe 1 la revue de presse de l’excellent Michel Grossiord. Ajoutez à cela une longue lamentation de Rioufol dans son bloc-notes du Figaro, qui déduit logiquement de ces événements qu’il faut privatiser de toute urgence la SNCF, et voilà, c’est tout, ou presque. Pas de mine contrite de la Chazal sur TF1, pas d’échos non plus au 13 heures de France 2, qui le lendemain du match préférait consacrer quatre minutes chrono à l’invasion de New Delhi par des hordes de macaques. Rien, donc, pas même un salutaire ronchonnage d’Eric Zemmour sur iTélé.
N’étant que modérément conspirationniste, je ne pense pas que l’ordre de la fermer soit venu d’en haut. Alors quoi ?

Les hypothèses

– La Gauche s’est tue pour ne pas faire le jeu du Front national ;

– la Droite s’est tue parce que ces désordres, agrémentés d’un conchiage généralisé de l’hymne national, mettent à mal le dogme de l’infaillibilité présidentielle ;

– la plupart des journalistes se sont tus parce que l’envoyé spécial du Monde au Stade de France n’a rien vu et rien entendu ;

– les télés se sont tues parce que c’est quand même un peu trop compliqué, cette histoire d’arabes qui insultent des noirs parce qu’ils sont français mais applaudissent des Français parce qu’ils sont musulmans ;

– les associations antiracistes se sont tues parce que les coupables avaient des profils de victimes ;

– Fadela Amara s’est tue parce qu’il ne faut pas stigmatiser les jeunes issus de l’immigration, sans quoi on aurait peut-être risqué d’avoir des émeutes en banlieue ces jours-ci ;

Bref, si on n’a pas parlé du match France-Maroc, c’est tout bêtement parce qu’il est advenu dans une zone de non-droit à l’information.

Massin

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Les grands révolutionnaires n’avancent jamais, comme à l’opérette, le couteau serré entre les dents, demandant que l’on sonne devant eux les trompettes de la renommée. La discrétion est leur demeure. On les voit à peine se faufiler – ils ne veulent pas se faire prendre – à travers les années et les idées mouvantes, faire des pieds-de-nez à la succession des modes et se railler des zigouigouis esthétiques et intellectuels que chaque nouvelle lune produit. Ils poursuivent leur oeuvre.

Graphiste, directeur artistique, typographe et écrivain, Massin a révolutionné l’édition française. Il a inventé le visage de collections, comme Folio ou l’Imaginaire Gallimard, qui ont traversé les décennies sans subir l’épreuve du temps. Quand les penchants d’un graphiste le portent souvent, instinctivement, à remplir tout l’espace qu’il a à mettre en page (la nature a horreur du vide), Massin a privilégié « le travail des blancs ».

A l’époque où les beaux livres n’étaient, dans l’édition française, qu’un catalogue monotone de belles images se succédant les unes aux autres, il introduisit un mouvement quasi-cinématographique, les variations et les changements de plan.

Cette nouvelle conception du livre se révèle pleinement en 1964 avec la mise en page de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Massin conduit alors la première expérience de « typographie expressive » et introduit la notion d’espace et de temps scéniques dans la page imprimée : l’espace du livre n’est plus un espace plat, la frontière sémiologique entre le texte et son incarnation dans un objet est franchie.

Massin est reconnu dans le monde entier comme l’un des plus importants graphistes du XXe siècle. New York lui a consacré une grande rétrospective, le Japon le célèbre et la Belgique l’a fait entrer dans son Académie royale.

En publiant aux éditions Phaidon un exceptionnel Massin, Laetitia Wolff, directrice éditoriale de Surface magazine à New York, nous permet de mieux comprendre l’oeuvre, l’univers et le parcours du plus grand graphiste français. La France ? Que croyez-vous ? Massin n’a même pas son bachot. Pas très sérieux, cette histoire. Les portes de l’enseignement universitaire restent fermées à jamais devant lui. Quant aux spécialistes, ils se méfient un peu du nombre de cordes que compte l’arc de ce graphiste, typographe, musicien et musicologue, photographe, collectionneur d’alphabets, écrivain et journaliste (il réalisa pour le Petit Journal l’une des premières interviews de Céline après la guerre et travailla plusieurs années avec Michel Polac pour Droit de Réponse).

La France a beau se méfier des inclassables : on a tous un Massin chez soi. A 82 ans, il le sait et continue à travailler, enchaînant les projets les uns après les autres. Le génie ne connaît pas la retraite, même après 40 ans de cotisation.

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Foutez la paix à Chirac

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Jacques Chirac est, paraît-il, un justiciable comme les autres. On nous l’a répété en boucle depuis l’annonce de sa mise en examen pour des faits qui remontent à une bonne vingtaine d’années. A première vue, cette affirmation revêt toutes les apparences de l’évidence. Qui oserait contester la saine égalité démocratique en vertu de laquelle puissants et misérables sont identiquement traités par les jugements de cours – lesquelles ne sont plus royales mais d’assises ? N’avons-nous pas fait la Révolution pour que la loi soit la même pour tous ?

Le problème, c’est que c’est faux : Jacques Chirac n’est pas un justiciable comme les autres.

On peut le regretter, mais Jacques Chirac est un ancien président de la République. Cela suffit à faire de lui un justiciable à part. Il a été élu, et pas qu’une fois de surcroît, par plus de la moitié d’entre nous. Certes, en République, point de droit divin, point de sacre à Reims. En termes strictement juridiques, Chirac est redevenu un simple citoyen – encore que sa participation de plein droit aux travaux du Conseil constitutionnel suggère le contraire. En tout cas, monarchie ou république, c’est toujours de la France qu’il s’agit. Si l’on parle de l’onction du suffrage universel, c’est bien parce que quelque chose, dans cette affaire, échappe à la rationalité. Jacques Chirac n’est plus président ni le chef des armées. Il ne représente plus la France mais, d’une certaine façon, il continue à l’incarner. En conséquence, Chirac condamné, c’est un peu la France qui le serait. Que certains s’en réjouissent n’est guère surprenant.

Au demeurant, il faut en finir avec la fable d’une justice « dure avec les faibles et faible avec les forts ». Etre riche ou puissant constitue le plus souvent une circonstance aggravante. Ce qui pourrait se défendre si la sévérité n’était pas souvent l’alibi du ressentiment. Après tout, l’appartenance à l’élite confère effectivement des responsabilités. Mais il y a autre chose, de bien plus inavouable, dans la joie mauvaise que peut éveiller le spectacle de la chute. En tout cas, la mise en examen d’un « justiciable comme les autres » n’aurait sans doute pas été saluée comme un – heureux – événement.

