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Donné, c’est volé

C’est pas pour vous raconter ma vie, mais, jeudi dernier, j’ai piqué une grosse colère. Et le plus pénible, c’est que c’était contre moi-même (quand on a une contrariété, il est toujours préférable d’avoir quelqu’un à qui s’en prendre). Alors que je m’apprêtais à passer une délicieuse matinée à lire et à traîner, avec en prime la bonne conscience du travailleur, je me suis rappelé avoir donné mon accord pour participer à « La pause d’actu », émission quotidienne sur Direct 8, au cours de laquelle deux « invités » (qui sont en fait des chroniqueurs) commentent les sujets du jour. Après que Yoann Cambefort, un jeune homme fort bien élevé, m’eut dit sur tous les tons qu’ils tenaient absolument à m’avoir moi et pas une autre, et qu’il adorait ce que je fais (mon célèbre bœuf mironton ?), j’avais piteusement laissé choir mon fromage et oublié mon principe cardinal : pas de travail non rémunéré. Certes, je n’ai aucune raison de mettre en doute la sincérité des jeunes gens talentueux et sympathiques qui sont aux manettes de cette émission, mais enfin je sais ce que c’est : il faut trouver chaque jour deux bonnes poires qui acceptent de perdre trois heures de leur temps, avec, pour seule rétribution, le fait de passer à la télé – et pas exactement sur TF1. Je sais que leurs handicaps de départ – faible audience de la chaîne, faible notoriété des journalistes – les obligent à ratisser large et à être insistants. Il n’empêche que je m’étais laissé faire. Il faut dire que je n’ai pas de chance : les médias sont peuplés de gens qui se feraient hacher menu plutôt que de m’inviter, et justement ce sont ceux qui payent. Mes « admirateurs » ne sont jamais les décideurs-payeurs. Je me demande bien pourquoi mais ce n’est pas le sujet.

J’étais donc, ce matin-là, dans d’excellentes dispositions jusqu’à ce que cet engagement me revienne en mémoire. Quand Clélie Mathias, présentatrice de l’émission avec Emmanuel Pontneau, m’a fort courtoisement appelée pour discuter des sujets que nous allions traiter, j’ai passé à cette malheureuse fille le savon que j’aurais dû m’infliger à moi-même.

– Je vais venir mais je vous préviens, ça me met hors de moi de travailler sans être payée.
– …
– Vous, vous êtes payée, non ?
– Euh… oui, mais moi je suis salariée de la chaîne.

Que n’avait-elle dit là ! Elle a pris pour tous les autres : les présentateurs payés des fortunes qui vous expliquent que pas d’argent[1. Afin d’éviter les conclusions hâtives je précise que quand je travaillais avec FOG à France 3 ou avec Laurent Ruquier à Europe 1, mon travail était plus que correctement rémunéré.], les jeunes crétins qui vous font comprendre qu’ils vous font un grand honneur de vous inviter sans avoir une traitre idée de la raison de cette invitation, sans oublier tous les confrères qui, à force d’accepter avec le sourire cette exploitation éhontée, ont fini par la faire passer pour normale. Certes, il m’arrive de céder à la vanité ou aux instances amicales d’un confrère, mais au moins je râle – ce qui me procure la satisfaction de provoquer la stupéfaction de mes interlocuteurs.

Morte de honte de m’être (exceptionnellement) laissée emporter, je me suis tenue à carreau sur le plateau ; d’ailleurs, dans son genre, l’émission est préparée avec sérieux et les invités-chroniqueurs y sont fort bien traités. Tant qu’à travailler gratos, autant aider des jeunes méritants.

On me dira qu’il n’y a pas là de quoi s’énerver. Et pourtant si. Parce que la gratuité n’est plus une exception et que, dans certaines activités, elle est même en passe de devenir la règle. Grâce à Internet, elle serait même, s’enthousiasment certains, le fondement d’une nouvelle « culture » – rien que ça. D’ailleurs, en anglais, ça sonne tellement bien : qui pourrait s’insurger contre la loi du « libre » ? Qui oserait mettre en doute la grandeur d’un acte gratuit ?

Les tribulations de la loi Bruni-Hadopi (ainsi rebaptisée par les bons soins d’un ami) ont attiré l’attention du public sur les mauvaises manières faites aux artistes. « La gratuité, c’est le vol », proclamait il y a un an Denis Olivennes, l’un des initiateurs du texte – dans le cadre d’Ouverture Sans Frontières, sans doute. D’ailleurs, cette plaisante formule que j’aurais bien voulu avoir trouvée avait un seul défaut, qui était justement son auteur ou plutôt la qualité d’icelui (rien de personnel). À l’époque, il était patron de la FNAC et de mauvais esprits auraient pu penser qu’au-delà de ses excellents principes, Olivennes défendait surtout ses intérêts. Il est vrai que la FNAC n’est pas un vulgaire marchand mais un agitateur d’idées. Pas d’histoires d’argent entre nous.

En tout cas, grâce aux hadopistes, l’idée que la création artistique est un travail qui mérite salaire fait son chemin, même dans les jeunes cerveaux les plus embrumés par les substances illicites et néanmoins payantes. Mais tout le monde, à commencer par toi, cher lecteur, continue à trouver absolument normal que, sur Internet, l’information soit cadeau. Sur ce point précis, je ne saurais donner tort à l’admirable Edwy Plenel. Notre résistant éternel, à la pointe du Combat pour une presse libre, titre de l’ouvrage qu’il est venu, vendredi dernier, vendre sur France Inter dans un grand numéro de nopasaranisme, a courageusement choisi un modèle payant pour son site Médiapart, mais apparemment les Français n’aiment pas la presse libre, en tout cas pas suffisamment pour la payer, et le nombre d’abonnés ne semble pas être à la hauteur des espérances plénéliennes.

Tout cela m’a rappelé la remarque aigre et impérative d’un lecteur à propos de la nouvelle formule de notre (superbe) mensuel : « SCANDALEUX de devoir payé pour des articles ! Publier les ici !!! », écrivait Gwen. On m’accordera qu’il est bien plus scandaleux encore de torturer la langue française de cette façon. Reste à comprendre ce qui a bien pu mettre dans la tête de Gwen l’idée que les articles poussaient tout seuls et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour les ramasser comme des fleurs sauvages. Scandaleux de devoir payer ? Eh bien moi, ce que je trouve sinon scandaleux du moins fâcheux, c’est que Gwen trouve parfaitement normal d’avoir accès gratuitement au fruit du travail d’une bonne quinzaine de personnes. Gwen (et tous ceux, bien trop nombreux, qui pensent comme lui ou elle) imagine peut-être que nous sommes des héritiers ou des êtres particulièrement frugaux se nourrissant de quelques dattes par jour et vivant dans des tentes Quechua sponsorisées par Augustin Legrand. Qu’il le sache, à une ou deux exceptions près que je ne nommerai pas ici, c’est tout-à-fait faux. Un article demande autant de travail, qu’il soit destiné à être publié dans un journal ou sur Internet. Et que les collaborateurs de Causeur que nous ne pouvons pas encore rémunérer le sachent, nous n’en sommes pas fiers.

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi nous n’avons pas, conformément à nos grands principes, opté pour un modèle payant. Tout simplement par réalisme. Nous n’allons pas changer le monde avec nos petits bras et nos jolis cerveaux – en tout cas pas si vite. Un site payant eût été condamné d’avance. Puisqu’on trouve pareil ou presque (des mots et des phrases, tout ça) à trois jets d’url sans avoir à débourser un centime.

Contrairement à ce que l’on répète en boucle, pour s’en désoler ou s’en émerveiller, la culture de la gratuité n’a pas été inventée par et pour Internet, elle est au moins aussi ancienne que la radio privée. L’auditeur d’Europe 1, de RTL et de toutes les stations que l’on appelait autrefois « libres » (nous y revoilà) serait sans doute aussi scandalisé que Gwen si on lui demandait de payer pour écouter. Alors, payer pour lire…

Seulement, sur Europe 1 comme sur Causeur, cette « gratuité » est une entourloupe. Quelqu’un paye, et ce quelqu’un est l’annonceur (sur le papier, car pour l’instant, comme Médiapart et comme les autres, nous vivons sur les fonds investis au démarrage). Pour accéder sans bourse délier aux programmes de radio ou aux « contenus » d’un site, le citoyen accepte d’être exposé à des messages publicitaires qui visent à lui faire lâcher de mille manières l’argent économisé sur notre dos.

On me dira, enfin, que c’est la loi du marché et que je n’ai qu’à fabriquer des fanfreluches, des écrans plats ou des produits amaigrissants plutôt que des articles. « Fais des livres qui se vendent », m’a lancé un jour un médiacrate à qui je me plaignais de mes maigres émoluments. En somme, si les gens ne sont pas prêts à payer, c’est que ce nous fabriquons n’a pas de valeur – la loi de l’offre et de la demande, c’est simple, non ?

Désolée, mais justement ce n’est pas si simple. On ne m’enlèvera pas de l’idée que la valeur qu’une société accorde au travail intellectuel dit, au moins en partie, la vérité sur cette société. Si le public se contente, en guise de journaux, des catalogues de pub que sont les gratuits, tant pis pour lui et tant pis pour nous. Car, dans ce domaine, le rapport de forces entre producteurs et consommateurs est largement en faveur des seconds, c’est-à-dire vous. Sauf qu’à force de croire et de faire croire que ce travail n’a aucune valeur, plus personne ne voudra s’y coller. Et nous serons tous perdants.

Alors, chers amis causeurs, je n’ai qu’une chose à dire. Abonnez-vous, rabonnez-vous !

Eurovision, grosse malheur

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L’Allemagne ne s’en relèvera pas. L’Eurovision l’a tuée. Dans la vie d’un pays, finir à la vingt-deuxième place au palmarès européen de la chanson quand seuls vingt-cinq pays concourent, ça peut vous faire durablement des générations de suicidés.

– Tu te souviens de l’Eurovision 2009 ?
– Ne m’en parle pas ! Rapporte-moi une poutre, j’ai déjà la corde.

Je suis sur le point de demander l’asile politique à l’Azerbaïdjan. Je ne savais pas que ce pays était en Europe, je croyais qu’il avait du pétrole : il est arrivé troisième de l’Eurovision. Juste devant lui, l’Islande ne connaît pas la crise et se taille une deuxième place : comment l’Union européenne pourra-t-elle, après ça, refuser la demande d’adhésion islandaise ? Et la Norvège, qu’on croyait juste bonne à faire des omelettes, rafle la mise en poussant la chansonnette.

En Allemagne, nous avions pourtant tout fait pour ne pas en arriver là : nous avions payé un voyage aux Baléares à tous les chanteurs has been que compte notre pays – il n’y a que ça. Olaf Henning, Andrea Berg, Klaus Lage : sur ordre de la chancelière, la police était venue prendre à leur domicile chacun de nos Schlager[1. Chanteur populaire allemand.], les avait mis dans le premier vol pour Majorque en s’assurant que l’avion décolle bien et promettant aux plus récalcitrants qu’ils pourraient avoir un supplément de sangria une fois arrivés là-bas.

