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Négation de négation

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Invité dimanche de l’émission Ripostes, Dominique de Villepin a souhaité mettre les choses définitivement au point sur ses relations avec le président. A Serge Moati qui lui demandait s’il avait demandé le ministère des Affaires étrangères à Nicolas Sarkozy comme la rumeur le laissait entendre, Dominique de Villepin a répondu : « A aucun moment, je n’ai rien sollicité. » Cela signifie-t-il qu’à tout moment il a sollicité quelque chose ? On a compris qui alimentait en France la rumeur politique[1. « Jamais on ne trouvera ma main dans la moindre rumeur », a également déclaré l’ancien Premier ministre sur le même plateau. La main, ah ça non. Mais le reste…]. Ce n’est pas Dominique de Villepin, mais ses lapsus linguae et ses fautes de français.

Martti Ahtisaari, prix Nobel de la quoi ?

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La secte des Imprononçables a encore frappé. Avec une habileté qui lui est coutumière et une discrétion si achevée qu’elle n’éveillera jamais les soupçons ni de Thierry Meyssan ni de Dan Brown. C’est une société secrète qui manœuvre au long cours pour porter au devant de la scène internationale des personnalités dont le patronyme doit être lu une vingtaine de fois avant d’être prononcé. Elle est composée d’anciens présentateurs de journaux télévisés réunis par une sournoise et mesquine idée de la vengeance. Au cours des dernières années, leur plus brillant coup fut assurément l’élection de la présidente islandaise, Vigdís Finnbogadóttir.

Aucun journaliste de la presse parlée et filmée ne sortit indemne de cette épreuve. Même à Reykjavik, le présentateur vedette de Stöð 2 trébucha sur le nom du nouveau chef d’Etat, sans jamais s’en relever. Comme aucun être sensé ne tenait à ce que le réseau hertzien mondial ressemblât à la salle d’attente d’un orthophoniste, on prit, sans se concerter, la sage décision de ne plus traiter aucune information d’origine islandaise. Durant les seize années du mandat de Vigdís Finnbogadóttir et alors qu’elle était la première femme élue démocratiquement à la tête d’un Etat, l’Islande disparut de la surface du globe médiatique.

Cette année, les Imprononçables sont parvenus à convaincre le Parlement norvégien d’attribuer le prix Nobel de la paix à Martti Oiva Kalevi Ahtisaari, dont le seul mérite demeure de n’avoir pas déclenché de troisième guerre mondiale alors qu’il était diplomate. Les admirateurs finlandais de notre nouveau prix Nobel voudraient bien qu’on reconnaisse à leur champion une autre qualité : avoir quitté les médiations auxquelles il participait en Bosnie en 1993 pour se lancer dans la campagne présidentielle finlandaise. Ils n’ont pas tout à fait tort au fan club de Martti Ahtisaari : faire passer sa carrière personnelle avant la résolution d’un conflit est une manière de concourir avec ardeur à la paix entre les nations.

Si, dans les années 1930, Aristide Briand et Gustav Stresemann avaient décidé de se consacrer à la vie politique de leur pays respectif au lieu de manigancer un hypothétique rapprochement franco-allemand, cela nous aurait peut-être épargné la deuxième Guerre mondiale. On sait à Stockholm et dans ses environs qu’un diplomate qui commence à vouloir s’occuper des relations entre les Etats est un va-t-en-guerre. Si vis pacem, para bellum. Le contraire est vrai aussi : si tu veux la guerre, prépare la paix. Cela, Martti Ahtisaari l’a compris et, n’ayant jamais voulu concourir par lui-même à la paix, il mérite comme nul autre ce Nobel.

Enfin, « comme nul autre » : il ne faut pas exagérer. Il a fallu l’intervention et les manigances discrètes des Imprononçables pour que Martti remporte son prix. Sinon, nul doute que le Nobel aurait été attribué à Ingrid Betancourt qui, elle aussi, a le mérite de n’avoir jamais rien fait pour la paix dans le monde.

Las, les Imprononçables sont les plus forts. La déception est amère à la Fédération internationale des Comités Ingrid Betancourt : « C’est une très mauvaise nouvelle », a même déclaré leur responsable lorsqu’il a appris que c’était l’autre nase de Finlandais qui avait été choisi. Un type totalement inconnu et absolument pas télégénique.

Nous n’avons pas le droit de désespérer Betancourt, comme le disait Sartre ! Dans le grand et finnois malheur qui s’abat sur eux, il reste à ses supporters un pis-aller. Aller faire le siège d’Edmonde Charles-Roux en hurlant à ses octogénaires oreilles : « Le Goncourt pour Betancourt ! »

Photo de Une : Martti Ahtisaari au Forum de Davos en 2000, World Economic Forum, flickr.

Et ta sœur(e) !

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Le long et inintéressant article que Clarisse Fabre a publié dans Le Monde de ce samedi sur l’annexion problématique de la MC 93 par la Comédie-Française commence ainsi : « Est-ce un désaveu pour Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie-Française » et se termine comme ça : « On ne peut pas accepter une annexion ! », a souligné la metteure en scène Ariane Mnouchkine. » Pourquoi Ariane est-elle metteure en scène et Muriel n’est-elle pas administrateure ni donc générale, il faudra penser à le demander à la correcteure.

Le Clézio, écrivain dégagé

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Depuis que l’on a décidé que dix-huit Suédois devaient se réunir chaque année à Stockholm pour faire autre chose que diriger le conseil d’administration d’Ikea et déposer sur les épaules d’un écrivain qui n’avait rien demandé un prix qui a fait chavirer bien des têtes, la France s’est taillée la part du lion. Pas moins de quatorze prix Nobel placent le pays à la tête du palmarès de ce que Goethe désigna le premier sous le nom de Weltliteratur (littérature mondiale) et qu’Etiemble passa sa vie à théoriser sans toutefois jamais, de son propre aveu, y parvenir.

Ne poussons pourtant pas trop vite de cocorico. Les jeux pourraient bien être pipés d’entrée. Pour trois raisons au moins. La première est que la Svenska Akademien, fondée par Gustave III, est calquée sur le modèle de l’Académie française, dont le fort n’est pas la littérature mais le dictionnaire – cela relativiserait bien des choses si l’Académie suédoise ne comptait dans ses rangs serrés un écrivain comme Torgny Lindgren, auquel il ne sera jamais accordé de Nobel puisque c’est lui qui malheureusement les accorde. La deuxième raison est que l’affaire du Nobel commence comme l’histoire de France : avec un vase cassé – ce n’était certes pas celui de Clovis, mais le non moins célèbre Vase brisé de Sully Prudhomme, premier prix Nobel de littérature[1. Enfants des écoles, laissez Guy Môquet en paix et ânonnez après moi :
Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine,
Aucun bruit ne l’a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.]. Enfin, Pierre Lepape nous l’a rappelé dans un remarquable essai, la France demeure, par-dessus tout, le pays de la littérature[2. Pierre Lepape, Le pays de la littérature, Grasset, 2003. Entre nous, Lepape a toujours raison : cela s’appelle le dogme de l’infaillibilité pontificale.]. Comme l’Israël biblique a été choisie par Dieu pour connaître Son dessein, la France aurait été élue de la littérature pour l’accomplir et la parfaire. Dès lors que naît la langue française, lorsque Charles le Chauve et Louis le Germanique se prêtent serment d’assistance mutuelle en février 842 à Strasbourg, tout ce qui est politique devient, dès lors, littéraire et tout ce qui est littéraire devient politique.

