Les « médias aux ordres du grand capital et du régime » n’en finissent pas de déblatérer sur l’essoufflement du mouvement lycéen. Bien sûr il s’agit là d’un mensonge absolu. Comme l’expliquent fort bien leurs syndicats s’il n’y a plus de grèves et de manifestations c’est uniquement parce que les lycéens « poursuivent la lutte sous d’autres formes ». La preuve ? Un rassemblement géant de dizaines de milliers de lycéens et de collégiens sera organisé le 20 juin prochain à Paris ! De très importantes mesures de sécurité ont été prises pour empêcher tout débordement. Pourtant, on voit mal quels extrémistes oseraient bloquer les portes du Parc des Princes pour le concert de Tokio Hotel…
Desproges sans rire, rire sans Desproges
A l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort, Le Seuil publie Tout Desproges (1450 pages + 1 DVD). Inutile de dire que je ne m’y suis pas replongé. Cette « somme » finit par être assommante. Trop de textes déjà lus ou entendus – y compris, il faut bien le dire, quelques longueurs. Je veux parler bien sûr de ces tunnels obscurs et vides où le chroniqueur Desproges, visiblement payé au feuillet, débite au kilomètre des « loufoqueries » dignes de Pierre Dac, c’est-à-dire indignes de lui. Mais j’arrête : on dirait que ça déteint…
Au risque de choquer celles et ceux qui ne le seraient pas encore, je pense que le meilleur de Desproges, il le doit à son cancer. Face à la mort on fait moins le malin, et on n’en est que plus intelligent. Parce qu’enfin, que l’on croie au Ciel ou qu’on n’y croie pas, l’approche du sommeil éternel, ça réveille !
Si Desproges est drôle, c’est qu’il est tragique au sens grec, c’est-à-dire humain, du terme : confronté à une fatalité qu’il ne peut refuser qu’en l’accélérant, et relativiser qu’en l’acceptant. « Politesse du désespoir », et toute cette sorte de choses…
L’essentiel de l’esprit desprogésien, si je puis me permettre, tient dans le titre d’un de ses opuscules : Vivons heureux en attendant la mort ! Ce qui me séduit bien sûr dans ce mot d’ordre, au-delà du banal désespoir athée, c’est le défi hussard, profond et léger comme j’aime [1. « Superficiel par profondeur », comme disait il y a vingt-cinq siècles un philosophe grec dont j’ai oublié le nom là tout de suite.].
Si Desproges n’avait pas été drôle, il se serait appelé Cioran. Le soi-disant stoïcisme mégalomaniaque de ce maître-à-mourir m’insupporte tant que je l’aurais volontiers chantalsébirisé si la nature n’avait pris les devants.
Par bonheur chez Desproges, le crabe n’a rongé que le corps, pas l’esprit.
Un cancer assumé, c’est un peu comme le « naufrage » de la vieillesse anticipé et balisé : dans l’étroitesse imposée, et par un paradoxe qui n’est qu’apparent, on trouve soudain une liberté nouvelle ! On relativise ce qu’on croyait être nos obsessions ou nos ambitions. On est moins pressé d’ »arriver », dès qu’on a compris où on va en vrai.
En tant qu’humoriste agréé, Desproges connaissait la longueur de sa chaîne ; mais elle a dû lui paraître moins courte dès lors qu’il l’a mesurée non plus seulement en cm, mais en années… Le charme discret de Pierre, c’est celui d’un misanthrope tellement lucide sur lui-même qu’il a fini par ne plus l’être (misanthrope). Je le vois, presque physiquement, comme un E.T. qui s’attacherait progressivement à la race humaine tout en sachant qu’il doit, de toutes façons, téléphoner maison. « Rire contre la mort », après tout c’est pas plus con que « Rire contre le racisme [2. Dès que le rire devient « citoyen » il s’évanouit., allez savoir pourquoi…] ».
Las ! Même au bord de l’Achéron, ce PD [3. Ceci n’est pas une blague antisémite.] n’a pas vraiment franchi le Rubicon. A preuve, son inadmissible et consensuel aphorisme : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ! » Ce vent intellectuel, il le lâcha un jour courageusement – mais pas devant « n’importe qui » : face à Jean-Marie Le Pen, les yeux dans l’œil [4. Le Tribunal des flagrants délires, 1984.]. Fausse audace, ou vraie faveur buccale à nos « maîtres censeurs » ?
Le pire c’est qu’entre-temps, cette maxime creuse est devenue proverbiale [5. Voir l’édito désert du lugubre « Dossier Rire » de Libé (19 avril 2008), qui s’ouvrait sur ce piètre apophtègme.] : au cours des vingt dernières années, je jurerais l’avoir entendue mille fois… Dans les débats télé, dans les dîners en ville et même dans les conversations avec mes amis !
La lancinante question du « Peut-on rire de tout ? » est désormais expédiée en quinze secondes : « n’importe qui » cite Desproges, tout le monde opine, et le débat est clos.
Désinternement abusif
En mai 68, Boris Cyrulnik était interne en psychiatrie. Il se souvient d’avoir pendant les événements accompagné un « schizophrène profond » au Quartier Latin. Lequel n’avait pu s’empêcher de prendre la parole lors d’une AG à la Sorbonne. Ce qui devait arriver arriva : l’interminable bouffée délirante du patient en goguette fut accueillie par un non moins interminable tonnerre d’applaudissements. Ce témoignage et beaucoup d’autres, tout aussi décapants (Jean-Pierre Le Goff, Annette Levy-Willard, Jean Claude Barreau), sont à voir mardi 13 à 23 h sur Canal + dans l’excellent doc « Mémoire de mai » de Philippe Harel. Naturellement, Télérama a détesté.
In vino, patatras
Selon Vinexpo, les USA deviendront en 2008 le premier consommateur de vin non pétillant. La France, elle, devra se contenter de la troisième place, derrière l’Italie. On ne sait si c’est là la conséquence logique de la multiplication des lois « hygiéniques », comme celle qui proscrit le tabac dans les lieux publics. Ou bien le fruit des erreurs stratégiques d’une profession bachique, qui avait le choix entre le modèle français du luxe (adaptation sans état d’âme culturel à la mondialisation, façon LVMH) et celui de la haute couture (i.e., défense autiste de la splendeur parisienne… au plus grand profit de Milan). Mais que les « déclinistes » ne se réjouissent pas trop hâtivement ! Selon le Bureau des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC), la France progresse à vitesse grand V en matière de consommation d’une autre « drogue coutumière », pleine d’avenir. Le cannabis.
Fumer nuit
« Violence d’un crime ! Atrocité d’un meurtre ! c’est l’assassinat qu’on assassine » : voilà près de deux cents ans que la critique unanime s’égosille devant ce tableau de Jacques Louis David représentant la mort de Marat. Les livres d’histoire prêtent aux douces mains de Charlotte Corday d’avoir perpétré cet acte de cruauté envers l’animal politique qu’était Marat.
Or, ni poignardé ni noyé dans son bain, l’ami du peuple serait mort des suites d’un tabagisme trop actif. C’est, du moins, ce qu’ont montré les historiens de l’art auditionnés par la commission parlementaire réunie l’an passé pour interdire de fumer dans les lieux publics.
Remarquez le paquet de Malborough, qui semble devoir bientôt tomber, comme si tout était figé au souffle de Marat qui est en train de le rendre. Fi des théories esthétiques et de la métaphysique de comptoir : Jacques Louis David ne peignait qu’à condition d’être subventionné par de très grandes marques. On remarquera également, négligemment posé sur le sol, un couteau suisse de la marque Rolex : on a beau être l’ami du peuple, on ne se refuse rien.
