Les chrysanthèmes ont-ils gagné la guerre contre les citrouilles ? Après une décennie triomphale, celles-ci n’ont plus guère de raison d’afficher leur sourire édenté. Il est vrai qu’Halloween a dû faire face à une coalition hétérogène mais relativement efficace rassemblant cathos tradis et altermondialistes. Païenne, américaine et commerciale : la Saint Potiron partait sur de mauvaises bases en France.
Ce «combat de fêtes» a défrayé les vitrines à la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante. «Halloween commence à prendre racine en France», annonce Le Monde en 1997. Dix ans plus tard, la citrouille se fait discrète, dans les catalogues et magasins – ce qui signifie forcément qu’elle ne fait plus recette.
On pourrait conclure de cet apparent échec qu’une tradition ne s’invente ni ne s’importe et que seules les fêtes patinées par les siècles doivent avoir droit de cité dans le calendrier. Mieux vaut aller y voir de plus près.
Halloween n’est ni récente, ni américaine. D’origine celtique, elle a traversé l’Atlantique avec les émigrants irlandais dans le courant du XIXe siècle avant de tenter un come-back sur le Vieux Continent dans les années 1990. Curieusement, c’est en France – bastion supposé de la résistance à l’américanisation – que le débarquement de potirons relookés «made in USA» a été le plus spectaculaire. (L’extraordinaire succès de Macdo en France aurait dû nous avertir sur le hiatus entre l’adoption par la société d’une certaine culture populaire américaine et le discours des élites sur le refus français de l’américanisation).
Halloween arrive à point pour chausser les basques de la Toussaint et du Jour des Morts, deux fêtes chrétiennes qui, pour la plupart des gens, n’ont plus d’autre signification que celle de vacances scolaires ou de week-ends prolongés. Avec le fléchissement de la transmission religieuse, ce petit supplément d’âme pour festivité désenchantée est le bienvenu.
De point de vue politique, le timing est bien choisi. Halloween s’implante pendant l’ère Clinton, alors que l’Amérique n’est pas encore la bête noire du Vieux continent. Tout au plus le parti du Potiron invoque-t-il en guise d’alibi les origines celtes de la fête – bien de chez nous ou presque.
Il ne s’agit pas d’être angélique. En terme de marketing, Halloween «tombe» à pic : à mi-chemin entre la rentrée et Noël, c’est une excellente occasion de relancer les ventes. Autre atout décisif, elle est particulièrement appréciée des enfants, adolescents et jeunes adultes, groupes choyés par les fabricants, commerçants et publicitaires. Du reste, c’est sans doute aux grandes enseignes anglo-saxonnes – Marks & Spencer, Disney, Toys’R’Us et McDonald’s – que l’on doit l’idée d’exporter «une fête qui marche». Résultat, en quelques années, Halloween a réussi à convertir un nombre conséquent d’autochtones. En 2002, 27 % des foyers français et 38 % des 15-24 ans envisagent de célébrer l’événement (Le Monde, 2 novembre 2002). Au point que cette bizarrerie exotique paraît destinée à prendre définitivement racine dans le calendrier.
On pourrait se contenter de ne voir dans cette potironisation de l’Hexagone qu’une victoire de l’artillerie lourde du marketing. Mais en ce cas, on comprend mal l’enthousiasme d’une partie du monde enseignant, généralement rétif –et légitimement – à toute irruption du marché dans l’Ecole. En réalité, beaucoup de professeurs, notamment d’anglais, ont trouvé là un terrain pédagogique intéressant. Plus généralement, Halloween répond à un besoin plus profond de rituels collectifs et, peut-être, à une soif de tradition : après en avoir éradiqué un certain nombre, il ne reste plus qu’à en inventer de nouvelles. (D’où le regain des bals populaires, fêtes anciennes et autres foires et kermesses). Depuis qu’au XIXe siècle, le foyer a remplacé l’Eglise, les fêtes d’antan ont été effacées par le cérémonial du repas, devenu le lieu principal du culte de la famille bourgeoise. Ainsi la fête est-elle placée sous l’autorité du pater familias qui veille sur la sociabilité des enfants dûment protégés des mauvaises fréquentations et de la transgression qui, on l’a oublié, caractérisent les fêtes de rue, chrétiennes ou pas.
Preuve que cette privatisation (dans les deux sens du terme) du festif a laissé un vide, environ 90 villes françaises organisent leur propre carnaval de la mi-Carême et du Mardi gras. Et bien sûr, le marché (qui n’est pas toujours aveugle) a vu les opportunités que recélait cette aspiration. La Saint-Patrick, d’origine irlandaise, et surtout la Saint-Valentin, jouissent d’une popularité croissante depuis le début des années 1990.