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Parisot et le magot

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Les tatas flingueuses. David Abiker le sait : les femmes sont bavardes. Il n’a donc pas jugé nécessaire de fournir à Elisabeth Lévy de Causeur, Bénédicte Charles de Marianne et de Virginie Roels de bakchich, un invité à cuisiner. « L’invitée, c’est l’actu », a annoncé notre hôte. Emission enregistrée le vendredi 7 mars.

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Parlons Net

C’est un studio où on cause. Chaque semaine sous la houlette de David Abiker, l’homme du web sur France Info, des chroniqueurs de la presse internet décortiquent l’actualité, avec ou sans invité. L’image est foutraque, le son décalé, c’est la « couleur » internet : un petit air expérimental, presque underground.

Philippe Cohen dont le cerveau fécond a inventé cette émission et David Abiker, ont eu la bonne idée d’associer Causeur qui se retrouve en compagnie de Marianne2, rue89, Arrêt sur Images, lefigaro.fr et Bakchich. Regardez.

Les tatas flingueuses. David Abiker le sait : les femmes sont bavardes. Il n’a donc pas jugé nécessaire de nous fournir un invité à cuisiner. « L’invitée, c’est l’actu », a annoncé notre hôte. C’est donc avec Bénédicte Charles de Marianne et de Virginie Roels de Bakchich que nous avons devisé de choses vraiment importantes comme :

Les déboires de Marion Cotillard Fallait-il publier ? Fallait-il taire ? Pouvait-on cacher au monde entier que notre nouvelle star n’a pas la tête politique ?

Parisot et le magot Opération mains propres au Medef. Parisot est-elle crédible en Zorro ?

Les élèves doivent-ils noter les profs ? Evidemment. Et les enfants, leurs parents. On n’a pas fini de rigoler.

Au fait, un affreux doute m’étreint. Ce plateau de filles était-il destiné à célébrer l’internationale Journée de la femme ? Le monstre.

La France maniaco-dépressive

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Contrairement à ce que pense notre confrère Marianne,ce n’est pas Lui, mais nous qui souffrons de troubles mentaux. Car l’enthousiasme soulevé hier par la victoire de Sarkozy était aussi démesuré que l’est aujourd’hui son désaveu généralisé. Le désenchantement actuel suppose un enchantement, performance dont on croyait la politique incapable depuis la fin des idéologies. Si, comme on a coutume de le dire, les Français sont de plus en plus méfiants vis-à-vis de la politique, s’ils la croient de moins en moins capable d’agir sur la réalité et, en conséquence, d’être porteuse d’espoir, pourquoi espèrent-ils encore après chaque élection et pourquoi sombrent-ils si vite dans l’amertume ?

Peut-on sérieusement espérer qu’en six mois et par la seule grâce d’un nouveau pouvoir élyséen, les salaires augmenteront aussi rapidement que les prix chuteront ? Et si quelqu’un arrive à nous le faire avaler, notre crédulité nous absoudra-t-elle de toute culpabilité ? La politique menée par l’actuel gouvernement est peut-être bel et bien erronée mais en attendre des résultats avec autant d’impatience pour, au bout de quelque mois, en stigmatiser l’échec absolu ne peut qu’engendrer et alimenter la frustration et le ressentiment. Une fois de plus, on s’est foutu de nous !

Nous voulons du sens, pas seulement des indices et des courbes – tel est le souhait que semblait exprimer l’électorat français pendant la campagne présidentielle. Eh bien, nous l’avons eue, cette politique. Une personne sensée pouvait-elle croire qu’on peut générer « du sens » sans se heurter aux plus vives résistances, sans soulever de tempête ? Par quel miracle un homme pourrait-il proposer « du sens » et être immédiatement applaudi par tout le monde ? Nous avons appelé de nos vœux un chef politique qui apporte du « sens » et nous n’attendons pas six mois pour le lui renvoyer au visage. « Touche pas à ma laïcité », « politique de civilisation ? un ridicule plagiat ! » Pourtant je crois me souvenir qu’il y une année à peine les citoyens de ce pays – et ceux qui étaient tentés par le Ségolénisme aussi – voulaient justement que leur prochain président « touche » à ces sujets.

La politique, paraît-il, a remplacé en France la religion – elle est désormais l’unique dépositaire des lendemains qui chantent. Raison pour laquelle on continue de faire de la politique religieusement, Marcel Gauchet a dit l’essentiel sur la question. La révolution ou rien, voilà ce que semble vouloir le Français, « gauche » et « droite » confondues.

Chaque camp, chaque clan, rêve d’une intervention spectaculaire, rapide et émouvante qui change tout : le plein emploi, des émissions culturelles en prime time sur chaque chaîne, de même que l’expulsion de tous les immigrés ou la fermeture des centrales nucléaires, le redressement des compte de la Sécu, le respect des personnes âgées. Comment définir ce genre d’événements révolutionnaires, sinon comme des miracles laïques ?

Ce « révolutionnisme » ne peut que créer des attentes irréalistes et des faux espoirs qui conduisent à une inéluctable déception. Ce cycle infernal de l’émotion est une mine inépuisable pour des médias qui prospèrent sur l’affect. Au cycle politico-psychologique euphorie-déception correspond le cycle médiatique admiration-détrestation-victimisation (pour Sarkozy, la troisième phase n’a pas encore commencé). Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec la politique, entendue comme l’affrontement de projets, et beaucoup à voir avec l’hystérie. Alors, qui donc est le fou ?

La Graine et le navet

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Autant vous prévenir tout de suite, je n’ai pas vu La graine et le mulet. J’aimerais donc n’avoir rien à en dire. Pas si simple.

Pour moi, un film est un ensemble ; particulièrement quand il est à caractère « social ». On ne peut pas dissocier l’œuvre, ce qu’en dit son auteur et, dans une moindre mesure, la critique. Si je ne suis pas allé voir La graine, c’est avant tout parce que je n’ai pas aimé la façon dont M. Kéchiche a parlé de son film, ni d’ailleurs du précédent (L’esquive, déjà César du meilleur film en 2005). Je sais bien que souvent, les interviews de metteurs en scène relèvent de la figure imposée, et que les artistes souhaitent être jugés sur pièce, un point , c’est tout. Rien de plus simple : il leur suffit de ne pas donner d’interview. C’est ce que font généralement des gens aussi dissemblables que Chris Marker ou les frères Wachowski (Matrix).

Abdellatif Kechiche, lui, accorde beaucoup d’interviews, et pour y redire toujours la même chose . Il ne fait pas du cinéma à message : « Je déteste que ce qui ressemble à du discours s’infiltre dans un film. Je revendique le droit à la banalité. Je trouve qu’on en dit plus en aimant ses personnages qu’en se situant dans la dénonciation. » (Première, décembre 2007) Ni a fortiori du cinéma ethnique : « La Graine et le Mulet relève avant tout de la fiction. Le clan que j’y montre pourrait tout à fait se retrouver chez Bergman ou ailleurs. Il a, au fond, quelque chose de très universel. » (Première, décembre 2007)

Le problème, c’est qu’à chaque entretien, il explique simultanément le contraire : « J’ai sûrement envie d’éduquer le regard du spectateur. Et en particulier son regard sur cette jeunesse. En tout cas sinon de l’éduquer, qui est un grand mot, du moins de le modifier. » (Les Inrocks, avril 2004) Ou encore : « Quand on voit toutes les humiliations par lesquelles passe Slimane en allant dans ces centres administratifs, qui sont des symboles (la banque, la mairie, les services de l’hygiène), c’est qu’il y a un malaise. On le dit d’ailleurs à plusieurs reprises dans le film : Slimane cherche pour son restaurant une place sur le Quai de la République. » (Allociné.fr, septembre 2007) Ou encore encore : »Par réaction à l’image caricaturale véhiculée par les médias de la femme arabe, soumise, silencieuse et voilée, j’essaie de rétablir une réalité. » (Première, décembre 2007) Mais je vous ai gardé le meilleur pour la fin : « La Graine et le Mulet, avec ses quatre couples mixtes, la chaleur et la sensualité de ses rapports affectifs et son regard porté sur l’inégalité des chances, trace aussi un portrait de la France. » (Première, décembre 2007)

J’adore. On croirait une déclaration d’intention des producteurs de Plus belle la vie, le térébrant soap « sociétal » de France 3. Mais revenons à notre mulet… Toutes les interviews d’AK relèvent du double langage systématique. L’auteur se réclame d’un cinéma « non-engagé » pour aussitôt nous asséner les pires poncifs de l’idéologie victimaire. Conclusion : M. Kechiche semble avoir à peu près autant à me dire sur l’immigration que Mme Ferran, César 2007 pour Lady Chatterley, sur la lutte des classes et le désir hétérosexuel – donc son film est dispensable.