– Et j’aurai droit à un rab de patatas bravas ?
– Tout ce que tu veux. Mais ne fais pas le con et monte dans l’avion !

Nous avions fait les choses en grand : nous nous étions même abstenus d’envoyer sur le front russe, pardon à Moscou, un chanteur allemand tel qu’on se le représente en France – uniforme vert-de-gris, casque à pointe enfoncé jusqu’aux paupières, main levée pour montrer la lune à l’imbécile qui regarde le doigt et déjà un peu grisé par les six litres de bière avalés avant le show. Certes, je caricature un peu : les Allemands ne boivent pas autant de bière. Du moins ceux qui doivent monter sur scène.

Pour parfaire les choses, nous avions dépêché à l’Eurovision Alex C. Il a une belle allure de minet latino, il chante en anglais et même son patronyme (Christensen) est raccourci ce qu’il faut pour passer inaperçu dans la masse… Il s’est glissé trois paires de chaussettes dans l’entrejambe, s’est passé la main dans les cheveux comme le plus achevé des serial lovers, puis a chanté Miss kiss kiss bang. Tout ça pour finir vingtième ! La lose totale : il n’est pas parvenu à égaler Nicole, qui en 1982 avait remporté l’Eurovision en chantant Ein bißchen Frieden. Certes, à l’époque, on avait dû payer le jury, le menacer pour qu’il vote en sa faveur ou quelque chose comme ça.

Pour l’Allemagne, l’Eurovision c’est cuit pour les mille ans qui viennent. Alors, je veux bien me dévouer pour donner quelques conseils à mes amis français s’ils veulent remporter le concours l’an prochain.

Déjà, il ne faut pas envoyer Patricia Kaas. En 2010, elle sera un peu trop âgée pour participer et Juliette Gréco risque de piquer encore sa crise : « Mais comment ? Y en a toujours que pour les vieilles ! Et la relève, vous en faites quoi ? Envoyez-moi et je les embobine tous ! » Il ne faut pas non plus envoyer Marie Myriam : elle a remporté le concours en 1977 avec L’oiseau et l’enfant, mais la retrouver aujourd’hui – on ne sait même pas si elle a fini clodo – serait beaucoup trop long et coûteux en recherches.

On s’abstiendra pour les mêmes raisons d’interroger l’état-civil pour savoir si Corine Hermès est toujours en vie. De toute façon, c’est une social-traitre : cette chanteuse française s’était vendue au Luxembourg en 1983 pour gagner l’Eurovision. Elle avait raflé la mise avec une chanson qui parle d’amour, de grand bleu et d’océan : cette année-là, les gens qui ont fait le déplacement au Grand-Duché, croyant y trouver de nouvelles Maldives, ont vite déchanté.

Que reste-t-il à la France pour gagner l’Eurovision en 2010 ? Rien de plus simple.

D’abord, il faut prendre n’importe quel chanteur – ce n’est franchement pas cela qui manque. Puis, changer les attributions d’Hervé Morin en lui enlevant le ministère de la Défense pour lui confier celui de la Guerre. Certes, dans un premier temps, tout le monde prendra ça à la rigolade. Mais il n’est pas dit que l’esprit de sérieux ne revienne très vite quand le premier missile sol-air aura explosé à Oslo, pile-poil sur l’immeuble d’Alexander Rybak, le vainqueur de l’Eurovision 2009 qui ne perd rien pour attendre.

Évidemment, les belles âmes se plaindront que détruire Oslo réduit considérablement les chances de la France pour le Nobel de la Paix. Mais en prix internationaux, c’est comme au baccalauréat : il faut savoir choisir ses options.

On répétera donc ces frappes chirurgicales sur l’Islande, l’Azerbaïdjan, la Turquie, la Grande-Bretagne et l’Estonie. On bombardera aussi un peu la Suisse : elle n’a rien à voir avec tout cela, mais ce pays a toujours été trop rangé. Peut-être ne faudra-il pas être aussi systématique : les trois premières frappes auront certainement dissuadé les autres concurrents de se présenter à l’Eurovision. Aussi veillera-t-on à accorder trois minutes de réflexion à chacun des pays visés afin qu’il fasse parvenir à Paris sa reddition.

Et là, Français, ensemble, tout sera possible ! Vous pourrez envoyer Carla Bruni, Diam’s ou Patrick Sébastien représenter votre pays : vous remporterez l’Eurovision haut la main. Facile, non ?

Aubry se la joue Royal !

Dimanche 17 mai, invitée du « Grand rendez-vous Europe 1/Le Parisien », Martine Aubry a amorcé un nouveau virage dans la campagne des socialistes. Après avoir joué quinze jours la carte du « vote sanction », épousé une dizaine de jours la cause du « vote utile », le parti socialiste change de cap pour le « vote proposant ». La Première secrétaire a, en effet, déclaré ne plus vouloir être « l’opposante numéro un mais la proposante numéro un », taclant dans la foulée François Bayrou : « Il crie, dénonce, mais être le porte-voix des inquiétudes n’est pas suffisant. » Le terme proposant n’est pas un néologisme, il existe bel et bien en français, mais dans des acceptions strictement réservées à la religion et à la médecine (la fameuse union du goupillon et du clystère ?) : une proposante c’est d’abord une jeune théologienne protestante qui étudie afin de devenir pasteur… Est-ce que cela veut dire qu’en cas d’échec de son parti aux prochaines élections Martine Aubry devient RPR et adopte la Religion Prétendue Réformée ? N’allons pas si loin dans l’extrême ! Car une proposante, c’est aussi une malade qui est la première de sa famille à consulter pour une affection génétique héréditaire… D’où la fille de Jacques Delors peut-elle bien donc tenir son européanisme forcené ? Mystère et boule de gomme. A moins que cet usage assez inconsidéré de la langue française ne soit une tactique sournoise du maire de Lille pour oser un rapprochement avec Ségolène Royal… Y en faut de la bravitude pour être proposante !

Plutôt rouge que mort-vivant

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« Ceux qui espèrent que le Parlement européen résoudra une attaque zombie aussi facilement qu’une grève de routiers feraient mieux de se rappeler ce qui s’est produit la dernière fois qu’un fléau a frappé leur pays. Il suffirait de cinq zombies en Andalousie pour générer une épidémie qui déferlerait sur le Pays de Galles moins de trois semaines plus tard. »

À qui doit-on ce salutaire avertissement à moins de trois semaines des élections européennes ? Évidemment pas aux listes présentées par le bloc central du libéralisme et/ou de la fausse contestation médiatique (UMPS, Modem, FN, Verts, Ecolos, Libertas, NPA). Mais enfin, nous aurions pu décemment espérer que des mouvements responsables comme le Front de gauche ou Debout la République réagissent sur cet important problème et mettent en garde leurs concitoyens sur le « solanum », ce virus qui envahit la circulation sanguine à partir d’une morsure initiale et atteint le cerveau, tuant au bout d’une vingtaine d’heures avant de vous transformer en mort-vivant, très précisément à H+23. On comprend que la grippe porcine fait évidemment figure d’aimable plaisanterie voire de leurre pour ne pas avoir à affronter cette effroyable vérité.

Hélas, l’honnêteté intellectuelle nous force à reconnaître que cet avertissement de bon sens nous vient d’un Américain, Max Brooks, dont nous vous avions déjà entretenu il y a quelques temps déjà pour son roman World War Z. C’était par le biais de la fiction qu’il avait essayé de nous sensibiliser à la question zombie mais devant notre indifférence, il a décidé d’attaquer frontalement en nous donnant ce Guide de survie en territoire zombie qui va s’avérer des plus utiles lorsque le monde qui s’effondre sous nos yeux aura achevé son processus de décomposition. Evidemment, dans la mesure où l’on n’est pas ouvrier chez Continental, Tigre tamoul, fumeur ou électeur social-démocrate, il est difficile d’imaginer à quel point tout ce qui fait notre quotidien peut disparaître dans l’horreur, et avec la même rapidité que celle de la police pour mettre en garde-à-vue des syndicalistes d’EDF-GDF.

Pourtant que ferez-vous quand cela arrivera, parce que cela va forcément arriver et pour nous en convaincre, Max Brooks consacre une partie importante de son livre aux nombreuses épidémies qui ont été soigneusement occultées car les autorités étaient parvenues à les circonscrire in extremis. Citons pour mémoire, parmi les 223 recensées dans ce guide, celle d’Edo en 1611, celle de la baie de Santa Monica en 1994 mais aussi celle qui nous intéresse au premier chef car elle frappa Paris en 1807 et obligea Napoléon à fermer un hôpital après le rapport du médecin Reynald Boise décrivant un « patient incohérent, quasi animal et doté d’une insatiable soif de violence ».

Vous avez le droit de prendre ce livre pour un canular, une aimable fantaisie qui pourrait être l’œuvre d’un érudit borgésien se lançant dans l’écriture d’un manuel des castors juniors. C’est que vous n’avez jamais vu des adolescents en voyage scolaire avec des écouteurs sur les oreilles recevant du son MP3 directement dans le cortex, des courtiers aux gestes désordonnés dans une salle des marchés ou encore des supporteurs ethno-différentialistes dans les tribunes du PSG. Sinon vous sauriez, comme le disait le célèbre générique d’une série des années soixante, que le cauchemar a déjà commencé.

Ne vous trompez pas de danger, chers Causeurs de tous bords, comme d’autres se trompent de colères. Chassez vos fièvres obsidionales concernant l’immigration, clandestine, les gauchistes dans les universités ou les patrons voyous. Ce n’est pas de là que viendront les vraies invasions barbares mais du péril zombie. Quand ils arriveront en force, il sera très utile, par exemple, de savoir s’il vaut mieux se déplacer en berline, en SUV ou en moto quand on n’a pas la chance d’avoir trouvé un véhicule blindé. Il faudra aussi être capable de choisir le terrain de survie le plus adéquat : jungle, désert ou châteaux de la Loire mais en tout cas plus jamais les villes. D’apprendre à porter des vêtements serrés et des cheveux courts ainsi que de penser, lorsque vous vous réfugierez dans une maison pour soutenir un siège, à remplir tout de suite la baignoire car on ne sait jamais à quel moment l’eau sera coupée. Néanmoins, par sa concision, le conseil donné par Max Brooks que l’on préfèrera est une judicieuse remarque sur les armes les plus efficaces contre les zombies : « Les machettes n’ont pas besoin de munitions. »

Les morts-vivants vont arriver et vos pauvres vacances n’y pourront rien, pourrait-on dire pour paraphraser un slogan de Tiqqun. Alors plutôt que de vous offrir un bien inutile Routard pour Bali, investissez dans ce Guide de survie en territoire zombie.

La Crise, c’est aussi savoir acheter utile.

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Il est bon, mon sauvage !