Quel pays autre que la France aura vu sa représentation nationale se disputer sur les écrits d’un philosophe jusqu’à en venir aux poings ? Depuis le transfert des cendres de Jean-Jacques au Panthéon en 1794 jusqu’au tout début de la Grande Guerre, c’est-à-dire tout au long du XIXe siècle, le monde politique français s’écharpe à rythme régulier pour savoir si l’auteur du Contrat social est, comme l’affirmait Lakanal, l’inspirateur de la Révolution. La classe politique française est sens dessus dessous : on voit des hommes de droite se rallier à la gauche jacobine pour défendre Rousseau, tandis que Jaurès n’a aucun mot assez dur pour le condamner. Oui, la littérature est en France un sujet politique, tout comme la politique est un sujet littéraire. Sujets passionnants pour lesquels il n’est jamais de baïonnettes assez aiguisées.

Mais tout cela ne s’entend que si l’on adopte le point de vue romantique : tout ce qui est politique est littéraire, tout ce qui est littéraire doit être politique – accommodation de la formule par laquelle Robespierre inventa, selon Arendt, le totalitarisme : « Tout ce qui est moral est politique, tout ce qui est politique doit être moral. » De la même manière que la France a appris à faire correctement la Révolution et la Terreur au reste du monde, elle lui a appris ce qu’était la littérature. Une longue lignée court depuis 1789 pour jalonner l’histoire du monde : 1917, 1933, 1949… Moscou, Berlin, Pékin, leur héritage – n’en déplaise au René Char des Cahiers d’hypnos – est précédé d’un testament complété de multiples codicilles. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, les écrivains français soient les chouchous du Nobel de littérature.

Seulement, les Académiciens suédois ne sont pas romantiques. Le pays est pacifique au point de ne pas avoir fait la guerre depuis 1814. Face aux choses du monde, il exhibe depuis près de deux cents ans une neutralité qui siérait à tout citoyen helvétique. Et si l’on regarde de près la liste des quatorze Nobel français depuis 1901, on a devant soi un tableau assez fidèle du principe qui guide l’Académie suédoise : ce que Hannah Arendt appelait dans La Condition de l’homme moderne, la vita contemplativa, une manière de dégagement et d’abstention, de retrait et de neutralité. Dans tout le XXe siècle, qui fut le siècle de la vita activa, les Nobel choisirent Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Romain Rolland, Anatole France, Henri Bergson, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, Saint-John Perse, Claude Simon et Gao Xingjian. Aucun de ces écrivains ne peut être accusé d’activisme politique effréné ni même d’engagement public outrancier. Et même, en 1964, lorsque les Nobel désignent Jean-Paul Sartre comme lauréat, celui-ci refuse d’être « réifié » ou, si vous préférez, « rangé au magasin des accessoires ».

Qu’on regarde un peu le palmarès du prix Nobel de littérature de l’immédiate après-guerre. En 1945, l’Académie suédoise accorde le prix à Gabriela Mistral, diplomate, féministe et poétesse, quelqu’un en somme d’irréprochable mais d’un peu éloigné et de détaché des deux ou trois bricoles qui étaient advenues au monde civilisé au cours des précédentes années. En 1946, c’est Hermann Hesse qui, naturalisé suisse et immunisé par conséquent contre la deutsche Vergangenheit, est distingué. En 1947, c’est André Gide qui, malgré son Retour d’Urss, professe une foi en « l’intellectuel dégagé de l’actualité ». C’est qu’on préfère tenir,quand on est à la Svansken, Gide et Romain Rolland comme des apôtres du veule renoncement. Dans ces années-là, où tout se cristallisait, Malraux ou Gary étaient des écrivains potablement nobélisables. Le problème est qu’ils avaient – ou presque – porté les armes. La neutralité et le dégagement ne pardonnent pas.

En 2004, Elfriede Jelinek, qui reçoit le Nobel de littérature sans juger bon de se déplacer jusqu’à Stockholm pour le recevoir, envoie une cassette vidéo à l’Académie suédoise dans laquelle elle déclare : « Evidemment, en Autriche, on voudra exploiter l’honneur qui m’est fait, mais il faut rejeter cette forme de réclame. » Il n’y a pas ici à l’œuvre que la critique du provincialisme autrichien qui est la latitude des écrivains viennois depuis Thomas Bernhard. Il y a, surtout, le refus de la territorialisation, de la localisation, de la détermination national geographic de la littérature. L’idée que l’écrivain est apatride est somme toute assez française. Elle nous vient du Projet d’un traité sur l’histoire écrit en 1714 par Fénelon : « Le bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays » et mise au goût du jour par Fustel de Coulanges en 1870. Cela étant, ce fut Mommsen – qui professait à peu de choses près la thèse inverse – qui reçut en 1902 le prix Nobel de littérature. Et pas Fustel. Mais il faut dire qu’à l’époque, après avoir célébré le génie de Sully Prudhomme, la neutre Académie suédoise cherchait un Allemand pour compenser.

Aujourd’hui, que penser de Jean-Marie Gustave Le Clézio ? Qu’il a un prénom trop long. Certes. Mais ce Nobel lui va comme un gant. Il est le prototype de l’écrivain post-moderne, entièrement dévoué à la littérature. Sa vèc, pour remployer l’expression de Jan Patočka[3. Jan Patočka, L’écrivain et son objet, traduit par Erika Abrams. Paris, POL, 1990.], c’est la littérature et rien d’autre. Il le fait bien. Excellemment même. Du Procès verbal à L’Africain, quelque chose se passe chez lui qui a rapport avec la question de la littérature, comme dirait mon vieux maître, Philippe Lacoue-Labarthe. N’empêche. N’empêche que nous avons deux écrivains en France qui ont des œuvres derrière eux (pardon pour les autres) : Le Clézio et Sollers.

Pourquoi Philippe Sollers n’aura jamais le prix Nobel de littérature ? Parce qu’il a l’heur de s’intéresser au reste du monde et à considérer que la littérature, quoi qu’il en dise et quoi qu’il s’en défende, reste, en France, un geste politique. Lorsque, dans Le Monde, il écrit un article comme on ne fait plus, justifiant le choix de Le Clézio par le rejet d’une France moisie à Vichy et pourrie à Moscou, il brûle, notre Philippe Sollers national. Il brûle. Mais il oublie Pékin.

Que saint Jürgen Habermas me pardonne si je cite un vil lecteur de Heidegger – quoi ! comment ose-t-il und so weiter ? –, mais le plus allemand et le plus heideggérien des philosophes qui soit, Peter Sloterdijk, s’étonne toujours lorsqu’il rend visite à des amis français que leur intérieur ressemble – ou tente de ressembler – à un musée. Et si nous avions en France l’idée de faire littérature et politique comme si nous vivions dans un musée ? Et si nous faisions comme si le romantisme politique était encore un genre littéraire ? Et si nous faisions comme si la France ne s’était pas retirée de la marche du monde ? Cela se peut – on le déplore. Mais hors les murs de ce musée imaginaire se trouve assurément, comme un prophète mal assuré, JMG Le Clézio.

Miel De Bourdon

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Bourse : surtout, ne vendez pas !

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Clémence Fugain, une jeune et jolie consoeur spécialiste de la Bourse au Journal des Finances va sûrement finir par regretter que l’interview donnée par elle le 16 septembre dernier à Ruth Elkrief de BFM sur le thème : « Faut-il acheter ou faut-il vendre ? », soit encore en ligne sur le site du JdF, de BFM et même du Figaro. Sur un ton qui n’appelle pas vraiment la contradiction, elle y explique qu’il ne faut pas céder à la panique, que la purge est faite après la faillite de Lehmann Brothers, bref qu’il faudrait être bien bête pour vendre.