Au vu du palmarès des Césars 2008, cette opinion n’est guère partagée. Certes c’est peut-être uniquement le filmage et l’écriture de Kéchiche – qu’on soupçonne prodigieux – que ses pairs ont tenu à honorer pour la deuxième fois. Mais ce n’est pas vraiment ce que suggèrent les commentaires émus des JT du lendemain. Pour tout dire, je pense que c’est bel et bien le manifeste victimaire que la profession a voulu récompenser, comme elle l’avait fait avec La Haine (César du meilleur film 1996) ou Indigènes (César du meilleur scénario original 2007 [1. Je pense aussi que – même si l’on ne parle plus d’immigrés, mais de pauvres – le même engouement de dames patronnesses n’est pas étranger aux triomphes répétés des abominables frères Dardenne à Cannes.].) Et n’allez pas me demander des preuves, j’ai dit « je pense », et pas « je sais ». Cela dit, essayez donc de me prouver le contraire.

En vérité, je n’ai pas vu non plus la remise des Césars, si ce n’est le premier quart d’heure, avant de rendre les armes devant les commentaires du maître de cérémonie Antoine de Caunes, si nuls et mal dits qu’on aurait pu les croire écrits sans nègre et déclamés sans prompteur…

L’an dernier, Valérie Lemercier, d’ordinaire aussi pétillante que de Caunes est plat nous avait gratifiés d’une piètre prestation de maîtresse cérémonieuse. Les Césars seraient-ils ontologiquement médiocres ? Disons juste qu’ils évoquent une docu-fiction qui aurait été écrite par Nicolas Baverez pour illustrer, un peu lourdement, ses sombres thèses déclinistes.

Je suis injuste ? Non, ce sont les Césars qui sont injustes ! N’ont-ils pas systématiquement ignoré, par exemple, l’œuvre de Malik Chibane dont la savoureuse « Trilogie urbaine » (Hexagone, Douce France, Voisins, Voisines) vient de sortir en DVD ? Et pour quelle raison sinon parce que le malotru a cru pouvoir envoyer aux pelotes le victimisme dominant : « Il faut relativiser nos problèmes à l’échelle planétaire – vendre des oignons au Bangladesh, c’est plus grave que d’être enfant d’immigrés en France. » (Les Inrocks, avril 2007)

Il a même aggravé son cas en pointant le mépris de classe qui règne dans sa profession : « Il existe une population, une classe sociale, que, fondamentalement, on n’aime pas, qu’on ne reconnaît pas et avec laquelle on n’a aucun lien, ou très lointain. On ne reconnaît pas l’environnement dans lequel elle évolue et l’approche est de l’ordre de la mendicité, de l’entraide, de la solidarité. C’est un retour au XIXe siècle ! » (Revue Mouvements, premier trimestre 2004)

Faut-il le préciser ? Sans même parler d’une nomination aux Césars jamais un film de Chibane n’a été ne serait-ce que sélectionné pour Cannes, Venise, Berlin, Locarno et autre lieux .

Je pense aussi à l’excellent Travail d’Arabe de Christian Philibert, qui raconte, sur un ton épique mais badin, les mille misères que Momo, micro-délinquant beur, rencontre pour se réinsérer à sa sortie de prison. Là non plus, ni nominations, ni sélection aux Festivals. Rien qu’un communiqué tonitruant du MRAP : « L’affichage de ce cliché raciste sur des affiches de cinéma ne peut que contribuer à légitimer et banaliser l’expression du racisme… » On s’en doute, une telle fatwa ne pouvait qu’être fatale à ce film à petit budget. Aujourd’hui, quatre ans après les faits, Travail d’Arabe figure dans la liste de dix films français anti-racistes recommandés par le MRAP. Mieux vaut trop tard que jamais…

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Contre le sectarisme secticide

S’il y a bien un sujet qui fait l’unanimité, du barbu onfrayiste à la rombière lefebvriste, c’est la dénonciation des sectes comme « mal absolu ».

Pourquoi tant d’acharnement ? Bien sûr, les sectes pompent tout le pognon de leurs “victimes” ; mais à défaut, celles-ci l’auraient de toute façon claqué dans d’autres âneries (Club Med, bars à hôtesses, dons à l’Arche de Zoé, Disneyland…)

Et puis d’ailleurs, comment définir une secte ? Le PC des années 50 était une secte ; l’Eglise des catacombes était une secte ; la franc-maçonnerie elle-même fut une secte, avant sa rotarysation.

Surtout, la condamnation du phénomène sectaire est trop consensuelle pour n’être pas suspecte. De quoi cette furie secticide est-elle le nom, comme dirait l’autre ? Ne s’agirait-il pas en fait, de la part de nos élites, d’une vague crainte de voir échapper à leur circuit économique des milliers de consommateurs potentiels (et respectables en tant que tels) ?

Sociaux-libéraux et libéraux-sociaux rivalisent d’arguments “dirimants” pour nous vanter la libre entreprise. Dans ces conditions, peut-on sérieusement s’en prendre aux sectes – qui ne font somme toute que privatiser un segment porteur : la spiritualité ? Ne les appelez plus jamais “gourous” : les patrons de sectes sont d’authentiques PDG, voire des winners-leaders dans leur branche !

Sur le plan intellectuel, que reproche-t-on donc à ces organisations, sinon de se constituer en sociétés parallèles, et par là-même de se soustraire au contrôle officiel des esprits ?

C’est pourquoi nous autres signataires de cet Appel, nous disons : notre cerveau est à nous ! Nous en revendiquons la libre disposition – c’est-à-dire, pour l’essentiel, le droit de décider librement qui nous bourrera le crâne.

Au nom de quoi devrait-on gober le baratin standard que nous servent les “autorités morales” autoproclamées de l’idéologie dominante – quand on peut avoir sa source de désinformation personnelle à travers n’importe quel mystagogue, escroc et fêlé sans doute, mais qu’au moins on a choisi ?

Une tragique comédie

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A l’acte précédent, le Président de la République a annoncé qu’il allait confier la mémoire des 11 400 enfants Juifs déportés de France aux élèves de CM2.

Acte II, scène 1
Une salle des professeurs. Des professeurs discutent.

L’un : Que doit-on en penser ?
Tous : Grotesque ! Insoutenable ! Scandaleux !
L’un d’entre eux : Ah non, c’est un peu court, vu l’enjeu !
On pourrait dire, bien des choses en somme,
en variant le ton, par exemple, tenez :

historien : du sens, de l’analyse, et ce dès le Primaire,
ne pas encourager la course victimaire,
Mémoire n’est pas Histoire, ni l’école sanctuaire.
Hollandien : Du devoir de Mémoire jamais ne doit s’abstraire,
Et n’avoir rien à dire n’oblige pas à se taire.
Ségolénien : Je n’aurais pas fait mieux. A Vous, Michel, je peux le dire :
Je trouve cela très bien, …, euh, …, d’y réfléchir…
Je rejoins mes comités « désirs d’avenir » !
Psychologue : Angoissant traumatisme, tragédie en puissance :
Dangereux pour l’enfant l’excès de résilience…
Syndicale : Ni pour, ni contre, bien au contraire.
Sûr, il faut le faire, mais sur quels horaires ?
Ministérielle : J’apprends, du président cette nouvelle idée.
Comment ! Non réfléchie ? Elle sera appliquée !
J’impose, incontinent, à tous nos enseignants,
De faire de ce brouillon quelque chose de brillant !
Pour les aider, bien sûr, dans cette noble action
Je crée, pour la conduire, une commission.
Communautariste : Pourquoi eux, et pas nous ? Toujours les mêmes victimes ! La mémoire de nos morts n’est-elle pas légitime ?

A cet instant, il s’interrompt, car l’envie de rire lui a passé et la moutarde lui monte, si l’on ose dire, au nez. C’est maintenant un monologue, une confession publique, de saison…il entame la palinodie de l’enseignant déboussolé.