Jacques Louis David, Fumer nuit. Huile sur toile, 1794, conservée dans les réserves du musée de l’histoire du Cigare à Issy-les-Moulineaux. Ouvert le mardi et le vendredi de 10 h à 16 h. Sauf jours fériés.
Causeur change
Six mois après sa création, plus de 110 articles publiés et 5000 commentaires postés, causeur évolue. Nouvelle maquette, permettant d’intégrer des espaces publicitaires tout en conservant la lisibilité du site, nouvelles rubriques (brèves, estampes, media party), nouvelles fonctionnalités (imprimer un article, accès aux archives, boutique en ligne, etc.) : le site change dans la continuité. Ce développement s’accompagnera également du lancement de la lettre d’information et d’un rythme de publication plus soutenu.
Made in Goulag
Quelle équipe choisir pour les prochains Jeux Olympiques ? La question est délicate. Soutiendrons-nous celle des Belles âmes (meneur de jeu : Saint Ménard de Reporter Sans Frontières), toujours promptes à exploiter la souffrance des malheureux sans jamais rien changer à leur sort ? Ou bien celle des Esprits forts, qui, à systématiquement dénigrer le politiquement correct, finiront par tolérer tous les malheurs du monde ? Choix difficile, en vérité, dont seul un proverbe chinois pourrait nous libérer : « De deux solutions, la meilleure est souvent la troisième. »
Ignorer l’ampleur de la répression au Tibet est impossible. Depuis 1950, le régime chinois y conduit une politique de colonisation implacable: femmes stérilisées, élites persécutées et exilées, lieux sacrés violés, lieux de mémoire détruits, autochtones discriminés au profit de millions de Hans venus coloniser le « Toit du monde » – et ad nauseum.
Que nous propose-t-on pour nous mettre un terme, ou même simplement un frein, à la volonté du gouvernement de Pékin d’effacer de la carte ce que fut le Tibet ? D’arborer des t-shirts noirs[1. 25 € pièce. Le militantisme a un prix. La bonne conscience aussi : ils sont fabriqués en Inde. Pas par des « intouchables », on le veut croire.] figurant les cinq anneaux olympiques en autant de menottes. Soit. Et puis ? D’appeler au boycott des Jeux Olympiques organisés cet été en Chine, ou à tout le moins de refuser la participation de nos représentants politiques à la cérémonie d’ouverture desdits Jeux. Soit… Et encore ? C’est tout.
C’est tout et c’est peu. Parce que la Russie et les USA y participeront, que des records seront battus, que les médias, vertueux aussi longtemps qu’ils sont privés d’images, en assureront la couverture habituelle. Et que le Tibet, au final, en sortira perdant. Aussi sûrement qu’aura grandi le sentiment d’impunité de Pékin.
Admettons qu’il faille, pour défendre la cause du Tibet, affaiblir la dictature chinoise[2. Faut-il préciser que je parle ici du seul gouvernement chinois et non d’un peuple, aussi vénérable qu’estimable, dont le caractère industrieux serait un exemple profitable à d’autres civilisations profondément malades ? Voir à ce sujet la dernière livraison du National Geographic.]. Encore faudrait-il s’y prendre habilement… Boycotter ? Pourquoi pas. Mais pas les Jeux Olympiques. Ce serait une triple maladresse.
D’abord, parce que ce serait se couper de l’engouement populaire, qui comprend difficilement que l’on « mélange politique et sport » – et la cause du Tibet ne saurait se confondre avec celle, parfaitement crétine, des pourfendeurs du « populisme » : dans la guerre idéologique pour la liberté, il s’agit de mettre les centaines de millions de téléspectateurs, « beaufs » ou non, dans notre poche. Ensuite, parce que ce serait une entorse à nos principes que de refuser de participer à une compétition universelle, où les règles sont les mêmes pour tous et où la dictature chinoise ne pourra ni mentir ni tricher. Enfin, et dans la droite ligne de l’argument précédent, parce que ce serait se priver d’une occasion unique de mettre une raclée aux athlètes idéologiquement modifiés de la dictature chinoise sous le regard du monde entier. Sélectionnés dès l’enfance au mépris de leur dignité d’individus, conditionnés et dopés, réduits à l’état de machine de guerre au service du régime, ces compétiteurs devront s’incliner aussi souvent que possible devant les représentants des pays démocratiques. Souvenons-nous de Jesse Owens aux J.O. de 1936 : ce n’est pas un Noir qui a humilié à Berlin un régime blanc suprématiste en remportant plusieurs médailles d’or, mais le représentant des Etats-Unis qui a démontré sans appel la supériorité de la civilisation libérale, de ses processus de sélection et de formation, sur les fantasmes zoologiques des Nazis. Ne serait que pour cette raison, il faut aller aux J.O. offrir le spectacle le plus plaisant aux amateurs de sport, peuple chinois en tête, et infliger la plus cinglante des défaites au régime chinois, en prouvant que les restrictions politiques qu’il fait endurer à sa population n’ont pas même pour contrepartie la suprématie sportive. Vainqueurs en shorts, nous serons bien plus efficaces et, accessoirement, bien moins ridicules qu’en t-shirt.
Mais revenons au boycott, dont l’idée n’est pas forcément inepte, et oublions un instant l’angélisme mercantile de certaines associations françaises. Quel boycott pourrait servir utilement la cause des Tibétains ? Celui qui nuirait à la dictature chinoise, nous répond-on. Et quel boycott nuirait concrètement à Pékin ? Le boycott économique. Chaque année, des millions de Français dépensent des milliards d’euros pour faire l’acquisition de produits made in China. Ces produits à très faible valeur ajoutée (jouets, pièces de bricolages, éléments de décoration, etc.) ne nous sont en aucun cas indispensables. De plus, ils sont souvent produits dans des conditions sociales détestables, quand ils ne proviennent pas directement de l’économie carcérale – celle des laogai. Un tel boycott, qui stigmatiserait durablement le système politique chinois et l’affaiblirait économiquement, pose à l’évidence un problème de taille : il requiert de la constance dans l’engagement et aurait un coût, puisqu’il faudrait aux « militants » débourser davantage pour faire leurs emplettes auprès de fournisseurs moins compétitifs en terme de prix. Boycotter les produits made in Goulag ? Après des années d’engagement déclamatoire, il ne serait pas outrecuidant de demander aux « citoyens consommateurs » de passer enfin aux travaux pratiques.
Je n’ignore pas l’objection que l’on fera à une telle entreprise. Car il existe un pari de Montesquieu (« Le commerce adoucit les mœurs… ») comme il existe un pari de Laval. Il tient pour acquis qu’à échanger avec les pays qui bafouent les droits de l’homme, si on ne les convertit pas d’emblée à nos valeurs, au moins participe-t-on à l’émergence chez eux de classes moyennes. Lesquelles, tôt ou tard, réclameront les droits politiques correspondant à leur développement économique. La diplomatie allemande résume ce pari par une formule : Wandel durch Handel (le changement par le négoce). Une telle objection ne peut être balayée, forte d’une réalité objective qui écrase l’horizon : en l’espace d’une génération, le gouvernement chinois, aussi critiquable soit-il, aura définitivement éloigné le spectre des famines chroniques et arraché le pays au sous-développement.