Bien sûr, ce sont les épargnants qui ont été assez bêtes pour ne pas écouter ses conseils qui s’en sont bien tirés : depuis le 16 septembre, le CAC a perdu plus de 22 %. Mais soyons cléments avec Clémence. Ce sont les hasards de Google qui m’ont guidé vers elle, j’aurais pu taquiner de même des milliers de ses confrères qui ont tous répété exactement la même chose, et sur tous les tons, et depuis des mois, et dans le monde entier.

« Ne cédez pas à la panique ! » C’est, en dernière analyse, le seul mot d’ordre des donneurs d’avis depuis le début de la crise des subprimes. Et comme il ne saurait y avoir deux vérités en science économique, ni même une et demie, ce mantra dépaniqueur des rubriques financières est aussi celui qu’ânonnent en boucle la quasi-totalité des experts. Un exemple parmi des flopées d’autres : le 17 juillet dernier, interrogé par Thierry Philippon du Nouvel Obs, Michel Cicurel, président de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, mettait vigoureusement en garde les petits actionnaires sujets à la krachophobie : il est, nous prévient-il, beaucoup trop tard pour vendre ! Et pour les indécrottables trouillards, il ajoutait même : « La question n’est plus : « faut-il vendre ? » mais plutôt : « faut-il recommencer à acheter ? ». » Certains investisseurs le font. Ils sont en tout cas plus raisonnables que ceux qui continuent à céder leurs titres dans la dégringolade. Depuis le 17 juillet 2008, le CAC 40 a perdu 25 %. Si la famille a écouté ses conseils, bientôt on dira « pauvre comme Rothschild ».

On n’aura pas le mauvais goût de penser que l’expertise de Michel Cicurel (et de tous ses collègues) risque d’être biaisée parce qu’il est à la fois juge (il donne dans la presse des conseils d’achat ou de vente) et partie (il donne, à la Bourse, des ordres d’achat ou de vente). D’ailleurs, on retrouve la même fougue anti-paniquards chez des « acteurs du marché » (j’adore l’expression), censés être au-dessus de la mêlée, tel le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer qui martelait, le 30 septembre au micro de RTL : « Il faut qu’on arrête de se faire peur collectivement, qu’on regarde les choses. Il y a des difficultés que chacun connaît, mais il n’y a pas de raisons du tout d’avoir peur et de céder à la panique. » Pas mal, non ? Je vous laisse, vous-même calculer combien la Bourse a perdu depuis les conseils avisés du gouverneur. On notera cependant que par rapport aux précédentes citations, une nouvelle nuance sémantique apparaît en loucedé quand il dit : « Il faut qu’on arrête de se faire peur collectivement. » Pour Christian Noyer, la vraie racine de la peur, ce n’est pas l’état du Marché, mais bel et bien la peur elle-même. Ça ne vous rappelle rien ? Mais si, bien sûr ! C’est une variation sur le thème du fameux « sentiment d’insécurité », sentiment qui, lui seul, pourrit la vie des banlieusards.

Puisqu’on est dans la sémantique, une remarque s’impose. Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire : « Il faut immédiatement céder à la panique » ? Dès que l’idée de panique est actée, c’est-à-dire dès que le mot est lancé, la réponse est faite avant qu’arrive le point d’interrogation censé ouvrir le débat en même temps qu’il clôt la phrase. Dire « panique », c’est comme dire « anorexie », « hooliganisme » ou « xénophobie » : on n’en débattra que pour savoir quelle est la meilleure façon de l’éradiquer. Une idée en appelant une autre, je remarque que j’aurai pu ajouter, sans risque de hiatus, le mot « protectionnisme » à cette liste d’infamie. En fait, j’ai l’intime conviction, sans en avoir les preuves, que la pensée financière dominante (« Ne vendez surtout pas ! ») est une sorte de produit dérivé de la pensée économique dominante (« Plus jamais de protectionnisme ! »). Pensée qui, elle-même – et là j’en suis sûr – est une filiale à 100 % de la pensée dominante tout court, celle de la-mondialisation-forcément-bénéfique-pour-tous.

On pourra bien sûr m’objecter que si tout le monde vendait ses actions, la situation ne ferait qu’empirer. Sûrement. Et c’est d’ailleurs un peu ce qui se passe sous nos yeux. Mais ceux qui ont eu la bonne idée liquider leurs positions avant tout le monde, ceux qui ont haussé les épaules quand la presse et les experts se moquaient de leur trouille irraisonnée, stigmatisaient leur irrationalité ou essayaient de les culpabiliser, ceux-là ont fait une vraie bonne affaire. Si tout le monde les avait imités, c’eût été la cata, mais eux, égoïstement, ils ont gagné de l’argent. Et si ça se trouve, c’est aussi pour ça qu’on fait des placements…

Quant à mes amis experts, je ne sais trop que leur conseiller : la peste ou le choléra ? Dire qu’il faut vendre pousse à une chute irraisonnée des cours, donc des placements. Dire qu’il faut conserver, voire acheter risque de ruiner les épargnants qui vous ont fait confiance. Par déduction, il ne reste qu’une seule solution, toute simple : dire qu’on n’en sait fichtre rien. Ou encore mieux, se taire.

Rose saumon

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Notre collègue de Libération, Sylvestre Huet, nous apprend qu’un saumon vient d’être péché au barrage de Suresnes. Cela faisait soixante-dix ans qu’on n’en avait pas repéré aux portes de Paris ! Bertrand Delanoë est vraiment prêt à tout pour devenir premier secrétaire du PS, même à remonter tous les courants.

100 commentaires

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Dieu sait que je n’ai pas l’habitude de parler de « démocratie ». Je parle de ce que je connais, moi. Or, voilà que grâce à l’ami Régis Soubrouillard (quel joli nom pour l’époque !) de Marianne2.fr, mon attention est soudain attirée sur un problème plutôt nouveau pour moi : « Faut-il en finir avec les commentaires de blogs ? »

Je croyais savoir qu’un blog, un site, et toute cette sorte de choses, c’était une communauté choisie. Qu’on écrivait pour des gens qui faisaient la démarche de vous lire – avec éventuellement le droit de réagir. Eh bien pas du tout ! Figurez-vous que pour certains collègues zinfluents « l’afflux de commentaires sur les blogs complique la tâche des blogueurs » (ibid.).

Mais au secours! S’ils ne veulent pas qu’on leur réponde, ces gens-là n’ont qu’à faire comme l’ami Jules Renard : écrire un Journal intime destiné à la postérité (ou, à défaut, à la posthumité).

Vous me direz que Jules n’avait pas le choix. Eh bien si! Il aurait pu publier son Journal dans un journal – ou un hebdo ou un mensuel – et s’attendre du coup à avoir des réactions. D’ailleurs il y en a, y compris la mienne – moi qui n’ai découvert ce chef-d’œuvre que sur le tard.

Mais revenons à l’inessentiel. Ce qui me troue le cul, c’est ce nouveau concept d’ »interactivité unilatérale ». Hé les jeunes, il faut choisir ! Si tu parles aux gens, la moindre des politesses, c’est de leur donner le droit de répondre. J’ai dit « politesse », pas « démocratie ». Pas besoin de 500 signatures de notables pour créer un site, sinon Causeur n’existerait pas ! – du moins je l’espère.

Bref, le commentaire est un suffrage non pas universel mais censitaire et consultatif. Laissez-moi rire des démocrates qui n’acceptent même pas ce mode d’expression, pourtant ultra-filtré par nature même. Bien sûr il y a des glands(e)s qui postent portnawak – et en plus sans rapport avec l’article dont auquel. Sans me vanter, j’ai même été le premier sur ce site non pas à en souffrir, mais à m’en plaindre. Est-ce une raison pour faire taire la populace ou plutôt, en son sein, le « petit troupeau » qui vous a déjà choisi ?