Que faut-il en penser ? Quel parti prendre ? Moi qui suis professeur d’Histoire-Géographie (pardon, PLC2, dans la superbe langue de mon ministère). Par déformation professionnelle, j’annoterais ainsi la copie présidentielle : « De bonnes intentions, mais ce n’est pas ce qu’on demande en Histoire. Il est indispensable de réfléchir avant d’écrire, et ne pas rendre un brouillon écrit à la dernière minute. Il faut analyser le sujet et élaborer un plan cohérent, et non compter sur l’indulgence de votre correcteur pour vos louables idées. 08 /20. »

Pardonnez cette facilité, mais, après tout, les ministres aussi sont notés, et l’heure est à l’inversion carnavalesque. On confie aux enfants la mémoire du pays et le chef de l’Etat envoie des SMS, visite Eurodisney… D’abord vient l’agacement pour cette réponse mal ficelée, à une question non posée (ou pas en ces termes), et prononcée au mauvais moment, au mauvais endroit.
Puis je m’interroge. (C’est souvent le cas quand je n’interroge pas mes élèves.)

Pourquoi cette appropriation, ce « parrainage » symbolique ? Encore de l’émotion au lieu de la réflexion, propice aux dérapages difficilement contrôlables. Encore de la « Mémoire vaine » ! Si c’est une « intuition » présidentielle, ne méritait-elle pas le temps d’un approfondissement ?

Puis vient le temps des questions faciles. Pourquoi cette nouvelle posture d’instituteur national, au plus bas des sondages, après celles de guide touristique à Disneyland, en Egypte ? Pourquoi au dîner annuel du Crif ? Pourquoi à Périgueux ?
Soyons plus constructif, moins caricatural… Pourquoi les élèves de CM2 ? Parce que les professeurs du secondaire se sont mal comportés pour l’hommage à Guy Môquet ? Parce que les Professeurs des écoles sont réputés plus dociles, plus contrôlés par leurs inspecteurs ? Parce que cela concordait avec l’annonce du plan pour l’école ? Parce qu’ »il faut combattre le plus tôt possible le racisme à sa source » ? Retour annoncé de l’Instit’ compassionnel, façon Gérard Klein ?

Et pourquoi confier à des enfants la mémoire d’enfants ? Ne peuvent-ils s’identifier à plus âgés qu’eux ? Leur confier celles des rescapés ou des Justes nous épargnerait peut-être les cellules de soutien psychologique annoncées. Et permettrait de présenter l’Histoire autrement que comme l’interminable suite de crimes qu’ont commis nos ancêtres, l’Histoire avec une grande hache comme l’écrivait Perec, et dont on se demande bien pourquoi il faudrait l’enseigner si elle est si suspecte et si traumatisante.
A moins que l’on veuille enfin cesser d’enseigner l’Histoire pour la remplacer définitivement par la commémoration perpétuelle des victimes de tous les temps, et la célébration, ô combien plus rassurante, de notre merveilleuse époque.

Cherche-t-on à éviter l’antisémitisme ? Ignore-t-on vraiment, en haut lieu, que la haine des Juifs, n’est plus à proprement parler alimentée par l’antisémitisme hérité du XIXe siècle, mais par l’antijudaïsme, et la haine d’Israël. Et que l’on peut faire d’excellents cours sur la Shoah, combattre le racisme et l’antisémitisme, et en toute bonne foi, et d’un même élan généreux, souhaiter la disparition de l’Etat israélien, voire de ses habitants. Certains osent l’écrire et sont invités comme intellectuels de haute renommée.

Lettre à Robbe-Grillet

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Alain Robbe-Grillet, quand je vous ai découvert, à l’âge de quinze ans, j’avais déjà lu une infinité de romans mais ceux seulement qu’on m’avait dit de lire. Quand j’ai eu douze ans, une fille, une « grande » qui en avait treize, m’avait glissé, comme un de ces secrets érotiques que l’on chuchote dans les secondes qui suivent le moment où les parents s’absentent un court instant de la pièce : « Lis La Nausée, Vipère au poing. L’Etranger ! » Je l’avais fait, et j’avais grandi d’un seul coup : j’avais soudain accédé au monde des grandes personnes, des adultes de ma propre époque, pas celui, splendide mais suranné de Salammbô, ni celui apprivoisé, des Hommes de bonne volonté – dont j’avais pourtant dévoré les vingt-sept volumes.

Alain Robbe-Grillet, à quinze ans je suis allé voir L’année dernière à Marienbad et dans ces interminables couloirs sur les moulures desquels glissait majestueusement la caméra de Sacha Vierny, j’ai entendu votre voix et les cieux se sont entr’ouverts : Julien Green m’avait fait deviner qu’un tel monde existait peut-être et le rideau se levait triomphalement et ce monde était là, devant moi : la littérature française, telle que je l’espérais secrètement, au carré ou au cube !

J’ai alors tout lu, tout ce que vous aviez écrit : l’errance des Gommes, l’anneau de fer du Voyeur, la lumière qui perce à travers La Jalousie, le sang qui perle dans La Maison de rendez-vous. A l’athénée – comme on appelle le lycée en Belgique – mon professeur de français avait la délicatesse de me demander de dresser moi-même la liste des livres que j’emporterais quand le prix me serait décerné en fin d’année. Et je repartais avec ces volumes de Robbe-Grillet, de Claude Simon ou de Robert Pinget, à qui j’offrais l’occasion d’une brève incursion annuelle dans un univers qui ne savait sinon rien d’eux.

Vous étiez aussi pleinement de votre temps : vous avez accepté le principe de l’Académie Française – et, en effet, pourquoi pas ? – mais vous en avez rejeté le style convenu et vous êtes mort dans ses limbes. N’oublions pas non plus que durant des années très noires, vous avez signé Le Manifeste des 121 qui se termine par ces mots : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Un roman sentimental

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Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut

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Le philosophe critique l’idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l’idée elle-même.

Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire. Vous n’êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt hostile à l’initiative du président de la République. En refusant de répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
La proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par des élèves de CM2 est discutable. Elle n’a rien cependant d’obscène ou d’indigne. Nicolas Sarkozy observe que l’antisémitisme est une passion toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l’œuf. Et l’œuf, c’est l’enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut mener, on les vaccine. Contre l’ignorance, l’indifférence et le négationnisme qui s’ébroue sur Internet, le président de la République table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là de scandaleux.

Peut-être, mais les bons sentiments ne font pas un bon enseignement. En général, vous n’approuvez guère la mobilisation émotionnelle.
L’opposition raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la raison et l’insensibilité aussi. N’oublions pas Marc Bloch : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. » Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne sont jamais indifférents. L’histoire et la mémoire doivent être, l’une et l’autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon des modalités certes différentes, de la connaissance sensible. J’ajoute que si cette mesure devait voir le jour, les instituteurs auraient évidemment pour charge d’intégrer dans l’histoire générale l’histoire singulière de l’enfant dont chaque élève ou chaque classe serait dépositaire. Un autre élément doit être pris en compte, c’est le souci d’arracher les disparus à l’anonymat. Ils sont morts en tant que numéros. Les nazis, comme le rappelle Aharon Appelfeld, « ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était ». Ils gazaient directement les uns et tatouaient des chiffres sur les bras des autres. Si nous n’avons de mémoire que statistique, nous perpétuons d’une certaine manière la déshumanisation dont ils ont été victimes. C’est une bonne action de leur rendre un visage.

Va pour l’émotion, même si, entre l’émotion et le pathos, la différence est ténue. Mais certains, à commencer par Simone Veil, ont attaqué ce projet sur la base d’arguments émotionnels. On risquerait, en somme de traumatiser les enfants.
Dire que les enfants sont tellement fragiles qu’on risque de les traumatiser, c’est nous parler d’une enfance qui n’existe plus. Le jeune habitant de la vidéosphère, ce n’est pas l’enfant fragile, c’est l’enfant blasé, l’enfant que les Guignols invitent sans cesse à rire de tout et que ses écrans plongent dans l’hémoglobine. Il n’est pas trop sensible mais gavé, repu d’images violentes. Rien ne l’étonne. Sera-t-il capable de percevoir ce que la Shoah a de singulier et d’élever ce malheur au-dessus du film ininterrompu de l’actualité, du cinéma d’épouvante et des videogames ? C’est désormais la question.