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La presse française consacrant toutes ses forces à nous parler du talent trop méconnu de Patricia Kaas ou de Johnny Hallyday, c’est comme d’hab’ vers nos confrères d’outre-Manche qu’il faut se tourner pour savoir ce qui se passe dans le monde – y compris chez nous. Figurez-vous qu’un chercheur français, nous apprend The Guardian, vient peut-être de résoudre une des énigmes les plus taraudantes de la Préhistoire : la disparition des Néanderthaliens. D’après Fernando Rozzi du CNRS, leur extinction n’a rien de si mystérieux : ils auraient juste été bouffés par les hommes modernes. Cro-Magnon considérait son lointain cousin à gros pif comme un vulgaire animal de boucherie ! A l’appui de cette hypothèse, le paléo-nutritioniste nous explique qu’un nombre impressionnant de squelettes néanderthaliens porte des micro-traces de dépeçage, qui laissent peu de doutes sur l’identité des coupables et sur leurs mobiles. La coexistence pacifique entre les deux catégories d’homos était jusque-là un des thèmes récurrents de la plupart des séries de vulgarisation scientifique, genre L’odyssée de l’espèce. Il est vrai qu’elle présentait l’insigne avantage de faire remonter à la nuit des temps la mondialisation forcément heureuse et l’enrichissement obligé par les différences. Avec cette réécriture du mythe du bon sauvage, va falloir trouver autre chose à se mettre sous la dent…

Le 7 juin, votez Zamenhof

Il y a quelques jours, Luc Rosenzweig, marchant sur les pas de Paul Thibaud, lançait un appel à l’abstention sur de solides bases : la construction européenne est épuisée et le Parlement européen une institution parodique, les citoyens ne sont donc pas tenus de se prêter à cette comédie démocratique. Je partage l’essentiel de l’argumentation de mes deux aînés mais nos chemins bifurquent pourtant.

En l’absence de reconnaissance – pas seulement arithmétique – du vote blanc, le citoyen a peu de solutions pour témoigner son mécontentement. L’abstention ne blesse personne. Elle est largement anticipée. Elle sera probablement commentée comme « historique » et fournira matière à colloque sur « le déficit démocratique de l’Union »… Bref, l’abstention attendue est déjà digérée par la machine. Dans la dernière livraison de Commentaire, Jean-Louis Bourlanges ironise sur l’avenir des élections européennes faisant mine de prophétiser, un jour, une participation à un chiffre.

Autrefois, le scrutin européen pouvait être utilisé comme défouloir. Les listes diverses récoltaient bon nombre de suffrages. Le souvenir du 21 avril et le nouveau mode de scrutin ont entraîné en 2004 un retour à l’ordre. Malheureusement, le cru 2009 s’annonce tout aussi triste.

Les sondages – photos floues et mal cadrée d’un événement qui n’aura jamais lieu – font craindre la victoire du complot des raisonnables : le duo UMP-PS attirent 50 % des intentions de vote et leurs flancs respectifs sont atomisés (LO, NPA, Front de Gauche, Libertas, DLR). Seuls les écologistes et le Modem, crédités d’une dizaine de points, sont susceptibles de gâcher la fête. Si les résultats confirmaient les sondages, tous seraient perdants à la seule exception du président de la République. S’abstenir, c’est le conforter. Quoi qu’on pense de lui, il existe un choix plus amusant.

De la cantonale partielle (dont on vit les dernières heures) à la reine des élections, la politique est une affaire de professionnels. Beaucoup de politiciens sont ridicules, aucun n’est loufoque. Les Européens offrent aux électeurs une occasion d’honorer la loufoquerie.

En juin prochain, cette option peut prendre deux visages. Dans la veine situationniste, Gaspard Delanoë avait provoqué un mini-bug démocratique en 2008 lors de l’élection municipale dans le Xe arrondissement de Paris, en neutralisant sur son patronyme un nombre anormalement élevé de voix. Avec son « Parti Faire un Tour », la gentille dinguerie avait son candidat comme la haine sinistre a aujourd’hui le sien avec Dieudonné.

À peine moins loufoque, la liste Europe Démocratie Espéranto offre une perspective historique beaucoup plus séduisante. Ni insignifiante ni gratuite, la démarche des militants de l’espéranto est d’abord d’obtenir une minuscule tribune et quelques micros. Mais contrairement à d’autres groupes d’intérêt improbables, cette liste est vraiment à sa place dans cette élection.

Face au triomphe de l’anglais d’aéroport, de New York à Shanghai en passant par Bruxelles, le mouvement espéranto mérite considération et sympathie. Au milieu du prochain siècle, quand l’Union européenne sera devenue une entité politique, quand les vieilles nations auront quitté la place, nos descendants nous reprocheront peut-être de ne pas avoir pensé plus tôt la question linguistique. De ne pas avoir, par courte vue, donné à l’Union son latin.

À plus court terme, « L’Europe des comme si… », justement évoquée par Luc Rosenzweig, est un lieu de bavardage, où le sabir technocratique le dispute aux inventions verbales les moins inspirées. L’Europe parle. Pour masquer son inaction, pour ne pas voir son épuisement. Quiconque a écouté quelques minutes au moins le « 7-10 » de France Inter « spécial Europe », connait ce langage fou, hors-sol déconnecté du réel.

La vacuité des déclarations du président Hans-Gert Pöttering nécessite une langue à part. Le président Pöttering parle français. Félicitons-le. Il est merveilleux de penser qu’à la buvette le président Pöttering peut dialoguer avec ses collègues français. Mais quand le président Pöttering vient évangéliser les foules eurosceptiques gauloises, le sublime et la dignité voudraient qu’il le fasse dans une langue dédiée. Sauf à examiner la candidature du latin (que l’époque disqualifierait probablement pour homophobie et négationnisme), l’espéranto est la seule langue susceptible de faire l’affaire.

J’imagine que les promoteurs d’Europe Démocratie Espéranto ont autre chose en tête. En lisant leur programme, je les vois sensibles au messianisme européen. Ils trouveront louche ce soutien qui mélange cynisme et moquerie, défauts étrangers au meilleur des mondes fraternel auquel ils travaillent depuis plus un siècle. En politique, on ne choisit pas toujours ses alliés, mes chers amis, je vous offre ce soutien et j’appelle tous les électeurs à ne pas s’abstenir le 7 juin. Donnons à l’Europe le sabir qu’elle mérite : l’espéranto.

Suprême NKM

nkm

Groupe de rap de la Renaissance, Suprême NKM connut durant tout l’hiver 1522 un petit succès d’estime à la cour de François Ier. Mais le roi de France se lassa, dès le printemps, de ces rappeurs qui plaquaient des textes insolents sur des mélodies jouées à la viole de gambe, à la saqueboute et au cistre :

« Montjoie Saint-Denis Style !
Estourbis ton ennemi et sème la pagaille.
Le premier coup n’est pas parti
Que notre bon roy est déjà loin,
Criant Montjoie Saint-Denis
Cul planté dedans le foin. »

Chanteuse du groupe, la marquise Nathalie de Longjumeau ne fut pas congédiée de la cour. Il lui fut simplement défendu de chanter. Ses dons pour le calcul étant connus de tous, on lui donna un boulier et, déployant ses talents, elle fit faire des économies numériques à tout le royaume.

Anonyme, Marquise de Longjumeau, huile sur bois, XVIe siècle, conservée au Musée Christian-Paul de Lormes (Nièvre).

Lire aussi l’article de Trudi Kohl : « 9 mois. Enceinte sur Facebook, échographiée sur Youtube » dans le mensuel Causeur de mai.

Antilles pas gentilles

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Une campagne publicitaire lancée par Maison de la France (l’organisme officiel de promotion touristique française) et le secrétariat d’État à l’Outre-Mer nous propose depuis quelques jours de partir aux « Caraïbes françaises ». Les cyclones, les rumeurs persistantes sur la qualité de l’accueil et les grèves sont passés par là et n’ont rien laissé de l’ancien attrait des îles. Et puis, le terme « Caraïbes » est innocent de tout passé colonial et renvoie plutôt à Johnny Depp qu’à Elie Domota. Changer le nom d’un produit pour utiliser le jargon d’usage signifie que l’image qu’il véhicule est à la fois mauvaise et incorrigible, à l’exemple des défuntes Côtes-du-Nord ou de feu le RPR ….

Le pape est ashkénaze

Nous avons un pape freestyle. Le vocabulaire du hip-hop ne convient peut-être pas parfaitement à ce mélomane plus familier de Mozart que de la Zulu Nation, mais le fait est que les figures imposées ne sont vraiment pas son fort. S’il est aussi retors en théologie qu’un vieux talmudiste en interprétation des Écritures, il est rétif à la communication et au marketing. Ce qu’il dit, on ne l’attend pas ; ce qu’on attend, il ne le dit pas. Cette attitude a de quoi décontenancer la plupart de ceux qui, même loin de Bethléem, tiennent le monde pour une crèche et les hommes pour des santons à jamais fixés dans un rôle connu d’avance.

Son pèlerinage en Terre Sainte l’a, une nouvelle fois, démontré : entre Benoît XVI et les médias, le divorce est irréparable. Alors que la moindre speakerine débutante sait se répandre en pleurnicheries convenues quand les caméras tournent, le pape aborde toute chose avec retenue et pudeur, comme s’il n’avait jamais cessé d’être un austère professeur de Tübingen. L’émotion sur commande et en direct live, ce n’est pas son truc.

La pudeur, c’est pourtant l’autre nom du vrai respect, là où commence toute civilisation. Certes, cette idée n’est pas très raccord avec notre époque qui exige de chacun la transparence et le déballage intime, comme si des sentiments ne devenaient pas immédiatement des simagrées lorsqu’on les exprime à la face du monde. Sénèque avait compris cela qui demandait à Polybe de contenir ses larmes face à la douleur des siens : « Tu dois être leur consolation et leur consolateur ; or, peux-tu soulager leurs plaintes quand tu laisses libre cours aux tiennes. » Cette dignité de caractère (gravitas) était exigée, dans la Rome ancienne, par le mos maiorum[1. Le mos majorum, littéralement la « coutume des anciens », était l’ensemble des vertus traditionnelles à Rome.], au même titre que la vertu (virtus), la piété (pietas) ou l’honnêteté (honestas). Héritier de cette civilisation-là, le pape s’est résolu à faire définitivement une croix sur un éventuel passage chez Mireille Dumas.

À Yad Vashem, pas d’émotion ni d’image saisissante à se mettre sous l’objectif. Pire : ni compassion ni repentance, mais un discours « froid et abstrait », selon les termes du directeur du Mémorial, Avner Schalev. Du Yediot Aharonot à Haaretz, c’est ce qui a, ces jours-ci, le plus fortement déçu l’opinion publique israélienne – déception que Shimon Peres balaie d’un revers de la main en confiant dans un entretien à la presse étrangère : « La visite du pape relève plus des livres d’histoire que des journaux. »

Le pape pouvait-il demander pardon, comme les éditorialistes du Haaretz s’y attendaient, au nom de l’Allemagne et de l’Eglise ?