Toujours un peu en retard sur mon époque (mais y a pas qu’elle dans la vie!), je découvre donc presque simultanément l’ »interactivité » et sa mort annoncée, sous le prétexte que les commentateurs ne seraient pas toujours à la hauteur des auteurs. Il faudrait savoir ce que l’on veut : rester sur son Aventin, ou soumettre ses idées à ceux qui veulent bien faire l’effort d’en prendre connaissance ?

On dirait qu’il y a des cerveaux tellement gros qu’ils veulent bien dispenser « le vrai et le beau » – mais à condition de n’être pas contredits.

Dieu fasse que ça n’arrive pas chez nous : entre le « Causons ! » et le « Ta gueule ! », il faut choisir.
D’ailleurs le problème se règle de lui-même, pour peu qu’on lise tout (ou rien) : chaque post con engendre son anti-post anti-con[1. Bien sûr, pas mal de commentateurs écrivent n’importe quoi. Mais qui sommes-nous pour les critiquer ? Au lieu de censurer, relisons-nous dans 50 ans.].

Bref, et j’en aurai terminé, dans cet étrange alternative, il me semble distinguer trois branches :
– soit on censure tout (et pourquoi pas moi, incarnation même de la Liberté ?)
– soit on publie tout (quitte à répondre en deux mots aux blogueurs qui se sont juste trompés de site !)
– soit on écrit soi-même les commentaires, mais ça prend du temps et ça finit par se savoir.

J’ai dit !

Autoportrait de Napoléon Empereur

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Interné dès 1880, Gustave Pivert devint peintre sur le tard, après avoir tenté d’être tour à tour romancier, poète, empereur, porte-avions et même président du Conseil sous Jules Grévy. On doit au directeur de l’asile Sainte-Anne la réalisation de cette œuvre. Sans les vues libérales et prophétiques du généreux médecin, jamais Gustave Pivert n’aurait eu à sa disposition une toile et des couleurs pour la réaliser. C’est d’ailleurs en avalant les pinceaux qui lui servirent à confectionner ce tableau que le malheureux Pivert disparut. Les gouailleurs de la Belle Epoque célébrèrent longtemps sa mémoire en entonnant sur l’air de Monte là-dessus tu verras le Mont-Blanc le refrain bien connu : « Vil Pivert peint avec les pieds, le vil peint, peint sans mettre les mains. »

Gustave Pivert, Autoportrait de Napoléon Empereur, 1886. Conservé à l’oratoire des Sœurs de la Bonne Conscience, Paris.

Les cirques ferment mais les clowns se portent bien

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Pendant quelques jours, au début de la crise, on ne les entendait plus. Les Lamy, les DSK, les Pébereau, les de Boissieu, les Minc, les Sylvestre, les Artus et les Le Boucher, on avait l’impression qu’ils avaient profité des soldes de chez Opodo, direction l’été indien, dans le Pacifique ou aux Antilles. Remarquez, ça nous faisait aussi des vacances. Les grosses crises, ça donne un goût de souffre mais ça réveille forcément en nous un vieux fond de chant révolutionnaire façon 89. Ah ça ira, ça ira, ça ira, les maîtres penseurs (ou plutôt les maîtres-compteurs, non, les maîtres-conteurs), on les aura. Donc, on pouvait se concentrer entièrement sur les pitreries du nouveau duo de fantaisistes BHL-Houellebecq et les lagarderies du moment en comptant les jours qui nous séparaient de la séparation du ministre de l’Economie que, dans sa grande science du casting politique, le chef des pitres – lui aussi silencieux pendant une dizaine de jours – avait offert à la France.

On commençait à s’inquiéter, on s’essayait à penser de travers, et pas comme des porcs ! Certains, comme Emmanuel Todd, Jacques Sapir ou Malakine, nous délivraient leur version de la crise : le libre-échangisme intégral, fondé sur la dépression salariale (des produits toujours moins cher pour un consommateur toujours plus pauvre), engendre une véritable passion pour le crédit, devenu seul instrument de relance, qui finit par faire exploser le système en engendrant moult manoeuvres spéculatives dignes du morceau de scotch que se passaient tous les voyageurs de l’avion dans un des Tintin de notre enfance qui avait stimulé la réflexion de Lacan sur la névrose familiale… D’où les solutions proposées : protectionnisme européen, contrôle des changes, interdiction des paradis fiscaux, plafonnement des rémunérations des grands patrons, interdiction des parachutes. Bref, réglementation législation et redistribution, et non plus régulation.

Et puis, patatras, le naturel a repris le dessus. Le commerce aussi car ces gens-là, voyez-vous, ont toujours quelque chose à vendre. Un poste, un rapport, un livre, un nanar au théâtre ou au cinéma, la maison n’hésite pas à faire dans le polyvalent, voyez Attali. Rhabillés, comme toujours, en Monsieur Je-vous-l’avais-bien-dit, ils sont, dès que Sarkozy a donné le top-départ, remontés sur scène au café du commerce audiovisuel, dans les radios et les TV où ils disposent toujours de leur rond de serviette. Attali, justement, a endossé l’habit qui sied mieux à un moine de son espèce, prophète. Voyez-vous ça, ces pégrelots de journalistes l’ont titillé sur la demi-page de son rapport sur les taxis alors qu’il avait consacré cinq pages, pas moins (sur 350, pensez donc !) à la crise. Lesdits journalistes ont baissé les yeux et se sont presque excusés. Pensez donc, ils prenaient le thé à Neuilly chez un prophète et ils n’avaient pas réalisé ! Pas un (sauf un blogueur, bien sûr) n’a eu l’idée de relire les fameuses cinq pages. Dommage, ils ont raté l’occase de clouer le bec au hibou de l’expertosphère une fois pour toutes. Car si le sieur Attali y parle bien de finance, c’est pour bien préciser à quelles conditions nous pourrions survivre sans déranger le bel ordonnancement du monde des subprimes et autres creditcruncheries.

Heureusement qu’ils sont revenus, tous les pitres professionnels avec leurs pitchs bien léchés sur les « excès » de cette finance, que, voyez-vous, ils avaient toujours dénoncée. Et comme toujours, jusqu’à la prochaine crise, c’est-à-dire la collision suivante avec le réel. Cette crise, de toute façon, ils la verront bien assez tôt. Quand tous les fabriquants d’automobiles auront fermé leurs ateliers, quand les banques auront dégraissé leurs effectifs, quand les caisses sociales auront serré la ceinture de leurs assurés, ils pourront imaginer à quelle bulle spéculative nous serons mangés la prochaine fois. Les énergies nouvelles, par exemple ?

Cet article est extrait de l’éditorial du numéro zéro de Vendredi, nouvel hebdomadaire d’actualité réalisé avec les blogueurs et les sites d’information, et dont le premier numéro paraitra le 17 octobre.

De l’électricité dans l’air

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A un journaliste de Canal + qui lui demandait dimanche si elle envisageait d’équiper la police municipale de Lille de Taser, Martine Aubry avait répondu : « Non certainement pas. Pour plusieurs raisons. D’abord c’est dangereux : 290 morts en Amérique du Nord. » La réaction de la société importatrice de l’arme en France ne s’est pas faite attendre : elle a dépêché un huissier lundi à la mairie de Lille pour… recueillir de la bouche de Martine Aubry les « noms des 290 victimes ». Si maintenant on est sommé d’apporter les preuves de ce qu’on raconte, la démocratie est en danger !