Certes, il faut reconnaître qu’Arnaud Montebourg et Eric Halphen ont semblé un peu dépités par ce dénouement qu’ils avaient tant appelé de leurs vœux. Le spectacle n’est pas à la hauteur de leurs espérances. C’est qu’eux rêvaient de voir Chirac quitter l’Elysée entre deux gendarmes, ce qui aurait assuré leur place dans l’Histoire – du moins le croyaient-ils. Tombeurs d’un président, ça vous aurait eu un petit air de Robespierre à visage humain. Persécuteurs d’un chef d’Etat à la retraite, c’est autre chose. Nos justiciers visaient un carrosse ; ils ont dégommé une citrouille. Bien vu.

Reste à espérer que le dossier s’enlisera. On imagine les éructations des professionnels de la vertu à l’idée que l’on puisse souhaiter un tel déni de démocratie. Ils ont raison : dans une démocratie parfaite, il serait impensable que Jacques Chirac échappe au châtiment. Nous ne sommes pas dans une démocratie parfaite et c’est tant mieux. L’accomplissement intégral d’une idée, quelle qu’elle soit, ne peut être qu’un cauchemar. Notre monde imparfait sera toujours plus habitable que le meilleur des mondes.

Les malheurs des enfants d’un parricide

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L’omniprésident, l’homme qui n’a peur de rien, aurait-il peur de lui-même ? A en juger par sa manière de gouverner, c’est l’impression que donne Nicolas Sarkozy. Les soupirs de François Fillon enregistrés dans le studio d’Europe 1 vont au-delà des traditionnelles jérémiades des Premiers ministres de la Cinquième République. La stratégie consistant à accaparer tout l’espace politico-médiatique, à tout faire pour accréditer l’idée que le président est au courant de tout et s’occupe personnellement de tout, n’est pas seulement un modus operandi – potentiellement efficace et pas nécessairement illégitime au demeurant. Elle traduit une angoisse profonde. Non pas que l’homme soit fou, comme le proclame Jean-François Kahn.

Certaines initiatives du président me semblent même particulièrement raisonnables – à commencer par la réforme des régimes spéciaux de retraite, d’autres – comme la définition d’objectif chiffrés en matière d’expulsions d’immigrés clandestins ou les tests ADN – franchement discutables. De toute façon, essayer de comprendre les motivations profondes d’un homme politique, c’est toujours prendre le risque de le caricaturer. Reste qu’une bonne caricature énonce parfois, à coups d’exagérations, simplifications et généralisations, certaines vérités.

Sarkozy n’est pas le premier qui, une fois parvenu au sommet, jette l’échelle dont il s’est servi. Il s’est hissé à la tête de la droite et de l’Etat au nez et à la barbe de Jaques Chirac, toujours grâce à la même stratégie d’hyperactivité et d’hyperprésence médiatique sans oublier quelques coups tordus. La place Beauvau a systématiquement pris de court – parfois avec courage, comme lorsqu’il s’est frontalement opposé à ses anciens amis de l’UOIF, souvent avec un brin de démagogie – et l’Elysée et Matignon. Et il a fini par arracher une molle bénédiction à un Chirac qu’il avait politiquement achevé. Rien de très nouveau sous le soleil de la politique, à ceci près que Sarkozy lui-même semble vivre sa victoire comme une sorte de parricide.

Ainsi, depuis mai dernier, le président paraît hanté par son propre « crime ». Son dynamisme ressemble à celui d’un homme qui fuit son ombre. Tout se passe comme si, pour lui, étouffer toute concurrence potentielle dans l’œuf, était déjà agir trop tard. Dans sa basse-cour à lui, il prétend empêcher la ponte.

Seulement, le Premier ministre et les ministres ne sont pas uniquement des « fusibles » interchangeables destinés à permettre au président de conserver une distance de sûreté entre lui et les dossiers brûlants. Ce sont des hommes et des femmes politiques dotés d’une expérience précieuse dans la gestion d’affaires complexes. Dans le « privé », ce royaume magique où l’on gagne plus et où tout est rationnel, ordonné et efficace, on ne recrute pas des cadres chers et expérimentés pour en faire de simples exécutants. Cela a encore moins de sens quand il s’agit de politiques, élus et hommes de partis, responsables devant les Chambres.

Avec beaucoup de bonne volonté et un peu de paranoïa, Sarkozy se lance dans un voyage au long cours comme s’il s’agissait de courir le cent mètres. Tôt ou tard, il aura besoin des Fillon, des Borloo, des Alliot-Marie et des autres. Leur laisser de l’espace – pour mener une action politique et médiatique – est peut-être risqué. Mais les asphyxier l’est peut-être encore plus. Non seulement parce qu’il sera tenu pour seul responsable de leur échec. Mais aussi parce qu’ils n’hésiteront pas à se venger le jour où il sera en position de faiblesse. Et ce jour arrivera forcément.

Volahiku à Matignon

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Ulrich Wickert, n’a pas encore ouvert son journal télévisé sur ce scoop. Der Spiegel n’a pas encore publié la nouvelle. Ni la Süddeustche Zeitung ni Die Welt n’ont consacré de longues et ennuyeuses pages à analyser et commenter l’information. Elle ne devrait pourtant pas tarder à se répandre et à révolutionner le monde : le coiffeur de François Fillon est allemand !

Lorsque de Gaulle se rendait en Allemagne, c’était pour rencontrer son homologue Konrad Adenauer et deviser avec lui de la marche du monde. Parfois, il lui arrivait bien de prendre l’hélico et d’aller se baigner aux merveilleux thermes de Baden-Baden. Mais c’était pour y laisser à la postérité reconnaissante des sentences mémorables : « Massu, ne jouez pas avec la savonnette. »

Cela restait grand, beau, généreux : c’était la France. Or, aujourd’hui, lorsque François Fillon passe le Rhin, c’est uniquement pour aller se faire couper les cheveux.

C’est, du moins, l’analyse toute personnelle de mon coiffeur, Markus Pftizer (Cannstatter Strasse 51, à Fellbach). Selon Markus, qui a regardé attentivement plusieurs portraits du Premier ministre français, seul un coiffeur allemand est capable de réussir une telle mèche. « Il faut maîtriser, dit-il, l’art de la volahiku, pour parvenir à un tel résultat. C’est un réel chef d’oeuvre. »

Pour ceux qui croient que l’Europe s’arrête au périphérique parisien, j’explique : la volahiku, c’est la vokuhila à l’envers. Clair, non ? Le gardien de but, Rudi Völler, avait popularisé la vokuhila (vorne kurz, hinten lang : court devant, long derrière) dans les années 1980. Le footballeur anglais de l’OM, Chris Waddle, ne tarda pas à l’introduire en France. En soi, c’est déjà assez surprenant qu’un Anglais introduise quelque chose quelque part. Le plus étonnant est que, dans le monde entier, les tribunes des stades se remplirent instantanément de coupes Waddle et de coupes Völler. Des millions de supporteurs oubliaient ainsi leur nationalité pour communier dans une même ferveur capillaire. On les voyait désormais trinquer avec les canettes de bière qu’autrefois ils se jetaient à la face.