Mais, dans l’ordre du pragmatisme, il existe deux autres réalités tout aussi irréfragables : primo, celle de la chronologie. Pour des milliards d’individus, et en l’espèce des centaines de millions de Chinois, l’Histoire c’est ici et maintenant. Sacrifier le présent aux ruses de l’Histoire en marche : nous ne l’acceptons plus de la part des marxistes, allons-nous l’accepter des libre-échangistes ? Secundo, celle de l’effet pervers. Il n’est pas écrit que l’enrichissement des régimes autoritaires aboutisse directement à leur embourgeoisement. Une phase intermédiaire – pour schématiser : des caisses pleines, une agressivité inentamée – doit hélas être envisagée, qui compliquerait nos affaires. C’est très précisément ce qui se passe en Chine, où l’on ne sait qui de la classe moyenne occidentalisée montante ou de l’oligarchie impérialiste[3. Le budget de la Défense augmente en Chine d’environ 20 % par an depuis le début du millénaire. On est en droit de s’interroger sur les motivations de la gérontocratie au pouvoir : s’agit-il d’anticiper une invasion mongole ou une frappe nucléaire tibétaine ? Nul ne peut nier que pour le gouvernement chinois, l’option militaire impériale reste à l’ordre du jour, qu’il s’agisse de mettre au pas Taiwan, d’intimider le Japon et la Corée du Sud, de tenir la dragée haute aux Etats-Unis ou encore de « sécuriser » ses approvisionnements en matières premières.] aura le dernier mot dans les années qui viennent. De même qu’il existe une fitna au cœur de l’islam, il existe un combat entre ces deux Chine, et nous serions bien inspirés de ne pas y prendre part maladroitement.
Or donc, il faut participer aux prochains Jeux Olympiques. Y mettre une tannée aux soldats de Pékin, hisser sur le podium les champions des sociétés libres. Pour nos médaillés friands de symboles, il restera toujours une option, inspirée par le précédent des Jeux de Mexico : brandir, en même temps que l’or, le drapeau frappé du soleil tibétain.
Le LSD est orphelin
Mardi matin, dans la vallée du Leimental, près de Bâle, le petit village de Burg était livré à sa frénésie journalière : chaque foyer remontait avec entrain le coucou domestique, les femmes s’enfiévraient à cuire des poêlées de roesti sur le feu tandis que les hommes astiquaient en chœur de bien beaux lingots.
– Je te dis qu’on nous les a donnés dans les années 1940. Tu sais bien, ces années terribles où la foudre s’est abattue par trois fois sur le chalet de Guschti.
Puis, quand la cloche de onze heures se mit à sonner, le village tout entier stoppa net son effervescence avec une droite exactitude pour se précipiter comme un seul homme à la porte du bon Dr Hofmann.
La Suisse alémanique est un pays de traditions et, à Burg, on ne plaisante pas avec elles. Depuis 1943, l’ancien chimiste de Sandoz distribue quotidiennement de petits morceaux de buvards à ses concitoyens, qui s’empressent de les mâchouiller avant de se livrer collectivement à des rituels ordinaires.
Chaque jour, donc, depuis soixante-cinq ans, le maire organise des votations toutes les quinze minutes sur des sujets de première importance (préparation de l’Expo 2000, investissement de la totalité du budget communal pour relancer Swissair, etc.), on s’enthousiasme pour des lancers de vaches et des lâchers d’enclumes, on attache la doyenne solidement à un arbre pour lui faire le coup du « Souviens-toi, Guillaume Tell », on force le guichetier-chef de la Migrosbank à lever le secret bancaire sur les gros comptes, on le remplace par Jérôme Kiervel puisqu’il n’obtempère pas, on inaugure une statue de Jean Ziegler embrassant sur la bouche Mouamar Khadafi, on donne les premiers coups de pioche sur les contreforts des Alpes pour les raser et voir la mer, on met un terme à la doctrine de la neutralité helvétique pour déclarer la guerre à l’Iran et à la Corée du Nord, on rédige un moratoire pour que l’industrie chimique bâloise ne rejette plus de polluants dans le Rhin puis on se ravise bien vite : à l’impossible nul n’est tenu.
Douze heures plus tard, quand la fatigue gagne les corps et que les esprits se refroidissent, les habitants de Burg rentrent chez eux jouir d’un repos mérité : on remonte le coucou, on réchauffe le roesti et on astique ses lingots.
Seulement, hier, rien ne s’est passé comme à l’accoutumée : à onze heures, par trois fois, on a frappé à l’huis du bon Dr Hofmann. Par trois fois, on n’eut que le silence en guise de réponse. La première à réagir fut la doyenne du village, Heidi Moriz (118 ans), qui rentra sa langue qu’elle maintenait pendante depuis vingt minutes déjà – le temps ne passe pas vite chez nos voisins helvètes, preuve de la maestria horlogère confédérale –, avant de proposer aux plus hardis de pousser la porte. Pour voir.
Hallucinant : le corps sans vie du bon Dr Hofmann gisait sur le sol. Très propre. On pleura poliment et l’on rentra chez soi, en silence, sans même avoir le cœur à étreindre ni coucou ni roesti ni lingot.
Lorsqu’au journal du soir, sur la Schweizer Fernsehen, le village apprit que le bon Dr Hofmann était le père du LSD, la drogue des hippies, ce fut une hallucination encore plus grande. Le lendemain, la descente fut d’autant plus ardue que les journaux du monde entier titraient sur la disparition d’Albert Hofmann. Comment un tel homme avait pu inventer ce produit que les drogués francophones viennent consommer, allongés sur la Platzspitz de Zurich ? Comment avait-il pu cacher ce forfait pendant autant d’années, lui auquel la Schweizerische National Bank aurait ouvert un compte sans confession ?
On se pose encore ce genre de questions à Burg, quand on n’est pas occupé à trouver des coins à champignons. Nul ne sait pourquoi, mais c’est un fait : Burg s’est pris depuis quelques jours d’une passion soudaine pour la mycologie.
Pour ma part, c’est une pensée émue que je voudrais adresser à Albert Hofmann, ce Christophe Colomb de la science, qui chercha un médicament et trouva de la came. Nous sommes certains que Jimi Hendrix, Janis Joplin et Richard Claydermann l’attendent les bras ouverts aux paradis artificiels.
Enfin le journal de Jean-Patrick Manchette !
Un livre où il est dit du mal des Cahiers du cinéma, de François Truffaut, de Jean Vautrin, des maos et des embrayages de 4L ne pouvait être qu’un régal. Ce Journal (1966-1974) de Jean-Patrick Manchette se lit comme le laboratoire de ses polars et de ses chroniques – brillantes et injustes… On se demandait comment l’auteur de romans aussi behavioristes que La position du tireur couché – où toute la psychologie passe par le comportement – pouvait coucher ses émotions. On a la réponse : même dans un Journal dit intime, ses états d’âme sont passés sous silence. Et c’est précisément ce qui confère à ces pages leur tension particulière.
Manchette a appliqué jusqu’à l’extrême la théorie de l’un de ses maîtres, Richard Stark, le créateur de Parker, qui confiait : « Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion dans le genre policier était de la supprimer complètement. » Voilà donc, sous la plume d’un jeune homme de 25 ans à l’univers incroyablement structuré, une éphéméride clinique de la fin des années 60, sur fond de jazz, de cinémathèque, d’orgies de bière et de révolutions avortées. On aura déjà beaucoup dit en signalant que le mois de mai 68 ne compte qu’une seule entrée, plutôt sobre (« Bordel social et politique »). Tout au long de ces pages, maos, trotskystes et autres gauchistes sont fusillés – « Pas de pires flics que les artistes de gauche », observe-t-il (fort précocement ).
