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Malraux

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Vu l’autre jeudi sur Planète un documentaire édifiant intitulé « le mystère Malraux ». Quel mystère, donc ? Eh bien, s’interroge d’emblée l’auteur, René-Jean Bouyer, d’où vient que la personnalité de cet homme qui a « marqué son siècle » reste aussi « insaisissable » ? Drôle de mystère en vérité, puisqu’il est élucidé dès les premières minutes par la dernière épouse d’André Malraux, Madeleine : « Il s’était fabriqué une vie, explique-t-elle, et il avait peur en se livrant de livrer autre chose que ce qu’il avait fabriqué. »

Une analyse confirmée par ce cri du cœur du jeune André au début des années 1920, rapporté par sa première épouse Clara : « Je construirai ma statue de mon vivant ! » En d’autres termes le secret de Malraux, c’est qu’il n’était pas Malraux : il fut toute sa vie le sculpteur minutieux et le modèle complaisant de son futur gisant.
La voilà donc, la clé des rodomontades malruciennes, de ses multiples revirements et, pour tout dire, de son coup de bluff permanent. Il s’agissait tout simplement des poses successives auxquelles l’a astreint, au fil du temps, l’érection de son propre monument – avec ses deux profils : le héros engagé et le géant de la pensée. Ainsi s’explique la « pudeur » de Malraux, c’est-à-dire sa détestation des confidences et, il faut bien le dire, un souverain mépris pour la vérité. Pas question qu’ un « misérable petit tas de secrets » comme disait l’autre, vienne ruiner son entreprise d’autoglorification.

Et le documentaire d’expliquer un peu banalement ce tropisme par les « humiliations » infligées à André dès sa plus tendre enfance ; une enfance dont Malraux ne dira jamais rien, hormis qu’il la « déteste ». De fait, apprenons-nous, il en détestait tout. Ses origines sociales d’abord, sans doute trop modestes pour lui… Et pourtant, né d’une mère épicière et d’un père flambeur mythomane, l’homme Malraux n’incarnera-t-il pas une heureuse combinaison des deux ?
Son physique ensuite, qu’il jugeait un peu ingrat pour le séducteur qu’il voulait être… Et pourtant, il aura toutes les femmes qu’il voudra, de Clara à Madeleine en passant par Josette Clotis, Sophie de Vilmorin, etc. Il les « aura », dis-je, car il s’agit toujours plus d’avoir des femmes que de les aimer, pour ce Don Juan narcissique qui écrira à la fin de sa vie : « L’amour, je ne saurai jamais ce que c’est que par mon imagination… »
En attendant, le jeune André déteste aussi l’école, où il est carrément mauvais élève. La seule discipline qui le fascine, c’est le théâtre ; et Dieu sait qu’il en fera ! Malraux panthéonisant Jean Moulin, dirait-on pas une parodie de Sarah Bernhardt ?

Notre futur héros déteste jusqu’à son prénom : ses parents l’ont appelé Georges, ce qui n’est définitivement pas assez classe pour lui. Alors c’est décidé, il se rebaptisera André ; au moins ça veut dire « Homme », en attendant le préfixe « Grand ». Car c’est décidé aussi, Malraux sera un grand homme et tutoiera l’Histoire !

A 20 ans déjà, le voici dandy parisien et critique littéraire chez Gallimard… Son premier talent pour se faire un nom, c’est un culot noir. Même Jean Lacouture, son biographe légèrement mangousté, lâche : « Il y aura toujours de l’esbroufe chez lui : il sait 9 et il dit 11 ! » — avant de se reprendre en précisant, les yeux embués : « …mais il sait quand même 9 ! »
Pour draguer aussi, Malraux marche au culot. Il repère Clara Goldschmidt, l’invite à danser, la séduit par sa conversation picdelamirandolesque, l’emmène en Italie, l’épouse et mène grand train avec son fric à elle…
Très vite, Clara se rend compte qu’elle ne connaît pas l’homme qu’elle a épousé. Il faut dire aussi que ce mec ment comme il respire ; ainsi, pour compenser une de ses premières « humiliations », s’inventera-t-il un père influent dans la haute finance et une mère vivant à l’année au Claridge… Pourquoi se gêner ?
Très vite aussi, Malraux étouffe à Paris. Tel un concurrent de Koh-Lanta, il rêve d’aventure et d’exotisme, de fortune et de gloire.
Or, si la gloire est encore à conquérir, la fortune est déjà à reconquérir : à coups de placements hasardeux, André a ruiné Clara… Leur expédition en Indochine tient donc un peu des Pieds Nickelés : Malraux s’est mis en tête d’aller voler des statues antiques dans des temples khmers pour les revendre à des collectionneurs… Hélas ! Il est interpellé par la police française à Phnom-Penh, et condamné à trois ans de prison ferme.
A Paris, Clara mobilise le microcosme intello-littéraire et décroche les soutiens de Gide, Mauriac, Breton, Aragon et les autres pour ce gandin de 25 ans qui n’a presque rien signé – sauf un larcin raté. Grâce à ce lobbying efficace, en appel, les trois ans ferme sont commués en un an avec sursis ; mais pour André, l’ »humiliation » subsiste… Une humiliation qu’il a subie en Indochine française : c’est donc tout naturellement qu’il va devenir anticolonialiste — mélangeant audacieusement sa honte de voleur de statuette pris sur le fait avec « l’humiliation du peuple indochinois exploité ».
Cet engagement courageux lui vaut en 1934 le prix Goncourt pour La Condition humaine, roman flamboyant sur la Révolution chinoise de 1925, dont il ignore tout. Qu’à cela ne tienne ! Lui qui n’a passé que quelques jours en Chine en tant que touriste ira jusqu’à s’inventer un passé de « Commissaire du Peuple », ce qui fait quand même mieux dans le tableau, pardon la sculpture.
Du même coup, le grand homme a trouvé sa grande cause : il sera le chantre de la « littérature engagée », orateur infatigable de l’Association des Artistes Révolutionnaires, puis du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, s’il vous plaît.

Es qualités, Malraux est invité par Staline à Moscou en 1934, avant de s’inviter deux ans plus tard en Espagne : la guerre révolutionnaire ne saurait se passer de lui ! Pour l’occasion, il se bombarde « colonel » d’une escadrille antifranquiste, lui qui ne sait même pas piloter une automobile…
Cette fois encore, la geste du héros André est contée par le génie Malraux : c’est L’Espoir, accueilli comme un chef-d’œuvre et qui n’est en fait, comme l’écrira Simon Leys, qu’ »un amphigouri théâtral à la rhétorique brumeuse et flatulente ».
Quant à l’engagement, attention : c’est seulement quand notre visionnaire le sent ! Tel n’est pas le cas, par exemple, de l’Occupation allemande, qui voit Malraux sillonner deux ans durant la côte d’Azur, avant de se fixer en Corrèze — dans un château, pas dans le maquis.
Il faut dire aussi que l’époque n’est guère propice aux rêves de gloire entretenus par notre héros : son Frente popular a vécu, son ex-ami Staline a pactisé avec Hitler et son nouvel ami Trotski s’est mangé un piolet. Quant à l’état de la France de l’époque, eh bien, seuls les historiens qui ne l’ont pas connue en parlent simplement. Mais sur le moment, quelle posture adopter ? André tâtonne… A ses deux frères qui l’exhortent inlassablement à entrer dans la clandestinité, il répond tout aussi invariablement que « l’heure de la Résistance n’est pas venue »… Elle viendra, à ses yeux, au lendemain du Débarquement. Là il est temps, pour notre Clark Kent, de réendosser son costume de Superman ; il se fait appeler « colonel Berger » et affirme être chargé par les Alliés d’unifier la Résistance dans le Sud-Ouest… Et ça marche !

Gaulliste, Malraux ? Il le devient miraculeusement lorsque le général est nommé chef du gouvernement provisoire. Aussitôt l’homme du 18 juin, qu’il qualifiait hier encore (en privé) de « fasciste », est rebaptisé « incarnation de la France » — et Malraux sera son prophète ! Un ralliement récompensé à coups de portefeuilles, de vrais-faux rendez-vous avec l’Histoire et de discours-fleuves sous le crépitement des flashs : tout ce qu’aime André !
« Il s’admirait beaucoup, commente un Lacouture lucide mais toujours sous le charme : il considérait que ce qu’il avait créé, une statue mouvante dans le XXe siècle, entre Trotski et De Gaulle, c’était quand même une assez belle réussite. »
Une anecdote suffit à décrire l’ego surdimensionné du Malraux des sixties. A une missive de Michel Debré, qui était alors son Premier ministre, il répond : « Mon cher Michel, votre lettre m’a déplu. Vous voudrez bien m’en écrire une autre. »
Ca sonne comme du Louis XIV réinventé par Guitry ? Eh bien, c’est du Malraux et ça ne plaisante pas — au moins avec soi-même.