Ne pensez pas que j’oublie le cas de votre Premier ministre, chers amis Français. La vohuhila (vorne kurz, hinten lang) avait sa contrepartie : la volahiku (vorne lang hinten kurz : long devant, court derrière). Markus m’a expliqué que la volahiku est l’exercice le plus délicat à réaliser en coiffure, puisqu’il s’agit de laisser pousser sur le front les cheveux qui poussent habituellement dans la nuque…

Cette coupe ne peut être réalisée que par un coiffeur allemand, puisqu’au moment où volahiku et vokuhila disparurent de la surface de la terre et des crânes masculins c’est en Allemagne qu’elle prospéra. Encore aujourd’hui, il est d’un raffinement extrême d’arborer une volahiku resplendissante. Les coiffeurs allemands n’ont pas fait que préserver un savoir-faire menacé, ils l’ont perfectionné.

Je ne sais pas si Markus a raison. Mais les éléments dont nous disposons sont trop troublants pour ne pas y prêter un peu de crédit. Ne trouvez-vous pas étrange que l’accession de François Fillon à Matignon coïncide avec l’apparition de simili volahiku sur la tête des danseurs de tecktonik ? Et ne me dites surtout pas que c’est tiré par les cheveux.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Passifs mais pas naïfs

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Ça n’en finit pas ! Grèves des transports contre la réforme des retraites, grèves des étudiants contre le financement privé des universités, grève des fonctionnaires pour leur fiche de paie, ce sont des bras de fer à qui mieux mieux.

Depuis plusieurs jours, des barrages de sécurité se dressent dans les rues du Quartier Latin, les CRS se déploient, certains étudiants défilent, on commence à se sentir en cage. Une clameur étudiante a appelé les lycéens à descendre dans la rue. Des organisations syndicales ont répondu présent. Mais la « base », comme on dit, ne suit pas vraiment. Mardi 20 novembre, les dirigeants de ces syndicats qui promettent une lutte acharnée contre la « ghettoïsation des facs » ont manifesté avec leurs professeurs – et le reste de la fonction publique. Pour le reste, s’il y a des lycéens dans les rues, c’est surtout faute de transports. Faut-il en conclure que la jeunesse a perdu sa verve politique ?

Le télescopage des mouvements sociaux tue l’action des étudiants. Dans les médias, les questions posées par la réforme des universités sont noyées, comme beaucoup d’autres sous les prévisions du trafic. Le ras-le-bol général rend les grèves peu populaires. Y compris chez les lycéens.

Il est certain qu’aujourd’hui les jeunes se mobilisent peu s’ils ne sont pas immédiatement et concrètement touchés. Ont-ils conscience de ce qui se passe ? Peut-être, même s’ils ne sont pas tous au clair sur les enjeux réels. L’action, elle, n’est pas au rendez-vous. La nouvelle génération consomme avec modération les idées politiques. Vous pourriez me dire : et les grands blocages du CPE, ce n’était pas de la mobilisation ? Si, c’était une réaction, mais pas toujours une conviction profonde. La preuve, lorsqu’il s’agit de manifester dans le froid, au mois de novembre, on « désinvestit » et on « défroque ».

Discutailler de politique, ça peut « le faire », mais en profondeur, on retrouve surtout les idées des parents ou de la presse. Le débat manque. L’action commune n’est pas en vogue. Cela signifierait-il que l’individualisme prime chez les jeunes étudiants ? « Trop compliqué » comme disent certains ? « On s’en fout », comme l’affirment les autres ?

Les préoccupations des étudiants ont tout simplement changé. L’université attire de moins en moins et même ceux qui projettent d’y étudier semblent peu s’inquiéter des réformes. La conception de la grève a évolué. Pour la plupart, c’est surtout une preuve de paresse et non un moyen d’agir et de s’opposer. Peut-être parce que les jeunes étudiants en ressentent moins le besoin et se sentent plus libres qu’avant. Peut-être aussi parce qu’ils ne veulent pas mener un combat qui n’est pas le leur. Est-ce condamnable ? La question est ouverte. Mais peut-être vaut-il mieux être passif que cabotin. Ceux qui se la jouent politicien ne savent pas forcément de quoi ils parlent. Ne nous méprenons donc pas. Beaucoup de jeunes sont peu actifs, mais pas naïfs. Leur désengagement est volontaire, peut-être parce qu’on ne leur laisse pas vraiment la parole non plus. Ne dramatisons pas la supposée inconscience d’une jeunesse désunie, en la blâmant de ne pas réagir. Pour une fois, c’est peut-être aux raisons de son silence qu’il faut s’intéresser. Il nous serait facile, à nous, lycéens, de crier, nous savons déjà blablater. Parlementer ? Pour l’instant, c’est un droit dont nous usons peu. A tort sans doute.

Israël-Palestine : commençons par Jérusalem

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Le 29 novembre 1947 l’assemblée générale des Nations unies votait une résolution mettant fin au mandat britannique en Palestine et enjoignant les protagonistes d’y créer deux Etats, l’un juif, l’autre arabe (c’est-à-dire palestinien). Pour les Juifs de Palestine, ce fut l’euphorie, pour les Arabes la consternation. Dès le lendemain commença une guerre civile qui allait rapidement embraser la région.

Soixante ans, six guerres et deux intifadas plus tard, l’idée selon laquelle la seule solution de l’impossible équation proche-orientale est la création de deux Etats paraît s’être imposée à tous les gens raisonnables et même aux autres. De part et d’autre, même les plus extrémistes savent qu’il leur faudra partager la terre. Et pourtant, la mise en œuvre de ce partage semble presque aussi hors d’atteinte qu’elle l’était en 1948 – quand les Arabes promettaient de jeter tous les Juifs à la mer. C’est en tout cas ce qu’a affirmé Ehoud Olmert à son retour de la conférence de paix d’Annapolis, dans un entretien accordé à Haaretz à l’occasion du soixantième anniversaire de ce vote historique. Pour le Premier ministre israélien, un Etat bi-national sera bientôt la seule issue possible. En clair, pour le partage, c’est maintenant ou jamais. Et peut-être est-ce déjà trop tard. Peut-être que les Israéliens juifs devront un jour accepter d’être les citoyens minoritaires d’un Etat palestinien.

Il est donc possible qu’Annapolis soit la dernière chance d’un plan de partage redevenu d’actualité au début des années 90 avec les accords d’Oslo. La construction de la « barrière de sécurité » (appelée mur de séparation par les gauches européennes) aurait pu constituer une avancée significative dans ce processus de divorce raisonnable à défaut d’être à l’amiable. D’ailleurs, l’idée avait été lancée par la gauche avant d’être pervertie par la droite. « Les bonnes barrières font de bons voisins », disait Ehud Barak. Plus tard, Sharon a décidé de la construire, cette clôture de bon voisinage, mais dans le jardin des voisins, ce qui a considérablement amoindri ses effets bénéfiques.