Mais la position « politique » de Manchette n’est pas pour autant aisée à identifier : mélange de novlangue structuraliste, d’hégélianisme post-situ, et d’aspirations petites-bourgeoises – dans son trois-pièces de Clamart, l’auteur de Nada tremble à l’idée que du café vienne tacher sa nouvelle moquette « bleu chiné gris »… Peu soucieux de cohérence, il prône l’abolition du travail salarié, de l’Etat et de la propriété privée -qui épargnerait cependant le pavillon qu’il rêve d’offrir à son épouse Mélissa et son fils Tristan… Tant de contradictions, chez ce dialecticien hors-pair, ne pouvaient produire que de bons polars…
Ne nous le cachons pas, ces pages recèlent une dimension people plutôt réjouissante. Durant les quelques années que dure ce Journal, Manchette passe du statut de parfait inconnu usinant pour Max Pécas ou l’ORTF à celui de coqueluche du cinéma français. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne sera pas servi par le grand écran. Mocky s’embourbe dans son adaptation, Chabrol chabrolise Nada, Bernadette Lafont lui offre une demi-brique en liquide sur une table de la Coupole pour un vague projet et Alain Delon s’apprête à massacrer le Petit bleu de la côte ouest. Lui encaisse impavidement les chèques.
Car sa véritable œuvre est ailleurs. Il la rôde entre ces pages. Non que ce Journal paraisse porter en germe le talent d’un immense romancier. Ces longs dégagements théoriques très sûrs d’eux évoquent Roland Barthes dissertant à l’infini sur le roman et incapable, malgré son désir, d’en écrire une page. Manchette, quant à lui, publiera une dizaine de polars ; le dernier, inachevé, La Princesse du sang, étant peut-être son chef d’œuvre. Il a donc réussi la transmutation du plomb « jus-de-cranien » en or romanesque, autrement dit à fabriquer de la littérature avec le fatras intellectuel qui encombre parfois ces pages. On y repère déjà certains des trucs stylistiques qui feront le charme de ses polars : interjections désuètes (« Sapristi ! ») et, surtout, usage des verbes pronominaux et des tournures impersonnelles qui seront la marque de l’écriture behavioriste.
Ce Journal ne reprend que quelques-uns des cahiers noircis au fil des ans par l’auteur de Fatale. On rêve déjà de lire les suivants. Par exemple, les années Mitterrand-Pennac vues par l’agoraphobe Manchette…
Signalons aux manchettophiles la parution d’un numéro spécial de Temps noirs truffé d’inédits.
Augustin sort de confesse
C’est un monument, une montagne que tentent d’escalader, depuis un millénaire et demi, la philosophie par la face nord, la littérature par la face sud et sur laquelle la théologie a planté bien droit son drapeau. L’écrivain Frédéric Boyer avait dirigé, en 2001, chez Bayard, la nouvelle traduction de la Bible. Il récidive en traduisant un texte écrit à la fin du IVe siècle : les Confessions de saint Augustin.
De Maître Eckhart à Luther, de Pascal à Nietzsche, de Rousseau à Blanchot : voilà mille six cents ans que les Confessions sont lues, commentées, interprétées, critiquées, traduites au fil des temps et des époques. Ces lectures et ces réceptions ont patiné le texte, lui conférant une « suave honorabilité » et faisant peser sur lui tout le poids de la tradition. Les traductions françaises ont au mieux fait passer Augustin pour un classique latin – on le traduisait comme on traduit Cicéron ou Tite-Live –, au pire pour l’as des as de la rhétorique, un simili-Bossuet de l’Empire romain finissant.
Frédéric Boyer nous le restitue pour ce qu’il est. Papa (Patricius) est citoyen romain. Maman (Monica) est une fille bien du cru, originaire de ce bled paumé de la province de l’ancienne Numidie qu’est Thagaste. Quant à Aurelius – c’est le petit nom d’Augustin –, c’est un garçon bien de son temps : il connaît ses classiques, il a lu l’Hortensius et la Vetus Africana (une mauvaise traduction de la Bible). On le retrouve professeur de grammaire puis de rhétorique, et c’est à l’esthétique qu’il consacre sa toute première œuvre : De Bono et apto. Mais Augustin a un problème : il manque de suite dans les idées. A peine une nouvelle cause se fait-elle jour qu’il l’embrasse, avec conviction. Quand l’heure est à la numérologie, il se fait numérologue. Quand les astrologues tiennent le haut du pavé, on le voit deviser de Saturne et de Vénus à Carthage et alentours. Les temps sont-ils au manichéisme qu’aussitôt Augustin s’habille en Perse pour revêtir la doctrine de Faustus.
Il lui faut de la nouveauté, de l’air frais, de l’extravagance : s’il avait fréquenté le quartier Latin dans les années 1960 on aurait vu certainement Augustin se déguiser en situ, en mao, en trotsko, en coco voire en gaulliste. Peut-être d’ailleurs les cinq. En même temps – ce qui, au demeurant et au vu de l’histoire contemporaine, n’aurait rien d’une exception.
Et Monica pleure de voir son rejeton aussi changeant et turbulent. Elle aussi doit pester contre cette « pute d’âme humaine » dont est pourvu son fils : on le voit voler des poires (qui vole des poires vole des Nike), mener une mauvaise vie (pas mieux qu’Augustin pour pécho de la tassepé), « tout dépenser par amour des putains » et engrosser une jolie fille qui lui donnera un petit Adeodatus des plus mignons.
Lorsqu’à 46 ans, Augustin écrit les Confessions, ce ne sont pourtant pas ces turpitudes qu’il entend exhiber à la face du monde : n’est pas Christine Angot ou Catherine Millet qui veut. C’est le récit d’un changement et d’une métamorphose, l’itinéraire de sa « pute d’âme humaine » qui va de la mort à la vie, une conversion dans le sens le plus fort du terme.
Certes, s’il devient chrétien, ce n’est pas de gaieté de cœur : c’est surtout pour contenter Maman Monica – pire qu’une mère juive et une mama italienne réunies. Sa conversion est plus profonde que l’adhésion à une nouvelle foi (il en a eu tellement de différentes) : elle est une libération de toutes ses addictions (sexe, fric, drugs, Rolex et Ray ban). Mieux encore : elle extirpe Augustin du simple jeu social dans lequel il se complaît (amants, causeurs, compagnons de beuveries, etc.) pour le placer dans une relation personnelle à Dieu. C’est là une idée neuve. Et c’est, peut-être là, tout le génie de l’augustinisme.
Ainsi les Confessions ne sont-elles pas uniquement des « confessions » : elles sont des aveux. Augustin ne fait pas un simple acte de pénitence : il avoue sa condition de pêcheur, sa condition humaine, cette « insolente pourriture ». Ce faisant, comme l’écrit Frédéric Boyer dans sa préface, Augustin « inscrit alors dans la littérature l’exigence de formulation d’une vérité de soi. Il fait de cette exigence un modèle de fiction vraie, et consacre l’émergence d’une forme littéraire d’enquête morale, ou de questionnement moral sur soi et sa propre existence. Il s’engouffre dans la question : qui suis-je ? »
Dans sa nouvelle traduction des Confessions, Frédéric Boyer nous restitue Augustin tel que nous ne l’avions jamais connu. Il n’est plus ce lointain évêque du IVe siècle dont les volumes mordorés tiennent bonne place dans la Patrologie latine : c’est un fils à maman (après lui, il n’y aura plus, dans le magistère chrétien que des fils à papa), un Romain du nord de l’Afrique, un écrivain d’Outre-Mer, un Latin qui aime tellement sa langue qu’il se permet de la violer et tellement Dieu qu’il le tutoie.