Ce qui surprend pourtant, c’est qu’un tel charlatan ait su impressionner à peu près tout le monde – hormis de Gaulle, qu’il « amusait », et son psy, qu’il inquiétait plutôt. Bref la statue de Malraux, c’est un peu le portrait de Dorian Gray : plus elle paraît immortelle et grandiose, plus le modèle s’avère pour ce qu’il fut : vaniteux, mythomane et creux.
Mais après tout, le mystère Malraux n’était-il pas élucidé déjà dans les Antimémoires par ce vieux prêtre qui disait à l’auteur : « Le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… » ?
Et si c’était vrai, comme dit Marc Lévy ? Si l’idée même d’être un « grand homme » n’était qu’un rêve de petit garçon ? Alors André aurait vraiment eu tous les joujoux qu’il voulait : prix, titres, lambris et panoplies de cow-boy humaniste… Mais pour cette concession à perpétuité dans le cimetière de ses rêves d’enfant, Malraux paie le prix. Il est au Panthéon, certes ; mais il n’en reste que des cendres…

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Cabotin d’école

Quel beau titre que Chagrin d’école ! Humble et hospitalier, le mot de chagrin convient à tous les âges. Il dit, sans pathos, le cœur lourd des enfants et l’anxiété des grandes personnes, la tristesse des élèves et l’accablement des maîtres, l’adolescence empêtrée et la maturité soucieuse.

Malheureusement, il n’y a pas une once de chagrin chez Daniel Pennac. Rien que du bonheur. Rien que l’intarissable plaisir qu’un écrivain comblé prend à être lui-même. Cabotin d’école.

Le premier chapitre montre la mère centenaire de Pennac regardant un film à la gloire de son fils : « On voit l’auteur, chez lui, à Paris, entouré de ses livres, dans sa bibliothèque qui est aussi son bureau. La fenêtre ouvre sur une cour d’école. » On apprend que, pendant un quart de siècle, l’auteur qui se nomme lui-même l’auteur, exerça le métier de professeur et que, « s’il a choisi cet appartement donnant sur deux cours de récréation, c’est à la façon d’un cheminot qui prendrait sa retraite au-dessus d’une gare de triage ». Puis on voit l’auteur discutant avec ses traducteurs, en Espagne, en Italie, et on le voit marcher dans la brume du Vercors parlant métier, personnages, structure… Retour à Paris, enfin : « L’auteur derrière son ordinateur, derrière ses dictionnaires. Il en a la passion, dit-il. On apprend d’ailleurs, et c’est la conclusion du film, qu’il y est entré, dans le dictionnaire, le Robert, à la lettre P, sous le nom de Pennac, de son vrai nom Pennacchioni. » Et le mot de la fin revient à la maman qui se tourne vers son frère et lui demande : « Tu crois qu’il s’en sortira un jour ? » Il a tout réussi, il habite le firmament, il est immortel, mais sa mère est encore inquiète, car autrefois, il était un mauvais élève.La culture, c’était la vie examinée.

Mais voici que le questionnement de soi cède la place à la célébration de soi. Le narcissisme n’est plus tenu en respect, il se donne libre cours, il se déchaîne sans retenue. Là où il y avait la culture, c’est désormais l’obscénité qui règne.Et tout le livre est de la même eau. L’auteur génial se penche affectueusement sur son passé. Il fait mine de déplorer sa nullité inaugurale, mais c’est pour signaler son élection. Il vaut toujours mieux avoir été un cancre qu’un bon élève. Le cancre est fantaisiste, original, tourmenté, vagabond, rêveur. Le bon élève est lisse, prévisible, besogneux, sur des rails et – horresco referens – scolaire. Le premier, poète, connaît la souffrance et la honte. Le second a docilement opté pour l’efficacité et la prose. Le cancre a des états d’âme, le bon élève des états de service. Gloire du mal-aimé ; platitude du fort en thème. Daniel Pennac, il est vrai, exprime sa gratitude pour le professeur qui, en 3e, lui a sauvé la mise. Epaté par son aptitude à mentir, à fournir des excuses toujours plus inventives pour ses leçons non apprises ou ses devoirs non faits, cet enseignant hors du commun lui a commandé un roman. Un roman qu’il devait rédiger dans le trimestre, à raison d’un chapitre par semaine, pendant que ses condisciples faisaient, eux, des dissertations.

Ainsi Pennac a-t-il été révélé par lui-même à lui-même. Sa gratitude est un département de son narcissisme. Il n’y a pas de place pour un authentique remerciement dans la pensée et dans la mémoire du cabotin d’école. Camus et Péguy savaient gré à leurs maîtres respectifs, M. Germain et M. Naudy, de les avoir dépaysés, élevés, sortis d’eux-mêmes : « Ce que fut pour moi cette entrée dans cette 6e à Pâques, l’étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l’ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu’il faudrait dire, mais voilà ce qui m’entraînerait dans des tendresses. » (L’Argent) Pennac, lui, est l’unique objet de son attendrissement – et de son admiration. Attendrissement pour le cancre qu’il fut, admiration pour son arrachement à la « cancrerie » (il est si content d’avoir forgé ce mot qu’il le répète à tout-va, dans l’espoir sans doute que le dictionnaire le retiendra et lui accordera ainsi une deuxième béatification), admiration, enfin, pour le professeur miraculeux qu’il sut être et pour l’écrivain à succès qu’il est devenu.C’est fort de cette triple expérience qu’il intervient maintenant dans le débat sur l’école.

Le kitsch sentimenteur donne alors toute sa mesure. Que nous explique en effet Pennac ? Que les problèmes actuels n’ont rien d’actuel. Son grand refrain est : « depuis toujours ». Depuis toujours, il y a des cancres ; depuis toujours, les pauvres parlent fort. Or précisément, il y a aujourd’hui des élèves distraits, inattentifs, démotivés, violents, mais il n’y a plus de cancres. Le cancre appartient au monde anéanti de l’école républicaine. La honte qui le définissait a disparu. Une autre honte a pris la relève, celle de se démarquer de ses copains, et d’être, en travaillant, un intello ou un bouffon. Quant au parler-banlieue, ce n’est plus de l’argot. Ces phrases répandues aussi automatiquement qu’une mitraillette crache ses balles, ce lexique sommaire, cette syntaxe effondrée, ces stéréotypes misogynes, cette vocifération monotone révèlent un monde rabougri et une véritable rage d’exclure.

Sans me nommer mais avec insistance, Pennac me traite de bourgeois et de raciste parce que je dis cela. Mais d’où tient-il, lui le fils de polytechnicien, que je ne connais pas les pauvres ? Mon père était maroquinier et j’ai passé mon enfance dans un quartier populaire. Les choses sont beaucoup plus simples. Je pense, comme Orwell, que « moins grand est le choix des mots, moins grande est la tentation de réfléchir ». Abandonner la langue des cités à la démagogie misérabiliste, c’est abandonner ceux qui la parlent à leur destin calamiteux et grégaire.Daniel Pennac a une méthode pour sortir du chagrin. Cette méthode tient en un mot. Un mot qu’il ose à peine écrire tellement il risque de choquer mais que, n’écoutant que sa vaillance, il écrit quand même. Ce gros mot, ce mot transgressif, c’est le mot : amour. Alain disait : « L’école fait contraste avec la famille, et ce contraste même réveille l’enfant de ce sommeil biologique et de cet instinct familial qui se referme sur lui-même. Ici égalité d’âges ; liens biologiques très faibles, et au surplus, effacés (…) Peut-être l’enfant est-il délivré de l’amour par cette cloche et par ce maître sans cœur (…) L’humain se montre en ce langage réglé, en ce ton chantant, en ces exercices, et même en ces fautes qui sont de cérémonie, et n’engagent point le cœur. »

Pennac, qui avoue par ailleurs ne jamais reconnaître ses anciens élèves, déborde d’amour. Il ressemble à ces « idoles des jeunes » qui, au Zénith, à Bercy ou au Stade de France, terminent leur tour de chant en disant au public combien ils l’aiment.Aimez-moi les uns les autres. Tel est donc le chemin du salut. Désespoir d’école.

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A la recherche de la colère perdue

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La colère née de l’injustice est le moteur de l’histoire occidentale, affirme le philosophe allemand dans Colère et temps (Maren Sell-Libella). Après l’exploitation meurtrière de cette révolte par les totalitarismes, la gauche doit la transformer en dignité. Et, en France, renoncer au révoltisme comme à l’indignationnisme.

Il y a dans ce livre quelque chose d’inhabituel, un moment où vous changez de ton et abandonnez la distance ironique qui est votre marque de fabrique. Vous êtes en colère, Peter Sloterdijk. C’est le communisme qui vous met dans cet état ?
L’ironiste doit reconnaître ses limites. On ne plaisante pas avec une force qui a tué plus de 100 millions de personnes. Mais ce n’est pas l’idée du communisme qui me met en colère, c’est cette fraude incroyable qui a parcouru toute la deuxième moitié du XXe siècle et qui a consisté à nous faire croire que l’antifascisme réglait les problèmes de la gauche. Je dis dans le livre qu’Hitler est devenu le sauveur de la bonne conscience de tous ceux qui avaient soutenu Staline. Ils ont sauvé leur âme en s’engageant dans cette noble bataille qu’était l’antifascisme sans vouloir comprendre qu’ils avaient défendu un autre fascisme. Pour moi qui n’ai jamais eu le moindre doute sur mon appartenance à une gauche modérée, il était urgent de régler les comptes avec cette malsaine tradition. Vous remarquerez surtout que le chapitre sur le maoïsme a été écrit avec une plume de feu. Là non plus, je ne rigole pas. On n’a toujours pas compris que la réception du maoïsme en Europe a été le scandale idéologique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Quand vous dites en Europe, vous voulez dire en France, non ?
Disons que la France a été le réacteur idéologique d’où sortaient un certain nombre des grandes aberrations de la pensée contemporaine mais aussi, il faut être juste, les mouvements d’autocorrection de ces aberrations. Finalement, la France n’est pas un pays où la folie est au pouvoir mais elle en produit des quantités remarquables surtout pour l’exportation mais aussi pour la consommation intérieure.