Ehoud Olmert l’a bien compris : déjà extrêmement difficile à mettre en œuvre dans les conditions actuelles, la « solution à deux Etats » (two states solution) sera bientôt impossible à réaliser à cause de la colonisation. Sans même présumer de la volonté des Palestiniens de trouver un compromis avec Israël, il devient évident qu’un grand nombre de colonies sont aujourd’hui une réalité irréversible – un fait accompli. Autour d’un « Très grand Jérusalem », un tissu dense de villes et villages arabes et israéliens entrelacés, ainsi que deux autres conurbations au nord et au sud de la capitale, rendent peut-être déjà caduque toute solution de partage. Si Israël s’est déjà montré à deux reprises capable de démonter villes et villages (dans le Sinaï au début des années 1980 et à Gaza il y a deux ans), en Cisjordanie, certaines zones ont sans doute déjà dépassé le seuil critique et ne sont plus « démontables ». En conséquence, sauf à imaginer un scénario-catastrophe type indépendance algérienne, il n’est plus vraiment question de tracer une frontière au cordeau. Ce qui signifie qu’il n’y a plus de « solution toute simple » en vue.

Il faut prendre Olmert au sérieux. La logique actuelle des efforts de paix – dont la légitimité repose sur la résolution historique de l’ONU de novembre 1947 – a probablement vécu. Toute solution raisonnable impliquera d’une manière ou d’une autre des enclaves « binationales », tandis que les droits individuels et collectifs des uns et des autres feront l’objet d’arrangements complexes. Au lieu de tourner en rond autour d’un trésor qui n’existe plus, il faut donc placer ces zones au cœur des négociations. Le meilleur endroit pour commencer, c’est Jérusalem. Il faudra y inventer des structures communes permettant aux deux communautés de satisfaire leurs besoins pratiques et symboliques, autrement dit de répondre à leurs demandes en termes de souveraineté et de propriété. C’est la seule manière de recréer un cycle vertueux. Jérusalem ne doit plus être l’appendice empoisonné d’une négociation condamnée à ne pas aboutir, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes à tous, Israéliens et Palestiniens. Le seul processus viable, c’est « Jérusalem d’abord ».

Le Pape, Sarkozy et moi

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Depuis que nous avons un pape allemand, je m’acquitte du Kirchensteuer (impôt sur les cultes) avec une profonde allégresse. Je me suis même surprise à siffloter gaiement le Jesus bleibet meine Freude en remplissant mon chèque. Dieu sait pourtant que la chose est cocasse : je suis pingre, luthérienne et le jour n’est pas venu où je jetterai la Réforme aux orties pour pouvoir m’époumoner en choeur : habemus papam.

La simple vue de ce vieil homme en robe blanche m’affole ; il serait peut-être temps que je pense à écrire un truc sur l’Allemagne moisie. Qu’on se rassure : l’affection que je porte à Benedictus XVI n’a aucune explication religieuse, nationale ni même littéraire. Elle est strictement gastronomique. Le pape ressemble, trait pour trait, à un pâtissier de Munich qui confectionnait, il y a vingt ou trente ans, les meilleurs Apfelstrudel du monde. Le Panzerkardinal Josef Ratzinger est ma madeleine de Proust à moi.

Imaginons maintenant mon Apfelstrudel – enfin ma madeleine – être obligé de recevoir Nicolas Sarkozy en visite protocolaire au Vatican. Bonjour l’angoisse !

Afin de ne pas froisser l’hôte français, l’administration vaticane serait obligée, avant tout, de recruter des gardes suisses de petite taille. Et les boîtes d’interims pour petits Suisses, même à Rome, ça ne court pas les rues. Elle devrait veiller très scrupuleusement à ce que personne ne s’avise à prendre ni François Fillon ni Henri Guaino pour des enfants de choeur : « Eh, voi laggiù, che cazzo fate dietro a Sarkozy ? Coglionazzi, siete ancora in ritardo ! Ecco, mettetevi la tonaca e andate a servire messa ! »

Mais ce ne serait encore là que de légères futilités. Le gros du problème se poserait au pape himself : comment, en effet, recevoir un président divorcé, sans évoquer des choses qui fâchent ? Lui faudrait-il modifier, vite fait bien fait, le droit canon ? Lâcher, distinctement mais poliment, une ou deux bulles avant la rencontre ?

La charité chrétienne nous invite à adresser quelques conseils avisés à notre compatriote et néanmoins Pontife romain.

La première chose que Benedictus XVI serait inspiré de faire, c’est avoir recours au plan A : la technique dite de l’Apfelstrudel. Tout au long de la rencontre avec Nicolas Sarkozy, il suffirait à Sa Sainteté d’imiter les vieilles dames allemandes lorsqu’elles reçoivent à l’improviste d’inopportunes visites : s’empiffrer de ce délicieux et germanique gâteau. La politesse obligeant, le pape serait dispensé d’adresser la parole au président divorcé.

Le plan B est un peu moins orthodoxe, quoique mis au point par Poutine. Il présente surtout un gros avantage : il fait moins de miettes et est, par conséquent, moins salissant pour le blanc. Il suffirait à Sa Sainteté de faire boire, subrepticement ou pas, une cuillerée à café de Jägermeister[1. « Le Jägermeister est l’état post-ultime de l’étantité de l’être. » Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 345, Trad. Martineau.] à Nicolas Sarkozy. Les cinquante-six plantes entrant dans la composition de ce so german breuvage titrant à 35° expédieraient illico le président français dans les bras de Morphée. Il ne serait alors plus question d’aucun autre bras ; et le pape pourrait méditer en silence sur la dormition de la Fille aînée de l’Eglise.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Photomaton

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Le petit oiseau tire une drôle de tête. C’est écrit sur les Photomatons : on n’a plus le droit de rigoler avec la photo d’identité. Finis le « Souriez, le petit oiseau va sortir », envoyés aux oubliettes les plus récents « Cheese » ou « Ouistiti Sex ». Ces aimables âneries qui amusent les enfants et vous poussent à adopter une mine enjouée lorsque le photographe vous « prend » en photo ne sont plus de mise. Mais au fait, que prend-on quand on prend en photo ? Qu’est-ce qui est pris ? Capturé ? Est-ce notre identité qui se trouve là, imprimée sur la bande de papier photosensible qui sort des nouveaux Photomatons ? Peut-on encore parler d’identité ? C’est bien ce qui est en jeu. Notre identité.