Pour l’Allemagne, il aurait été assez difficile à Benoît XVI de prendre la place de Mme Merkel. Quant à la polémique, allumée il y a deux ans par les tabloïds britanniques, sur l’appartenance du futur pape aux Jeunesses hitlériennes, elle a fait long feu. Non seulement sa famille était hostile au régime nazi, mais c’est de force qu’il fut enrôlé comme auxiliaire dans la défense antiaérienne… Mes honorables confrères qui s’indignent encore contre le « pape nazi » sont ceux qui, dans la foulée, y vont de leur larmichette pour évoquer les enfants-soldats au Burundi, sans toutefois jamais établir de rapport ni chercher à comprendre ce que signifie l’incorporation de force dans un État totalitaire.

Le jour viendra pourtant où l’on se rendra compte que Josef Ratzinger a été l’un de ceux qui, avec d’autres intellectuels comme Rémi Brague ou Jean-Luc Marion, ont pensé de la manière la plus fine et la plus conséquente le rapport entre judaïsme et christianisme. Reprenant à son compte la métaphore paulinienne de l’olivier, ce sont ces liens que le pape a soulignés le 15 mai, à l’aéroport Ben Gourion, alors qu’il s’apprêtait à quitter Israël : « L’olivier, comme vous le savez, est une image utilisée par saint Paul pour décrire les très étroites relations entre les chrétiens et les juifs. Paul décrit dans sa lettre aux Romains comment l’Église des gentils est comme un rameau d’olivier sauvage greffé sur l’olivier cultivé qui est le Peuple de l’Alliance. Nous sommes nourris aux mêmes racines spirituelles. Nous nous sommes rejoints comme des frères, des frères qui, à un moment de notre histoire, ont eu une relation tendue, mais qui sont maintenant fermement engagés à bâtir les ponts d’une amitié durable. »

Pouvait-il, pour autant, faire repentance au nom de l’Eglise lors de sa visite à Yad Vashem ? Sans conteste, oui. S’il avait été chamane et s’il considérait que les mots n’ont aucune valeur tant qu’ils ne sont pas répétés encore et encore. Or, quand on est catholique – présumons qu’il ne soit pas interdit au pape de l’être –, le pardon est une chose sérieuse. On ne s’y livre pas à la petite semaine et le repentir de Jean-Paul II, accompli en mars 2000 au mur des Lamentations, oblige ses successeurs et l’Église à jamais.

En fait de discours « froid et abstrait », le pape a prononcé à Yad Vashem des propos d’une finesse et d’une rigueur remarquables, comme le soulignait, dans un entretien au Figaro, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, à mille lieues du rabbin Israel Meir Lau, président du Mémorial, qui s’attendait, pour sa part, à « un discours plus émotionnel ». Le pape a médité, comme un rabbin rompu aux commentaires talmudiques, sur la signification de « mémorial » (yad) et de « nom » (shem), reprenant à son compte les grands thèmes du judaïsme médiéval qui donna naissance, dans le Saint-Empire, aux Memorbücher – ces recueils que l’on tenait afin que le nom des persécutés ne s’efface pas : « Puissent les noms de ces victimes ne jamais périr ! Puisse leur souffrance ne jamais être niée, minorée ou oubliée ! Et puissent toutes les personnes de bonne volonté demeurer vigilantes à déraciner du cœur de l’homme tout ce qui peut conduire à des tragédies comme celle-ci ! » Puis, comme il l’avait fait à Auschwitz en mai 2006, il s’est plongé dans un long silence, ce « silence effrayé, qui est un cri intérieur vers Dieu : Pourquoi, mon Dieu, es-tu resté silencieux ? »

Il y a des moments, face à l’indicible, où seul convient le silence. Ce n’est certes ni grandiloquent ni télévisuel, mais ce n’est visiblement pas pour faire de l’image que le pape avait tenu à venir prier à Yad Vashem.

S’il a honoré la mémoire des morts, c’est pourtant aux vivants que le pape a réservé durant son voyage toute sa compassion. Condamnation du terrorisme, affirmation du droit d’Israël à la sécurité, plaidoyer pour la reconnaissance réciproque de deux Etats et de leurs frontières : on pourrait prendre les déclarations papales pour des propos politiques. Elles le sont et confortent les modérés en Israël aussi bien qu’en Palestine. Mais elles sont bien plus encore que cela : une méditation continue sur le verset de Matthieu : « Laissez les morts enterrer leurs morts », que l’on retrouve dans le Talmud sous une autre forme : « Vivez bien, c’est la meilleure des vengeances » et que Golda Meir avait rendu à sa façon dans un entretien à The Observer en 1974 : « Le pessimisme est un luxe qu’un juif ne peut jamais se permettre. » Cet appel à la vie contre le ressassement de l’histoire et de la violence, c’est au fond le message le plus fort du pape en Terre Sainte. Mais peut-être aussi le plus inaudible.

Et si Benoît XVI n’a pas été atteint durant son voyage par le syndrome de Jérusalem, version mystique du syndrome de Stendhal qui fait perdre la tête aux pèlerins fréquentant les lieux saints, il nous a, en revanche, confirmé une chose, comme me le souffle Elisabeth Lévy[2. Elisabeth est comme l’Esprit. Elle souffle où elle veut.] : maîtrisant ses émotions au point d’avoir l’air de ne pas en avoir et accordant plus que de mesure sa confiance à l’intellect et à l’étude, le pape est ashkénaze. Définitivement ashkénaze.

En défense d’Orelsan

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Les principes, c’est les principes, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Un exemple ? Quand j’avais, chez David Abiker, co-interviewé, en compagnie de quelques internautes citoyennes, l’avenante et irritante féministe historique Christiane Fauré, pionnière du MLF et à mes yeux dépositaires de maintes opinions désastreuses, j’avais eu une sorte d’éblouissement attendri vis-à-vis d’elle. Je raconte : après avoir éludé à plusieurs reprises les questions de mes camarades blogueuses (dont l’une s’est ensuite illustrée dans l’affaire Orelsan) afférentes à la maternité, elle avait craché le morceau sur le pourquoi de ses non-réponses en expliquant, je cite de mémoire : « On est là pour le 8 mars, c’est la journée de la femme, pas la fête des mères, je refuse donc de répondre, ce jour-là, à ce genre de questions. » J’avais adoré. J’aime le principiel, et de préférence le principiel scandaleux. J’étais servi. Le « c’est comme ça, et je vous emmerde », est le Smic cérébral de l’homme libre et partant, de la femme aussi, dont nous décréterons qu’elle est en général moins libre que l’homme, mais plus douée pour la liberté. Affirmation à l’emporte-pièce? Peut-être, chéri, peut-être… mais c’est comme ça et je t’emmerde!

Les principes, depuis le début de l’affaire Orelsan, je m’y étais tenu. En privé, comme en public, j’ai toujours refusé qu’on aborde la question du talent ou de l’absence de talent de ce rappeur, pour une raison simple : le combat du moment, c’est la défense au couteau du droit à la parole. Lequel, pour le coup, est menacé au nom du droit des femmes par une horde de harpies liberticides décidées à rétablir la censure au gré de leurs émotions et à progresser dans le classement Wikio d’un même mouvement de reins.

Je m’y serais tenu, à ces foutus principes, si les mêmes dames patronnesses n’avaient poussé le vice jusqu’à manifester mercredi dernier devant le Bataclan, pour qu’on interdise le concert du rappeur supposé gynophobe. Et là je dis stop ! Histoire de bien me faire comprendre, je peux même dire les choses à la manière de :
Mèmère quand tu aboies
pour l’empêcher d’chanter,
c’est quand même un peu moi
que t’essayes de fister.

Passablement énervé, donc, et poussé à cracher ma Valda par Elisabeth, qui estime, cette fofolle, qu’on a le devoir, au moins dans Causeur, de dire ce qu’on pense, je vais donc me lancer. Oui, je pense qu’Orelsan a du talent. Son approche de ce séisme para-nucléaire qu’est la rupture amoureuse est brutale mais subtile, c’est évident. Le mur de la haine d’Orelsan me parle beaucoup plus que le mur des lamentations d’un Brel qui chiale pour qu’on ne le quitte pas, celui que la blogueuse émue verrait bien être l’ombre de son chien. Orelsan, lui, n’est l’ombre de personne, mais l’héritier d’une longue tradition qui, d’Othello à Julien Sorel, dit que la séparation n’est pas un dîner de gala, et que la vraie vie ne ressemble pas toujours à Sex and the City. Sa parole est, en outre, sincère et inventive, et en tout cas poétique. Si, si, poétique : comment pourrait-on qualifier autrement dans le fameux Sale Pute son : « J’ te collerai contre un radiateur en chantant Tostaky. » Fallait y penser, chapeau l’artiste ! Et pour ceux qui n’auraient pas saisi la référence, on en retrouve l’écho dans une autre de ses chansons, Saint-Valentin : « Ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner. » Il paraît que ce néologisme en a irrité plus d’une, chez les chiennes de gardes, citoyennes et apparentées. Les mêmes qu’on n’a pas vues bouger un poil de cul quand l’assassin, le vrai, de Marie Trintignant a entamé il y a quelques mois, sous les applaudissements nourris de la critique degauche, son come-back de grande conscience universelle. Bref, pour nos blogueuses, vaut mieux buter sa femme à grands coups d’allers-retours dans la tronche qu’oser en faire un néologisme plaisant…

On trouve d’autres jolies pépites chez Orelsan, parfois noyées, il est vrai, dans une métrique scolaire et parfois mêlées de lieux communs, deux caractéristiques qui, outre les explicit lyrics, nous renvoient ostensiblement à Jean Genet, celui qui écrivait dans le Condamné à mort : « Égorge une rentière en amour pour ta frime. Apparaîtra sur terre un chevalier de fer, impassible et cruel, visible malgré l’heure, Dans le geste imprécis d’une vieille qui pleure. Ne tremble pas surtout, devant son regard clair. » Oui, dans sa jeunesse, Genêt avait un peu les mêmes défauts et endura, en tout cas, les mêmes misères. Sauf qu’à l’époque les vigilantes n’étaient pas des honteuses et s’assumaient sereinement comme ligues de vertu…

Autant dire que je me retrouve pleinement dans les quelques lignes publiées à ce propos par Viriginie Despentes il y a un mois dans les Inrocks : « Je trouve la chanson très bien, efficace, drôle et bien foutue. Dans d’autres communautés, on parlerait, je crois, d’un texte traitant avec une certaine efficacité le désarroi amoureux : je t’aime, tu ne m’aimes pas, je suis désespéré, je vais te niquer ta race. Sur le sujet, on doit pouvoir trouver quelques lignes autrement plus violentes chez Racine ou Shakespeare. Je veux dire : ça serait pas genre un thème classique de la littérature, la déception amoureuse ? Bon, mais on parle d’un gouvernement qui en avait déjà après Madame de La Fayette, donc on finit par se demander s’ils n’ont pas un problème, global, avec le dépit amoureux… »

Ce lien entre Orelsan et la Princesse de Clèves est absolument lumineux. Elle est vraiment assez classe, cette fille. On s’en était déjà un peu aperçu avec Baise moi, et beaucoup avec King Kong Theory. En tous les cas, elle a compris l’essentiel. C’est parce qu’Orelsan parle crûment d’un problème cru – la rupture – que les zélotes d’un monde sans complexité veulent le marie-trintigner.