Notre ami Paul Thibaud, président des Amitiés judéo-chrétiennes, est très remonté. Il souligne qu’on n’enseigne pas l’histoire comme ça. Et l’association Liberté pour l’Histoire estime, dans une pétition lancée ce samedi, que cette « injonction de mémoire substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs ».
Peut-être. Le musée de l’Holocauste à Washington qui a bel et bien une visée pédagogique joue également sur ce registre, puisqu’à l’entrée, on vous remet la carte d’identité d’une victime. L’émotion et la pédagogie peuvent donc aller ensemble. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’on mobilise les affects au détriment de l’intelligence, c’est le postulat selon lequel un enfant de 11 ans ne peut être sensible qu’à la souffrance d’un autre enfant de 11 ans. Cela voudrait-il dire qu’on a choisi de commémorer l’exécution de Guy Môquet dans les lycées et collèges parce qu’il avait 16 ans et qu’il faudrait attendre d’avoir l’âge de Pierre-Brossolette et de Jean Moulin pour prendre la mesure de leur héroïsme et de leur calvaire ? Non. L’école est un élargissement. On s’y délivre peu à peu de son temps et de son âge. Si je devais pour ma part parler de l’extermination devant des élèves, enfants ou adolescents, je commenterais l’une des innombrables photographies où l’on voit des soldats nazis entourer un vieux Juif et rire à gorge déployée pendant que l’un d’entre eux lui coupe la barbe ou les papillotes. Cette hilarité, cette brutalité, c’est la négation de l’humanité à l’œuvre. Et l’enfant, s’il y prête attention, s’identifiera au vieillard. Il comprendra de surcroît qu’il y a toutes sortes de rires et qu’il faut, pour accéder au rire de l’humour, se soustraire à l’obscénité fusionnelle du rire barbare.

Vous êtes un peu hésitant, cher Alain. Tout bien pesé, pensez vous que l’idée du président n’est pas si mauvaise que cela ?
Tout bien pesé, je pense que c’est une initiative malheureuse. Nicolas Sarkozy ne s’est accordé ni le temps de la réflexion, ni celui de la consultation. Il a pris tout le monde de court, sauf Serge Klarsfeld. Et il s’est trompé d’époque. Le temps est révolu où la mémoire de la Shoah protégeait les Juifs de l’antisémitisme. Aujourd’hui, elle les y expose. Plus on en parle et plus ça énerve. Le premier impératif philosophique, c’est : « Connais toi toi-même » ; le premier impératif politique, c’est, comme le souligne Hannah Arendt : « Connais ton ennemi. » Et l’ennemi contemporain n’est pas l’idéologie raciste mais l’idéologie victimaire. D’autres descendants de victimes réclament leur dû, d’autres communautés exigent leur part de Shoah. Le geste de Sarkozy apparaît aux Indigènes de la République, aux héritiers des esclaves, aux ex-colonisés et aux défenseurs de la cause palestinienne, comme un cadeau supplémentaire à ceux qui sont déjà les chouchous de la mémoire. « Trop, c’est trop », disent-ils de plus en plus fort.

En somme vous n’appréciez guère l’initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
Je suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce que ce tollé confirme mon inquiétude. S’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été discutée calmement. Aujourd’hui, le calme n’est plus de mise, c’est la violence et c’est même la haine qui prévaut. Pourquoi les enfants juifs, entend-on, pourquoi pas les enfants noirs victimes de la traite, pourquoi pas les enfants victimes de la colonisation et, dernier exemple, extrêmement révélateur, dans Libération ce samedi, sous la plume d’un lecteur, pourquoi pas les enfants expulsés en vertu de la loi Hortefeux ? Cet argument a déjà été utilisé il y a quelques mois, au moment de la première célébration de la mémoire de Guy Môquet dans les écoles. Le président avait renoncé à se rendre au lycée Carnot car la colère montait et, sur un mur du lycée, une affiche proclamait ceci : « Hier exécuté comme résistant, aujourd’hui raflé comme immigrant. » Autrement dit, l’expulsion équivaut à la déportation et ceux-là mêmes qui s’identifient aux sans-papiers assimilent subrepticement, et peut-être à leur propre insu, l’Afrique à un gigantesque camp de concentration. Ce sont les avatars de l’anticolonialisme. A l’époque des luttes pour l’indépendance, on disait, comme Sartre : « L’Europe a mis les pattes sur les autres continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. » Aujourd’hui, « celui qui est ici est d’ici », dit Alain Badiou. Tout le monde est européen et tout ce qui n’est pas l’Europe, c’est Auschwitz.

Laissons de côté cette dernière outrance, sans pour autant éluder la question. Faut-il singulariser le sort des enfants juifs, faire d’eux les porte-parole de toutes les victimes ? En proclamant pieusement l’exceptionnalité de la Shoah, on n’a pas abouti à grand-chose. Le slogan « plus jamais ça » prétendait inscrire la Shoah dans une histoire universaliste, elle est devenue l’affaire des Juifs.
Il faut savoir si la destruction des Juifs d’Europe est un crime contre l’humanité. Oui, elle est un crime contre l’humanité du point de vue juridique. Cette catégorie a fait son entrée dans le droit après le traumatisme de cet événement mais qu’en est-il de la conscience collective ? Ce que je conclus de « la compétition victimaire », c’est que nous assistons à une fragmentation de l’humanité. Ce n’est plus l’humanité qui est victime du crime, ce sont les Juifs. L’humanité est devenue cette instance procédurale qui gère les différentes mémoires victimaires. L’erreur fatale de Nicolas Sarkozy a été d’annoncer cette mesure au dîner du CRIF, sans voir qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. D’un côté, il affirmait : « l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais le problème de la République » ; de l’autre, il semblait, alors qu’on ne lui demandait rien, donner satisfaction à la revendication mémorielle de la communauté juive. Et maintenant, à qui le tour ?

A vrai dire, Serge Klarsfeld, dont on dit que c’est lui qui a soufflé cette idée au président de la République, encourage ce partage du gâteau mémoriel. Voilà ce qu’il a déclaré au Parisien : « Après, les enfants seront sensibilisés et pourront travailler sur la Shoah. Quitte à élargir cet effort de mémoire à d’autres questions, la colonisation par exemple. »
Serge Klarsfeld a toujours eu son propre agenda mais il est étrange de le voir, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, envisager sans états d’âme, la banalisation de la Shoah. Cette idée, pour autant, ne méritait pas les adjectifs dont l’a gratifiée Simone Veil : « inimaginable, insoutenable, dramatique et, surtout, injuste », a-t-elle dit. Injuste pour qui ? Pour l’islam de France que cela risque de braquer ? Cette fureur verbale est d’ores et déjà pain bénit pour les tenants du nouveau conformisme idéologique, c’est-à-dire tous ceux qui dénoncent le blocus de Gaza en oubliant les tirs de roquettes ininterrompus sur le sud d’Israël ou qui disent, avec Régis Debray, que « la Shoah ne rentre pas, hélas, dans le champ de conscience oriental, parce qu’on a la conscience de son histoire et que le nazisme est d’Occident ». Comme si l’Occident, ce n’était pas aussi depuis Hérodote et même Homère, la conscience de l’histoire des autres, et comme si le nazisme n’avait eu aucune accointance orientale.

Il y a un ou deux ans, vous avez solennellement appelé les dirigeants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et tous les gardiens de la mémoire juive à cesser les voyages à Auschwitz. Quelle différence faites-vous entre ces voyages et l’idée de Nicolas Sarkozy ?
Si cette mémoire est tellement lourde à porter que, nous dit Simone Veil, les survivants s’efforcent de l’épargner, aujourd’hui encore, à leurs enfants et petits-enfants, pourquoi envoyer par cars entiers les élèves de collège à Auschwitz ? Ce qui vaut pour le parrainage devrait valoir pour les voyages. Les uns et les autres attisent le ressentiment et la jalousie victimaire et les historiens ont tort de croire que leur discipline pourra régler le problème : elle fait l’objet de la même surveillance et de la même animosité. Il y a une autre raison à mon scepticisme sur les vertus pédagogiques du tourisme concentrationnaire. On croit mettre les élèves en contact direct avec l’horreur, or Auschwitz, Treblinka et tous les camps sont par définition des endroits abstraits où il ne se passe rien. Apprendre quelque chose à Auschwitz demande une connaissance et une capacité de recueillement qui ne sont pas à la portée d’enfants en groupe. Auschwitz ensoleillé, c’est le soleil qu’on voit, Auschwitz l’hiver, c’est la tentation de la bataille de boules de neige. Moi-même, à Auschwitz, j’étais distrait ; je n’ai pu me recueillir et méditer vraiment qu’à Birkenau, parce qu’il y avait moins de monde et aussi sans doute parce que mon père y avait été détenu. Il est totalement illusoire de croire que le camp, c’est concret. Le concret, on le trouve dans les livres. Il est infiniment plus formateur de faire étudier aux élèves Si c’est un homme de Primo Levi ou les pages incroyables de Vassili Grossman sur l’entrée dans la chambre à gaz dans Vie et destin que de les emmener à Auschwitz. A Auschwitz, il n’y a personne. Dans les livres, il y a quelqu’un.