Pas de quoi faire un plat, dira-t-on. Et pourtant, les mots le disent : il s’agit d’une chose très sérieuse. Une affaire de biométrie. Nos passeports sont biométriques. Ce qui signifie que nous pourrons passer une frontière si les caractéristiques biologiques enregistrées sur nos passeports sont conformes à notre réalité corporelle. Corps, anticorps : la régulation des passages est désormais bâtie sur le modèle biologique du système immunitaire. Si je présente les bonnes caractéristiques biologiques, je passe, sinon, je ne passe pas ou plus difficilement. L’idée du corps pur, débarrassé des agents infectieux, l’idéal sanitaire, est là, juste derrière. Plus la globalisation prétend ouvrir les frontières et travailler à la dérégulation, plus les frontières internes à la globalisation deviennent dures à franchir. Exactement comme dans un corps : unifié, mais composé de parties distinctes.

Si on rigole, notre identité devient floue, car nos pupilles ne sont plus reconnaissables. Comme dans The Minority Report, le roman de Philip K. Dick. Ce qui nous permet de voir est aussi ce qui nous permet d’être vu. Contrôle intégré, contrôle intégral. Il y avait la photo (une technique et un art) d’un côté, et les matons (dans les prisons) de l’autre. Il y a synthèse avec le photomaton qui hybride l’écriture de lumière avec l’art de la surveillance pénitentiaire. Chacun devra être son propre flic. Aucune dérogation : il faut recommencer la photo autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que l’on parvienne à une représentation de soi dépourvue d’affect, c’est-à-dire de vie. Cela rappelle ces fabricants de cosmétiques qui promettent l’éradication des rides d’expression.

L’identité est une donnée objective. Elle ne dépend plus de vous. Mais pas non plus de l’autre. Elle est fournie par une machine inorganique qui fabrique les modalités de la reconnaissance de ces machines organiques que nous devenons. L’identité n’a plus rien à voir avec ce que l’on est, elle est ce qui permet d’être reconnu – et donc admis.

L’autre, le photographe, vous disait de sourire. La machine vous ordonne de ne plus rigoler. Car le rire, l’humour, le mot d’esprit font vaciller les certitudes et déjouent, dans l’entre-deux du nonsense, toute tentative de définir une identité. Anything is what it is and nothing else, dit la machine digitale cyclopéenne du photomaton. En face de ce nouveau Polyphème, il ne nous reste plus, pour mettre le système en court-circuit comme le fit Ulysse, qu’à prétendre que nous sommes Personne.

Le sourire comme ouverture à l’autre a vécu. Tout comme l’ouverture des frontières et le droit d’asile. Vieilleries. Sensibleries. Nous sommes désormais à l’ère du fermé. Sur la cabine du photomaton, la fille fait vraiment la tête.

Alors, ça vient ces émeutes ?

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On a failli attendre. Après l’annonce de la mort, dimanche, de deux gamins de Villiers-le-Bel dont la moto était entrée en collision avec une voiture de police, les citoyens-téléspectateurs ont pu craindre, quelques heures durant, d’être privés du spectacle annoncé : un reality-show intitulé « jeunes contre flics » à moins qu’on ne préfère « l’émeute », légèrement plus sobre.

Certes, à peine la nouvelle était-elle connue que des jeunes prêts à jouer leur rôle de jeunes se rassemblaient sur les lieux tandis que circulaient les théories les plus délirantes possibles sur les circonstances du drame. On peut gager que la plupart ne croyaient nullement que les deux gamins avaient été victimes de violences policières. Aucune importance dès lors qu’il s’agissait d’un excellent prétexte pour une soirée de défoulement. Il faut ajouter que le hasard avait bien fait les choses : à quelques jours près, Villiers-le-Bel tombait à point nommé pour marquer le deuxième anniversaire de Clichy-sous-Bois et rappeler à quel point rien n’avait été fait. Une aubaine pour les amateurs de sociologie à deux balles qui adorent pointer un doigt accusateur sur la société tout entière coupable de maltraitance à l’encontre des populations que l’on désigne désormais comme issues de la diversité. (Le fait que l’on puisse employer sans rigoler une expression aussi grotesque prouve à quel point l’esprit de sérieux s’est abattu sur ce malheureux pays, n’épargnant pas les citoyens issus de l’uniformité, également appelés Gaulois.)

Pour qu’il y ait spectacle, il faut un public. On voit mal le jeune-en-colère brûler des abribus (et plus si affinités) et se faire arroser de gaz lacrymogènes à la seule intention de ses voisins de palier. Pas de journaliste, pas d’émeute. Aucun problème : en moins d’une heure, dimanche, une nuée de micros et de caméras s’abattaient sur Villiers-le-Bel. On imagine sans peine le frisson d’excitation qui a dû traverser des rédactions où l’on s’ennuyait ferme en cette fin d’après-midi dominicale. « Génial ! », ont dû se dire certains, à l’image de David Pujadas, surpris en flagrant délit d’euphorie le 11 septembre 2001. Les affaires reprennent…

Il ne restait plus qu’à attendre l’explosion de violence que l’on disait redouter. Les « jeunes » ne déçurent pas leur public. Avec une touchante bonne volonté, ils se conformèrent au scénario écrit d’avance, ânonnant avec docilité les « dialogues » que nous voulions entendre (encore que le terme de dialogue soit assez peu adapté). Ayant compris que l’on attendait d’eux un remake de novembre 2005, ils décidèrent de faire mieux, incendiant directement une bibliothèque – « sans doute des lecteurs en colère », fit drôlement remarquer le maire du Raincy, Eric Raoult.

La seule fausse note vint du Procureur[1. Qu’il est agréable de savoir qu’aucun correcteur ne viendra sournoisement écrire Procureure derrière mon dos !] qui expliqua que, selon les premières constatations, la mort des deux adolescents était accidentelle et ne pouvait être imputée aux policiers. De quoi se mêlait-elle celle-là, encore un peu et elle allait carrément gâcher la fête.

Heureusement, l’inénarrable Mouloud Aounit du MRAP rattrapa ce couac malencontreux, jouant sa partition sans grande imagination mais avec un sérieux qui mérite d’être salué : mardi matin, après une nuit d’affrontements, il s’indignait que l’on ait pu choquer les âmes sensibles de ces grands enfants en disculpant les policiers. On ne la lui fait pas à Mouloud Aounit. Si des policiers circulent dans une cité un dimanche, c’est bien qu’ils ont l’intention de commettre un mauvais coup.