Donné, c’est volé

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C’est pas pour vous raconter ma vie, mais, jeudi dernier, j’ai piqué une grosse colère. Et le plus pénible, c’est que c’était contre moi-même (quand on a une contrariété, il est toujours préférable d’avoir quelqu’un à qui s’en prendre). Alors que je m’apprêtais à passer une délicieuse matinée à lire et à traîner, avec en prime la bonne conscience du travailleur, je me suis rappelé avoir donné mon accord pour participer à « La pause d’actu », émission quotidienne sur Direct 8, au cours de laquelle deux « invités » (qui sont en fait des chroniqueurs) commentent les sujets du jour. Après que Yoann Cambefort, un jeune homme fort bien élevé, m’eut dit sur tous les tons qu’ils tenaient absolument à m’avoir moi et pas une autre, et qu’il adorait ce que je fais (mon célèbre bœuf mironton ?), j’avais piteusement laissé choir mon fromage et oublié mon principe cardinal : pas de travail non rémunéré. Certes, je n’ai aucune raison de mettre en doute la sincérité des jeunes gens talentueux et sympathiques qui sont aux manettes de cette émission, mais enfin je sais ce que c’est : il faut trouver chaque jour deux bonnes poires qui acceptent de perdre trois heures de leur temps, avec, pour seule rétribution, le fait de passer à la télé – et pas exactement sur TF1. Je sais que leurs handicaps de départ – faible audience de la chaîne, faible notoriété des journalistes – les obligent à ratisser large et à être insistants. Il n’empêche que je m’étais laissé faire. Il faut dire que je n’ai pas de chance : les médias sont peuplés de gens qui se feraient hacher menu plutôt que de m’inviter, et justement ce sont ceux qui payent. Mes « admirateurs » ne sont jamais les décideurs-payeurs. Je me demande bien pourquoi mais ce n’est pas le sujet.

J’étais donc, ce matin-là, dans d’excellentes dispositions jusqu’à ce que cet engagement me revienne en mémoire. Quand Clélie Mathias, présentatrice de l’émission avec Emmanuel Pontneau, m’a fort courtoisement appelée pour discuter des sujets que nous allions traiter, j’ai passé à cette malheureuse fille le savon que j’aurais dû m’infliger à moi-même.

– Je vais venir mais je vous préviens, ça me met hors de moi de travailler sans être payée.
– …
– Vous, vous êtes payée, non ?
– Euh… oui, mais moi je suis salariée de la chaîne.

Que n’avait-elle dit là ! Elle a pris pour tous les autres : les présentateurs payés des fortunes qui vous expliquent que pas d’argent[1. Afin d’éviter les conclusions hâtives je précise que quand je travaillais avec FOG à France 3 ou avec Laurent Ruquier à Europe 1, mon travail était plus que correctement rémunéré.], les jeunes crétins qui vous font comprendre qu’ils vous font un grand honneur de vous inviter sans avoir une traitre idée de la raison de cette invitation, sans oublier tous les confrères qui, à force d’accepter avec le sourire cette exploitation éhontée, ont fini par la faire passer pour normale. Certes, il m’arrive de céder à la vanité ou aux instances amicales d’un confrère, mais au moins je râle – ce qui me procure la satisfaction de provoquer la stupéfaction de mes interlocuteurs.

Morte de honte de m’être (exceptionnellement) laissée emporter, je me suis tenue à carreau sur le plateau ; d’ailleurs, dans son genre, l’émission est préparée avec sérieux et les invités-chroniqueurs y sont fort bien traités. Tant qu’à travailler gratos, autant aider des jeunes méritants.

On me dira qu’il n’y a pas là de quoi s’énerver. Et pourtant si. Parce que la gratuité n’est plus une exception et que, dans certaines activités, elle est même en passe de devenir la règle. Grâce à Internet, elle serait même, s’enthousiasment certains, le fondement d’une nouvelle « culture » – rien que ça. D’ailleurs, en anglais, ça sonne tellement bien : qui pourrait s’insurger contre la loi du « libre » ? Qui oserait mettre en doute la grandeur d’un acte gratuit ?

Les tribulations de la loi Bruni-Hadopi (ainsi rebaptisée par les bons soins d’un ami) ont attiré l’attention du public sur les mauvaises manières faites aux artistes. « La gratuité, c’est le vol », proclamait il y a un an Denis Olivennes, l’un des initiateurs du texte – dans le cadre d’Ouverture Sans Frontières, sans doute. D’ailleurs, cette plaisante formule que j’aurais bien voulu avoir trouvée avait un seul défaut, qui était justement son auteur ou plutôt la qualité d’icelui (rien de personnel). À l’époque, il était patron de la FNAC et de mauvais esprits auraient pu penser qu’au-delà de ses excellents principes, Olivennes défendait surtout ses intérêts. Il est vrai que la FNAC n’est pas un vulgaire marchand mais un agitateur d’idées. Pas d’histoires d’argent entre nous.

En tout cas, grâce aux hadopistes, l’idée que la création artistique est un travail qui mérite salaire fait son chemin, même dans les jeunes cerveaux les plus embrumés par les substances illicites et néanmoins payantes. Mais tout le monde, à commencer par toi, cher lecteur, continue à trouver absolument normal que, sur Internet, l’information soit cadeau. Sur ce point précis, je ne saurais donner tort à l’admirable Edwy Plenel. Notre résistant éternel, à la pointe du Combat pour une presse libre, titre de l’ouvrage qu’il est venu, vendredi dernier, vendre sur France Inter dans un grand numéro de nopasaranisme, a courageusement choisi un modèle payant pour son site Médiapart, mais apparemment les Français n’aiment pas la presse libre, en tout cas pas suffisamment pour la payer, et le nombre d’abonnés ne semble pas être à la hauteur des espérances plénéliennes.

Tout cela m’a rappelé la remarque aigre et impérative d’un lecteur à propos de la nouvelle formule de notre (superbe) mensuel : « SCANDALEUX de devoir payé pour des articles ! Publier les ici !!! », écrivait Gwen. On m’accordera qu’il est bien plus scandaleux encore de torturer la langue française de cette façon. Reste à comprendre ce qui a bien pu mettre dans la tête de Gwen l’idée que les articles poussaient tout seuls et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour les ramasser comme des fleurs sauvages. Scandaleux de devoir payer ? Eh bien moi, ce que je trouve sinon scandaleux du moins fâcheux, c’est que Gwen trouve parfaitement normal d’avoir accès gratuitement au fruit du travail d’une bonne quinzaine de personnes. Gwen (et tous ceux, bien trop nombreux, qui pensent comme lui ou elle) imagine peut-être que nous sommes des héritiers ou des êtres particulièrement frugaux se nourrissant de quelques dattes par jour et vivant dans des tentes Quechua sponsorisées par Augustin Legrand. Qu’il le sache, à une ou deux exceptions près que je ne nommerai pas ici, c’est tout-à-fait faux. Un article demande autant de travail, qu’il soit destiné à être publié dans un journal ou sur Internet. Et que les collaborateurs de Causeur que nous ne pouvons pas encore rémunérer le sachent, nous n’en sommes pas fiers.

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi nous n’avons pas, conformément à nos grands principes, opté pour un modèle payant. Tout simplement par réalisme. Nous n’allons pas changer le monde avec nos petits bras et nos jolis cerveaux – en tout cas pas si vite. Un site payant eût été condamné d’avance. Puisqu’on trouve pareil ou presque (des mots et des phrases, tout ça) à trois jets d’url sans avoir à débourser un centime.

Contrairement à ce que l’on répète en boucle, pour s’en désoler ou s’en émerveiller, la culture de la gratuité n’a pas été inventée par et pour Internet, elle est au moins aussi ancienne que la radio privée. L’auditeur d’Europe 1, de RTL et de toutes les stations que l’on appelait autrefois « libres » (nous y revoilà) serait sans doute aussi scandalisé que Gwen si on lui demandait de payer pour écouter. Alors, payer pour lire…

Seulement, sur Europe 1 comme sur Causeur, cette « gratuité » est une entourloupe. Quelqu’un paye, et ce quelqu’un est l’annonceur (sur le papier, car pour l’instant, comme Médiapart et comme les autres, nous vivons sur les fonds investis au démarrage). Pour accéder sans bourse délier aux programmes de radio ou aux « contenus » d’un site, le citoyen accepte d’être exposé à des messages publicitaires qui visent à lui faire lâcher de mille manières l’argent économisé sur notre dos.

On me dira, enfin, que c’est la loi du marché et que je n’ai qu’à fabriquer des fanfreluches, des écrans plats ou des produits amaigrissants plutôt que des articles. « Fais des livres qui se vendent », m’a lancé un jour un médiacrate à qui je me plaignais de mes maigres émoluments. En somme, si les gens ne sont pas prêts à payer, c’est que ce nous fabriquons n’a pas de valeur – la loi de l’offre et de la demande, c’est simple, non ?

Désolée, mais justement ce n’est pas si simple. On ne m’enlèvera pas de l’idée que la valeur qu’une société accorde au travail intellectuel dit, au moins en partie, la vérité sur cette société. Si le public se contente, en guise de journaux, des catalogues de pub que sont les gratuits, tant pis pour lui et tant pis pour nous. Car, dans ce domaine, le rapport de forces entre producteurs et consommateurs est largement en faveur des seconds, c’est-à-dire vous. Sauf qu’à force de croire et de faire croire que ce travail n’a aucune valeur, plus personne ne voudra s’y coller. Et nous serons tous perdants.

Alors, chers amis causeurs, je n’ai qu’une chose à dire. Abonnez-vous, rabonnez-vous !

Eurovision, grosse malheur

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L’Allemagne ne s’en relèvera pas. L’Eurovision l’a tuée. Dans la vie d’un pays, finir à la vingt-deuxième place au palmarès européen de la chanson quand seuls vingt-cinq pays concourent, ça peut vous faire durablement des générations de suicidés.

– Tu te souviens de l’Eurovision 2009 ?
– Ne m’en parle pas ! Rapporte-moi une poutre, j’ai déjà la corde.

Je suis sur le point de demander l’asile politique à l’Azerbaïdjan. Je ne savais pas que ce pays était en Europe, je croyais qu’il avait du pétrole : il est arrivé troisième de l’Eurovision. Juste devant lui, l’Islande ne connaît pas la crise et se taille une deuxième place : comment l’Union européenne pourra-t-elle, après ça, refuser la demande d’adhésion islandaise ? Et la Norvège, qu’on croyait juste bonne à faire des omelettes, rafle la mise en poussant la chansonnette.

En Allemagne, nous avions pourtant tout fait pour ne pas en arriver là : nous avions payé un voyage aux Baléares à tous les chanteurs has been que compte notre pays – il n’y a que ça. Olaf Henning, Andrea Berg, Klaus Lage : sur ordre de la chancelière, la police était venue prendre à leur domicile chacun de nos Schlager[1. Chanteur populaire allemand.], les avait mis dans le premier vol pour Majorque en s’assurant que l’avion décolle bien et promettant aux plus récalcitrants qu’ils pourraient avoir un supplément de sangria une fois arrivés là-bas.