Cela dit, il faut aussi compter avec l’inculture des professeurs sur le sujet. Contrairement à ce que l’on croit en général, l’histoire de la Shoah est peu enseignée à l’université. Au Mémorial de la Shoah, on a déjà entendu un professeur s’étonner car il croyait que Drancy était en Allemagne.
Cette inculture tient à la fois à l’ignorance et à l’idéologie. Aussi contestables que soient l’initiative de Nicolas Sarkozy et son cavalier seul, ce que je sens percer dans les critiques les plus stridentes, c’est une lassitude, une aigreur, une exaspération, à l’égard de l’événement même de la Shoah. On reproche souvent aux Juifs de voir l’actualité à la seule aune de leurs intérêts communautaires – « c’est bon pour nous ? » Aujourd’hui, il faut oser le dire : la mémoire et l’histoire de la Shoah, ce n’est pas bon pour les Juifs.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely.

Touche pas à mon despote

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Où se sont retrouvés les conjurés pour organiser leur coup ? Comment s’y sont-ils pris pour rédiger ce texte qui entrera très vite dans les annales[1. Je ne suis pas très sûre de la traduction du terme Arsch en français.] ? Ont-ils envoyé un fax, un pneumatique, un SMS ou un mail à la rédaction de Marianne ? Si oui, à l’attention de qui ? Nul ne pourra jamais, sans doute, répondre à ces questions et l’on ne peut que se perdre en conjectures.

On peut opter pour un scénario romanesque où l’on verrait l’ombre des Dix-Sept se fondre discrètement, des mois durant, dans les nuits de Paris, pour converger en un lieu tenu secret où, à la lumière d’une chandelle, l’un d’entre eux ferait péniblement crisser le papier sous la plume d’oie et la dictée des autres. Ils seraient partis deux ou trois cents dans cette folle aventure. Mais, les rafles s’ajoutant aux exécutions sommaires, les arrestations alternant avec le retour de camarades torturés par la police sarkozyste, ils n’auraient plus été à la fin que dix-sept survivants. Jean-Pierre Chevènement ne laissera pas de nous étonner.

Malheureusement, je ne puis laisser mon imagination aller à de telles divagations : je n’ai pas l’esprit aussi éblouissant que celui d’un Dominique de Villepin – c’est-à-dire empreint des allants romantiques d’une grand-mère qui tricote. J’ai plutôt tendance à croire que les Dix-Sept conjurés ont décidé leur coup un soir de grande fatigue à la MJC de Nogent-sur-Marne, où ils tenaient un meeting unitaire. Sous l’emprise d’une ébriété avérée (trop de Canada Dry tue le Canada Dry), c’est François Bayrou qui, le premier, a eu l’idée : « On va lui faire une lettre méchante à Sarkozy. A lui et à sa méchante femme, hein Marielle, j’ai raison ? »

Comme il n’y avait plus de chips à manger et que le concierge de la MJC ne voulait pas tarder à mettre tout ce beau monde dehors en lançant un tonitruant : « Eh, il y en a qui ont une vie sexuelle ici », on a vu les dix-sept se rassembler comme un seul homme autour d’une table pour sonner l’hallali. Et, ah là là, quel hallali ! A provoquer des spasmes frénétiques chez un contrôleur principal des Impôts ou à vous faire bander un receveur des Postes en retraite.

Les Dix-Sept, donc, ont voté la mort du Roi. Et les Sanson, exécuteurs des hautes oeuvres de père en fils depuis 1688, s’apprêteraient à reprendre du service place de la Concorde. En attendant, on se donnera de petits rendez-vous anti-monarchistes-électifs, comme autrefois l’on se comptait fleurette entre gens de bonne compagnie dans des manifestations anti-fascistes. Rien n’arrêtera le front républicain !

C’est bien là le plus grand crime de Nicolas Sarkozy : avoir flingué Le Pen. Impardonnable, le président français a privé les Don Quichotte de la bienpensance française de leur bon gros moulin à vent. Le corps de l’hydre lepéniste à terre, c’est son assassin – l’homme qui a cassé leur joujou et leur principal passe-temps – qu’ils veulent achever. Ernst Kantorowicz (Kanto pour les intimes, c’est-à-dire pour ceux qui vont danser le jerk le samedi soir avec Claude Lévi-Strauss) n’avait même pas prévu le coup dans Les Deux Corps du Roi.

N’empêche que les Dix-Sept ont raison sur tous les plans. Ils ont d’abord raison de parler de monarchie élective : vu que papa Sarkozy n’était pas président de la République, il aurait été d’une parfaite incongruité que l’on parlât en l’espèce de monarchie héréditaire. Bien vu !

Et puis, il y a des choses qui ne trompent pas. Nicolas Sarkozy s’est enfui à Varennes (il fut heureusement arrêté – avec femme et enfant –, à hauteur de Marne-la-Vallée, par d’honnêtes journalistes qui avaient reconnu son visage gravé au revers d’une pièce d’un euro). Il a convoqué le Parlement à Versailles, puis a décidé de transporter sa cour du 8e arrondissement à Neuilly.

Pire encore, pour pousser plus loin la ressemblance avec ces rois qui ont fait la France, il a épousé une Italienne comme Henri II et Henri IV.

Ce n’est pas convenable : un président de la République doit être discret. Il lui est beaucoup plus loisible d’attraper le mal napolitain en sortant nuitamment par la grille du Coq plutôt que de s’afficher au grand jour avec une chanteuse. Une chanteuse, vous vous rendez compte ? Chez les Villepin, ça ne fait que quelques années qu’on accepte d’inhumer ces gens-là en terre chrétienne[2. Il a failli déshériter sa fille qui a eu l’outrecuidance de devenir top model.].

Ajoutez à cela qu’un des fils Sarkozy s’appelle Louis, comme cela s’est pratiqué au moins dix-huit fois chez les Capet et les Bourbons : le doute n’est plus permis. La France est une monarchie élective, alors que certains l’auraient préférée royale.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

George Steiner : Pouchkine, Harry Potter et Moi

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Il écrit et enseigne en quatre langues. Fou de son métier de professeur, amoureux érudit des grandes œuvres littéraires qui ont fabriqué l’humanité, nostalgique mais jamais amer, George Steiner ébauche, sous la forme de courts essais, quelques-uns des livres qu’il n’a pas écrits.

L’idée d’un livre des livres que vous n’avez pas écrits – et que, ce faisant, vous écrivez- est assez mélancolique. Vous avez des regrets, professeur Steiner ?
Certainement. Tout d’abord, tout ce que j’ai fait aurait pu être meilleur. Et maintenant que ma vie touche nécessairement à sa fin, je sais que ces livres que j’ai toujours voulu faire mais toujours ajournés, je ne les écrirai jamais.

Vous êtes un penseur et un professeur mondialement connu. Mais pour vous, il y a les génies et les autres.
La plus grande critique, la meilleure érudition, le commentaire le plus précis et le plus souverain contiennent toujours un élément parasitaire. Dans mon petit théâtre personnel qui, je l’espère, n’est pas trop triste, je me vois comme un postino, un facteur. C’est une allusion à Pouchkine qui disait : « Merci à mes traducteurs, éditeurs, commentateurs. Vous portez mes lettres, mais c’est moi qui les ai écrites. » Effectivement, c’est un privilège immense de porter les lettres. Il faut trouver la bonne boite, le bon moment. Je crois profondément à la transmission culturelle, je suis fou du métier de professeur. Mais il ne faut jamais se raconter d’histoire. Chaque matin, je me rappelle que Monsieur Pouchkine a écrit les lettres.