Interrogé sur France Inter, un habitant du quartier livré à la barbarie (malgré les appels au calme des proches des deux garçons) osa dire ce que personne, dans les médias, n’ose même plus penser. « Les deux jeunes ont été vite oubliés et maintenant, ils cassent pour s’amuser », observait-il. On ne s’appesantit guère sur ce témoignage. Il était bien plus amusant d’interroger des émeutiers toujours prêts à expliquer à qui voulait bien les entendre que la police ne les respectait pas et les traitait comme des « sous-hommes », terme sûrement appelé à servir abondamment. (Il est vrai que l’incendie d’une bibliothèque force hautement le respect.) Victimes pour les uns, barbares pour les autres : peu importe, l’essentiel est de faire de l’audience et, on le sait, la guerre des cités, c’est de la bonne came. Inutile de demander aux journalistes d’arrêter de la dealer au citoyen accro. « Ce serait de la censure ! » Peut-être. Reste qu’il suffirait d’imposer un couvre-feu médiatique pour arrêter l’engrenage. Mais justement, ce n’est pas l’objectif. « Il n’y a pas de contagion, les autres banlieues ne s’embrasent pas », pouvait-on entendre mardi sur toutes les ondes. Jusqu’ici, tout va bien.

Bon sang, qu’est-ce qu’ils foutent ces jeunes ? On va encore attendre longtemps ?

France-Maroc : match nul ou non advenu ?

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Les faits
L’Equipe du 20 novembre les relate parfaitement dans le compte rendu de ce match « amical » : une Marseillaise sifflée de bout en bout par 60 000 spectateurs venus de toute la France soutenir l’équipe marocaine et des Bleus systématiquement hués quand ils avaient la balle. Enfin, pas tous les Bleus. Toujours d’après l’Equipe : « Les seuls à avoir échappé à la bronca ont été Karin Benzema, Hatem Ben Arfa et Samir Nasri, tous trois de confession musulmane. Ce fut le cas également pour Franck Ribéry et Nicolas Anelka, les convertis ».

Le problème
L’événement est donc rien moins qu’anodin. Il aurait dû faire l’ouverture des journaux télévisés ou la une des quotidiens. Et pourtant, vous n’en avez probablement pas entendu parler. A moins d’avoir lu Le Canard Enchaîné de mercredi dernier, ou écouté le même jour sur Europe 1 la revue de presse de l’excellent Michel Grossiord. Ajoutez à cela une longue lamentation de Rioufol dans son bloc-notes du Figaro, qui déduit logiquement de ces événements qu’il faut privatiser de toute urgence la SNCF, et voilà, c’est tout, ou presque. Pas de mine contrite de la Chazal sur TF1, pas d’échos non plus au 13 heures de France 2, qui le lendemain du match préférait consacrer quatre minutes chrono à l’invasion de New Delhi par des hordes de macaques. Rien, donc, pas même un salutaire ronchonnage d’Eric Zemmour sur iTélé.
N’étant que modérément conspirationniste, je ne pense pas que l’ordre de la fermer soit venu d’en haut. Alors quoi ?

Les hypothèses

– La Gauche s’est tue pour ne pas faire le jeu du Front national ;

– la Droite s’est tue parce que ces désordres, agrémentés d’un conchiage généralisé de l’hymne national, mettent à mal le dogme de l’infaillibilité présidentielle ;

– la plupart des journalistes se sont tus parce que l’envoyé spécial du Monde au Stade de France n’a rien vu et rien entendu ;

– les télés se sont tues parce que c’est quand même un peu trop compliqué, cette histoire d’arabes qui insultent des noirs parce qu’ils sont français mais applaudissent des Français parce qu’ils sont musulmans ;

– les associations antiracistes se sont tues parce que les coupables avaient des profils de victimes ;

– Fadela Amara s’est tue parce qu’il ne faut pas stigmatiser les jeunes issus de l’immigration, sans quoi on aurait peut-être risqué d’avoir des émeutes en banlieue ces jours-ci ;

Bref, si on n’a pas parlé du match France-Maroc, c’est tout bêtement parce qu’il est advenu dans une zone de non-droit à l’information.

Massin

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Les grands révolutionnaires n’avancent jamais, comme à l’opérette, le couteau serré entre les dents, demandant que l’on sonne devant eux les trompettes de la renommée. La discrétion est leur demeure. On les voit à peine se faufiler – ils ne veulent pas se faire prendre – à travers les années et les idées mouvantes, faire des pieds-de-nez à la succession des modes et se railler des zigouigouis esthétiques et intellectuels que chaque nouvelle lune produit. Ils poursuivent leur oeuvre.

Graphiste, directeur artistique, typographe et écrivain, Massin a révolutionné l’édition française. Il a inventé le visage de collections, comme Folio ou l’Imaginaire Gallimard, qui ont traversé les décennies sans subir l’épreuve du temps. Quand les penchants d’un graphiste le portent souvent, instinctivement, à remplir tout l’espace qu’il a à mettre en page (la nature a horreur du vide), Massin a privilégié « le travail des blancs ».

A l’époque où les beaux livres n’étaient, dans l’édition française, qu’un catalogue monotone de belles images se succédant les unes aux autres, il introduisit un mouvement quasi-cinématographique, les variations et les changements de plan.

Cette nouvelle conception du livre se révèle pleinement en 1964 avec la mise en page de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Massin conduit alors la première expérience de « typographie expressive » et introduit la notion d’espace et de temps scéniques dans la page imprimée : l’espace du livre n’est plus un espace plat, la frontière sémiologique entre le texte et son incarnation dans un objet est franchie.

Massin est reconnu dans le monde entier comme l’un des plus importants graphistes du XXe siècle. New York lui a consacré une grande rétrospective, le Japon le célèbre et la Belgique l’a fait entrer dans son Académie royale.

En publiant aux éditions Phaidon un exceptionnel Massin, Laetitia Wolff, directrice éditoriale de Surface magazine à New York, nous permet de mieux comprendre l’oeuvre, l’univers et le parcours du plus grand graphiste français. La France ? Que croyez-vous ? Massin n’a même pas son bachot. Pas très sérieux, cette histoire. Les portes de l’enseignement universitaire restent fermées à jamais devant lui. Quant aux spécialistes, ils se méfient un peu du nombre de cordes que compte l’arc de ce graphiste, typographe, musicien et musicologue, photographe, collectionneur d’alphabets, écrivain et journaliste (il réalisa pour le Petit Journal l’une des premières interviews de Céline après la guerre et travailla plusieurs années avec Michel Polac pour Droit de Réponse).

La France a beau se méfier des inclassables : on a tous un Massin chez soi. A 82 ans, il le sait et continue à travailler, enchaînant les projets les uns après les autres. Le génie ne connaît pas la retraite, même après 40 ans de cotisation.

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Foutez la paix à Chirac

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Jacques Chirac est, paraît-il, un justiciable comme les autres. On nous l’a répété en boucle depuis l’annonce de sa mise en examen pour des faits qui remontent à une bonne vingtaine d’années. A première vue, cette affirmation revêt toutes les apparences de l’évidence. Qui oserait contester la saine égalité démocratique en vertu de laquelle puissants et misérables sont identiquement traités par les jugements de cours – lesquelles ne sont plus royales mais d’assises ? N’avons-nous pas fait la Révolution pour que la loi soit la même pour tous ?