Enfin, il est arrivé que la folie soit au pouvoir, pendant la Terreur notamment.
Le reste du monde a probablement été plus attentif à cet excès que la France elle-même. En Allemagne, l’épisode terroriste de la Révolution française a laissé des traces dramatiques. Au début, Kant parlait de l’enthousiasme qui devait saisir tous les êtres pensants. Cela a duré au moins jusqu’à la Fête de la Fédération : un demi-million de personnes rassemblées par un nouveau culte civique, c’était bouleversant. Kant a été aussi ému par les évènements que les jeunes de la fondation théologique de Tübingen, Schelling, Hölderlin, Hegel, qui ont dansé autour d’un arbre de mai voué au génie de la Révolution française. Mais après 1792 la déception s’est globalisée à la même vitesse que l’enthousiasme des débuts s’était répandu. Kant a très sévèrement condamné l’excès de cette liberté qui ne comprenait pas la nécessité de s’auto-limiter.

Venons-en à votre thèse centrale. Pour vous, l’histoire de l’humanité s’explique en quelque sorte par l’évolution du marché de la colère et du reproche.
La naissance des premiers empires constitue une rupture majeure dans l’histoire morale de l’humanité. Avec eux la figure du crime triomphal fait son apparition sur la scène de la conscience morale. A partir de là, se développe une mémoire des injustices qui ne sont ni suivies d’un repentir ni « récompensées » par une justice terrestre. Partout à la surface du globe, y a des points de cristallisation où cette mémoire peut être cultivée. Comme l’auteur du crime ne souffre pas et, pire encore, qu’il faut supporter l’obscénité de sa jubilation arrogante, cela provoque une révolte morale chez ceux qui souffrent qui parcourt toute l’histoire. C’est ainsi que se forment les archives des injustices non récompensées. J’étudie ce processus là où les sources sont les plus parlantes, c’est-à-dire dans l’histoire du peuple juif qui nous a légué de véritables trésors de la colère prophétique. Dans mon grand récit, le peuple juif est donc le premier producteur et même l’exportateur de formules de la colère qui ont séduit pas mal d’autres peuples.

Le Manifeste du Causeur

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Tenez-vous bien. Vous êtes dans un salon. Les invités ont le droit d’être ironiques, polémiques, mordants, de mauvaise foi et même parfois, à l’extrême rigueur, un peu barbants. On ne leur en voudra pas de placer à l’occasion un pétard sous les sièges. En revanche, il est vivement déconseillé d’être vulgaire, convenu, pontifiant et, par-dessus tout, dépourvu d’humour.

Entrez, puisque vous êtes – je ne sais trop comment – arrivés jusqu’ici. N’ayez pas peur : Causeur n’est ni citoyen, ni participatif, ni démocratique. Nous ne nous ébaubirons pas devant vos commentaires – à moins qu’ils soient vraiment pertinents. Et ne seront publiés comme auteurs que ceux que nous jugerons à la hauteur (pour les commentaires, nous ferons une entorse à nos principes aristocratiques en les acceptant tous). Car autant l’avouer : nous ne croyons pas à l’égalité de tous devant les idées.

Vous l’aurez compris, nous ne prétendons pas ajouter un déversoir à humeurs de plus à la planète Internet. Reste à expliquer ce que nous entendons faire ici. Exactement ce que l’on faisait dans les salons : converser. Refaire le monde (qui, entre nous, en a bien besoin). Nous moquer des puissants et des mondains, des producteurs de lieux communs et marchands de bouillie imprimée. Et de nous-mêmes. Et les uns des autres. Entre gens de bonne compagnie, on est toujours prêts à s’engueuler.

Drôle d’idée, pensez-vous en réprimant difficilement votre envie de bailler. Peut-être. Peut-être en effet n’y a-t-il plus grand monde pour se délecter d’une belle phrase, d’une réflexion inattendue. Peut-être que si. Peut-être que, contrairement à ce que l’on croit dans les médias, il y a encore un public prêt à causer.

Entrez donc ! Vous ne ferez que des mauvaises rencontres.

Qui sommes nous ?
Nous ne prétendons pas répondre ici à une question aussi vertigineuse. Après tout, il est légitime de vouloir savoir à quel genre de table on dîne. On ne cause pas seul et ce salon est d’abord né de la rencontre entre les désirs de quatre personnes.
La maîtresse de maison : Elisabeth Lévy. Beaucoup la trouvent exaspérante. Comme disait l’autre, elle n’est pas méchante mais, putain, qu’est-ce qu’elle est chiante. Journaliste, grande gueule, structurellement en retard et à découvert. L’architecte : Jean-François Baum. Parle peu, comprend tout, observe beaucoup. Nous n’en rêvions même pas qu’il l’avait déjà fait. Les maîtres de cérémonie : Gil Mihaely. Faut-il l’attribuer à ses huit années dans l’armée israélienne ? Cet historien dix-neuviémiste est le porte-parole d’un réel qu’il s’acharne à rendre intelligible – et intelligent. François Miclo. Il a lu tous les livres et n’est jamais triste. Heureusement que notre salon est virtuel, sinon ce gourmet de tout ce qui est bon ferait la cuisine. Et à Strasbourg, où il vit, on ne se nourrit pas de légumes bouillis.

De la servitude libérale

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Elisabeth Lévy s’entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L’Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale.

A vous lire, le libéralisme des Lumières qu’affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d’un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L’extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d’ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l’«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu’on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c’est-à-dire le programme de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l’économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu’on pourrait étendre à l’infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n’importe quel bureaucrate communiste chinois a l’occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.

Pour vous, le libéralisme est l’accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c’est la possibilité pour l’homme de maitriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?
Sous l’influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l’économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C’est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l’Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c’est l’ampleur et la durée inédites d’une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l’idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s’agissait d’imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l’âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D’où le rôle de la Raison et de l’idéal de la Science dans les sociétés modernes..

En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l’arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?
C’est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu’il faut comprendre l’idéalisation moderne du droit et du marché. D’Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu’ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d’agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d’une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l’écrit Pierre Manent, l’Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».

Je vous concède que le scepticisme n’est pas très sexy. Reste qu’il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n’est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?
Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l’idée qu’un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s’il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s’il en a une) dès lors qu’il ne nuit pas à la liberté d’autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c’est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l’on veut s’en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l’humanité» au prétexte qu’elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d’une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l’agneau et celui de l’écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l’on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.

Est-ce l’origine de la ruse de l’Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l’entretenir ?
C’est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.

Sos Myanmar !

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Un pays entier rayé de la carte, et personne ne dit mot ! Plus exactement, personne ne dit plus le mot. Ce mot, c’est « Myanmar ». Terminologie officielle adoptée par la junte birmane en 1989, et aussitôt relayée dans l’enthousiasme général par l’Onu, les médias, les ONG et les agences de voyage. Après tout, si les Birmans veulent être des Myanmarais, c’est leur droit inaliénable, au même titre que celui des mamans du 9/3 de baptiser leurs nouveaux nés Sue Ellen ou Kangoo.

Le problème, c’est que parfois, les mots ont un sens. Quand des chefs d’Etat décident que leur pays doit cesser de s’appeler le Congo, le Cambodge ou la Biélorussie pour devenir le Zaïre, le Kampuchéa (démocratique) ou le Bélarus, c’est qu’en général, on a décrété dans le même mouvement l’irruption imminente de l’homme nouveau. Du passé, on fait table rase ; le Zaïrois nouveau est arrivé, on est prié d’applaudir. Mais on n’est pas obligé. De Gaulle avait le don d’exaspérer ses interlocuteurs soviétiques en ne leur parlant que de la Russie. Temps d’arrogance heureusement révolus : pendant des années, les médias nous ont rebattu les oreilles avec l’intangible appellation Myanmar : fut-elle imposée par des tyranneaux, elle était, seule, géopolitiquement correcte.

Or, sémantiquement parler du « nécessaire rétablissement des libertés démocratiques au Myanmar », c’est très exactement comme si, par exemple, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations exigeait « des mesures concrètes pour le droit à l’embauche des bougnoules et des bamboulas ». On a fini par s’en apercevoir, mais un peu tard…

Mais bon, trêve de moqueries. Quelques centaines de bonzes massacrés auront suffi à ramener nos amis du Camp du Bien à la raison – et même au bon usage ! Dans le cas du Kampuchéa, pour que Le Monde et Libé abandonnent l’appellation contrôlée par Pol Pot et recommencent à parler de Cambodge, il avait quand même fallu attendre que le curseur atteigne, à la louche, les trois millions. Si c’est pas un progrès, ça !