Négation de négation

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Invité dimanche de l’émission Ripostes, Dominique de Villepin a souhaité mettre les choses définitivement au point sur ses relations avec le président. A Serge Moati qui lui demandait s’il avait demandé le ministère des Affaires étrangères à Nicolas Sarkozy comme la rumeur le laissait entendre, Dominique de Villepin a répondu : « A aucun moment, je n’ai rien sollicité. » Cela signifie-t-il qu’à tout moment il a sollicité quelque chose ? On a compris qui alimentait en France la rumeur politique[1. « Jamais on ne trouvera ma main dans la moindre rumeur », a également déclaré l’ancien Premier ministre sur le même plateau. La main, ah ça non. Mais le reste…]. Ce n’est pas Dominique de Villepin, mais ses lapsus linguae et ses fautes de français.

Martti Ahtisaari, prix Nobel de la quoi ?

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La secte des Imprononçables a encore frappé. Avec une habileté qui lui est coutumière et une discrétion si achevée qu’elle n’éveillera jamais les soupçons ni de Thierry Meyssan ni de Dan Brown. C’est une société secrète qui manœuvre au long cours pour porter au devant de la scène internationale des personnalités dont le patronyme doit être lu une vingtaine de fois avant d’être prononcé. Elle est composée d’anciens présentateurs de journaux télévisés réunis par une sournoise et mesquine idée de la vengeance. Au cours des dernières années, leur plus brillant coup fut assurément l’élection de la présidente islandaise, Vigdís Finnbogadóttir.

Aucun journaliste de la presse parlée et filmée ne sortit indemne de cette épreuve. Même à Reykjavik, le présentateur vedette de Stöð 2 trébucha sur le nom du nouveau chef d’Etat, sans jamais s’en relever. Comme aucun être sensé ne tenait à ce que le réseau hertzien mondial ressemblât à la salle d’attente d’un orthophoniste, on prit, sans se concerter, la sage décision de ne plus traiter aucune information d’origine islandaise. Durant les seize années du mandat de Vigdís Finnbogadóttir et alors qu’elle était la première femme élue démocratiquement à la tête d’un Etat, l’Islande disparut de la surface du globe médiatique.

Cette année, les Imprononçables sont parvenus à convaincre le Parlement norvégien d’attribuer le prix Nobel de la paix à Martti Oiva Kalevi Ahtisaari, dont le seul mérite demeure de n’avoir pas déclenché de troisième guerre mondiale alors qu’il était diplomate. Les admirateurs finlandais de notre nouveau prix Nobel voudraient bien qu’on reconnaisse à leur champion une autre qualité : avoir quitté les médiations auxquelles il participait en Bosnie en 1993 pour se lancer dans la campagne présidentielle finlandaise. Ils n’ont pas tout à fait tort au fan club de Martti Ahtisaari : faire passer sa carrière personnelle avant la résolution d’un conflit est une manière de concourir avec ardeur à la paix entre les nations.

Si, dans les années 1930, Aristide Briand et Gustav Stresemann avaient décidé de se consacrer à la vie politique de leur pays respectif au lieu de manigancer un hypothétique rapprochement franco-allemand, cela nous aurait peut-être épargné la deuxième Guerre mondiale. On sait à Stockholm et dans ses environs qu’un diplomate qui commence à vouloir s’occuper des relations entre les Etats est un va-t-en-guerre. Si vis pacem, para bellum. Le contraire est vrai aussi : si tu veux la guerre, prépare la paix. Cela, Martti Ahtisaari l’a compris et, n’ayant jamais voulu concourir par lui-même à la paix, il mérite comme nul autre ce Nobel.

Enfin, « comme nul autre » : il ne faut pas exagérer. Il a fallu l’intervention et les manigances discrètes des Imprononçables pour que Martti remporte son prix. Sinon, nul doute que le Nobel aurait été attribué à Ingrid Betancourt qui, elle aussi, a le mérite de n’avoir jamais rien fait pour la paix dans le monde.

Las, les Imprononçables sont les plus forts. La déception est amère à la Fédération internationale des Comités Ingrid Betancourt : « C’est une très mauvaise nouvelle », a même déclaré leur responsable lorsqu’il a appris que c’était l’autre nase de Finlandais qui avait été choisi. Un type totalement inconnu et absolument pas télégénique.

Nous n’avons pas le droit de désespérer Betancourt, comme le disait Sartre ! Dans le grand et finnois malheur qui s’abat sur eux, il reste à ses supporters un pis-aller. Aller faire le siège d’Edmonde Charles-Roux en hurlant à ses octogénaires oreilles : « Le Goncourt pour Betancourt ! »

Photo de Une : Martti Ahtisaari au Forum de Davos en 2000, World Economic Forum, flickr.

Et ta sœur(e) !

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Le long et inintéressant article que Clarisse Fabre a publié dans Le Monde de ce samedi sur l’annexion problématique de la MC 93 par la Comédie-Française commence ainsi : « Est-ce un désaveu pour Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie-Française » et se termine comme ça : « On ne peut pas accepter une annexion ! », a souligné la metteure en scène Ariane Mnouchkine. » Pourquoi Ariane est-elle metteure en scène et Muriel n’est-elle pas administrateure ni donc générale, il faudra penser à le demander à la correcteure.

Le Clézio, écrivain dégagé

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Depuis que l’on a décidé que dix-huit Suédois devaient se réunir chaque année à Stockholm pour faire autre chose que diriger le conseil d’administration d’Ikea et déposer sur les épaules d’un écrivain qui n’avait rien demandé un prix qui a fait chavirer bien des têtes, la France s’est taillée la part du lion. Pas moins de quatorze prix Nobel placent le pays à la tête du palmarès de ce que Goethe désigna le premier sous le nom de Weltliteratur (littérature mondiale) et qu’Etiemble passa sa vie à théoriser sans toutefois jamais, de son propre aveu, y parvenir.

Ne poussons pourtant pas trop vite de cocorico. Les jeux pourraient bien être pipés d’entrée. Pour trois raisons au moins. La première est que la Svenska Akademien, fondée par Gustave III, est calquée sur le modèle de l’Académie française, dont le fort n’est pas la littérature mais le dictionnaire – cela relativiserait bien des choses si l’Académie suédoise ne comptait dans ses rangs serrés un écrivain comme Torgny Lindgren, auquel il ne sera jamais accordé de Nobel puisque c’est lui qui malheureusement les accorde. La deuxième raison est que l’affaire du Nobel commence comme l’histoire de France : avec un vase cassé – ce n’était certes pas celui de Clovis, mais le non moins célèbre Vase brisé de Sully Prudhomme, premier prix Nobel de littérature[1. Enfants des écoles, laissez Guy Môquet en paix et ânonnez après moi :
Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine,
Aucun bruit ne l’a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.]. Enfin, Pierre Lepape nous l’a rappelé dans un remarquable essai, la France demeure, par-dessus tout, le pays de la littérature[2. Pierre Lepape, Le pays de la littérature, Grasset, 2003. Entre nous, Lepape a toujours raison : cela s’appelle le dogme de l’infaillibilité pontificale.]. Comme l’Israël biblique a été choisie par Dieu pour connaître Son dessein, la France aurait été élue de la littérature pour l’accomplir et la parfaire. Dès lors que naît la langue française, lorsque Charles le Chauve et Louis le Germanique se prêtent serment d’assistance mutuelle en février 842 à Strasbourg, tout ce qui est politique devient, dès lors, littéraire et tout ce qui est littéraire devient politique.