– Et j’aurai droit à un rab de patatas bravas ?
– Tout ce que tu veux. Mais ne fais pas le con et monte dans l’avion !

Nous avions fait les choses en grand : nous nous étions même abstenus d’envoyer sur le front russe, pardon à Moscou, un chanteur allemand tel qu’on se le représente en France – uniforme vert-de-gris, casque à pointe enfoncé jusqu’aux paupières, main levée pour montrer la lune à l’imbécile qui regarde le doigt et déjà un peu grisé par les six litres de bière avalés avant le show. Certes, je caricature un peu : les Allemands ne boivent pas autant de bière. Du moins ceux qui doivent monter sur scène.

Pour parfaire les choses, nous avions dépêché à l’Eurovision Alex C. Il a une belle allure de minet latino, il chante en anglais et même son patronyme (Christensen) est raccourci ce qu’il faut pour passer inaperçu dans la masse… Il s’est glissé trois paires de chaussettes dans l’entrejambe, s’est passé la main dans les cheveux comme le plus achevé des serial lovers, puis a chanté Miss kiss kiss bang. Tout ça pour finir vingtième ! La lose totale : il n’est pas parvenu à égaler Nicole, qui en 1982 avait remporté l’Eurovision en chantant Ein bißchen Frieden. Certes, à l’époque, on avait dû payer le jury, le menacer pour qu’il vote en sa faveur ou quelque chose comme ça.

Pour l’Allemagne, l’Eurovision c’est cuit pour les mille ans qui viennent. Alors, je veux bien me dévouer pour donner quelques conseils à mes amis français s’ils veulent remporter le concours l’an prochain.

Déjà, il ne faut pas envoyer Patricia Kaas. En 2010, elle sera un peu trop âgée pour participer et Juliette Gréco risque de piquer encore sa crise : « Mais comment ? Y en a toujours que pour les vieilles ! Et la relève, vous en faites quoi ? Envoyez-moi et je les embobine tous ! » Il ne faut pas non plus envoyer Marie Myriam : elle a remporté le concours en 1977 avec L’oiseau et l’enfant, mais la retrouver aujourd’hui – on ne sait même pas si elle a fini clodo – serait beaucoup trop long et coûteux en recherches.

On s’abstiendra pour les mêmes raisons d’interroger l’état-civil pour savoir si Corine Hermès est toujours en vie. De toute façon, c’est une social-traitre : cette chanteuse française s’était vendue au Luxembourg en 1983 pour gagner l’Eurovision. Elle avait raflé la mise avec une chanson qui parle d’amour, de grand bleu et d’océan : cette année-là, les gens qui ont fait le déplacement au Grand-Duché, croyant y trouver de nouvelles Maldives, ont vite déchanté.

Que reste-t-il à la France pour gagner l’Eurovision en 2010 ? Rien de plus simple.

D’abord, il faut prendre n’importe quel chanteur – ce n’est franchement pas cela qui manque. Puis, changer les attributions d’Hervé Morin en lui enlevant le ministère de la Défense pour lui confier celui de la Guerre. Certes, dans un premier temps, tout le monde prendra ça à la rigolade. Mais il n’est pas dit que l’esprit de sérieux ne revienne très vite quand le premier missile sol-air aura explosé à Oslo, pile-poil sur l’immeuble d’Alexander Rybak, le vainqueur de l’Eurovision 2009 qui ne perd rien pour attendre.

Évidemment, les belles âmes se plaindront que détruire Oslo réduit considérablement les chances de la France pour le Nobel de la Paix. Mais en prix internationaux, c’est comme au baccalauréat : il faut savoir choisir ses options.

On répétera donc ces frappes chirurgicales sur l’Islande, l’Azerbaïdjan, la Turquie, la Grande-Bretagne et l’Estonie. On bombardera aussi un peu la Suisse : elle n’a rien à voir avec tout cela, mais ce pays a toujours été trop rangé. Peut-être ne faudra-il pas être aussi systématique : les trois premières frappes auront certainement dissuadé les autres concurrents de se présenter à l’Eurovision. Aussi veillera-t-on à accorder trois minutes de réflexion à chacun des pays visés afin qu’il fasse parvenir à Paris sa reddition.

Et là, Français, ensemble, tout sera possible ! Vous pourrez envoyer Carla Bruni, Diam’s ou Patrick Sébastien représenter votre pays : vous remporterez l’Eurovision haut la main. Facile, non ?

Aubry se la joue Royal !

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Dimanche 17 mai, invitée du « Grand rendez-vous Europe 1/Le Parisien », Martine Aubry a amorcé un nouveau virage dans la campagne des socialistes. Après avoir joué quinze jours la carte du « vote sanction », épousé une dizaine de jours la cause du « vote utile », le parti socialiste change de cap pour le « vote proposant ». La Première secrétaire a, en effet, déclaré ne plus vouloir être « l’opposante numéro un mais la proposante numéro un », taclant dans la foulée François Bayrou : « Il crie, dénonce, mais être le porte-voix des inquiétudes n’est pas suffisant. » Le terme proposant n’est pas un néologisme, il existe bel et bien en français, mais dans des acceptions strictement réservées à la religion et à la médecine (la fameuse union du goupillon et du clystère ?) : une proposante c’est d’abord une jeune théologienne protestante qui étudie afin de devenir pasteur… Est-ce que cela veut dire qu’en cas d’échec de son parti aux prochaines élections Martine Aubry devient RPR et adopte la Religion Prétendue Réformée ? N’allons pas si loin dans l’extrême ! Car une proposante, c’est aussi une malade qui est la première de sa famille à consulter pour une affection génétique héréditaire… D’où la fille de Jacques Delors peut-elle bien donc tenir son européanisme forcené ? Mystère et boule de gomme. A moins que cet usage assez inconsidéré de la langue française ne soit une tactique sournoise du maire de Lille pour oser un rapprochement avec Ségolène Royal… Y en faut de la bravitude pour être proposante !

Plutôt rouge que mort-vivant

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« Ceux qui espèrent que le Parlement européen résoudra une attaque zombie aussi facilement qu’une grève de routiers feraient mieux de se rappeler ce qui s’est produit la dernière fois qu’un fléau a frappé leur pays. Il suffirait de cinq zombies en Andalousie pour générer une épidémie qui déferlerait sur le Pays de Galles moins de trois semaines plus tard. »

À qui doit-on ce salutaire avertissement à moins de trois semaines des élections européennes ? Évidemment pas aux listes présentées par le bloc central du libéralisme et/ou de la fausse contestation médiatique (UMPS, Modem, FN, Verts, Ecolos, Libertas, NPA). Mais enfin, nous aurions pu décemment espérer que des mouvements responsables comme le Front de gauche ou Debout la République réagissent sur cet important problème et mettent en garde leurs concitoyens sur le « solanum », ce virus qui envahit la circulation sanguine à partir d’une morsure initiale et atteint le cerveau, tuant au bout d’une vingtaine d’heures avant de vous transformer en mort-vivant, très précisément à H+23. On comprend que la grippe porcine fait évidemment figure d’aimable plaisanterie voire de leurre pour ne pas avoir à affronter cette effroyable vérité.

Hélas, l’honnêteté intellectuelle nous force à reconnaître que cet avertissement de bon sens nous vient d’un Américain, Max Brooks, dont nous vous avions déjà entretenu il y a quelques temps déjà pour son roman World War Z. C’était par le biais de la fiction qu’il avait essayé de nous sensibiliser à la question zombie mais devant notre indifférence, il a décidé d’attaquer frontalement en nous donnant ce Guide de survie en territoire zombie qui va s’avérer des plus utiles lorsque le monde qui s’effondre sous nos yeux aura achevé son processus de décomposition. Evidemment, dans la mesure où l’on n’est pas ouvrier chez Continental, Tigre tamoul, fumeur ou électeur social-démocrate, il est difficile d’imaginer à quel point tout ce qui fait notre quotidien peut disparaître dans l’horreur, et avec la même rapidité que celle de la police pour mettre en garde-à-vue des syndicalistes d’EDF-GDF.

Pourtant que ferez-vous quand cela arrivera, parce que cela va forcément arriver et pour nous en convaincre, Max Brooks consacre une partie importante de son livre aux nombreuses épidémies qui ont été soigneusement occultées car les autorités étaient parvenues à les circonscrire in extremis. Citons pour mémoire, parmi les 223 recensées dans ce guide, celle d’Edo en 1611, celle de la baie de Santa Monica en 1994 mais aussi celle qui nous intéresse au premier chef car elle frappa Paris en 1807 et obligea Napoléon à fermer un hôpital après le rapport du médecin Reynald Boise décrivant un « patient incohérent, quasi animal et doté d’une insatiable soif de violence ».

Vous avez le droit de prendre ce livre pour un canular, une aimable fantaisie qui pourrait être l’œuvre d’un érudit borgésien se lançant dans l’écriture d’un manuel des castors juniors. C’est que vous n’avez jamais vu des adolescents en voyage scolaire avec des écouteurs sur les oreilles recevant du son MP3 directement dans le cortex, des courtiers aux gestes désordonnés dans une salle des marchés ou encore des supporteurs ethno-différentialistes dans les tribunes du PSG. Sinon vous sauriez, comme le disait le célèbre générique d’une série des années soixante, que le cauchemar a déjà commencé.

Ne vous trompez pas de danger, chers Causeurs de tous bords, comme d’autres se trompent de colères. Chassez vos fièvres obsidionales concernant l’immigration, clandestine, les gauchistes dans les universités ou les patrons voyous. Ce n’est pas de là que viendront les vraies invasions barbares mais du péril zombie. Quand ils arriveront en force, il sera très utile, par exemple, de savoir s’il vaut mieux se déplacer en berline, en SUV ou en moto quand on n’a pas la chance d’avoir trouvé un véhicule blindé. Il faudra aussi être capable de choisir le terrain de survie le plus adéquat : jungle, désert ou châteaux de la Loire mais en tout cas plus jamais les villes. D’apprendre à porter des vêtements serrés et des cheveux courts ainsi que de penser, lorsque vous vous réfugierez dans une maison pour soutenir un siège, à remplir tout de suite la baignoire car on ne sait jamais à quel moment l’eau sera coupée. Néanmoins, par sa concision, le conseil donné par Max Brooks que l’on préfèrera est une judicieuse remarque sur les armes les plus efficaces contre les zombies : « Les machettes n’ont pas besoin de munitions. »

Les morts-vivants vont arriver et vos pauvres vacances n’y pourront rien, pourrait-on dire pour paraphraser un slogan de Tiqqun. Alors plutôt que de vous offrir un bien inutile Routard pour Bali, investissez dans ce Guide de survie en territoire zombie.

La Crise, c’est aussi savoir acheter utile.

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Il est bon, mon sauvage !