Le nouveau régime

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« Liberté, que de crimes on commet en ton nom. » La République se souviendra-t-elle un jour du cri de désespoir lancé abruptement par Manon Roland au détour d’un escalier. Le lecteur érudit aura noté de lui-même – tous nos lecteurs sont érudits – que l’éblouissant Pierre Bellemare s’est inspiré de cette scène mythologique de l’histoire révolutionnaire française pour lancer en octobre 1960 l’une des émissions phare de l’Ortf, La tête et les jambes.

Les Anglais ont bien eu Oliver Cromwel et ils ont su décapiter leur roi avant tout le monde. Pourtant, c’est aux Français que la sinistre réputation est faite de ne pas savoir changer de régime sans verser de sang. Ce n’est pas leur faute : jamais personne ne leur a appris à faire de politique sans se salir les mains ni couper des têtes. On peut enseigner à un enfant l’art de ne pas faire de saloperies quand il est attablé devenant une pleine assiette de brocolis : « Mange, Kevin, c’est aussi bon que tes crottes de nez. ». On n’a jamais, en revanche, essayé d’inculquer à un Français l’art de s’occuper des affaires publiques sans piquer dans la caisse ni zigouiller son adversaire. Montesquieu disait déjà la même chose. Enfin, dans d’autres termes.

Evidemment, le fait que la guillotine soit rangée, fort heureusement, au magasin des accessoires depuis quelques décennies n’y change pas grand-chose. Passer d’un régime à un autre est, en France, une discipline tout aussi meurtrière que par le passé. Ce que l’on perd tout simplement en spectaculaire, on le gagne en raffinement.

Le 6 mai dernier, avec l’accession de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, la France a justement changé de régime, comme l’avaient annoncé avec la prescience apostériorétique qui les caractérise Elisabeth Tessier et Jean-François Kahn. Moi qui ne sais pas lire plus de trois lignes dans le marc de Nescafé, qui ai sur le crâne beaucoup plus de cheveux que le directeur de Marianne et qui pourtant ne suis qu’une hypo-Kahn, je veux joindre ma voix à celle de Patrick Juvet pour crier : « Où sont les morts ? »

S’il est vrai qu’aucun changement de régime ne s’effectue en France sans meurtre, que les Français ont changé de régime, alors la logique formelle nous invite à les déterrer, ces morts pour la France. Quant à la médecine légale, elle nous en offre trois bien gros.

Le premier des morts du nouveau régime s’appelle François Hollande.

– Mais il n’est pas mort, me susurre à l’oreille la voix mâle de mon mari qui, s’il était un véritable Vert (ein echter Grün) comme il le prétend, resterait bien sage et bien muet dans la cuisine.

– Quoi, il est pas mort ? Toi, t’as pas lu Heidegger : ça mettra le temps peut-être, mais ça viendra. (Note de la traductrice : jeu de mot intraduisible sur Sein und Zeit.)

Admettons que le changement de régime n’ait pas tué François Hollande, il a, en revanche, tué Luciano Pavarotti et Raymond Barre. Lorsque tous deux ont appris qu’il fallait changer de régime, ça leur a mis un coup au moral, affaiblissant chacun d’eux considérablement. L’essentiel du travail était déjà fait.

Le coup de grâce, ils l’ont reçu lorsqu’ils ont lu, dans la presse géopolitique française (Voici, Closer, Gala, Le Monde Diplo) que le nouveau président ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas. Le premier s’est aussitôt étranglé avec la portion de lasagnes qu’il venait à peine d’engloutir, tandis que le second est tombé raide mort dans son tripoux, renversant malencontreusement une bouteille à demi-pleine de Chénas.
Si ce ne sont pas des preuves, ça, que les Français ont changé de régime.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

L’homme qui pensait qu’il était Roumain

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Dans le journal qu’il a tenu de 1933 à 1944, Mihail Sebastian, intellectuel juif bucarestois, a observé la montée de la barbarie dans la société roumaine, persistant à croire en l’amitié, l’intelligence, et, pour finir, en l’Homme quand celui-ci révélait ses plus monstrueux penchants.

Roumain et Juif. Dans le Bucarest des années 1930 Iosif Hechter, un jeune intellectuel juif, croyait dur comme le fer que ces deux appartenances étaient complémentaires. Il est vrai qu’il avait choisi d’écrire sous le nom de plume – pas très juif – Mihail Sebastian. Prudence, peut-être. Il n’empêche ; il a toujours refusé le choix que voulait lui imposer la société roumaine de l’époque : soit Juif soit Roumain. Un choix qui n’en était pas un car, même pour ses amis les plus chers, un Juif, aussi assimilé eut-il été, ne pouvait être pleinement roumain. Expérience partagée par son ami Eugène Ionesco, juif par sa mère. « Ni son nom, ni son père de souche incontestablement roumaine, ni son baptême chrétien à la naissance, rien, rien, rien ne peut occulter la malédiction d’avoir du sang juif dans les veines », écrit Sebastian à son sujet.

Son Journal (1935-1944), n’est pas seulement un témoignage sur la tragédie qui se joue alors. Il est une tentative, un effort pour se reconstituer en tant qu’être humain par l’écriture de soi. Les Roumains étaient en train de construire leur identité nationale sur l’exclusion – véhémente, violente et pour finir meurtrière – des Juifs. Déjà reconnu comme romancier et essayiste de talent, le jeune auteur, comme beaucoup d’autres à cette époque, se réfugie dans la « Culture ». A défaut d’être un citoyen roumain à part entière, il revendique sa citoyenneté de la République de lettres et à défaut d’une nation prête à l’accueillir il s’évade vers une Europe de verbe et de musique. Celle de Shakespeare, Proust, Stendhal, Balzac, Jules Renard et Tolstoï – il lit Guerre et paix pendant l’été 1941, en même temps qu’il suit l’avance de l’armée allemande vers Moscou. Pour lui, Lyon, Prague et Berlin n’évoquent pas la marche à la guerre ou le Reichstag en flammes mais les stations de radio sur lesquelles sont diffusés les concerts de Mozart et Bach. Sans doute ignore-t-il que, dans une pièce allemande montée pour la première fois en 1933 pour l’anniversaire d’Adolf Hitler, l’un des personnages prononce cette phrase généralement attribuée à Herman Goering : « Wenn ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ! » (Quand j’entends le mot culture je sors mon revolver.)

La barbarie n’a pas été seulement une maladie allemande. Impuissant et atterré, Sebastian assiste à la transformation de la société roumaine. Au détour d’une conversation surprise dans un parc, il entend un gamin, élève au lycée militaire, s’enorgueillir d’arborer la croix gammée. Il note, accablé : « Une société policière telle que la société roumaine ne peut rien engendrer d’autre que des générations de policiers. Des policiers par l’esprit, par la mentalité, cela va de soi, quand ils ne peuvent pas l’être carrément par le métier. »

L’Os à moelle

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Jacques Pessis a eu l’excellente idée de rééditer dans la collection Omnibus une anthologie de L’Os à Moelle, organe officiel des loufoques. Lancée en mai 1938 par Pierre Dac, l’aventure éditoriale s’achève en juin 1940 : « Ce qui m’est arrivé, estimera Dac, est bien connu. L’os à moelle se décompose au contact du vert-de-gris. »

Dès sa première parution, le journal connaît un immense succès : les kiosques sont pris d’assaut. Si, dans l’histoire de la presse française, plusieurs journaux et revues fondés sur le non-sens ont paru (qu’on se souvienne des surréalistes), c’est la première fois qu’une telle entreprise dépasse la confidentialité pour recueillir un écho aussi large. Quatre cent mille exemplaires sont vendus. En quelques semaines, Pierre Dac devient la coqueluche des cours d’écoles et de lycées de toute la France.

Mais, tandis que les 10-18 ans se passent de main en main L’Os à Moelle, les intellectuels se déchaînent contre les loufoqueries de Dac et sa « vulgarité indécente » : on l’accuse de fuir la réalité en se réfugiant, non pas dans le nonsense anglo-saxon, mais dans le non-sens. La vieille antienne pascalienne est entonnée contre Dac : rien ne doit nous divertir de la recherche du salut.

La critique formulée à l’encontre de Dac n’est pourtant pas dépourvue de légitimité : les préoccupations de tous sont à la guerre. Elle se profile avec Munich, l’Anschluss ou Dantzig. Elle est présente, en filigrane, à chaque page de L’Os à Moelle.

Avec Pierre Dac, l’humour reste la plus élégante politesse du désespoir. Il le montrera en rejoignant la France Libre et en brocardant à partir de 1943, sur les ondes de Radio Londres, le gouvernement de Vichy.