Dans les Règles pour le Parc humain, Peter Sloterdijk diagnostiquait la fin de l’humanisme lettré Et s’il n’y avait plus de lettres ? Et s’il n’y avait plus personne pour les lire ?
C’est une question angoissante. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai enseigné en Amérique, en Angleterre, en France, dans beaucoup d’autres pays, et j’ai toujours trouvé des gens qui voulaient lire les lettres. Cela pourrait être de plus en plus problématique. Comme le suggère une expression française lourde de sens, il se pourrait qu’il y ait de plus en plus de lettres mortes. Déjà, avec le hurlement sauvage et sadique de l’argent du capitalisme tardif, il est de plus en plus difficile de poster les lettres, de trouver des timbres. Je pense à l’éclipse des petites maisons d’édition, des magazines littéraires et philosophiques, au misérable état matériel de nos enseignants. Et pourtant, je suis optimiste. Je crois à la catastrophe économique et sociale, et je crois qu’elle entraînera un retour de l’humain. C’est dans les abris, sous le blitz à Londres, qu’a repris la lecture massive des classiques. Les grandes valeurs tiennent notre conscience en vie. Le kitsch ne peut pas les remplacer. Dans des temps très difficiles, nous pourrions revenir aux grandes œuvres. Jamais les salles de concert et les musées n’ont été aussi fréquentés. Ne soyons pas trop pessimistes.

Les signes contraires ne manquent pas. L’inculture est assumée, voire revendiquée, y compris dans les couches les plus élevées de la société. La télévision et la Toile saturent l’existence.
C’est très inquiétant particulièrement en France où la vie de l’esprit a toujours été très politique, très publique, très exemplaire. Cela dit, ces technologies qui miment la tradition classique pourraient aussi être de très grands outils de dissémination pédagogique. Par le on line, n’importe quelle petite école peut accéder aux plus grandes œuvres. Cela explique que j’ai vu arriver d’Inde des élèves époustouflants d’intelligence, d’enthousiasme, de puissance créatrice. J’observe chez beaucoup de jeunes un certain dégoût face à l’omnipotence du marché.

L’un de vos essais est consacré au savant anglais Needham: un homme de la Renaissance au XXe siècle, un homme-encyclopédie. Quel est le sens d’un tel savoir aujourd’hui ? Sommes-nous passés de l’âge de Needham à celui de Wikipédia ?
Je crois toujours profondément à la parole grecque classique qui nous dit que la Mémoire est la mère de toutes les Muses. Ce qu’on ne peut pas apprendre par cœur, on ne le connaîtra jamais profondément, on ne l’aimera jamais assez. Le rôle de la mémoire est immense, comme celui du silence. Mais le silence est de plus en plus cher. Cela dit, des élèves qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y entrent par l’écran, peuvent poser des questions à quelqu’un de hautement qualifié, s’arrêter devant un tableau. Ce que nous ne savons pas, c’est si ces enfants iront ensuite dans un vrai musée. Le cas Harry Potter est aussi de toute première importance. Le style, la grammaire sont difficiles et l’enfant du Kamtchatka ou du Tibet fait la queue toute la nuit pour la sortie d’un nouveau volume. Malheureusement, nous n’avons pas le Max Weber ou le Tocqueville qui pourrait nous dire si, après avoir lu et relu Harry Potter, cet enfant va se plonger dans l’Ile au Trésor et Gulliver. Nous n’en savons rien.

Vous avez lu Harry Potter ?
J’ai mis le nez dans le premier tome. Ce n’est pas pour moi, de même que Tolkien n’est pas pour moi. Mais grâce à son érudition, le mythe arthurien est un imago universel.

Vous en appelez à une éducation fondée sur quatre piliers : la musique, les mathématiques, les sciences de la vie et l’architecture. Ces nouvelles humanités sont-elles appelées à détrôner les anciennes ?
Il n’y a pas une seule clé. Mais de nos jours, les plus doués, les plus obsédés par l’absolu sont les mathématiciens. Ce sont les princes de l’esprit. Au quattrocento, j’aurais aimé prendre un café avec les peintres. De nos jours, c’est une immense chance de pouvoir fréquenter les grands scientifiques. Peut-être ne connaîtrons nous plus, en Occident, les miracles que nous appelons Dante ou Shakespeare ou Racine : on comprend mal la possibilité du crépuscule, mais elle existe. Aucune culture n’a un pacte d’éternité avec le destin. Mais le fait d’avancer est interne à l’entreprise scientifique. C’est parmi les scientifiques que j’ai connu des bouffées folles de confiance et d’espoir après les grandes catastrophes.

Vous observez en tout cas que les Juifs ont, eux, un pacte de survie. Mais vous pensez que la normalité étatique ne leur vaut rien. Pour vous, être juif, c’est être en exil. Pourtant, vous paraissez plus empathique à l’égard d’Israël que par le passé.
L’homme ne va pas survivre s’il n’apprend pas à être l’invité de l’Être selon la magnifique formule de Heidegger. Nous sommes jetés dans la vie, dit-il. Je peux vraiment me tromper mais peut-être que le destin de la diaspora, du juif en dehors d’Israël, c’est de pratiquer l’art difficile de vivre comme un invité parmi ses hôtes. Et le devoir de l’invité est de laisser la maison de l’hôte un peu plus belle, un peu plus riche, un peu plus humaine qu’il ne l’a trouvée. C’est cela la mission difficile, précaire, utopique du juif de la diaspora. Je ne crois pas que le miracle de 4000 ans de survie puisse se terminer avec une petite nation armée jusqu’aux dents derrière des murs et des barbelés. Mais je devrais dire cela en Israël avec mes enfants. Vivre sous la menace des attentats-suicides n’a rien à voir avec le fait d’exposer des arguments philosophiques dans le luxe d’une maison en Angleterre.

Vous avez souvent dit que seule une élite pouvait accéder à la grande culture. Elle est donc incompatible avec la démocratie ?
Je le crois, hélas. Spinoza a dit : ce qui est excellent doit être très difficile. La lecture d’une page de Descartes, de Kant ou de Bergson demande solitude, silence, concentration extrême, renoncement à soi. Tout cela n’est pas à la portée de tous. Jusqu’à maintenant, aucune formule de scolarité de masse n’a réussi à garantir la transmission des savoirs. Pour moi, qui suis un anarchiste platonicien, notre devoir est d’identifier ce qui dans un enfant peut et veut se réveiller et d’aplanir tous les obstacles financiers, sociaux qui peuvent l’en empêcher. Un grand système éducatif donne leur chance aux doués. Or nous ne savons que niveler. Oui, il y a un don et amoindrir ce don commet un blasphème – et j’emploie à dessein un vocabulaire religieux.

La France a connu des périodes où la culture était une religion. Que vous inspire le triomphe du show business dans l’espace public ?
Je dois au lycée français tout ce que je suis devenu. Je me souviens d’une rentrée des classes à Janson de Sailly. Le professeur est entré dans la classe et il nous a dit : « Messieurs, c’est vous ou moi. » Voilà toute ma pédagogie : c’est effectivement vous ou moi. Cela suppose certaines disciplines sociales immensément éloignées de l’atmosphère actuelle. Les deux produits qui engendrent la plus grande circulation d’argent du monde sont la pornographie et la drogue. Des centaines de milliards par jour. Merci ! Si c’est ça l’ultime garantie de liberté démocratique, c’est très cher payé.

« Les spectacles et la rhétorique politiques, écrivez-vous, s’apparentent à un camp de nudistes. » L’art de la solitude, le droit à l’intime, ont-ils une vague chance de survie ?
Tout ne peut pas être dit, tout ne doit pas être dit. Le voyeurisme total qui est l’engin même des médias est très grave. En Angleterre, quelqu’un qui a une vie familiale à protéger ne peut plus entrer en politique. Les paparazzis, au sens le plus large, rendent presque impossible la vie privée. Et une démocratie sans vie privée est aussi une contradiction. Ces jours-ci, les « unes » des magazines à Paris, animés par une seule obsession, sont une insulte au lecteur.

Oui, mais le lecteur apprécie…
Un enfant apprécie les truffes au chocolat. Et on ne le lui permet pas d’en manger toute la journée.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Les livres que je n'ai pas écrits

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Parisot et le magot

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Les tatas flingueuses. David Abiker le sait : les femmes sont bavardes. Il n’a donc pas jugé nécessaire de fournir à Elisabeth Lévy de Causeur, Bénédicte Charles de Marianne et de Virginie Roels de bakchich, un invité à cuisiner. « L’invitée, c’est l’actu », a annoncé notre hôte. Emission enregistrée le vendredi 7 mars.