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La presse française consacrant toutes ses forces à nous parler du talent trop méconnu de Patricia Kaas ou de Johnny Hallyday, c’est comme d’hab’ vers nos confrères d’outre-Manche qu’il faut se tourner pour savoir ce qui se passe dans le monde – y compris chez nous. Figurez-vous qu’un chercheur français, nous apprend The Guardian, vient peut-être de résoudre une des énigmes les plus taraudantes de la Préhistoire : la disparition des Néanderthaliens. D’après Fernando Rozzi du CNRS, leur extinction n’a rien de si mystérieux : ils auraient juste été bouffés par les hommes modernes. Cro-Magnon considérait son lointain cousin à gros pif comme un vulgaire animal de boucherie ! A l’appui de cette hypothèse, le paléo-nutritioniste nous explique qu’un nombre impressionnant de squelettes néanderthaliens porte des micro-traces de dépeçage, qui laissent peu de doutes sur l’identité des coupables et sur leurs mobiles. La coexistence pacifique entre les deux catégories d’homos était jusque-là un des thèmes récurrents de la plupart des séries de vulgarisation scientifique, genre L’odyssée de l’espèce. Il est vrai qu’elle présentait l’insigne avantage de faire remonter à la nuit des temps la mondialisation forcément heureuse et l’enrichissement obligé par les différences. Avec cette réécriture du mythe du bon sauvage, va falloir trouver autre chose à se mettre sous la dent…

Le 7 juin, votez Zamenhof

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Il y a quelques jours, Luc Rosenzweig, marchant sur les pas de Paul Thibaud, lançait un appel à l’abstention sur de solides bases : la construction européenne est épuisée et le Parlement européen une institution parodique, les citoyens ne sont donc pas tenus de se prêter à cette comédie démocratique. Je partage l’essentiel de l’argumentation de mes deux aînés mais nos chemins bifurquent pourtant.

En l’absence de reconnaissance – pas seulement arithmétique – du vote blanc, le citoyen a peu de solutions pour témoigner son mécontentement. L’abstention ne blesse personne. Elle est largement anticipée. Elle sera probablement commentée comme « historique » et fournira matière à colloque sur « le déficit démocratique de l’Union »… Bref, l’abstention attendue est déjà digérée par la machine. Dans la dernière livraison de Commentaire, Jean-Louis Bourlanges ironise sur l’avenir des élections européennes faisant mine de prophétiser, un jour, une participation à un chiffre.

Autrefois, le scrutin européen pouvait être utilisé comme défouloir. Les listes diverses récoltaient bon nombre de suffrages. Le souvenir du 21 avril et le nouveau mode de scrutin ont entraîné en 2004 un retour à l’ordre. Malheureusement, le cru 2009 s’annonce tout aussi triste.

Les sondages – photos floues et mal cadrée d’un événement qui n’aura jamais lieu – font craindre la victoire du complot des raisonnables : le duo UMP-PS attirent 50 % des intentions de vote et leurs flancs respectifs sont atomisés (LO, NPA, Front de Gauche, Libertas, DLR). Seuls les écologistes et le Modem, crédités d’une dizaine de points, sont susceptibles de gâcher la fête. Si les résultats confirmaient les sondages, tous seraient perdants à la seule exception du président de la République. S’abstenir, c’est le conforter. Quoi qu’on pense de lui, il existe un choix plus amusant.

De la cantonale partielle (dont on vit les dernières heures) à la reine des élections, la politique est une affaire de professionnels. Beaucoup de politiciens sont ridicules, aucun n’est loufoque. Les Européens offrent aux électeurs une occasion d’honorer la loufoquerie.

En juin prochain, cette option peut prendre deux visages. Dans la veine situationniste, Gaspard Delanoë avait provoqué un mini-bug démocratique en 2008 lors de l’élection municipale dans le Xe arrondissement de Paris, en neutralisant sur son patronyme un nombre anormalement élevé de voix. Avec son « Parti Faire un Tour », la gentille dinguerie avait son candidat comme la haine sinistre a aujourd’hui le sien avec Dieudonné.

À peine moins loufoque, la liste Europe Démocratie Espéranto offre une perspective historique beaucoup plus séduisante. Ni insignifiante ni gratuite, la démarche des militants de l’espéranto est d’abord d’obtenir une minuscule tribune et quelques micros. Mais contrairement à d’autres groupes d’intérêt improbables, cette liste est vraiment à sa place dans cette élection.

Face au triomphe de l’anglais d’aéroport, de New York à Shanghai en passant par Bruxelles, le mouvement espéranto mérite considération et sympathie. Au milieu du prochain siècle, quand l’Union européenne sera devenue une entité politique, quand les vieilles nations auront quitté la place, nos descendants nous reprocheront peut-être de ne pas avoir pensé plus tôt la question linguistique. De ne pas avoir, par courte vue, donné à l’Union son latin.

À plus court terme, « L’Europe des comme si… », justement évoquée par Luc Rosenzweig, est un lieu de bavardage, où le sabir technocratique le dispute aux inventions verbales les moins inspirées. L’Europe parle. Pour masquer son inaction, pour ne pas voir son épuisement. Quiconque a écouté quelques minutes au moins le « 7-10 » de France Inter « spécial Europe », connait ce langage fou, hors-sol déconnecté du réel.

La vacuité des déclarations du président Hans-Gert Pöttering nécessite une langue à part. Le président Pöttering parle français. Félicitons-le. Il est merveilleux de penser qu’à la buvette le président Pöttering peut dialoguer avec ses collègues français. Mais quand le président Pöttering vient évangéliser les foules eurosceptiques gauloises, le sublime et la dignité voudraient qu’il le fasse dans une langue dédiée. Sauf à examiner la candidature du latin (que l’époque disqualifierait probablement pour homophobie et négationnisme), l’espéranto est la seule langue susceptible de faire l’affaire.

J’imagine que les promoteurs d’Europe Démocratie Espéranto ont autre chose en tête. En lisant leur programme, je les vois sensibles au messianisme européen. Ils trouveront louche ce soutien qui mélange cynisme et moquerie, défauts étrangers au meilleur des mondes fraternel auquel ils travaillent depuis plus un siècle. En politique, on ne choisit pas toujours ses alliés, mes chers amis, je vous offre ce soutien et j’appelle tous les électeurs à ne pas s’abstenir le 7 juin. Donnons à l’Europe le sabir qu’elle mérite : l’espéranto.

Suprême NKM

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nkm

Groupe de rap de la Renaissance, Suprême NKM connut durant tout l’hiver 1522 un petit succès d’estime à la cour de François Ier. Mais le roi de France se lassa, dès le printemps, de ces rappeurs qui plaquaient des textes insolents sur des mélodies jouées à la viole de gambe, à la saqueboute et au cistre :

« Montjoie Saint-Denis Style !
Estourbis ton ennemi et sème la pagaille.
Le premier coup n’est pas parti
Que notre bon roy est déjà loin,
Criant Montjoie Saint-Denis
Cul planté dedans le foin. »

Chanteuse du groupe, la marquise Nathalie de Longjumeau ne fut pas congédiée de la cour. Il lui fut simplement défendu de chanter. Ses dons pour le calcul étant connus de tous, on lui donna un boulier et, déployant ses talents, elle fit faire des économies numériques à tout le royaume.

Anonyme, Marquise de Longjumeau, huile sur bois, XVIe siècle, conservée au Musée Christian-Paul de Lormes (Nièvre).

Lire aussi l’article de Trudi Kohl : « 9 mois. Enceinte sur Facebook, échographiée sur Youtube » dans le mensuel Causeur de mai.

Antilles pas gentilles

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Une campagne publicitaire lancée par Maison de la France (l’organisme officiel de promotion touristique française) et le secrétariat d’État à l’Outre-Mer nous propose depuis quelques jours de partir aux « Caraïbes françaises ». Les cyclones, les rumeurs persistantes sur la qualité de l’accueil et les grèves sont passés par là et n’ont rien laissé de l’ancien attrait des îles. Et puis, le terme « Caraïbes » est innocent de tout passé colonial et renvoie plutôt à Johnny Depp qu’à Elie Domota. Changer le nom d’un produit pour utiliser le jargon d’usage signifie que l’image qu’il véhicule est à la fois mauvaise et incorrigible, à l’exemple des défuntes Côtes-du-Nord ou de feu le RPR ….

Le pape est ashkénaze

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Nous avons un pape freestyle. Le vocabulaire du hip-hop ne convient peut-être pas parfaitement à ce mélomane plus familier de Mozart que de la Zulu Nation, mais le fait est que les figures imposées ne sont vraiment pas son fort. S’il est aussi retors en théologie qu’un vieux talmudiste en interprétation des Écritures, il est rétif à la communication et au marketing. Ce qu’il dit, on ne l’attend pas ; ce qu’on attend, il ne le dit pas. Cette attitude a de quoi décontenancer la plupart de ceux qui, même loin de Bethléem, tiennent le monde pour une crèche et les hommes pour des santons à jamais fixés dans un rôle connu d’avance.

Son pèlerinage en Terre Sainte l’a, une nouvelle fois, démontré : entre Benoît XVI et les médias, le divorce est irréparable. Alors que la moindre speakerine débutante sait se répandre en pleurnicheries convenues quand les caméras tournent, le pape aborde toute chose avec retenue et pudeur, comme s’il n’avait jamais cessé d’être un austère professeur de Tübingen. L’émotion sur commande et en direct live, ce n’est pas son truc.

La pudeur, c’est pourtant l’autre nom du vrai respect, là où commence toute civilisation. Certes, cette idée n’est pas très raccord avec notre époque qui exige de chacun la transparence et le déballage intime, comme si des sentiments ne devenaient pas immédiatement des simagrées lorsqu’on les exprime à la face du monde. Sénèque avait compris cela qui demandait à Polybe de contenir ses larmes face à la douleur des siens : « Tu dois être leur consolation et leur consolateur ; or, peux-tu soulager leurs plaintes quand tu laisses libre cours aux tiennes. » Cette dignité de caractère (gravitas) était exigée, dans la Rome ancienne, par le mos maiorum[1. Le mos majorum, littéralement la « coutume des anciens », était l’ensemble des vertus traditionnelles à Rome.], au même titre que la vertu (virtus), la piété (pietas) ou l’honnêteté (honestas). Héritier de cette civilisation-là, le pape s’est résolu à faire définitivement une croix sur un éventuel passage chez Mireille Dumas.

À Yad Vashem, pas d’émotion ni d’image saisissante à se mettre sous l’objectif. Pire : ni compassion ni repentance, mais un discours « froid et abstrait », selon les termes du directeur du Mémorial, Avner Schalev. Du Yediot Aharonot à Haaretz, c’est ce qui a, ces jours-ci, le plus fortement déçu l’opinion publique israélienne – déception que Shimon Peres balaie d’un revers de la main en confiant dans un entretien à la presse étrangère : « La visite du pape relève plus des livres d’histoire que des journaux. »

Le pape pouvait-il demander pardon, comme les éditorialistes du Haaretz s’y attendaient, au nom de l’Allemagne et de l’Eglise ?