Après guerre, quelques numéros de L’Os à Moelle reparaîtront très épisodiquement. De nouveaux talents rejoindront alors Dac, comme René Goscinny ou encore Jean Yanne se fendant d’un mémorable article : « Les romanciers savent plus causer français en écrivant. » Que faut-il entendre par là ? Par là, évidemment, pas grand chose…

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Malraux

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Vu l’autre jeudi sur Planète un documentaire édifiant intitulé « le mystère Malraux ». Quel mystère, donc ? Eh bien, s’interroge d’emblée l’auteur, René-Jean Bouyer, d’où vient que la personnalité de cet homme qui a « marqué son siècle » reste aussi « insaisissable » ? Drôle de mystère en vérité, puisqu’il est élucidé dès les premières minutes par la dernière épouse d’André Malraux, Madeleine : « Il s’était fabriqué une vie, explique-t-elle, et il avait peur en se livrant de livrer autre chose que ce qu’il avait fabriqué. »

Une analyse confirmée par ce cri du cœur du jeune André au début des années 1920, rapporté par sa première épouse Clara : « Je construirai ma statue de mon vivant ! » En d’autres termes le secret de Malraux, c’est qu’il n’était pas Malraux : il fut toute sa vie le sculpteur minutieux et le modèle complaisant de son futur gisant.
La voilà donc, la clé des rodomontades malruciennes, de ses multiples revirements et, pour tout dire, de son coup de bluff permanent. Il s’agissait tout simplement des poses successives auxquelles l’a astreint, au fil du temps, l’érection de son propre monument – avec ses deux profils : le héros engagé et le géant de la pensée. Ainsi s’explique la « pudeur » de Malraux, c’est-à-dire sa détestation des confidences et, il faut bien le dire, un souverain mépris pour la vérité. Pas question qu’ un « misérable petit tas de secrets » comme disait l’autre, vienne ruiner son entreprise d’autoglorification.

Et le documentaire d’expliquer un peu banalement ce tropisme par les « humiliations » infligées à André dès sa plus tendre enfance ; une enfance dont Malraux ne dira jamais rien, hormis qu’il la « déteste ». De fait, apprenons-nous, il en détestait tout. Ses origines sociales d’abord, sans doute trop modestes pour lui… Et pourtant, né d’une mère épicière et d’un père flambeur mythomane, l’homme Malraux n’incarnera-t-il pas une heureuse combinaison des deux ?
Son physique ensuite, qu’il jugeait un peu ingrat pour le séducteur qu’il voulait être… Et pourtant, il aura toutes les femmes qu’il voudra, de Clara à Madeleine en passant par Josette Clotis, Sophie de Vilmorin, etc. Il les « aura », dis-je, car il s’agit toujours plus d’avoir des femmes que de les aimer, pour ce Don Juan narcissique qui écrira à la fin de sa vie : « L’amour, je ne saurai jamais ce que c’est que par mon imagination… »
En attendant, le jeune André déteste aussi l’école, où il est carrément mauvais élève. La seule discipline qui le fascine, c’est le théâtre ; et Dieu sait qu’il en fera ! Malraux panthéonisant Jean Moulin, dirait-on pas une parodie de Sarah Bernhardt ?

Notre futur héros déteste jusqu’à son prénom : ses parents l’ont appelé Georges, ce qui n’est définitivement pas assez classe pour lui. Alors c’est décidé, il se rebaptisera André ; au moins ça veut dire « Homme », en attendant le préfixe « Grand ». Car c’est décidé aussi, Malraux sera un grand homme et tutoiera l’Histoire !

A 20 ans déjà, le voici dandy parisien et critique littéraire chez Gallimard… Son premier talent pour se faire un nom, c’est un culot noir. Même Jean Lacouture, son biographe légèrement mangousté, lâche : « Il y aura toujours de l’esbroufe chez lui : il sait 9 et il dit 11 ! » — avant de se reprendre en précisant, les yeux embués : « …mais il sait quand même 9 ! »
Pour draguer aussi, Malraux marche au culot. Il repère Clara Goldschmidt, l’invite à danser, la séduit par sa conversation picdelamirandolesque, l’emmène en Italie, l’épouse et mène grand train avec son fric à elle…
Très vite, Clara se rend compte qu’elle ne connaît pas l’homme qu’elle a épousé. Il faut dire aussi que ce mec ment comme il respire ; ainsi, pour compenser une de ses premières « humiliations », s’inventera-t-il un père influent dans la haute finance et une mère vivant à l’année au Claridge… Pourquoi se gêner ?
Très vite aussi, Malraux étouffe à Paris. Tel un concurrent de Koh-Lanta, il rêve d’aventure et d’exotisme, de fortune et de gloire.
Or, si la gloire est encore à conquérir, la fortune est déjà à reconquérir : à coups de placements hasardeux, André a ruiné Clara… Leur expédition en Indochine tient donc un peu des Pieds Nickelés : Malraux s’est mis en tête d’aller voler des statues antiques dans des temples khmers pour les revendre à des collectionneurs… Hélas ! Il est interpellé par la police française à Phnom-Penh, et condamné à trois ans de prison ferme.
A Paris, Clara mobilise le microcosme intello-littéraire et décroche les soutiens de Gide, Mauriac, Breton, Aragon et les autres pour ce gandin de 25 ans qui n’a presque rien signé – sauf un larcin raté. Grâce à ce lobbying efficace, en appel, les trois ans ferme sont commués en un an avec sursis ; mais pour André, l’ »humiliation » subsiste… Une humiliation qu’il a subie en Indochine française : c’est donc tout naturellement qu’il va devenir anticolonialiste — mélangeant audacieusement sa honte de voleur de statuette pris sur le fait avec « l’humiliation du peuple indochinois exploité ».
Cet engagement courageux lui vaut en 1934 le prix Goncourt pour La Condition humaine, roman flamboyant sur la Révolution chinoise de 1925, dont il ignore tout. Qu’à cela ne tienne ! Lui qui n’a passé que quelques jours en Chine en tant que touriste ira jusqu’à s’inventer un passé de « Commissaire du Peuple », ce qui fait quand même mieux dans le tableau, pardon la sculpture.
Du même coup, le grand homme a trouvé sa grande cause : il sera le chantre de la « littérature engagée », orateur infatigable de l’Association des Artistes Révolutionnaires, puis du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, s’il vous plaît.

Es qualités, Malraux est invité par Staline à Moscou en 1934, avant de s’inviter deux ans plus tard en Espagne : la guerre révolutionnaire ne saurait se passer de lui ! Pour l’occasion, il se bombarde « colonel » d’une escadrille antifranquiste, lui qui ne sait même pas piloter une automobile…
Cette fois encore, la geste du héros André est contée par le génie Malraux : c’est L’Espoir, accueilli comme un chef-d’œuvre et qui n’est en fait, comme l’écrira Simon Leys, qu’ »un amphigouri théâtral à la rhétorique brumeuse et flatulente ».
Quant à l’engagement, attention : c’est seulement quand notre visionnaire le sent ! Tel n’est pas le cas, par exemple, de l’Occupation allemande, qui voit Malraux sillonner deux ans durant la côte d’Azur, avant de se fixer en Corrèze — dans un château, pas dans le maquis.
Il faut dire aussi que l’époque n’est guère propice aux rêves de gloire entretenus par notre héros : son Frente popular a vécu, son ex-ami Staline a pactisé avec Hitler et son nouvel ami Trotski s’est mangé un piolet. Quant à l’état de la France de l’époque, eh bien, seuls les historiens qui ne l’ont pas connue en parlent simplement. Mais sur le moment, quelle posture adopter ? André tâtonne… A ses deux frères qui l’exhortent inlassablement à entrer dans la clandestinité, il répond tout aussi invariablement que « l’heure de la Résistance n’est pas venue »… Elle viendra, à ses yeux, au lendemain du Débarquement. Là il est temps, pour notre Clark Kent, de réendosser son costume de Superman ; il se fait appeler « colonel Berger » et affirme être chargé par les Alliés d’unifier la Résistance dans le Sud-Ouest… Et ça marche !

Gaulliste, Malraux ? Il le devient miraculeusement lorsque le général est nommé chef du gouvernement provisoire. Aussitôt l’homme du 18 juin, qu’il qualifiait hier encore (en privé) de « fasciste », est rebaptisé « incarnation de la France » — et Malraux sera son prophète ! Un ralliement récompensé à coups de portefeuilles, de vrais-faux rendez-vous avec l’Histoire et de discours-fleuves sous le crépitement des flashs : tout ce qu’aime André !
« Il s’admirait beaucoup, commente un Lacouture lucide mais toujours sous le charme : il considérait que ce qu’il avait créé, une statue mouvante dans le XXe siècle, entre Trotski et De Gaulle, c’était quand même une assez belle réussite. »
Une anecdote suffit à décrire l’ego surdimensionné du Malraux des sixties. A une missive de Michel Debré, qui était alors son Premier ministre, il répond : « Mon cher Michel, votre lettre m’a déplu. Vous voudrez bien m’en écrire une autre. »
Ca sonne comme du Louis XIV réinventé par Guitry ? Eh bien, c’est du Malraux et ça ne plaisante pas — au moins avec soi-même.