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Parlons Net

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C’est un studio où on cause. Chaque semaine sous la houlette de David Abiker, l’homme du web sur France Info, des chroniqueurs de la presse internet décortiquent l’actualité, avec ou sans invité. L’image est foutraque, le son décalé, c’est la « couleur » internet : un petit air expérimental, presque underground.

Philippe Cohen dont le cerveau fécond a inventé cette émission et David Abiker, ont eu la bonne idée d’associer Causeur qui se retrouve en compagnie de Marianne2, rue89, Arrêt sur Images, lefigaro.fr et Bakchich. Regardez.

Les tatas flingueuses. David Abiker le sait : les femmes sont bavardes. Il n’a donc pas jugé nécessaire de nous fournir un invité à cuisiner. « L’invitée, c’est l’actu », a annoncé notre hôte. C’est donc avec Bénédicte Charles de Marianne et de Virginie Roels de Bakchich que nous avons devisé de choses vraiment importantes comme :

Les déboires de Marion Cotillard Fallait-il publier ? Fallait-il taire ? Pouvait-on cacher au monde entier que notre nouvelle star n’a pas la tête politique ?

Parisot et le magot Opération mains propres au Medef. Parisot est-elle crédible en Zorro ?

Les élèves doivent-ils noter les profs ? Evidemment. Et les enfants, leurs parents. On n’a pas fini de rigoler.

Au fait, un affreux doute m’étreint. Ce plateau de filles était-il destiné à célébrer l’internationale Journée de la femme ? Le monstre.

La France maniaco-dépressive

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Contrairement à ce que pense notre confrère Marianne,ce n’est pas Lui, mais nous qui souffrons de troubles mentaux. Car l’enthousiasme soulevé hier par la victoire de Sarkozy était aussi démesuré que l’est aujourd’hui son désaveu généralisé. Le désenchantement actuel suppose un enchantement, performance dont on croyait la politique incapable depuis la fin des idéologies. Si, comme on a coutume de le dire, les Français sont de plus en plus méfiants vis-à-vis de la politique, s’ils la croient de moins en moins capable d’agir sur la réalité et, en conséquence, d’être porteuse d’espoir, pourquoi espèrent-ils encore après chaque élection et pourquoi sombrent-ils si vite dans l’amertume ?

Peut-on sérieusement espérer qu’en six mois et par la seule grâce d’un nouveau pouvoir élyséen, les salaires augmenteront aussi rapidement que les prix chuteront ? Et si quelqu’un arrive à nous le faire avaler, notre crédulité nous absoudra-t-elle de toute culpabilité ? La politique menée par l’actuel gouvernement est peut-être bel et bien erronée mais en attendre des résultats avec autant d’impatience pour, au bout de quelque mois, en stigmatiser l’échec absolu ne peut qu’engendrer et alimenter la frustration et le ressentiment. Une fois de plus, on s’est foutu de nous !

Nous voulons du sens, pas seulement des indices et des courbes – tel est le souhait que semblait exprimer l’électorat français pendant la campagne présidentielle. Eh bien, nous l’avons eue, cette politique. Une personne sensée pouvait-elle croire qu’on peut générer « du sens » sans se heurter aux plus vives résistances, sans soulever de tempête ? Par quel miracle un homme pourrait-il proposer « du sens » et être immédiatement applaudi par tout le monde ? Nous avons appelé de nos vœux un chef politique qui apporte du « sens » et nous n’attendons pas six mois pour le lui renvoyer au visage. « Touche pas à ma laïcité », « politique de civilisation ? un ridicule plagiat ! » Pourtant je crois me souvenir qu’il y une année à peine les citoyens de ce pays – et ceux qui étaient tentés par le Ségolénisme aussi – voulaient justement que leur prochain président « touche » à ces sujets.

La politique, paraît-il, a remplacé en France la religion – elle est désormais l’unique dépositaire des lendemains qui chantent. Raison pour laquelle on continue de faire de la politique religieusement, Marcel Gauchet a dit l’essentiel sur la question. La révolution ou rien, voilà ce que semble vouloir le Français, « gauche » et « droite » confondues.

Chaque camp, chaque clan, rêve d’une intervention spectaculaire, rapide et émouvante qui change tout : le plein emploi, des émissions culturelles en prime time sur chaque chaîne, de même que l’expulsion de tous les immigrés ou la fermeture des centrales nucléaires, le redressement des compte de la Sécu, le respect des personnes âgées. Comment définir ce genre d’événements révolutionnaires, sinon comme des miracles laïques ?

Ce « révolutionnisme » ne peut que créer des attentes irréalistes et des faux espoirs qui conduisent à une inéluctable déception. Ce cycle infernal de l’émotion est une mine inépuisable pour des médias qui prospèrent sur l’affect. Au cycle politico-psychologique euphorie-déception correspond le cycle médiatique admiration-détrestation-victimisation (pour Sarkozy, la troisième phase n’a pas encore commencé). Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec la politique, entendue comme l’affrontement de projets, et beaucoup à voir avec l’hystérie. Alors, qui donc est le fou ?

La Graine et le navet

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Autant vous prévenir tout de suite, je n’ai pas vu La graine et le mulet. J’aimerais donc n’avoir rien à en dire. Pas si simple.

Pour moi, un film est un ensemble ; particulièrement quand il est à caractère « social ». On ne peut pas dissocier l’œuvre, ce qu’en dit son auteur et, dans une moindre mesure, la critique. Si je ne suis pas allé voir La graine, c’est avant tout parce que je n’ai pas aimé la façon dont M. Kéchiche a parlé de son film, ni d’ailleurs du précédent (L’esquive, déjà César du meilleur film en 2005). Je sais bien que souvent, les interviews de metteurs en scène relèvent de la figure imposée, et que les artistes souhaitent être jugés sur pièce, un point , c’est tout. Rien de plus simple : il leur suffit de ne pas donner d’interview. C’est ce que font généralement des gens aussi dissemblables que Chris Marker ou les frères Wachowski (Matrix).

Abdellatif Kechiche, lui, accorde beaucoup d’interviews, et pour y redire toujours la même chose . Il ne fait pas du cinéma à message : « Je déteste que ce qui ressemble à du discours s’infiltre dans un film. Je revendique le droit à la banalité. Je trouve qu’on en dit plus en aimant ses personnages qu’en se situant dans la dénonciation. » (Première, décembre 2007) Ni a fortiori du cinéma ethnique : « La Graine et le Mulet relève avant tout de la fiction. Le clan que j’y montre pourrait tout à fait se retrouver chez Bergman ou ailleurs. Il a, au fond, quelque chose de très universel. » (Première, décembre 2007)

Le problème, c’est qu’à chaque entretien, il explique simultanément le contraire : « J’ai sûrement envie d’éduquer le regard du spectateur. Et en particulier son regard sur cette jeunesse. En tout cas sinon de l’éduquer, qui est un grand mot, du moins de le modifier. » (Les Inrocks, avril 2004) Ou encore : « Quand on voit toutes les humiliations par lesquelles passe Slimane en allant dans ces centres administratifs, qui sont des symboles (la banque, la mairie, les services de l’hygiène), c’est qu’il y a un malaise. On le dit d’ailleurs à plusieurs reprises dans le film : Slimane cherche pour son restaurant une place sur le Quai de la République. » (Allociné.fr, septembre 2007) Ou encore encore : »Par réaction à l’image caricaturale véhiculée par les médias de la femme arabe, soumise, silencieuse et voilée, j’essaie de rétablir une réalité. » (Première, décembre 2007) Mais je vous ai gardé le meilleur pour la fin : « La Graine et le Mulet, avec ses quatre couples mixtes, la chaleur et la sensualité de ses rapports affectifs et son regard porté sur l’inégalité des chances, trace aussi un portrait de la France. » (Première, décembre 2007)

J’adore. On croirait une déclaration d’intention des producteurs de Plus belle la vie, le térébrant soap « sociétal » de France 3. Mais revenons à notre mulet… Toutes les interviews d’AK relèvent du double langage systématique. L’auteur se réclame d’un cinéma « non-engagé » pour aussitôt nous asséner les pires poncifs de l’idéologie victimaire. Conclusion : M. Kechiche semble avoir à peu près autant à me dire sur l’immigration que Mme Ferran, César 2007 pour Lady Chatterley, sur la lutte des classes et le désir hétérosexuel – donc son film est dispensable.