Le problème, c’est que c’est faux : Jacques Chirac n’est pas un justiciable comme les autres.

On peut le regretter, mais Jacques Chirac est un ancien président de la République. Cela suffit à faire de lui un justiciable à part. Il a été élu, et pas qu’une fois de surcroît, par plus de la moitié d’entre nous. Certes, en République, point de droit divin, point de sacre à Reims. En termes strictement juridiques, Chirac est redevenu un simple citoyen – encore que sa participation de plein droit aux travaux du Conseil constitutionnel suggère le contraire. En tout cas, monarchie ou république, c’est toujours de la France qu’il s’agit. Si l’on parle de l’onction du suffrage universel, c’est bien parce que quelque chose, dans cette affaire, échappe à la rationalité. Jacques Chirac n’est plus président ni le chef des armées. Il ne représente plus la France mais, d’une certaine façon, il continue à l’incarner. En conséquence, Chirac condamné, c’est un peu la France qui le serait. Que certains s’en réjouissent n’est guère surprenant.

Au demeurant, il faut en finir avec la fable d’une justice « dure avec les faibles et faible avec les forts ». Etre riche ou puissant constitue le plus souvent une circonstance aggravante. Ce qui pourrait se défendre si la sévérité n’était pas souvent l’alibi du ressentiment. Après tout, l’appartenance à l’élite confère effectivement des responsabilités. Mais il y a autre chose, de bien plus inavouable, dans la joie mauvaise que peut éveiller le spectacle de la chute. En tout cas, la mise en examen d’un « justiciable comme les autres » n’aurait sans doute pas été saluée comme un – heureux – événement.

Certes, il faut reconnaître qu’Arnaud Montebourg et Eric Halphen ont semblé un peu dépités par ce dénouement qu’ils avaient tant appelé de leurs vœux. Le spectacle n’est pas à la hauteur de leurs espérances. C’est qu’eux rêvaient de voir Chirac quitter l’Elysée entre deux gendarmes, ce qui aurait assuré leur place dans l’Histoire – du moins le croyaient-ils. Tombeurs d’un président, ça vous aurait eu un petit air de Robespierre à visage humain. Persécuteurs d’un chef d’Etat à la retraite, c’est autre chose. Nos justiciers visaient un carrosse ; ils ont dégommé une citrouille. Bien vu.

Reste à espérer que le dossier s’enlisera. On imagine les éructations des professionnels de la vertu à l’idée que l’on puisse souhaiter un tel déni de démocratie. Ils ont raison : dans une démocratie parfaite, il serait impensable que Jacques Chirac échappe au châtiment. Nous ne sommes pas dans une démocratie parfaite et c’est tant mieux. L’accomplissement intégral d’une idée, quelle qu’elle soit, ne peut être qu’un cauchemar. Notre monde imparfait sera toujours plus habitable que le meilleur des mondes.

Les malheurs des enfants d’un parricide

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L’omniprésident, l’homme qui n’a peur de rien, aurait-il peur de lui-même ? A en juger par sa manière de gouverner, c’est l’impression que donne Nicolas Sarkozy. Les soupirs de François Fillon enregistrés dans le studio d’Europe 1 vont au-delà des traditionnelles jérémiades des Premiers ministres de la Cinquième République. La stratégie consistant à accaparer tout l’espace politico-médiatique, à tout faire pour accréditer l’idée que le président est au courant de tout et s’occupe personnellement de tout, n’est pas seulement un modus operandi – potentiellement efficace et pas nécessairement illégitime au demeurant. Elle traduit une angoisse profonde. Non pas que l’homme soit fou, comme le proclame Jean-François Kahn.

Certaines initiatives du président me semblent même particulièrement raisonnables – à commencer par la réforme des régimes spéciaux de retraite, d’autres – comme la définition d’objectif chiffrés en matière d’expulsions d’immigrés clandestins ou les tests ADN – franchement discutables. De toute façon, essayer de comprendre les motivations profondes d’un homme politique, c’est toujours prendre le risque de le caricaturer. Reste qu’une bonne caricature énonce parfois, à coups d’exagérations, simplifications et généralisations, certaines vérités.

Sarkozy n’est pas le premier qui, une fois parvenu au sommet, jette l’échelle dont il s’est servi. Il s’est hissé à la tête de la droite et de l’Etat au nez et à la barbe de Jaques Chirac, toujours grâce à la même stratégie d’hyperactivité et d’hyperprésence médiatique sans oublier quelques coups tordus. La place Beauvau a systématiquement pris de court – parfois avec courage, comme lorsqu’il s’est frontalement opposé à ses anciens amis de l’UOIF, souvent avec un brin de démagogie – et l’Elysée et Matignon. Et il a fini par arracher une molle bénédiction à un Chirac qu’il avait politiquement achevé. Rien de très nouveau sous le soleil de la politique, à ceci près que Sarkozy lui-même semble vivre sa victoire comme une sorte de parricide.

Ainsi, depuis mai dernier, le président paraît hanté par son propre « crime ». Son dynamisme ressemble à celui d’un homme qui fuit son ombre. Tout se passe comme si, pour lui, étouffer toute concurrence potentielle dans l’œuf, était déjà agir trop tard. Dans sa basse-cour à lui, il prétend empêcher la ponte.

Seulement, le Premier ministre et les ministres ne sont pas uniquement des « fusibles » interchangeables destinés à permettre au président de conserver une distance de sûreté entre lui et les dossiers brûlants. Ce sont des hommes et des femmes politiques dotés d’une expérience précieuse dans la gestion d’affaires complexes. Dans le « privé », ce royaume magique où l’on gagne plus et où tout est rationnel, ordonné et efficace, on ne recrute pas des cadres chers et expérimentés pour en faire de simples exécutants. Cela a encore moins de sens quand il s’agit de politiques, élus et hommes de partis, responsables devant les Chambres.

Avec beaucoup de bonne volonté et un peu de paranoïa, Sarkozy se lance dans un voyage au long cours comme s’il s’agissait de courir le cent mètres. Tôt ou tard, il aura besoin des Fillon, des Borloo, des Alliot-Marie et des autres. Leur laisser de l’espace – pour mener une action politique et médiatique – est peut-être risqué. Mais les asphyxier l’est peut-être encore plus. Non seulement parce qu’il sera tenu pour seul responsable de leur échec. Mais aussi parce qu’ils n’hésiteront pas à se venger le jour où il sera en position de faiblesse. Et ce jour arrivera forcément.

Volahiku à Matignon

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Ulrich Wickert, n’a pas encore ouvert son journal télévisé sur ce scoop. Der Spiegel n’a pas encore publié la nouvelle. Ni la Süddeustche Zeitung ni Die Welt n’ont consacré de longues et ennuyeuses pages à analyser et commenter l’information. Elle ne devrait pourtant pas tarder à se répandre et à révolutionner le monde : le coiffeur de François Fillon est allemand !