Ce qui surprend pourtant, c’est qu’un tel charlatan ait su impressionner à peu près tout le monde – hormis de Gaulle, qu’il « amusait », et son psy, qu’il inquiétait plutôt. Bref la statue de Malraux, c’est un peu le portrait de Dorian Gray : plus elle paraît immortelle et grandiose, plus le modèle s’avère pour ce qu’il fut : vaniteux, mythomane et creux.
Mais après tout, le mystère Malraux n’était-il pas élucidé déjà dans les Antimémoires par ce vieux prêtre qui disait à l’auteur : « Le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… » ?
Et si c’était vrai, comme dit Marc Lévy ? Si l’idée même d’être un « grand homme » n’était qu’un rêve de petit garçon ? Alors André aurait vraiment eu tous les joujoux qu’il voulait : prix, titres, lambris et panoplies de cow-boy humaniste… Mais pour cette concession à perpétuité dans le cimetière de ses rêves d’enfant, Malraux paie le prix. Il est au Panthéon, certes ; mais il n’en reste que des cendres…

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Cabotin d’école

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Quel beau titre que Chagrin d’école ! Humble et hospitalier, le mot de chagrin convient à tous les âges. Il dit, sans pathos, le cœur lourd des enfants et l’anxiété des grandes personnes, la tristesse des élèves et l’accablement des maîtres, l’adolescence empêtrée et la maturité soucieuse.

Malheureusement, il n’y a pas une once de chagrin chez Daniel Pennac. Rien que du bonheur. Rien que l’intarissable plaisir qu’un écrivain comblé prend à être lui-même. Cabotin d’école.

Le premier chapitre montre la mère centenaire de Pennac regardant un film à la gloire de son fils : « On voit l’auteur, chez lui, à Paris, entouré de ses livres, dans sa bibliothèque qui est aussi son bureau. La fenêtre ouvre sur une cour d’école. » On apprend que, pendant un quart de siècle, l’auteur qui se nomme lui-même l’auteur, exerça le métier de professeur et que, « s’il a choisi cet appartement donnant sur deux cours de récréation, c’est à la façon d’un cheminot qui prendrait sa retraite au-dessus d’une gare de triage ». Puis on voit l’auteur discutant avec ses traducteurs, en Espagne, en Italie, et on le voit marcher dans la brume du Vercors parlant métier, personnages, structure… Retour à Paris, enfin : « L’auteur derrière son ordinateur, derrière ses dictionnaires. Il en a la passion, dit-il. On apprend d’ailleurs, et c’est la conclusion du film, qu’il y est entré, dans le dictionnaire, le Robert, à la lettre P, sous le nom de Pennac, de son vrai nom Pennacchioni. » Et le mot de la fin revient à la maman qui se tourne vers son frère et lui demande : « Tu crois qu’il s’en sortira un jour ? » Il a tout réussi, il habite le firmament, il est immortel, mais sa mère est encore inquiète, car autrefois, il était un mauvais élève.La culture, c’était la vie examinée.

Mais voici que le questionnement de soi cède la place à la célébration de soi. Le narcissisme n’est plus tenu en respect, il se donne libre cours, il se déchaîne sans retenue. Là où il y avait la culture, c’est désormais l’obscénité qui règne.Et tout le livre est de la même eau. L’auteur génial se penche affectueusement sur son passé. Il fait mine de déplorer sa nullité inaugurale, mais c’est pour signaler son élection. Il vaut toujours mieux avoir été un cancre qu’un bon élève. Le cancre est fantaisiste, original, tourmenté, vagabond, rêveur. Le bon élève est lisse, prévisible, besogneux, sur des rails et – horresco referens – scolaire. Le premier, poète, connaît la souffrance et la honte. Le second a docilement opté pour l’efficacité et la prose. Le cancre a des états d’âme, le bon élève des états de service. Gloire du mal-aimé ; platitude du fort en thème. Daniel Pennac, il est vrai, exprime sa gratitude pour le professeur qui, en 3e, lui a sauvé la mise. Epaté par son aptitude à mentir, à fournir des excuses toujours plus inventives pour ses leçons non apprises ou ses devoirs non faits, cet enseignant hors du commun lui a commandé un roman. Un roman qu’il devait rédiger dans le trimestre, à raison d’un chapitre par semaine, pendant que ses condisciples faisaient, eux, des dissertations.

Ainsi Pennac a-t-il été révélé par lui-même à lui-même. Sa gratitude est un département de son narcissisme. Il n’y a pas de place pour un authentique remerciement dans la pensée et dans la mémoire du cabotin d’école. Camus et Péguy savaient gré à leurs maîtres respectifs, M. Germain et M. Naudy, de les avoir dépaysés, élevés, sortis d’eux-mêmes : « Ce que fut pour moi cette entrée dans cette 6e à Pâques, l’étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l’ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu’il faudrait dire, mais voilà ce qui m’entraînerait dans des tendresses. » (L’Argent) Pennac, lui, est l’unique objet de son attendrissement – et de son admiration. Attendrissement pour le cancre qu’il fut, admiration pour son arrachement à la « cancrerie » (il est si content d’avoir forgé ce mot qu’il le répète à tout-va, dans l’espoir sans doute que le dictionnaire le retiendra et lui accordera ainsi une deuxième béatification), admiration, enfin, pour le professeur miraculeux qu’il sut être et pour l’écrivain à succès qu’il est devenu.C’est fort de cette triple expérience qu’il intervient maintenant dans le débat sur l’école.

Le kitsch sentimenteur donne alors toute sa mesure. Que nous explique en effet Pennac ? Que les problèmes actuels n’ont rien d’actuel. Son grand refrain est : « depuis toujours ». Depuis toujours, il y a des cancres ; depuis toujours, les pauvres parlent fort. Or précisément, il y a aujourd’hui des élèves distraits, inattentifs, démotivés, violents, mais il n’y a plus de cancres. Le cancre appartient au monde anéanti de l’école républicaine. La honte qui le définissait a disparu. Une autre honte a pris la relève, celle de se démarquer de ses copains, et d’être, en travaillant, un intello ou un bouffon. Quant au parler-banlieue, ce n’est plus de l’argot. Ces phrases répandues aussi automatiquement qu’une mitraillette crache ses balles, ce lexique sommaire, cette syntaxe effondrée, ces stéréotypes misogynes, cette vocifération monotone révèlent un monde rabougri et une véritable rage d’exclure.

Sans me nommer mais avec insistance, Pennac me traite de bourgeois et de raciste parce que je dis cela. Mais d’où tient-il, lui le fils de polytechnicien, que je ne connais pas les pauvres ? Mon père était maroquinier et j’ai passé mon enfance dans un quartier populaire. Les choses sont beaucoup plus simples. Je pense, comme Orwell, que « moins grand est le choix des mots, moins grande est la tentation de réfléchir ». Abandonner la langue des cités à la démagogie misérabiliste, c’est abandonner ceux qui la parlent à leur destin calamiteux et grégaire.Daniel Pennac a une méthode pour sortir du chagrin. Cette méthode tient en un mot. Un mot qu’il ose à peine écrire tellement il risque de choquer mais que, n’écoutant que sa vaillance, il écrit quand même. Ce gros mot, ce mot transgressif, c’est le mot : amour. Alain disait : « L’école fait contraste avec la famille, et ce contraste même réveille l’enfant de ce sommeil biologique et de cet instinct familial qui se referme sur lui-même. Ici égalité d’âges ; liens biologiques très faibles, et au surplus, effacés (…) Peut-être l’enfant est-il délivré de l’amour par cette cloche et par ce maître sans cœur (…) L’humain se montre en ce langage réglé, en ce ton chantant, en ces exercices, et même en ces fautes qui sont de cérémonie, et n’engagent point le cœur. »

Pennac, qui avoue par ailleurs ne jamais reconnaître ses anciens élèves, déborde d’amour. Il ressemble à ces « idoles des jeunes » qui, au Zénith, à Bercy ou au Stade de France, terminent leur tour de chant en disant au public combien ils l’aiment.Aimez-moi les uns les autres. Tel est donc le chemin du salut. Désespoir d’école.

LA QUERELLE DE L'ECOLE

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A la recherche de la colère perdue

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La colère née de l’injustice est le moteur de l’histoire occidentale, affirme le philosophe allemand dans Colère et temps (Maren Sell-Libella). Après l’exploitation meurtrière de cette révolte par les totalitarismes, la gauche doit la transformer en dignité. Et, en France, renoncer au révoltisme comme à l’indignationnisme.

Il y a dans ce livre quelque chose d’inhabituel, un moment où vous changez de ton et abandonnez la distance ironique qui est votre marque de fabrique. Vous êtes en colère, Peter Sloterdijk. C’est le communisme qui vous met dans cet état ?
L’ironiste doit reconnaître ses limites. On ne plaisante pas avec une force qui a tué plus de 100 millions de personnes. Mais ce n’est pas l’idée du communisme qui me met en colère, c’est cette fraude incroyable qui a parcouru toute la deuxième moitié du XXe siècle et qui a consisté à nous faire croire que l’antifascisme réglait les problèmes de la gauche. Je dis dans le livre qu’Hitler est devenu le sauveur de la bonne conscience de tous ceux qui avaient soutenu Staline. Ils ont sauvé leur âme en s’engageant dans cette noble bataille qu’était l’antifascisme sans vouloir comprendre qu’ils avaient défendu un autre fascisme. Pour moi qui n’ai jamais eu le moindre doute sur mon appartenance à une gauche modérée, il était urgent de régler les comptes avec cette malsaine tradition. Vous remarquerez surtout que le chapitre sur le maoïsme a été écrit avec une plume de feu. Là non plus, je ne rigole pas. On n’a toujours pas compris que la réception du maoïsme en Europe a été le scandale idéologique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Quand vous dites en Europe, vous voulez dire en France, non ?
Disons que la France a été le réacteur idéologique d’où sortaient un certain nombre des grandes aberrations de la pensée contemporaine mais aussi, il faut être juste, les mouvements d’autocorrection de ces aberrations. Finalement, la France n’est pas un pays où la folie est au pouvoir mais elle en produit des quantités remarquables surtout pour l’exportation mais aussi pour la consommation intérieure.