Ce n’est qu’un début
Les « médias aux ordres du grand capital et du régime » n’en finissent pas de déblatérer sur l’essoufflement du mouvement lycéen. Bien sûr il s’agit là d’un mensonge absolu. Comme l’expliquent fort bien leurs syndicats s’il n’y a plus de grèves et de manifestations c’est uniquement parce que les lycéens « poursuivent la lutte sous d’autres formes ». La preuve ? Un rassemblement géant de dizaines de milliers de lycéens et de collégiens sera organisé le 20 juin prochain à Paris ! De très importantes mesures de sécurité ont été prises pour empêcher tout débordement. Pourtant, on voit mal quels extrémistes oseraient bloquer les portes du Parc des Princes pour le concert de Tokio Hotel…
Desproges sans rire, rire sans Desproges
A l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort, Le Seuil publie Tout Desproges (1450 pages + 1 DVD). Inutile de dire que je ne m’y suis pas replongé. Cette « somme » finit par être assommante. Trop de textes déjà lus ou entendus – y compris, il faut bien le dire, quelques longueurs. Je veux parler bien sûr de ces tunnels obscurs et vides où le chroniqueur Desproges, visiblement payé au feuillet, débite au kilomètre des « loufoqueries » dignes de Pierre Dac, c’est-à-dire indignes de lui. Mais j’arrête : on dirait que ça déteint…
Au risque de choquer celles et ceux qui ne le seraient pas encore, je pense que le meilleur de Desproges, il le doit à son cancer. Face à la mort on fait moins le malin, et on n’en est que plus intelligent. Parce qu’enfin, que l’on croie au Ciel ou qu’on n’y croie pas, l’approche du sommeil éternel, ça réveille !
Si Desproges est drôle, c’est qu’il est tragique au sens grec, c’est-à-dire humain, du terme : confronté à une fatalité qu’il ne peut refuser qu’en l’accélérant, et relativiser qu’en l’acceptant. « Politesse du désespoir », et toute cette sorte de choses…
L’essentiel de l’esprit desprogésien, si je puis me permettre, tient dans le titre d’un de ses opuscules : Vivons heureux en attendant la mort ! Ce qui me séduit bien sûr dans ce mot d’ordre, au-delà du banal désespoir athée, c’est le défi hussard, profond et léger comme j’aime [1. « Superficiel par profondeur », comme disait il y a vingt-cinq siècles un philosophe grec dont j’ai oublié le nom là tout de suite.].
Si Desproges n’avait pas été drôle, il se serait appelé Cioran. Le soi-disant stoïcisme mégalomaniaque de ce maître-à-mourir m’insupporte tant que je l’aurais volontiers chantalsébirisé si la nature n’avait pris les devants.
Par bonheur chez Desproges, le crabe n’a rongé que le corps, pas l’esprit.
Un cancer assumé, c’est un peu comme le « naufrage » de la vieillesse anticipé et balisé : dans l’étroitesse imposée, et par un paradoxe qui n’est qu’apparent, on trouve soudain une liberté nouvelle ! On relativise ce qu’on croyait être nos obsessions ou nos ambitions. On est moins pressé d’ »arriver », dès qu’on a compris où on va en vrai.
En tant qu’humoriste agréé, Desproges connaissait la longueur de sa chaîne ; mais elle a dû lui paraître moins courte dès lors qu’il l’a mesurée non plus seulement en cm, mais en années… Le charme discret de Pierre, c’est celui d’un misanthrope tellement lucide sur lui-même qu’il a fini par ne plus l’être (misanthrope). Je le vois, presque physiquement, comme un E.T. qui s’attacherait progressivement à la race humaine tout en sachant qu’il doit, de toutes façons, téléphoner maison. « Rire contre la mort », après tout c’est pas plus con que « Rire contre le racisme [2. Dès que le rire devient « citoyen » il s’évanouit., allez savoir pourquoi…] ».
Las ! Même au bord de l’Achéron, ce PD [3. Ceci n’est pas une blague antisémite.] n’a pas vraiment franchi le Rubicon. A preuve, son inadmissible et consensuel aphorisme : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ! » Ce vent intellectuel, il le lâcha un jour courageusement – mais pas devant « n’importe qui » : face à Jean-Marie Le Pen, les yeux dans l’œil [4. Le Tribunal des flagrants délires, 1984.]. Fausse audace, ou vraie faveur buccale à nos « maîtres censeurs » ?
Le pire c’est qu’entre-temps, cette maxime creuse est devenue proverbiale [5. Voir l’édito désert du lugubre « Dossier Rire » de Libé (19 avril 2008), qui s’ouvrait sur ce piètre apophtègme.] : au cours des vingt dernières années, je jurerais l’avoir entendue mille fois… Dans les débats télé, dans les dîners en ville et même dans les conversations avec mes amis !
La lancinante question du « Peut-on rire de tout ? » est désormais expédiée en quinze secondes : « n’importe qui » cite Desproges, tout le monde opine, et le débat est clos.
Désinternement abusif
En mai 68, Boris Cyrulnik était interne en psychiatrie. Il se souvient d’avoir pendant les événements accompagné un « schizophrène profond » au Quartier Latin. Lequel n’avait pu s’empêcher de prendre la parole lors d’une AG à la Sorbonne. Ce qui devait arriver arriva : l’interminable bouffée délirante du patient en goguette fut accueillie par un non moins interminable tonnerre d’applaudissements. Ce témoignage et beaucoup d’autres, tout aussi décapants (Jean-Pierre Le Goff, Annette Levy-Willard, Jean Claude Barreau), sont à voir mardi 13 à 23 h sur Canal + dans l’excellent doc « Mémoire de mai » de Philippe Harel. Naturellement, Télérama a détesté.
In vino, patatras
Selon Vinexpo, les USA deviendront en 2008 le premier consommateur de vin non pétillant. La France, elle, devra se contenter de la troisième place, derrière l’Italie. On ne sait si c’est là la conséquence logique de la multiplication des lois « hygiéniques », comme celle qui proscrit le tabac dans les lieux publics. Ou bien le fruit des erreurs stratégiques d’une profession bachique, qui avait le choix entre le modèle français du luxe (adaptation sans état d’âme culturel à la mondialisation, façon LVMH) et celui de la haute couture (i.e., défense autiste de la splendeur parisienne… au plus grand profit de Milan). Mais que les « déclinistes » ne se réjouissent pas trop hâtivement ! Selon le Bureau des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC), la France progresse à vitesse grand V en matière de consommation d’une autre « drogue coutumière », pleine d’avenir. Le cannabis.
Fumer nuit
« Violence d’un crime ! Atrocité d’un meurtre ! c’est l’assassinat qu’on assassine » : voilà près de deux cents ans que la critique unanime s’égosille devant ce tableau de Jacques Louis David représentant la mort de Marat. Les livres d’histoire prêtent aux douces mains de Charlotte Corday d’avoir perpétré cet acte de cruauté envers l’animal politique qu’était Marat.
Or, ni poignardé ni noyé dans son bain, l’ami du peuple serait mort des suites d’un tabagisme trop actif. C’est, du moins, ce qu’ont montré les historiens de l’art auditionnés par la commission parlementaire réunie l’an passé pour interdire de fumer dans les lieux publics.
Remarquez le paquet de Malborough, qui semble devoir bientôt tomber, comme si tout était figé au souffle de Marat qui est en train de le rendre. Fi des théories esthétiques et de la métaphysique de comptoir : Jacques Louis David ne peignait qu’à condition d’être subventionné par de très grandes marques. On remarquera également, négligemment posé sur le sol, un couteau suisse de la marque Rolex : on a beau être l’ami du peuple, on ne se refuse rien.