Lorsque de Gaulle se rendait en Allemagne, c’était pour rencontrer son homologue Konrad Adenauer et deviser avec lui de la marche du monde. Parfois, il lui arrivait bien de prendre l’hélico et d’aller se baigner aux merveilleux thermes de Baden-Baden. Mais c’était pour y laisser à la postérité reconnaissante des sentences mémorables : « Massu, ne jouez pas avec la savonnette. »

Cela restait grand, beau, généreux : c’était la France. Or, aujourd’hui, lorsque François Fillon passe le Rhin, c’est uniquement pour aller se faire couper les cheveux.

C’est, du moins, l’analyse toute personnelle de mon coiffeur, Markus Pftizer (Cannstatter Strasse 51, à Fellbach). Selon Markus, qui a regardé attentivement plusieurs portraits du Premier ministre français, seul un coiffeur allemand est capable de réussir une telle mèche. « Il faut maîtriser, dit-il, l’art de la volahiku, pour parvenir à un tel résultat. C’est un réel chef d’oeuvre. »

Pour ceux qui croient que l’Europe s’arrête au périphérique parisien, j’explique : la volahiku, c’est la vokuhila à l’envers. Clair, non ? Le gardien de but, Rudi Völler, avait popularisé la vokuhila (vorne kurz, hinten lang : court devant, long derrière) dans les années 1980. Le footballeur anglais de l’OM, Chris Waddle, ne tarda pas à l’introduire en France. En soi, c’est déjà assez surprenant qu’un Anglais introduise quelque chose quelque part. Le plus étonnant est que, dans le monde entier, les tribunes des stades se remplirent instantanément de coupes Waddle et de coupes Völler. Des millions de supporteurs oubliaient ainsi leur nationalité pour communier dans une même ferveur capillaire. On les voyait désormais trinquer avec les canettes de bière qu’autrefois ils se jetaient à la face.

Ne pensez pas que j’oublie le cas de votre Premier ministre, chers amis Français. La vohuhila (vorne kurz, hinten lang) avait sa contrepartie : la volahiku (vorne lang hinten kurz : long devant, court derrière). Markus m’a expliqué que la volahiku est l’exercice le plus délicat à réaliser en coiffure, puisqu’il s’agit de laisser pousser sur le front les cheveux qui poussent habituellement dans la nuque…

Cette coupe ne peut être réalisée que par un coiffeur allemand, puisqu’au moment où volahiku et vokuhila disparurent de la surface de la terre et des crânes masculins c’est en Allemagne qu’elle prospéra. Encore aujourd’hui, il est d’un raffinement extrême d’arborer une volahiku resplendissante. Les coiffeurs allemands n’ont pas fait que préserver un savoir-faire menacé, ils l’ont perfectionné.

Je ne sais pas si Markus a raison. Mais les éléments dont nous disposons sont trop troublants pour ne pas y prêter un peu de crédit. Ne trouvez-vous pas étrange que l’accession de François Fillon à Matignon coïncide avec l’apparition de simili volahiku sur la tête des danseurs de tecktonik ? Et ne me dites surtout pas que c’est tiré par les cheveux.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Passifs mais pas naïfs

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Ça n’en finit pas ! Grèves des transports contre la réforme des retraites, grèves des étudiants contre le financement privé des universités, grève des fonctionnaires pour leur fiche de paie, ce sont des bras de fer à qui mieux mieux.

Depuis plusieurs jours, des barrages de sécurité se dressent dans les rues du Quartier Latin, les CRS se déploient, certains étudiants défilent, on commence à se sentir en cage. Une clameur étudiante a appelé les lycéens à descendre dans la rue. Des organisations syndicales ont répondu présent. Mais la « base », comme on dit, ne suit pas vraiment. Mardi 20 novembre, les dirigeants de ces syndicats qui promettent une lutte acharnée contre la « ghettoïsation des facs » ont manifesté avec leurs professeurs – et le reste de la fonction publique. Pour le reste, s’il y a des lycéens dans les rues, c’est surtout faute de transports. Faut-il en conclure que la jeunesse a perdu sa verve politique ?

Le télescopage des mouvements sociaux tue l’action des étudiants. Dans les médias, les questions posées par la réforme des universités sont noyées, comme beaucoup d’autres sous les prévisions du trafic. Le ras-le-bol général rend les grèves peu populaires. Y compris chez les lycéens.

Il est certain qu’aujourd’hui les jeunes se mobilisent peu s’ils ne sont pas immédiatement et concrètement touchés. Ont-ils conscience de ce qui se passe ? Peut-être, même s’ils ne sont pas tous au clair sur les enjeux réels. L’action, elle, n’est pas au rendez-vous. La nouvelle génération consomme avec modération les idées politiques. Vous pourriez me dire : et les grands blocages du CPE, ce n’était pas de la mobilisation ? Si, c’était une réaction, mais pas toujours une conviction profonde. La preuve, lorsqu’il s’agit de manifester dans le froid, au mois de novembre, on « désinvestit » et on « défroque ».

Discutailler de politique, ça peut « le faire », mais en profondeur, on retrouve surtout les idées des parents ou de la presse. Le débat manque. L’action commune n’est pas en vogue. Cela signifierait-il que l’individualisme prime chez les jeunes étudiants ? « Trop compliqué » comme disent certains ? « On s’en fout », comme l’affirment les autres ?

Les préoccupations des étudiants ont tout simplement changé. L’université attire de moins en moins et même ceux qui projettent d’y étudier semblent peu s’inquiéter des réformes. La conception de la grève a évolué. Pour la plupart, c’est surtout une preuve de paresse et non un moyen d’agir et de s’opposer. Peut-être parce que les jeunes étudiants en ressentent moins le besoin et se sentent plus libres qu’avant. Peut-être aussi parce qu’ils ne veulent pas mener un combat qui n’est pas le leur. Est-ce condamnable ? La question est ouverte. Mais peut-être vaut-il mieux être passif que cabotin. Ceux qui se la jouent politicien ne savent pas forcément de quoi ils parlent. Ne nous méprenons donc pas. Beaucoup de jeunes sont peu actifs, mais pas naïfs. Leur désengagement est volontaire, peut-être parce qu’on ne leur laisse pas vraiment la parole non plus. Ne dramatisons pas la supposée inconscience d’une jeunesse désunie, en la blâmant de ne pas réagir. Pour une fois, c’est peut-être aux raisons de son silence qu’il faut s’intéresser. Il nous serait facile, à nous, lycéens, de crier, nous savons déjà blablater. Parlementer ? Pour l’instant, c’est un droit dont nous usons peu. A tort sans doute.