Enfin, il est arrivé que la folie soit au pouvoir, pendant la Terreur notamment.
Le reste du monde a probablement été plus attentif à cet excès que la France elle-même. En Allemagne, l’épisode terroriste de la Révolution française a laissé des traces dramatiques. Au début, Kant parlait de l’enthousiasme qui devait saisir tous les êtres pensants. Cela a duré au moins jusqu’à la Fête de la Fédération : un demi-million de personnes rassemblées par un nouveau culte civique, c’était bouleversant. Kant a été aussi ému par les évènements que les jeunes de la fondation théologique de Tübingen, Schelling, Hölderlin, Hegel, qui ont dansé autour d’un arbre de mai voué au génie de la Révolution française. Mais après 1792 la déception s’est globalisée à la même vitesse que l’enthousiasme des débuts s’était répandu. Kant a très sévèrement condamné l’excès de cette liberté qui ne comprenait pas la nécessité de s’auto-limiter.

Venons-en à votre thèse centrale. Pour vous, l’histoire de l’humanité s’explique en quelque sorte par l’évolution du marché de la colère et du reproche.
La naissance des premiers empires constitue une rupture majeure dans l’histoire morale de l’humanité. Avec eux la figure du crime triomphal fait son apparition sur la scène de la conscience morale. A partir de là, se développe une mémoire des injustices qui ne sont ni suivies d’un repentir ni « récompensées » par une justice terrestre. Partout à la surface du globe, y a des points de cristallisation où cette mémoire peut être cultivée. Comme l’auteur du crime ne souffre pas et, pire encore, qu’il faut supporter l’obscénité de sa jubilation arrogante, cela provoque une révolte morale chez ceux qui souffrent qui parcourt toute l’histoire. C’est ainsi que se forment les archives des injustices non récompensées. J’étudie ce processus là où les sources sont les plus parlantes, c’est-à-dire dans l’histoire du peuple juif qui nous a légué de véritables trésors de la colère prophétique. Dans mon grand récit, le peuple juif est donc le premier producteur et même l’exportateur de formules de la colère qui ont séduit pas mal d’autres peuples.

Le Manifeste du Causeur

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Tenez-vous bien. Vous êtes dans un salon. Les invités ont le droit d’être ironiques, polémiques, mordants, de mauvaise foi et même parfois, à l’extrême rigueur, un peu barbants. On ne leur en voudra pas de placer à l’occasion un pétard sous les sièges. En revanche, il est vivement déconseillé d’être vulgaire, convenu, pontifiant et, par-dessus tout, dépourvu d’humour.

Entrez, puisque vous êtes – je ne sais trop comment – arrivés jusqu’ici. N’ayez pas peur : Causeur n’est ni citoyen, ni participatif, ni démocratique. Nous ne nous ébaubirons pas devant vos commentaires – à moins qu’ils soient vraiment pertinents. Et ne seront publiés comme auteurs que ceux que nous jugerons à la hauteur (pour les commentaires, nous ferons une entorse à nos principes aristocratiques en les acceptant tous). Car autant l’avouer : nous ne croyons pas à l’égalité de tous devant les idées.

Vous l’aurez compris, nous ne prétendons pas ajouter un déversoir à humeurs de plus à la planète Internet. Reste à expliquer ce que nous entendons faire ici. Exactement ce que l’on faisait dans les salons : converser. Refaire le monde (qui, entre nous, en a bien besoin). Nous moquer des puissants et des mondains, des producteurs de lieux communs et marchands de bouillie imprimée. Et de nous-mêmes. Et les uns des autres. Entre gens de bonne compagnie, on est toujours prêts à s’engueuler.

Drôle d’idée, pensez-vous en réprimant difficilement votre envie de bailler. Peut-être. Peut-être en effet n’y a-t-il plus grand monde pour se délecter d’une belle phrase, d’une réflexion inattendue. Peut-être que si. Peut-être que, contrairement à ce que l’on croit dans les médias, il y a encore un public prêt à causer.

Entrez donc ! Vous ne ferez que des mauvaises rencontres.

Qui sommes nous ?
Nous ne prétendons pas répondre ici à une question aussi vertigineuse. Après tout, il est légitime de vouloir savoir à quel genre de table on dîne. On ne cause pas seul et ce salon est d’abord né de la rencontre entre les désirs de quatre personnes.
La maîtresse de maison : Elisabeth Lévy. Beaucoup la trouvent exaspérante. Comme disait l’autre, elle n’est pas méchante mais, putain, qu’est-ce qu’elle est chiante. Journaliste, grande gueule, structurellement en retard et à découvert. L’architecte : Jean-François Baum. Parle peu, comprend tout, observe beaucoup. Nous n’en rêvions même pas qu’il l’avait déjà fait. Les maîtres de cérémonie : Gil Mihaely. Faut-il l’attribuer à ses huit années dans l’armée israélienne ? Cet historien dix-neuviémiste est le porte-parole d’un réel qu’il s’acharne à rendre intelligible – et intelligent. François Miclo. Il a lu tous les livres et n’est jamais triste. Heureusement que notre salon est virtuel, sinon ce gourmet de tout ce qui est bon ferait la cuisine. Et à Strasbourg, où il vit, on ne se nourrit pas de légumes bouillis.

De la servitude libérale

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Elisabeth Lévy s’entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L’Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale.

A vous lire, le libéralisme des Lumières qu’affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d’un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L’extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d’ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l’«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu’on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c’est-à-dire le programme de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l’économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu’on pourrait étendre à l’infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n’importe quel bureaucrate communiste chinois a l’occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.

Pour vous, le libéralisme est l’accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c’est la possibilité pour l’homme de maitriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?
Sous l’influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l’économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C’est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l’Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c’est l’ampleur et la durée inédites d’une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l’idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s’agissait d’imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l’âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D’où le rôle de la Raison et de l’idéal de la Science dans les sociétés modernes..

En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l’arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?
C’est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu’il faut comprendre l’idéalisation moderne du droit et du marché. D’Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu’ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d’agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d’une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l’écrit Pierre Manent, l’Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».

Je vous concède que le scepticisme n’est pas très sexy. Reste qu’il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n’est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?
Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l’idée qu’un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s’il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s’il en a une) dès lors qu’il ne nuit pas à la liberté d’autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c’est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l’on veut s’en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l’humanité» au prétexte qu’elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d’une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l’agneau et celui de l’écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l’on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.

Est-ce l’origine de la ruse de l’Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l’entretenir ?
C’est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.

Sos Myanmar !

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Un pays entier rayé de la carte, et personne ne dit mot ! Plus exactement, personne ne dit plus le mot. Ce mot, c’est « Myanmar ». Terminologie officielle adoptée par la junte birmane en 1989, et aussitôt relayée dans l’enthousiasme général par l’Onu, les médias, les ONG et les agences de voyage. Après tout, si les Birmans veulent être des Myanmarais, c’est leur droit inaliénable, au même titre que celui des mamans du 9/3 de baptiser leurs nouveaux nés Sue Ellen ou Kangoo.

Le problème, c’est que parfois, les mots ont un sens. Quand des chefs d’Etat décident que leur pays doit cesser de s’appeler le Congo, le Cambodge ou la Biélorussie pour devenir le Zaïre, le Kampuchéa (démocratique) ou le Bélarus, c’est qu’en général, on a décrété dans le même mouvement l’irruption imminente de l’homme nouveau. Du passé, on fait table rase ; le Zaïrois nouveau est arrivé, on est prié d’applaudir. Mais on n’est pas obligé. De Gaulle avait le don d’exaspérer ses interlocuteurs soviétiques en ne leur parlant que de la Russie. Temps d’arrogance heureusement révolus : pendant des années, les médias nous ont rebattu les oreilles avec l’intangible appellation Myanmar : fut-elle imposée par des tyranneaux, elle était, seule, géopolitiquement correcte.

Or, sémantiquement parler du « nécessaire rétablissement des libertés démocratiques au Myanmar », c’est très exactement comme si, par exemple, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations exigeait « des mesures concrètes pour le droit à l’embauche des bougnoules et des bamboulas ». On a fini par s’en apercevoir, mais un peu tard…

Mais bon, trêve de moqueries. Quelques centaines de bonzes massacrés auront suffi à ramener nos amis du Camp du Bien à la raison – et même au bon usage ! Dans le cas du Kampuchéa, pour que Le Monde et Libé abandonnent l’appellation contrôlée par Pol Pot et recommencent à parler de Cambodge, il avait quand même fallu attendre que le curseur atteigne, à la louche, les trois millions. Si c’est pas un progrès, ça !