Jacques Louis David, Fumer nuit. Huile sur toile, 1794, conservée dans les réserves du musée de l’histoire du Cigare à Issy-les-Moulineaux. Ouvert le mardi et le vendredi de 10 h à 16 h. Sauf jours fériés.
Causeur change
Six mois après sa création, plus de 110 articles publiés et 5000 commentaires postés, causeur évolue. Nouvelle maquette, permettant d’intégrer des espaces publicitaires tout en conservant la lisibilité du site, nouvelles rubriques (brèves, estampes, media party), nouvelles fonctionnalités (imprimer un article, accès aux archives, boutique en ligne, etc.) : le site change dans la continuité. Ce développement s’accompagnera également du lancement de la lettre d’information et d’un rythme de publication plus soutenu.
Made in Goulag
Quelle équipe choisir pour les prochains Jeux Olympiques ? La question est délicate. Soutiendrons-nous celle des Belles âmes (meneur de jeu : Saint Ménard de Reporter Sans Frontières), toujours promptes à exploiter la souffrance des malheureux sans jamais rien changer à leur sort ? Ou bien celle des Esprits forts, qui, à systématiquement dénigrer le politiquement correct, finiront par tolérer tous les malheurs du monde ? Choix difficile, en vérité, dont seul un proverbe chinois pourrait nous libérer : « De deux solutions, la meilleure est souvent la troisième. »
Ignorer l’ampleur de la répression au Tibet est impossible. Depuis 1950, le régime chinois y conduit une politique de colonisation implacable: femmes stérilisées, élites persécutées et exilées, lieux sacrés violés, lieux de mémoire détruits, autochtones discriminés au profit de millions de Hans venus coloniser le « Toit du monde » – et ad nauseum.
Que nous propose-t-on pour nous mettre un terme, ou même simplement un frein, à la volonté du gouvernement de Pékin d’effacer de la carte ce que fut le Tibet ? D’arborer des t-shirts noirs[1. 25 € pièce. Le militantisme a un prix. La bonne conscience aussi : ils sont fabriqués en Inde. Pas par des « intouchables », on le veut croire.] figurant les cinq anneaux olympiques en autant de menottes. Soit. Et puis ? D’appeler au boycott des Jeux Olympiques organisés cet été en Chine, ou à tout le moins de refuser la participation de nos représentants politiques à la cérémonie d’ouverture desdits Jeux. Soit… Et encore ? C’est tout.
C’est tout et c’est peu. Parce que la Russie et les USA y participeront, que des records seront battus, que les médias, vertueux aussi longtemps qu’ils sont privés d’images, en assureront la couverture habituelle. Et que le Tibet, au final, en sortira perdant. Aussi sûrement qu’aura grandi le sentiment d’impunité de Pékin.
Admettons qu’il faille, pour défendre la cause du Tibet, affaiblir la dictature chinoise[2. Faut-il préciser que je parle ici du seul gouvernement chinois et non d’un peuple, aussi vénérable qu’estimable, dont le caractère industrieux serait un exemple profitable à d’autres civilisations profondément malades ? Voir à ce sujet la dernière livraison du National Geographic.]. Encore faudrait-il s’y prendre habilement… Boycotter ? Pourquoi pas. Mais pas les Jeux Olympiques. Ce serait une triple maladresse.
D’abord, parce que ce serait se couper de l’engouement populaire, qui comprend difficilement que l’on « mélange politique et sport » – et la cause du Tibet ne saurait se confondre avec celle, parfaitement crétine, des pourfendeurs du « populisme » : dans la guerre idéologique pour la liberté, il s’agit de mettre les centaines de millions de téléspectateurs, « beaufs » ou non, dans notre poche. Ensuite, parce que ce serait une entorse à nos principes que de refuser de participer à une compétition universelle, où les règles sont les mêmes pour tous et où la dictature chinoise ne pourra ni mentir ni tricher. Enfin, et dans la droite ligne de l’argument précédent, parce que ce serait se priver d’une occasion unique de mettre une raclée aux athlètes idéologiquement modifiés de la dictature chinoise sous le regard du monde entier. Sélectionnés dès l’enfance au mépris de leur dignité d’individus, conditionnés et dopés, réduits à l’état de machine de guerre au service du régime, ces compétiteurs devront s’incliner aussi souvent que possible devant les représentants des pays démocratiques. Souvenons-nous de Jesse Owens aux J.O. de 1936 : ce n’est pas un Noir qui a humilié à Berlin un régime blanc suprématiste en remportant plusieurs médailles d’or, mais le représentant des Etats-Unis qui a démontré sans appel la supériorité de la civilisation libérale, de ses processus de sélection et de formation, sur les fantasmes zoologiques des Nazis. Ne serait que pour cette raison, il faut aller aux J.O. offrir le spectacle le plus plaisant aux amateurs de sport, peuple chinois en tête, et infliger la plus cinglante des défaites au régime chinois, en prouvant que les restrictions politiques qu’il fait endurer à sa population n’ont pas même pour contrepartie la suprématie sportive. Vainqueurs en shorts, nous serons bien plus efficaces et, accessoirement, bien moins ridicules qu’en t-shirt.
Mais revenons au boycott, dont l’idée n’est pas forcément inepte, et oublions un instant l’angélisme mercantile de certaines associations françaises. Quel boycott pourrait servir utilement la cause des Tibétains ? Celui qui nuirait à la dictature chinoise, nous répond-on. Et quel boycott nuirait concrètement à Pékin ? Le boycott économique. Chaque année, des millions de Français dépensent des milliards d’euros pour faire l’acquisition de produits made in China. Ces produits à très faible valeur ajoutée (jouets, pièces de bricolages, éléments de décoration, etc.) ne nous sont en aucun cas indispensables. De plus, ils sont souvent produits dans des conditions sociales détestables, quand ils ne proviennent pas directement de l’économie carcérale – celle des laogai. Un tel boycott, qui stigmatiserait durablement le système politique chinois et l’affaiblirait économiquement, pose à l’évidence un problème de taille : il requiert de la constance dans l’engagement et aurait un coût, puisqu’il faudrait aux « militants » débourser davantage pour faire leurs emplettes auprès de fournisseurs moins compétitifs en terme de prix. Boycotter les produits made in Goulag ? Après des années d’engagement déclamatoire, il ne serait pas outrecuidant de demander aux « citoyens consommateurs » de passer enfin aux travaux pratiques.
Je n’ignore pas l’objection que l’on fera à une telle entreprise. Car il existe un pari de Montesquieu (« Le commerce adoucit les mœurs… ») comme il existe un pari de Laval. Il tient pour acquis qu’à échanger avec les pays qui bafouent les droits de l’homme, si on ne les convertit pas d’emblée à nos valeurs, au moins participe-t-on à l’émergence chez eux de classes moyennes. Lesquelles, tôt ou tard, réclameront les droits politiques correspondant à leur développement économique. La diplomatie allemande résume ce pari par une formule : Wandel durch Handel (le changement par le négoce). Une telle objection ne peut être balayée, forte d’une réalité objective qui écrase l’horizon : en l’espace d’une génération, le gouvernement chinois, aussi critiquable soit-il, aura définitivement éloigné le spectre des famines chroniques et arraché le pays au sous-développement.