Quel pays autre que la France aura vu sa représentation nationale se disputer sur les écrits d’un philosophe jusqu’à en venir aux poings ? Depuis le transfert des cendres de Jean-Jacques au Panthéon en 1794 jusqu’au tout début de la Grande Guerre, c’est-à-dire tout au long du XIXe siècle, le monde politique français s’écharpe à rythme régulier pour savoir si l’auteur du Contrat social est, comme l’affirmait Lakanal, l’inspirateur de la Révolution. La classe politique française est sens dessus dessous : on voit des hommes de droite se rallier à la gauche jacobine pour défendre Rousseau, tandis que Jaurès n’a aucun mot assez dur pour le condamner. Oui, la littérature est en France un sujet politique, tout comme la politique est un sujet littéraire. Sujets passionnants pour lesquels il n’est jamais de baïonnettes assez aiguisées.

Mais tout cela ne s’entend que si l’on adopte le point de vue romantique : tout ce qui est politique est littéraire, tout ce qui est littéraire doit être politique – accommodation de la formule par laquelle Robespierre inventa, selon Arendt, le totalitarisme : « Tout ce qui est moral est politique, tout ce qui est politique doit être moral. » De la même manière que la France a appris à faire correctement la Révolution et la Terreur au reste du monde, elle lui a appris ce qu’était la littérature. Une longue lignée court depuis 1789 pour jalonner l’histoire du monde : 1917, 1933, 1949… Moscou, Berlin, Pékin, leur héritage – n’en déplaise au René Char des Cahiers d’hypnos – est précédé d’un testament complété de multiples codicilles. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, les écrivains français soient les chouchous du Nobel de littérature.

Seulement, les Académiciens suédois ne sont pas romantiques. Le pays est pacifique au point de ne pas avoir fait la guerre depuis 1814. Face aux choses du monde, il exhibe depuis près de deux cents ans une neutralité qui siérait à tout citoyen helvétique. Et si l’on regarde de près la liste des quatorze Nobel français depuis 1901, on a devant soi un tableau assez fidèle du principe qui guide l’Académie suédoise : ce que Hannah Arendt appelait dans La Condition de l’homme moderne, la vita contemplativa, une manière de dégagement et d’abstention, de retrait et de neutralité. Dans tout le XXe siècle, qui fut le siècle de la vita activa, les Nobel choisirent Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Romain Rolland, Anatole France, Henri Bergson, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, Saint-John Perse, Claude Simon et Gao Xingjian. Aucun de ces écrivains ne peut être accusé d’activisme politique effréné ni même d’engagement public outrancier. Et même, en 1964, lorsque les Nobel désignent Jean-Paul Sartre comme lauréat, celui-ci refuse d’être « réifié » ou, si vous préférez, « rangé au magasin des accessoires ».

Qu’on regarde un peu le palmarès du prix Nobel de littérature de l’immédiate après-guerre. En 1945, l’Académie suédoise accorde le prix à Gabriela Mistral, diplomate, féministe et poétesse, quelqu’un en somme d’irréprochable mais d’un peu éloigné et de détaché des deux ou trois bricoles qui étaient advenues au monde civilisé au cours des précédentes années. En 1946, c’est Hermann Hesse qui, naturalisé suisse et immunisé par conséquent contre la deutsche Vergangenheit, est distingué. En 1947, c’est André Gide qui, malgré son Retour d’Urss, professe une foi en « l’intellectuel dégagé de l’actualité ». C’est qu’on préfère tenir,quand on est à la Svansken, Gide et Romain Rolland comme des apôtres du veule renoncement. Dans ces années-là, où tout se cristallisait, Malraux ou Gary étaient des écrivains potablement nobélisables. Le problème est qu’ils avaient – ou presque – porté les armes. La neutralité et le dégagement ne pardonnent pas.

En 2004, Elfriede Jelinek, qui reçoit le Nobel de littérature sans juger bon de se déplacer jusqu’à Stockholm pour le recevoir, envoie une cassette vidéo à l’Académie suédoise dans laquelle elle déclare : « Evidemment, en Autriche, on voudra exploiter l’honneur qui m’est fait, mais il faut rejeter cette forme de réclame. » Il n’y a pas ici à l’œuvre que la critique du provincialisme autrichien qui est la latitude des écrivains viennois depuis Thomas Bernhard. Il y a, surtout, le refus de la territorialisation, de la localisation, de la détermination national geographic de la littérature. L’idée que l’écrivain est apatride est somme toute assez française. Elle nous vient du Projet d’un traité sur l’histoire écrit en 1714 par Fénelon : « Le bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays » et mise au goût du jour par Fustel de Coulanges en 1870. Cela étant, ce fut Mommsen – qui professait à peu de choses près la thèse inverse – qui reçut en 1902 le prix Nobel de littérature. Et pas Fustel. Mais il faut dire qu’à l’époque, après avoir célébré le génie de Sully Prudhomme, la neutre Académie suédoise cherchait un Allemand pour compenser.

Aujourd’hui, que penser de Jean-Marie Gustave Le Clézio ? Qu’il a un prénom trop long. Certes. Mais ce Nobel lui va comme un gant. Il est le prototype de l’écrivain post-moderne, entièrement dévoué à la littérature. Sa vèc, pour remployer l’expression de Jan Patočka[3. Jan Patočka, L’écrivain et son objet, traduit par Erika Abrams. Paris, POL, 1990.], c’est la littérature et rien d’autre. Il le fait bien. Excellemment même. Du Procès verbal à L’Africain, quelque chose se passe chez lui qui a rapport avec la question de la littérature, comme dirait mon vieux maître, Philippe Lacoue-Labarthe. N’empêche. N’empêche que nous avons deux écrivains en France qui ont des œuvres derrière eux (pardon pour les autres) : Le Clézio et Sollers.

Pourquoi Philippe Sollers n’aura jamais le prix Nobel de littérature ? Parce qu’il a l’heur de s’intéresser au reste du monde et à considérer que la littérature, quoi qu’il en dise et quoi qu’il s’en défende, reste, en France, un geste politique. Lorsque, dans Le Monde, il écrit un article comme on ne fait plus, justifiant le choix de Le Clézio par le rejet d’une France moisie à Vichy et pourrie à Moscou, il brûle, notre Philippe Sollers national. Il brûle. Mais il oublie Pékin.

Que saint Jürgen Habermas me pardonne si je cite un vil lecteur de Heidegger – quoi ! comment ose-t-il und so weiter ? –, mais le plus allemand et le plus heideggérien des philosophes qui soit, Peter Sloterdijk, s’étonne toujours lorsqu’il rend visite à des amis français que leur intérieur ressemble – ou tente de ressembler – à un musée. Et si nous avions en France l’idée de faire littérature et politique comme si nous vivions dans un musée ? Et si nous faisions comme si le romantisme politique était encore un genre littéraire ? Et si nous faisions comme si la France ne s’était pas retirée de la marche du monde ? Cela se peut – on le déplore. Mais hors les murs de ce musée imaginaire se trouve assurément, comme un prophète mal assuré, JMG Le Clézio.

Miel De Bourdon

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Bourse : surtout, ne vendez pas !

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Clémence Fugain, une jeune et jolie consoeur spécialiste de la Bourse au Journal des Finances va sûrement finir par regretter que l’interview donnée par elle le 16 septembre dernier à Ruth Elkrief de BFM sur le thème : « Faut-il acheter ou faut-il vendre ? », soit encore en ligne sur le site du JdF, de BFM et même du Figaro. Sur un ton qui n’appelle pas vraiment la contradiction, elle y explique qu’il ne faut pas céder à la panique, que la purge est faite après la faillite de Lehmann Brothers, bref qu’il faudrait être bien bête pour vendre.