Le nouveau régime

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« Liberté, que de crimes on commet en ton nom. » La République se souviendra-t-elle un jour du cri de désespoir lancé abruptement par Manon Roland au détour d’un escalier. Le lecteur érudit aura noté de lui-même – tous nos lecteurs sont érudits – que l’éblouissant Pierre Bellemare s’est inspiré de cette scène mythologique de l’histoire révolutionnaire française pour lancer en octobre 1960 l’une des émissions phare de l’Ortf, La tête et les jambes.

Les Anglais ont bien eu Oliver Cromwel et ils ont su décapiter leur roi avant tout le monde. Pourtant, c’est aux Français que la sinistre réputation est faite de ne pas savoir changer de régime sans verser de sang. Ce n’est pas leur faute : jamais personne ne leur a appris à faire de politique sans se salir les mains ni couper des têtes. On peut enseigner à un enfant l’art de ne pas faire de saloperies quand il est attablé devenant une pleine assiette de brocolis : « Mange, Kevin, c’est aussi bon que tes crottes de nez. ». On n’a jamais, en revanche, essayé d’inculquer à un Français l’art de s’occuper des affaires publiques sans piquer dans la caisse ni zigouiller son adversaire. Montesquieu disait déjà la même chose. Enfin, dans d’autres termes.

Evidemment, le fait que la guillotine soit rangée, fort heureusement, au magasin des accessoires depuis quelques décennies n’y change pas grand-chose. Passer d’un régime à un autre est, en France, une discipline tout aussi meurtrière que par le passé. Ce que l’on perd tout simplement en spectaculaire, on le gagne en raffinement.

Le 6 mai dernier, avec l’accession de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, la France a justement changé de régime, comme l’avaient annoncé avec la prescience apostériorétique qui les caractérise Elisabeth Tessier et Jean-François Kahn. Moi qui ne sais pas lire plus de trois lignes dans le marc de Nescafé, qui ai sur le crâne beaucoup plus de cheveux que le directeur de Marianne et qui pourtant ne suis qu’une hypo-Kahn, je veux joindre ma voix à celle de Patrick Juvet pour crier : « Où sont les morts ? »

S’il est vrai qu’aucun changement de régime ne s’effectue en France sans meurtre, que les Français ont changé de régime, alors la logique formelle nous invite à les déterrer, ces morts pour la France. Quant à la médecine légale, elle nous en offre trois bien gros.

Le premier des morts du nouveau régime s’appelle François Hollande.

– Mais il n’est pas mort, me susurre à l’oreille la voix mâle de mon mari qui, s’il était un véritable Vert (ein echter Grün) comme il le prétend, resterait bien sage et bien muet dans la cuisine.

– Quoi, il est pas mort ? Toi, t’as pas lu Heidegger : ça mettra le temps peut-être, mais ça viendra. (Note de la traductrice : jeu de mot intraduisible sur Sein und Zeit.)

Admettons que le changement de régime n’ait pas tué François Hollande, il a, en revanche, tué Luciano Pavarotti et Raymond Barre. Lorsque tous deux ont appris qu’il fallait changer de régime, ça leur a mis un coup au moral, affaiblissant chacun d’eux considérablement. L’essentiel du travail était déjà fait.

Le coup de grâce, ils l’ont reçu lorsqu’ils ont lu, dans la presse géopolitique française (Voici, Closer, Gala, Le Monde Diplo) que le nouveau président ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas. Le premier s’est aussitôt étranglé avec la portion de lasagnes qu’il venait à peine d’engloutir, tandis que le second est tombé raide mort dans son tripoux, renversant malencontreusement une bouteille à demi-pleine de Chénas.
Si ce ne sont pas des preuves, ça, que les Français ont changé de régime.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

L’homme qui pensait qu’il était Roumain

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Dans le journal qu’il a tenu de 1933 à 1944, Mihail Sebastian, intellectuel juif bucarestois, a observé la montée de la barbarie dans la société roumaine, persistant à croire en l’amitié, l’intelligence, et, pour finir, en l’Homme quand celui-ci révélait ses plus monstrueux penchants.

Roumain et Juif. Dans le Bucarest des années 1930 Iosif Hechter, un jeune intellectuel juif, croyait dur comme le fer que ces deux appartenances étaient complémentaires. Il est vrai qu’il avait choisi d’écrire sous le nom de plume – pas très juif – Mihail Sebastian. Prudence, peut-être. Il n’empêche ; il a toujours refusé le choix que voulait lui imposer la société roumaine de l’époque : soit Juif soit Roumain. Un choix qui n’en était pas un car, même pour ses amis les plus chers, un Juif, aussi assimilé eut-il été, ne pouvait être pleinement roumain. Expérience partagée par son ami Eugène Ionesco, juif par sa mère. « Ni son nom, ni son père de souche incontestablement roumaine, ni son baptême chrétien à la naissance, rien, rien, rien ne peut occulter la malédiction d’avoir du sang juif dans les veines », écrit Sebastian à son sujet.

Son Journal (1935-1944), n’est pas seulement un témoignage sur la tragédie qui se joue alors. Il est une tentative, un effort pour se reconstituer en tant qu’être humain par l’écriture de soi. Les Roumains étaient en train de construire leur identité nationale sur l’exclusion – véhémente, violente et pour finir meurtrière – des Juifs. Déjà reconnu comme romancier et essayiste de talent, le jeune auteur, comme beaucoup d’autres à cette époque, se réfugie dans la « Culture ». A défaut d’être un citoyen roumain à part entière, il revendique sa citoyenneté de la République de lettres et à défaut d’une nation prête à l’accueillir il s’évade vers une Europe de verbe et de musique. Celle de Shakespeare, Proust, Stendhal, Balzac, Jules Renard et Tolstoï – il lit Guerre et paix pendant l’été 1941, en même temps qu’il suit l’avance de l’armée allemande vers Moscou. Pour lui, Lyon, Prague et Berlin n’évoquent pas la marche à la guerre ou le Reichstag en flammes mais les stations de radio sur lesquelles sont diffusés les concerts de Mozart et Bach. Sans doute ignore-t-il que, dans une pièce allemande montée pour la première fois en 1933 pour l’anniversaire d’Adolf Hitler, l’un des personnages prononce cette phrase généralement attribuée à Herman Goering : « Wenn ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ! » (Quand j’entends le mot culture je sors mon revolver.)

La barbarie n’a pas été seulement une maladie allemande. Impuissant et atterré, Sebastian assiste à la transformation de la société roumaine. Au détour d’une conversation surprise dans un parc, il entend un gamin, élève au lycée militaire, s’enorgueillir d’arborer la croix gammée. Il note, accablé : « Une société policière telle que la société roumaine ne peut rien engendrer d’autre que des générations de policiers. Des policiers par l’esprit, par la mentalité, cela va de soi, quand ils ne peuvent pas l’être carrément par le métier. »

L’Os à moelle

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Jacques Pessis a eu l’excellente idée de rééditer dans la collection Omnibus une anthologie de L’Os à Moelle, organe officiel des loufoques. Lancée en mai 1938 par Pierre Dac, l’aventure éditoriale s’achève en juin 1940 : « Ce qui m’est arrivé, estimera Dac, est bien connu. L’os à moelle se décompose au contact du vert-de-gris. »

Dès sa première parution, le journal connaît un immense succès : les kiosques sont pris d’assaut. Si, dans l’histoire de la presse française, plusieurs journaux et revues fondés sur le non-sens ont paru (qu’on se souvienne des surréalistes), c’est la première fois qu’une telle entreprise dépasse la confidentialité pour recueillir un écho aussi large. Quatre cent mille exemplaires sont vendus. En quelques semaines, Pierre Dac devient la coqueluche des cours d’écoles et de lycées de toute la France.

Mais, tandis que les 10-18 ans se passent de main en main L’Os à Moelle, les intellectuels se déchaînent contre les loufoqueries de Dac et sa « vulgarité indécente » : on l’accuse de fuir la réalité en se réfugiant, non pas dans le nonsense anglo-saxon, mais dans le non-sens. La vieille antienne pascalienne est entonnée contre Dac : rien ne doit nous divertir de la recherche du salut.

La critique formulée à l’encontre de Dac n’est pourtant pas dépourvue de légitimité : les préoccupations de tous sont à la guerre. Elle se profile avec Munich, l’Anschluss ou Dantzig. Elle est présente, en filigrane, à chaque page de L’Os à Moelle.

Avec Pierre Dac, l’humour reste la plus élégante politesse du désespoir. Il le montrera en rejoignant la France Libre et en brocardant à partir de 1943, sur les ondes de Radio Londres, le gouvernement de Vichy.

Après guerre, quelques numéros de L’Os à Moelle reparaîtront très épisodiquement. De nouveaux talents rejoindront alors Dac, comme René Goscinny ou encore Jean Yanne se fendant d’un mémorable article : « Les romanciers savent plus causer français en écrivant. » Que faut-il entendre par là ? Par là, évidemment, pas grand chose…

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Nouveaux signataires du Manifeste des 343 salauds

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