Mais, dans l’ordre du pragmatisme, il existe deux autres réalités tout aussi irréfragables : primo, celle de la chronologie. Pour des milliards d’individus, et en l’espèce des centaines de millions de Chinois, l’Histoire c’est ici et maintenant. Sacrifier le présent aux ruses de l’Histoire en marche : nous ne l’acceptons plus de la part des marxistes, allons-nous l’accepter des libre-échangistes ? Secundo, celle de l’effet pervers. Il n’est pas écrit que l’enrichissement des régimes autoritaires aboutisse directement à leur embourgeoisement. Une phase intermédiaire – pour schématiser : des caisses pleines, une agressivité inentamée – doit hélas être envisagée, qui compliquerait nos affaires. C’est très précisément ce qui se passe en Chine, où l’on ne sait qui de la classe moyenne occidentalisée montante ou de l’oligarchie impérialiste[3. Le budget de la Défense augmente en Chine d’environ 20 % par an depuis le début du millénaire. On est en droit de s’interroger sur les motivations de la gérontocratie au pouvoir : s’agit-il d’anticiper une invasion mongole ou une frappe nucléaire tibétaine ? Nul ne peut nier que pour le gouvernement chinois, l’option militaire impériale reste à l’ordre du jour, qu’il s’agisse de mettre au pas Taiwan, d’intimider le Japon et la Corée du Sud, de tenir la dragée haute aux Etats-Unis ou encore de « sécuriser » ses approvisionnements en matières premières.] aura le dernier mot dans les années qui viennent. De même qu’il existe une fitna au cœur de l’islam, il existe un combat entre ces deux Chine, et nous serions bien inspirés de ne pas y prendre part maladroitement.
Or donc, il faut participer aux prochains Jeux Olympiques. Y mettre une tannée aux soldats de Pékin, hisser sur le podium les champions des sociétés libres. Pour nos médaillés friands de symboles, il restera toujours une option, inspirée par le précédent des Jeux de Mexico : brandir, en même temps que l’or, le drapeau frappé du soleil tibétain.
Le LSD est orphelin
Mardi matin, dans la vallée du Leimental, près de Bâle, le petit village de Burg était livré à sa frénésie journalière : chaque foyer remontait avec entrain le coucou domestique, les femmes s’enfiévraient à cuire des poêlées de roesti sur le feu tandis que les hommes astiquaient en chœur de bien beaux lingots.
– Je te dis qu’on nous les a donnés dans les années 1940. Tu sais bien, ces années terribles où la foudre s’est abattue par trois fois sur le chalet de Guschti.
Puis, quand la cloche de onze heures se mit à sonner, le village tout entier stoppa net son effervescence avec une droite exactitude pour se précipiter comme un seul homme à la porte du bon Dr Hofmann.
La Suisse alémanique est un pays de traditions et, à Burg, on ne plaisante pas avec elles. Depuis 1943, l’ancien chimiste de Sandoz distribue quotidiennement de petits morceaux de buvards à ses concitoyens, qui s’empressent de les mâchouiller avant de se livrer collectivement à des rituels ordinaires.
Chaque jour, donc, depuis soixante-cinq ans, le maire organise des votations toutes les quinze minutes sur des sujets de première importance (préparation de l’Expo 2000, investissement de la totalité du budget communal pour relancer Swissair, etc.), on s’enthousiasme pour des lancers de vaches et des lâchers d’enclumes, on attache la doyenne solidement à un arbre pour lui faire le coup du « Souviens-toi, Guillaume Tell », on force le guichetier-chef de la Migrosbank à lever le secret bancaire sur les gros comptes, on le remplace par Jérôme Kiervel puisqu’il n’obtempère pas, on inaugure une statue de Jean Ziegler embrassant sur la bouche Mouamar Khadafi, on donne les premiers coups de pioche sur les contreforts des Alpes pour les raser et voir la mer, on met un terme à la doctrine de la neutralité helvétique pour déclarer la guerre à l’Iran et à la Corée du Nord, on rédige un moratoire pour que l’industrie chimique bâloise ne rejette plus de polluants dans le Rhin puis on se ravise bien vite : à l’impossible nul n’est tenu.
Douze heures plus tard, quand la fatigue gagne les corps et que les esprits se refroidissent, les habitants de Burg rentrent chez eux jouir d’un repos mérité : on remonte le coucou, on réchauffe le roesti et on astique ses lingots.
Seulement, hier, rien ne s’est passé comme à l’accoutumée : à onze heures, par trois fois, on a frappé à l’huis du bon Dr Hofmann. Par trois fois, on n’eut que le silence en guise de réponse. La première à réagir fut la doyenne du village, Heidi Moriz (118 ans), qui rentra sa langue qu’elle maintenait pendante depuis vingt minutes déjà – le temps ne passe pas vite chez nos voisins helvètes, preuve de la maestria horlogère confédérale –, avant de proposer aux plus hardis de pousser la porte. Pour voir.
Hallucinant : le corps sans vie du bon Dr Hofmann gisait sur le sol. Très propre. On pleura poliment et l’on rentra chez soi, en silence, sans même avoir le cœur à étreindre ni coucou ni roesti ni lingot.
Lorsqu’au journal du soir, sur la Schweizer Fernsehen, le village apprit que le bon Dr Hofmann était le père du LSD, la drogue des hippies, ce fut une hallucination encore plus grande. Le lendemain, la descente fut d’autant plus ardue que les journaux du monde entier titraient sur la disparition d’Albert Hofmann. Comment un tel homme avait pu inventer ce produit que les drogués francophones viennent consommer, allongés sur la Platzspitz de Zurich ? Comment avait-il pu cacher ce forfait pendant autant d’années, lui auquel la Schweizerische National Bank aurait ouvert un compte sans confession ?
On se pose encore ce genre de questions à Burg, quand on n’est pas occupé à trouver des coins à champignons. Nul ne sait pourquoi, mais c’est un fait : Burg s’est pris depuis quelques jours d’une passion soudaine pour la mycologie.
Pour ma part, c’est une pensée émue que je voudrais adresser à Albert Hofmann, ce Christophe Colomb de la science, qui chercha un médicament et trouva de la came. Nous sommes certains que Jimi Hendrix, Janis Joplin et Richard Claydermann l’attendent les bras ouverts aux paradis artificiels.
Enfin le journal de Jean-Patrick Manchette !
Un livre où il est dit du mal des Cahiers du cinéma, de François Truffaut, de Jean Vautrin, des maos et des embrayages de 4L ne pouvait être qu’un régal. Ce Journal (1966-1974) de Jean-Patrick Manchette se lit comme le laboratoire de ses polars et de ses chroniques – brillantes et injustes… On se demandait comment l’auteur de romans aussi behavioristes que La position du tireur couché – où toute la psychologie passe par le comportement – pouvait coucher ses émotions. On a la réponse : même dans un Journal dit intime, ses états d’âme sont passés sous silence. Et c’est précisément ce qui confère à ces pages leur tension particulière.
Manchette a appliqué jusqu’à l’extrême la théorie de l’un de ses maîtres, Richard Stark, le créateur de Parker, qui confiait : « Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion dans le genre policier était de la supprimer complètement. » Voilà donc, sous la plume d’un jeune homme de 25 ans à l’univers incroyablement structuré, une éphéméride clinique de la fin des années 60, sur fond de jazz, de cinémathèque, d’orgies de bière et de révolutions avortées. On aura déjà beaucoup dit en signalant que le mois de mai 68 ne compte qu’une seule entrée, plutôt sobre (« Bordel social et politique »). Tout au long de ces pages, maos, trotskystes et autres gauchistes sont fusillés – « Pas de pires flics que les artistes de gauche », observe-t-il (fort précocement ).