Bien sûr, ce sont les épargnants qui ont été assez bêtes pour ne pas écouter ses conseils qui s’en sont bien tirés : depuis le 16 septembre, le CAC a perdu plus de 22 %. Mais soyons cléments avec Clémence. Ce sont les hasards de Google qui m’ont guidé vers elle, j’aurais pu taquiner de même des milliers de ses confrères qui ont tous répété exactement la même chose, et sur tous les tons, et depuis des mois, et dans le monde entier.

« Ne cédez pas à la panique ! » C’est, en dernière analyse, le seul mot d’ordre des donneurs d’avis depuis le début de la crise des subprimes. Et comme il ne saurait y avoir deux vérités en science économique, ni même une et demie, ce mantra dépaniqueur des rubriques financières est aussi celui qu’ânonnent en boucle la quasi-totalité des experts. Un exemple parmi des flopées d’autres : le 17 juillet dernier, interrogé par Thierry Philippon du Nouvel Obs, Michel Cicurel, président de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, mettait vigoureusement en garde les petits actionnaires sujets à la krachophobie : il est, nous prévient-il, beaucoup trop tard pour vendre ! Et pour les indécrottables trouillards, il ajoutait même : « La question n’est plus : « faut-il vendre ? » mais plutôt : « faut-il recommencer à acheter ? ». » Certains investisseurs le font. Ils sont en tout cas plus raisonnables que ceux qui continuent à céder leurs titres dans la dégringolade. Depuis le 17 juillet 2008, le CAC 40 a perdu 25 %. Si la famille a écouté ses conseils, bientôt on dira « pauvre comme Rothschild ».

On n’aura pas le mauvais goût de penser que l’expertise de Michel Cicurel (et de tous ses collègues) risque d’être biaisée parce qu’il est à la fois juge (il donne dans la presse des conseils d’achat ou de vente) et partie (il donne, à la Bourse, des ordres d’achat ou de vente). D’ailleurs, on retrouve la même fougue anti-paniquards chez des « acteurs du marché » (j’adore l’expression), censés être au-dessus de la mêlée, tel le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer qui martelait, le 30 septembre au micro de RTL : « Il faut qu’on arrête de se faire peur collectivement, qu’on regarde les choses. Il y a des difficultés que chacun connaît, mais il n’y a pas de raisons du tout d’avoir peur et de céder à la panique. » Pas mal, non ? Je vous laisse, vous-même calculer combien la Bourse a perdu depuis les conseils avisés du gouverneur. On notera cependant que par rapport aux précédentes citations, une nouvelle nuance sémantique apparaît en loucedé quand il dit : « Il faut qu’on arrête de se faire peur collectivement. » Pour Christian Noyer, la vraie racine de la peur, ce n’est pas l’état du Marché, mais bel et bien la peur elle-même. Ça ne vous rappelle rien ? Mais si, bien sûr ! C’est une variation sur le thème du fameux « sentiment d’insécurité », sentiment qui, lui seul, pourrit la vie des banlieusards.

Puisqu’on est dans la sémantique, une remarque s’impose. Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire : « Il faut immédiatement céder à la panique » ? Dès que l’idée de panique est actée, c’est-à-dire dès que le mot est lancé, la réponse est faite avant qu’arrive le point d’interrogation censé ouvrir le débat en même temps qu’il clôt la phrase. Dire « panique », c’est comme dire « anorexie », « hooliganisme » ou « xénophobie » : on n’en débattra que pour savoir quelle est la meilleure façon de l’éradiquer. Une idée en appelant une autre, je remarque que j’aurai pu ajouter, sans risque de hiatus, le mot « protectionnisme » à cette liste d’infamie. En fait, j’ai l’intime conviction, sans en avoir les preuves, que la pensée financière dominante (« Ne vendez surtout pas ! ») est une sorte de produit dérivé de la pensée économique dominante (« Plus jamais de protectionnisme ! »). Pensée qui, elle-même – et là j’en suis sûr – est une filiale à 100 % de la pensée dominante tout court, celle de la-mondialisation-forcément-bénéfique-pour-tous.

On pourra bien sûr m’objecter que si tout le monde vendait ses actions, la situation ne ferait qu’empirer. Sûrement. Et c’est d’ailleurs un peu ce qui se passe sous nos yeux. Mais ceux qui ont eu la bonne idée liquider leurs positions avant tout le monde, ceux qui ont haussé les épaules quand la presse et les experts se moquaient de leur trouille irraisonnée, stigmatisaient leur irrationalité ou essayaient de les culpabiliser, ceux-là ont fait une vraie bonne affaire. Si tout le monde les avait imités, c’eût été la cata, mais eux, égoïstement, ils ont gagné de l’argent. Et si ça se trouve, c’est aussi pour ça qu’on fait des placements…

Quant à mes amis experts, je ne sais trop que leur conseiller : la peste ou le choléra ? Dire qu’il faut vendre pousse à une chute irraisonnée des cours, donc des placements. Dire qu’il faut conserver, voire acheter risque de ruiner les épargnants qui vous ont fait confiance. Par déduction, il ne reste qu’une seule solution, toute simple : dire qu’on n’en sait fichtre rien. Ou encore mieux, se taire.

Rose saumon

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Notre collègue de Libération, Sylvestre Huet, nous apprend qu’un saumon vient d’être péché au barrage de Suresnes. Cela faisait soixante-dix ans qu’on n’en avait pas repéré aux portes de Paris ! Bertrand Delanoë est vraiment prêt à tout pour devenir premier secrétaire du PS, même à remonter tous les courants.

100 commentaires

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Dieu sait que je n’ai pas l’habitude de parler de « démocratie ». Je parle de ce que je connais, moi. Or, voilà que grâce à l’ami Régis Soubrouillard (quel joli nom pour l’époque !) de Marianne2.fr, mon attention est soudain attirée sur un problème plutôt nouveau pour moi : « Faut-il en finir avec les commentaires de blogs ? »

Je croyais savoir qu’un blog, un site, et toute cette sorte de choses, c’était une communauté choisie. Qu’on écrivait pour des gens qui faisaient la démarche de vous lire – avec éventuellement le droit de réagir. Eh bien pas du tout ! Figurez-vous que pour certains collègues zinfluents « l’afflux de commentaires sur les blogs complique la tâche des blogueurs » (ibid.).

Mais au secours! S’ils ne veulent pas qu’on leur réponde, ces gens-là n’ont qu’à faire comme l’ami Jules Renard : écrire un Journal intime destiné à la postérité (ou, à défaut, à la posthumité).

Vous me direz que Jules n’avait pas le choix. Eh bien si! Il aurait pu publier son Journal dans un journal – ou un hebdo ou un mensuel – et s’attendre du coup à avoir des réactions. D’ailleurs il y en a, y compris la mienne – moi qui n’ai découvert ce chef-d’œuvre que sur le tard.

Mais revenons à l’inessentiel. Ce qui me troue le cul, c’est ce nouveau concept d’ »interactivité unilatérale ». Hé les jeunes, il faut choisir ! Si tu parles aux gens, la moindre des politesses, c’est de leur donner le droit de répondre. J’ai dit « politesse », pas « démocratie ». Pas besoin de 500 signatures de notables pour créer un site, sinon Causeur n’existerait pas ! – du moins je l’espère.

Bref, le commentaire est un suffrage non pas universel mais censitaire et consultatif. Laissez-moi rire des démocrates qui n’acceptent même pas ce mode d’expression, pourtant ultra-filtré par nature même. Bien sûr il y a des glands(e)s qui postent portnawak – et en plus sans rapport avec l’article dont auquel. Sans me vanter, j’ai même été le premier sur ce site non pas à en souffrir, mais à m’en plaindre. Est-ce une raison pour faire taire la populace ou plutôt, en son sein, le « petit troupeau » qui vous a déjà choisi ?