Pour l’Allemagne, il aurait été assez difficile à Benoît XVI de prendre la place de Mme Merkel. Quant à la polémique, allumée il y a deux ans par les tabloïds britanniques, sur l’appartenance du futur pape aux Jeunesses hitlériennes, elle a fait long feu. Non seulement sa famille était hostile au régime nazi, mais c’est de force qu’il fut enrôlé comme auxiliaire dans la défense antiaérienne… Mes honorables confrères qui s’indignent encore contre le « pape nazi » sont ceux qui, dans la foulée, y vont de leur larmichette pour évoquer les enfants-soldats au Burundi, sans toutefois jamais établir de rapport ni chercher à comprendre ce que signifie l’incorporation de force dans un État totalitaire.

Le jour viendra pourtant où l’on se rendra compte que Josef Ratzinger a été l’un de ceux qui, avec d’autres intellectuels comme Rémi Brague ou Jean-Luc Marion, ont pensé de la manière la plus fine et la plus conséquente le rapport entre judaïsme et christianisme. Reprenant à son compte la métaphore paulinienne de l’olivier, ce sont ces liens que le pape a soulignés le 15 mai, à l’aéroport Ben Gourion, alors qu’il s’apprêtait à quitter Israël : « L’olivier, comme vous le savez, est une image utilisée par saint Paul pour décrire les très étroites relations entre les chrétiens et les juifs. Paul décrit dans sa lettre aux Romains comment l’Église des gentils est comme un rameau d’olivier sauvage greffé sur l’olivier cultivé qui est le Peuple de l’Alliance. Nous sommes nourris aux mêmes racines spirituelles. Nous nous sommes rejoints comme des frères, des frères qui, à un moment de notre histoire, ont eu une relation tendue, mais qui sont maintenant fermement engagés à bâtir les ponts d’une amitié durable. »

Pouvait-il, pour autant, faire repentance au nom de l’Eglise lors de sa visite à Yad Vashem ? Sans conteste, oui. S’il avait été chamane et s’il considérait que les mots n’ont aucune valeur tant qu’ils ne sont pas répétés encore et encore. Or, quand on est catholique – présumons qu’il ne soit pas interdit au pape de l’être –, le pardon est une chose sérieuse. On ne s’y livre pas à la petite semaine et le repentir de Jean-Paul II, accompli en mars 2000 au mur des Lamentations, oblige ses successeurs et l’Église à jamais.

En fait de discours « froid et abstrait », le pape a prononcé à Yad Vashem des propos d’une finesse et d’une rigueur remarquables, comme le soulignait, dans un entretien au Figaro, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, à mille lieues du rabbin Israel Meir Lau, président du Mémorial, qui s’attendait, pour sa part, à « un discours plus émotionnel ». Le pape a médité, comme un rabbin rompu aux commentaires talmudiques, sur la signification de « mémorial » (yad) et de « nom » (shem), reprenant à son compte les grands thèmes du judaïsme médiéval qui donna naissance, dans le Saint-Empire, aux Memorbücher – ces recueils que l’on tenait afin que le nom des persécutés ne s’efface pas : « Puissent les noms de ces victimes ne jamais périr ! Puisse leur souffrance ne jamais être niée, minorée ou oubliée ! Et puissent toutes les personnes de bonne volonté demeurer vigilantes à déraciner du cœur de l’homme tout ce qui peut conduire à des tragédies comme celle-ci ! » Puis, comme il l’avait fait à Auschwitz en mai 2006, il s’est plongé dans un long silence, ce « silence effrayé, qui est un cri intérieur vers Dieu : Pourquoi, mon Dieu, es-tu resté silencieux ? »

Il y a des moments, face à l’indicible, où seul convient le silence. Ce n’est certes ni grandiloquent ni télévisuel, mais ce n’est visiblement pas pour faire de l’image que le pape avait tenu à venir prier à Yad Vashem.

S’il a honoré la mémoire des morts, c’est pourtant aux vivants que le pape a réservé durant son voyage toute sa compassion. Condamnation du terrorisme, affirmation du droit d’Israël à la sécurité, plaidoyer pour la reconnaissance réciproque de deux Etats et de leurs frontières : on pourrait prendre les déclarations papales pour des propos politiques. Elles le sont et confortent les modérés en Israël aussi bien qu’en Palestine. Mais elles sont bien plus encore que cela : une méditation continue sur le verset de Matthieu : « Laissez les morts enterrer leurs morts », que l’on retrouve dans le Talmud sous une autre forme : « Vivez bien, c’est la meilleure des vengeances » et que Golda Meir avait rendu à sa façon dans un entretien à The Observer en 1974 : « Le pessimisme est un luxe qu’un juif ne peut jamais se permettre. » Cet appel à la vie contre le ressassement de l’histoire et de la violence, c’est au fond le message le plus fort du pape en Terre Sainte. Mais peut-être aussi le plus inaudible.

Et si Benoît XVI n’a pas été atteint durant son voyage par le syndrome de Jérusalem, version mystique du syndrome de Stendhal qui fait perdre la tête aux pèlerins fréquentant les lieux saints, il nous a, en revanche, confirmé une chose, comme me le souffle Elisabeth Lévy[2. Elisabeth est comme l’Esprit. Elle souffle où elle veut.] : maîtrisant ses émotions au point d’avoir l’air de ne pas en avoir et accordant plus que de mesure sa confiance à l’intellect et à l’étude, le pape est ashkénaze. Définitivement ashkénaze.

En défense d’Orelsan

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Les principes, c’est les principes, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Un exemple ? Quand j’avais, chez David Abiker, co-interviewé, en compagnie de quelques internautes citoyennes, l’avenante et irritante féministe historique Christiane Fauré, pionnière du MLF et à mes yeux dépositaires de maintes opinions désastreuses, j’avais eu une sorte d’éblouissement attendri vis-à-vis d’elle. Je raconte : après avoir éludé à plusieurs reprises les questions de mes camarades blogueuses (dont l’une s’est ensuite illustrée dans l’affaire Orelsan) afférentes à la maternité, elle avait craché le morceau sur le pourquoi de ses non-réponses en expliquant, je cite de mémoire : « On est là pour le 8 mars, c’est la journée de la femme, pas la fête des mères, je refuse donc de répondre, ce jour-là, à ce genre de questions. » J’avais adoré. J’aime le principiel, et de préférence le principiel scandaleux. J’étais servi. Le « c’est comme ça, et je vous emmerde », est le Smic cérébral de l’homme libre et partant, de la femme aussi, dont nous décréterons qu’elle est en général moins libre que l’homme, mais plus douée pour la liberté. Affirmation à l’emporte-pièce? Peut-être, chéri, peut-être… mais c’est comme ça et je t’emmerde!

Les principes, depuis le début de l’affaire Orelsan, je m’y étais tenu. En privé, comme en public, j’ai toujours refusé qu’on aborde la question du talent ou de l’absence de talent de ce rappeur, pour une raison simple : le combat du moment, c’est la défense au couteau du droit à la parole. Lequel, pour le coup, est menacé au nom du droit des femmes par une horde de harpies liberticides décidées à rétablir la censure au gré de leurs émotions et à progresser dans le classement Wikio d’un même mouvement de reins.

Je m’y serais tenu, à ces foutus principes, si les mêmes dames patronnesses n’avaient poussé le vice jusqu’à manifester mercredi dernier devant le Bataclan, pour qu’on interdise le concert du rappeur supposé gynophobe. Et là je dis stop ! Histoire de bien me faire comprendre, je peux même dire les choses à la manière de :
Mèmère quand tu aboies
pour l’empêcher d’chanter,
c’est quand même un peu moi
que t’essayes de fister.

Passablement énervé, donc, et poussé à cracher ma Valda par Elisabeth, qui estime, cette fofolle, qu’on a le devoir, au moins dans Causeur, de dire ce qu’on pense, je vais donc me lancer. Oui, je pense qu’Orelsan a du talent. Son approche de ce séisme para-nucléaire qu’est la rupture amoureuse est brutale mais subtile, c’est évident. Le mur de la haine d’Orelsan me parle beaucoup plus que le mur des lamentations d’un Brel qui chiale pour qu’on ne le quitte pas, celui que la blogueuse émue verrait bien être l’ombre de son chien. Orelsan, lui, n’est l’ombre de personne, mais l’héritier d’une longue tradition qui, d’Othello à Julien Sorel, dit que la séparation n’est pas un dîner de gala, et que la vraie vie ne ressemble pas toujours à Sex and the City. Sa parole est, en outre, sincère et inventive, et en tout cas poétique. Si, si, poétique : comment pourrait-on qualifier autrement dans le fameux Sale Pute son : « J’ te collerai contre un radiateur en chantant Tostaky. » Fallait y penser, chapeau l’artiste ! Et pour ceux qui n’auraient pas saisi la référence, on en retrouve l’écho dans une autre de ses chansons, Saint-Valentin : « Ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner. » Il paraît que ce néologisme en a irrité plus d’une, chez les chiennes de gardes, citoyennes et apparentées. Les mêmes qu’on n’a pas vues bouger un poil de cul quand l’assassin, le vrai, de Marie Trintignant a entamé il y a quelques mois, sous les applaudissements nourris de la critique degauche, son come-back de grande conscience universelle. Bref, pour nos blogueuses, vaut mieux buter sa femme à grands coups d’allers-retours dans la tronche qu’oser en faire un néologisme plaisant…

On trouve d’autres jolies pépites chez Orelsan, parfois noyées, il est vrai, dans une métrique scolaire et parfois mêlées de lieux communs, deux caractéristiques qui, outre les explicit lyrics, nous renvoient ostensiblement à Jean Genet, celui qui écrivait dans le Condamné à mort : « Égorge une rentière en amour pour ta frime. Apparaîtra sur terre un chevalier de fer, impassible et cruel, visible malgré l’heure, Dans le geste imprécis d’une vieille qui pleure. Ne tremble pas surtout, devant son regard clair. » Oui, dans sa jeunesse, Genêt avait un peu les mêmes défauts et endura, en tout cas, les mêmes misères. Sauf qu’à l’époque les vigilantes n’étaient pas des honteuses et s’assumaient sereinement comme ligues de vertu…

Autant dire que je me retrouve pleinement dans les quelques lignes publiées à ce propos par Viriginie Despentes il y a un mois dans les Inrocks : « Je trouve la chanson très bien, efficace, drôle et bien foutue. Dans d’autres communautés, on parlerait, je crois, d’un texte traitant avec une certaine efficacité le désarroi amoureux : je t’aime, tu ne m’aimes pas, je suis désespéré, je vais te niquer ta race. Sur le sujet, on doit pouvoir trouver quelques lignes autrement plus violentes chez Racine ou Shakespeare. Je veux dire : ça serait pas genre un thème classique de la littérature, la déception amoureuse ? Bon, mais on parle d’un gouvernement qui en avait déjà après Madame de La Fayette, donc on finit par se demander s’ils n’ont pas un problème, global, avec le dépit amoureux… »

Ce lien entre Orelsan et la Princesse de Clèves est absolument lumineux. Elle est vraiment assez classe, cette fille. On s’en était déjà un peu aperçu avec Baise moi, et beaucoup avec King Kong Theory. En tous les cas, elle a compris l’essentiel. C’est parce qu’Orelsan parle crûment d’un problème cru – la rupture – que les zélotes d’un monde sans complexité veulent le marie-trintigner.