Mais la position « politique » de Manchette n’est pas pour autant aisée à identifier : mélange de novlangue structuraliste, d’hégélianisme post-situ, et d’aspirations petites-bourgeoises – dans son trois-pièces de Clamart, l’auteur de Nada tremble à l’idée que du café vienne tacher sa nouvelle moquette « bleu chiné gris »… Peu soucieux de cohérence, il prône l’abolition du travail salarié, de l’Etat et de la propriété privée -qui épargnerait cependant le pavillon qu’il rêve d’offrir à son épouse Mélissa et son fils Tristan… Tant de contradictions, chez ce dialecticien hors-pair, ne pouvaient produire que de bons polars…
Ne nous le cachons pas, ces pages recèlent une dimension people plutôt réjouissante. Durant les quelques années que dure ce Journal, Manchette passe du statut de parfait inconnu usinant pour Max Pécas ou l’ORTF à celui de coqueluche du cinéma français. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne sera pas servi par le grand écran. Mocky s’embourbe dans son adaptation, Chabrol chabrolise Nada, Bernadette Lafont lui offre une demi-brique en liquide sur une table de la Coupole pour un vague projet et Alain Delon s’apprête à massacrer le Petit bleu de la côte ouest. Lui encaisse impavidement les chèques.
Car sa véritable œuvre est ailleurs. Il la rôde entre ces pages. Non que ce Journal paraisse porter en germe le talent d’un immense romancier. Ces longs dégagements théoriques très sûrs d’eux évoquent Roland Barthes dissertant à l’infini sur le roman et incapable, malgré son désir, d’en écrire une page. Manchette, quant à lui, publiera une dizaine de polars ; le dernier, inachevé, La Princesse du sang, étant peut-être son chef d’œuvre. Il a donc réussi la transmutation du plomb « jus-de-cranien » en or romanesque, autrement dit à fabriquer de la littérature avec le fatras intellectuel qui encombre parfois ces pages. On y repère déjà certains des trucs stylistiques qui feront le charme de ses polars : interjections désuètes (« Sapristi ! ») et, surtout, usage des verbes pronominaux et des tournures impersonnelles qui seront la marque de l’écriture behavioriste.
Ce Journal ne reprend que quelques-uns des cahiers noircis au fil des ans par l’auteur de Fatale. On rêve déjà de lire les suivants. Par exemple, les années Mitterrand-Pennac vues par l’agoraphobe Manchette…
Signalons aux manchettophiles la parution d’un numéro spécial de Temps noirs truffé d’inédits.
Augustin sort de confesse
C’est un monument, une montagne que tentent d’escalader, depuis un millénaire et demi, la philosophie par la face nord, la littérature par la face sud et sur laquelle la théologie a planté bien droit son drapeau. L’écrivain Frédéric Boyer avait dirigé, en 2001, chez Bayard, la nouvelle traduction de la Bible. Il récidive en traduisant un texte écrit à la fin du IVe siècle : les Confessions de saint Augustin.
De Maître Eckhart à Luther, de Pascal à Nietzsche, de Rousseau à Blanchot : voilà mille six cents ans que les Confessions sont lues, commentées, interprétées, critiquées, traduites au fil des temps et des époques. Ces lectures et ces réceptions ont patiné le texte, lui conférant une « suave honorabilité » et faisant peser sur lui tout le poids de la tradition. Les traductions françaises ont au mieux fait passer Augustin pour un classique latin – on le traduisait comme on traduit Cicéron ou Tite-Live –, au pire pour l’as des as de la rhétorique, un simili-Bossuet de l’Empire romain finissant.
Frédéric Boyer nous le restitue pour ce qu’il est. Papa (Patricius) est citoyen romain. Maman (Monica) est une fille bien du cru, originaire de ce bled paumé de la province de l’ancienne Numidie qu’est Thagaste. Quant à Aurelius – c’est le petit nom d’Augustin –, c’est un garçon bien de son temps : il connaît ses classiques, il a lu l’Hortensius et la Vetus Africana (une mauvaise traduction de la Bible). On le retrouve professeur de grammaire puis de rhétorique, et c’est à l’esthétique qu’il consacre sa toute première œuvre : De Bono et apto. Mais Augustin a un problème : il manque de suite dans les idées. A peine une nouvelle cause se fait-elle jour qu’il l’embrasse, avec conviction. Quand l’heure est à la numérologie, il se fait numérologue. Quand les astrologues tiennent le haut du pavé, on le voit deviser de Saturne et de Vénus à Carthage et alentours. Les temps sont-ils au manichéisme qu’aussitôt Augustin s’habille en Perse pour revêtir la doctrine de Faustus.
Il lui faut de la nouveauté, de l’air frais, de l’extravagance : s’il avait fréquenté le quartier Latin dans les années 1960 on aurait vu certainement Augustin se déguiser en situ, en mao, en trotsko, en coco voire en gaulliste. Peut-être d’ailleurs les cinq. En même temps – ce qui, au demeurant et au vu de l’histoire contemporaine, n’aurait rien d’une exception.
Et Monica pleure de voir son rejeton aussi changeant et turbulent. Elle aussi doit pester contre cette « pute d’âme humaine » dont est pourvu son fils : on le voit voler des poires (qui vole des poires vole des Nike), mener une mauvaise vie (pas mieux qu’Augustin pour pécho de la tassepé), « tout dépenser par amour des putains » et engrosser une jolie fille qui lui donnera un petit Adeodatus des plus mignons.
Lorsqu’à 46 ans, Augustin écrit les Confessions, ce ne sont pourtant pas ces turpitudes qu’il entend exhiber à la face du monde : n’est pas Christine Angot ou Catherine Millet qui veut. C’est le récit d’un changement et d’une métamorphose, l’itinéraire de sa « pute d’âme humaine » qui va de la mort à la vie, une conversion dans le sens le plus fort du terme.
Certes, s’il devient chrétien, ce n’est pas de gaieté de cœur : c’est surtout pour contenter Maman Monica – pire qu’une mère juive et une mama italienne réunies. Sa conversion est plus profonde que l’adhésion à une nouvelle foi (il en a eu tellement de différentes) : elle est une libération de toutes ses addictions (sexe, fric, drugs, Rolex et Ray ban). Mieux encore : elle extirpe Augustin du simple jeu social dans lequel il se complaît (amants, causeurs, compagnons de beuveries, etc.) pour le placer dans une relation personnelle à Dieu. C’est là une idée neuve. Et c’est, peut-être là, tout le génie de l’augustinisme.
Ainsi les Confessions ne sont-elles pas uniquement des « confessions » : elles sont des aveux. Augustin ne fait pas un simple acte de pénitence : il avoue sa condition de pêcheur, sa condition humaine, cette « insolente pourriture ». Ce faisant, comme l’écrit Frédéric Boyer dans sa préface, Augustin « inscrit alors dans la littérature l’exigence de formulation d’une vérité de soi. Il fait de cette exigence un modèle de fiction vraie, et consacre l’émergence d’une forme littéraire d’enquête morale, ou de questionnement moral sur soi et sa propre existence. Il s’engouffre dans la question : qui suis-je ? »
Dans sa nouvelle traduction des Confessions, Frédéric Boyer nous restitue Augustin tel que nous ne l’avions jamais connu. Il n’est plus ce lointain évêque du IVe siècle dont les volumes mordorés tiennent bonne place dans la Patrologie latine : c’est un fils à maman (après lui, il n’y aura plus, dans le magistère chrétien que des fils à papa), un Romain du nord de l’Afrique, un écrivain d’Outre-Mer, un Latin qui aime tellement sa langue qu’il se permet de la violer et tellement Dieu qu’il le tutoie.