Toujours un peu en retard sur mon époque (mais y a pas qu’elle dans la vie!), je découvre donc presque simultanément l’ »interactivité » et sa mort annoncée, sous le prétexte que les commentateurs ne seraient pas toujours à la hauteur des auteurs. Il faudrait savoir ce que l’on veut : rester sur son Aventin, ou soumettre ses idées à ceux qui veulent bien faire l’effort d’en prendre connaissance ?

On dirait qu’il y a des cerveaux tellement gros qu’ils veulent bien dispenser « le vrai et le beau » – mais à condition de n’être pas contredits.

Dieu fasse que ça n’arrive pas chez nous : entre le « Causons ! » et le « Ta gueule ! », il faut choisir.
D’ailleurs le problème se règle de lui-même, pour peu qu’on lise tout (ou rien) : chaque post con engendre son anti-post anti-con[1. Bien sûr, pas mal de commentateurs écrivent n’importe quoi. Mais qui sommes-nous pour les critiquer ? Au lieu de censurer, relisons-nous dans 50 ans.].

Bref, et j’en aurai terminé, dans cet étrange alternative, il me semble distinguer trois branches :
– soit on censure tout (et pourquoi pas moi, incarnation même de la Liberté ?)
– soit on publie tout (quitte à répondre en deux mots aux blogueurs qui se sont juste trompés de site !)
– soit on écrit soi-même les commentaires, mais ça prend du temps et ça finit par se savoir.

J’ai dit !

Autoportrait de Napoléon Empereur

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Interné dès 1880, Gustave Pivert devint peintre sur le tard, après avoir tenté d’être tour à tour romancier, poète, empereur, porte-avions et même président du Conseil sous Jules Grévy. On doit au directeur de l’asile Sainte-Anne la réalisation de cette œuvre. Sans les vues libérales et prophétiques du généreux médecin, jamais Gustave Pivert n’aurait eu à sa disposition une toile et des couleurs pour la réaliser. C’est d’ailleurs en avalant les pinceaux qui lui servirent à confectionner ce tableau que le malheureux Pivert disparut. Les gouailleurs de la Belle Epoque célébrèrent longtemps sa mémoire en entonnant sur l’air de Monte là-dessus tu verras le Mont-Blanc le refrain bien connu : « Vil Pivert peint avec les pieds, le vil peint, peint sans mettre les mains. »

Gustave Pivert, Autoportrait de Napoléon Empereur, 1886. Conservé à l’oratoire des Sœurs de la Bonne Conscience, Paris.

Les cirques ferment mais les clowns se portent bien

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Pendant quelques jours, au début de la crise, on ne les entendait plus. Les Lamy, les DSK, les Pébereau, les de Boissieu, les Minc, les Sylvestre, les Artus et les Le Boucher, on avait l’impression qu’ils avaient profité des soldes de chez Opodo, direction l’été indien, dans le Pacifique ou aux Antilles. Remarquez, ça nous faisait aussi des vacances. Les grosses crises, ça donne un goût de souffre mais ça réveille forcément en nous un vieux fond de chant révolutionnaire façon 89. Ah ça ira, ça ira, ça ira, les maîtres penseurs (ou plutôt les maîtres-compteurs, non, les maîtres-conteurs), on les aura. Donc, on pouvait se concentrer entièrement sur les pitreries du nouveau duo de fantaisistes BHL-Houellebecq et les lagarderies du moment en comptant les jours qui nous séparaient de la séparation du ministre de l’Economie que, dans sa grande science du casting politique, le chef des pitres – lui aussi silencieux pendant une dizaine de jours – avait offert à la France.

On commençait à s’inquiéter, on s’essayait à penser de travers, et pas comme des porcs ! Certains, comme Emmanuel Todd, Jacques Sapir ou Malakine, nous délivraient leur version de la crise : le libre-échangisme intégral, fondé sur la dépression salariale (des produits toujours moins cher pour un consommateur toujours plus pauvre), engendre une véritable passion pour le crédit, devenu seul instrument de relance, qui finit par faire exploser le système en engendrant moult manoeuvres spéculatives dignes du morceau de scotch que se passaient tous les voyageurs de l’avion dans un des Tintin de notre enfance qui avait stimulé la réflexion de Lacan sur la névrose familiale… D’où les solutions proposées : protectionnisme européen, contrôle des changes, interdiction des paradis fiscaux, plafonnement des rémunérations des grands patrons, interdiction des parachutes. Bref, réglementation législation et redistribution, et non plus régulation.

Et puis, patatras, le naturel a repris le dessus. Le commerce aussi car ces gens-là, voyez-vous, ont toujours quelque chose à vendre. Un poste, un rapport, un livre, un nanar au théâtre ou au cinéma, la maison n’hésite pas à faire dans le polyvalent, voyez Attali. Rhabillés, comme toujours, en Monsieur Je-vous-l’avais-bien-dit, ils sont, dès que Sarkozy a donné le top-départ, remontés sur scène au café du commerce audiovisuel, dans les radios et les TV où ils disposent toujours de leur rond de serviette. Attali, justement, a endossé l’habit qui sied mieux à un moine de son espèce, prophète. Voyez-vous ça, ces pégrelots de journalistes l’ont titillé sur la demi-page de son rapport sur les taxis alors qu’il avait consacré cinq pages, pas moins (sur 350, pensez donc !) à la crise. Lesdits journalistes ont baissé les yeux et se sont presque excusés. Pensez donc, ils prenaient le thé à Neuilly chez un prophète et ils n’avaient pas réalisé ! Pas un (sauf un blogueur, bien sûr) n’a eu l’idée de relire les fameuses cinq pages. Dommage, ils ont raté l’occase de clouer le bec au hibou de l’expertosphère une fois pour toutes. Car si le sieur Attali y parle bien de finance, c’est pour bien préciser à quelles conditions nous pourrions survivre sans déranger le bel ordonnancement du monde des subprimes et autres creditcruncheries.

Heureusement qu’ils sont revenus, tous les pitres professionnels avec leurs pitchs bien léchés sur les « excès » de cette finance, que, voyez-vous, ils avaient toujours dénoncée. Et comme toujours, jusqu’à la prochaine crise, c’est-à-dire la collision suivante avec le réel. Cette crise, de toute façon, ils la verront bien assez tôt. Quand tous les fabriquants d’automobiles auront fermé leurs ateliers, quand les banques auront dégraissé leurs effectifs, quand les caisses sociales auront serré la ceinture de leurs assurés, ils pourront imaginer à quelle bulle spéculative nous serons mangés la prochaine fois. Les énergies nouvelles, par exemple ?

Cet article est extrait de l’éditorial du numéro zéro de Vendredi, nouvel hebdomadaire d’actualité réalisé avec les blogueurs et les sites d’information, et dont le premier numéro paraitra le 17 octobre.

De l’électricité dans l’air

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A un journaliste de Canal + qui lui demandait dimanche si elle envisageait d’équiper la police municipale de Lille de Taser, Martine Aubry avait répondu : « Non certainement pas. Pour plusieurs raisons. D’abord c’est dangereux : 290 morts en Amérique du Nord. » La réaction de la société importatrice de l’arme en France ne s’est pas faite attendre : elle a dépêché un huissier lundi à la mairie de Lille pour… recueillir de la bouche de Martine Aubry les « noms des 290 victimes ». Si maintenant on est sommé d’apporter les preuves de ce qu’on raconte, la démocratie est en danger !