Au vu du palmarès des Césars 2008, cette opinion n’est guère partagée. Certes c’est peut-être uniquement le filmage et l’écriture de Kéchiche – qu’on soupçonne prodigieux – que ses pairs ont tenu à honorer pour la deuxième fois. Mais ce n’est pas vraiment ce que suggèrent les commentaires émus des JT du lendemain. Pour tout dire, je pense que c’est bel et bien le manifeste victimaire que la profession a voulu récompenser, comme elle l’avait fait avec La Haine (César du meilleur film 1996) ou Indigènes (César du meilleur scénario original 2007 [1. Je pense aussi que – même si l’on ne parle plus d’immigrés, mais de pauvres – le même engouement de dames patronnesses n’est pas étranger aux triomphes répétés des abominables frères Dardenne à Cannes.].) Et n’allez pas me demander des preuves, j’ai dit « je pense », et pas « je sais ». Cela dit, essayez donc de me prouver le contraire.

En vérité, je n’ai pas vu non plus la remise des Césars, si ce n’est le premier quart d’heure, avant de rendre les armes devant les commentaires du maître de cérémonie Antoine de Caunes, si nuls et mal dits qu’on aurait pu les croire écrits sans nègre et déclamés sans prompteur…

L’an dernier, Valérie Lemercier, d’ordinaire aussi pétillante que de Caunes est plat nous avait gratifiés d’une piètre prestation de maîtresse cérémonieuse. Les Césars seraient-ils ontologiquement médiocres ? Disons juste qu’ils évoquent une docu-fiction qui aurait été écrite par Nicolas Baverez pour illustrer, un peu lourdement, ses sombres thèses déclinistes.

Je suis injuste ? Non, ce sont les Césars qui sont injustes ! N’ont-ils pas systématiquement ignoré, par exemple, l’œuvre de Malik Chibane dont la savoureuse « Trilogie urbaine » (Hexagone, Douce France, Voisins, Voisines) vient de sortir en DVD ? Et pour quelle raison sinon parce que le malotru a cru pouvoir envoyer aux pelotes le victimisme dominant : « Il faut relativiser nos problèmes à l’échelle planétaire – vendre des oignons au Bangladesh, c’est plus grave que d’être enfant d’immigrés en France. » (Les Inrocks, avril 2007)

Il a même aggravé son cas en pointant le mépris de classe qui règne dans sa profession : « Il existe une population, une classe sociale, que, fondamentalement, on n’aime pas, qu’on ne reconnaît pas et avec laquelle on n’a aucun lien, ou très lointain. On ne reconnaît pas l’environnement dans lequel elle évolue et l’approche est de l’ordre de la mendicité, de l’entraide, de la solidarité. C’est un retour au XIXe siècle ! » (Revue Mouvements, premier trimestre 2004)

Faut-il le préciser ? Sans même parler d’une nomination aux Césars jamais un film de Chibane n’a été ne serait-ce que sélectionné pour Cannes, Venise, Berlin, Locarno et autre lieux .

Je pense aussi à l’excellent Travail d’Arabe de Christian Philibert, qui raconte, sur un ton épique mais badin, les mille misères que Momo, micro-délinquant beur, rencontre pour se réinsérer à sa sortie de prison. Là non plus, ni nominations, ni sélection aux Festivals. Rien qu’un communiqué tonitruant du MRAP : « L’affichage de ce cliché raciste sur des affiches de cinéma ne peut que contribuer à légitimer et banaliser l’expression du racisme… » On s’en doute, une telle fatwa ne pouvait qu’être fatale à ce film à petit budget. Aujourd’hui, quatre ans après les faits, Travail d’Arabe figure dans la liste de dix films français anti-racistes recommandés par le MRAP. Mieux vaut trop tard que jamais…

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Contre le sectarisme secticide

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S’il y a bien un sujet qui fait l’unanimité, du barbu onfrayiste à la rombière lefebvriste, c’est la dénonciation des sectes comme « mal absolu ».

Pourquoi tant d’acharnement ? Bien sûr, les sectes pompent tout le pognon de leurs “victimes” ; mais à défaut, celles-ci l’auraient de toute façon claqué dans d’autres âneries (Club Med, bars à hôtesses, dons à l’Arche de Zoé, Disneyland…)

Et puis d’ailleurs, comment définir une secte ? Le PC des années 50 était une secte ; l’Eglise des catacombes était une secte ; la franc-maçonnerie elle-même fut une secte, avant sa rotarysation.

Surtout, la condamnation du phénomène sectaire est trop consensuelle pour n’être pas suspecte. De quoi cette furie secticide est-elle le nom, comme dirait l’autre ? Ne s’agirait-il pas en fait, de la part de nos élites, d’une vague crainte de voir échapper à leur circuit économique des milliers de consommateurs potentiels (et respectables en tant que tels) ?

Sociaux-libéraux et libéraux-sociaux rivalisent d’arguments “dirimants” pour nous vanter la libre entreprise. Dans ces conditions, peut-on sérieusement s’en prendre aux sectes – qui ne font somme toute que privatiser un segment porteur : la spiritualité ? Ne les appelez plus jamais “gourous” : les patrons de sectes sont d’authentiques PDG, voire des winners-leaders dans leur branche !

Sur le plan intellectuel, que reproche-t-on donc à ces organisations, sinon de se constituer en sociétés parallèles, et par là-même de se soustraire au contrôle officiel des esprits ?

C’est pourquoi nous autres signataires de cet Appel, nous disons : notre cerveau est à nous ! Nous en revendiquons la libre disposition – c’est-à-dire, pour l’essentiel, le droit de décider librement qui nous bourrera le crâne.

Au nom de quoi devrait-on gober le baratin standard que nous servent les “autorités morales” autoproclamées de l’idéologie dominante – quand on peut avoir sa source de désinformation personnelle à travers n’importe quel mystagogue, escroc et fêlé sans doute, mais qu’au moins on a choisi ?

Une tragique comédie

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A l’acte précédent, le Président de la République a annoncé qu’il allait confier la mémoire des 11 400 enfants Juifs déportés de France aux élèves de CM2.

Acte II, scène 1
Une salle des professeurs. Des professeurs discutent.

L’un : Que doit-on en penser ?
Tous : Grotesque ! Insoutenable ! Scandaleux !
L’un d’entre eux : Ah non, c’est un peu court, vu l’enjeu !
On pourrait dire, bien des choses en somme,
en variant le ton, par exemple, tenez :

historien : du sens, de l’analyse, et ce dès le Primaire,
ne pas encourager la course victimaire,
Mémoire n’est pas Histoire, ni l’école sanctuaire.
Hollandien : Du devoir de Mémoire jamais ne doit s’abstraire,
Et n’avoir rien à dire n’oblige pas à se taire.
Ségolénien : Je n’aurais pas fait mieux. A Vous, Michel, je peux le dire :
Je trouve cela très bien, …, euh, …, d’y réfléchir…
Je rejoins mes comités « désirs d’avenir » !
Psychologue : Angoissant traumatisme, tragédie en puissance :
Dangereux pour l’enfant l’excès de résilience…
Syndicale : Ni pour, ni contre, bien au contraire.
Sûr, il faut le faire, mais sur quels horaires ?
Ministérielle : J’apprends, du président cette nouvelle idée.
Comment ! Non réfléchie ? Elle sera appliquée !
J’impose, incontinent, à tous nos enseignants,
De faire de ce brouillon quelque chose de brillant !
Pour les aider, bien sûr, dans cette noble action
Je crée, pour la conduire, une commission.
Communautariste : Pourquoi eux, et pas nous ? Toujours les mêmes victimes ! La mémoire de nos morts n’est-elle pas légitime ?

A cet instant, il s’interrompt, car l’envie de rire lui a passé et la moutarde lui monte, si l’on ose dire, au nez. C’est maintenant un monologue, une confession publique, de saison…il entame la palinodie de l’enseignant déboussolé.

Que faut-il en penser ? Quel parti prendre ? Moi qui suis professeur d’Histoire-Géographie (pardon, PLC2, dans la superbe langue de mon ministère). Par déformation professionnelle, j’annoterais ainsi la copie présidentielle : « De bonnes intentions, mais ce n’est pas ce qu’on demande en Histoire. Il est indispensable de réfléchir avant d’écrire, et ne pas rendre un brouillon écrit à la dernière minute. Il faut analyser le sujet et élaborer un plan cohérent, et non compter sur l’indulgence de votre correcteur pour vos louables idées. 08 /20. »

Pardonnez cette facilité, mais, après tout, les ministres aussi sont notés, et l’heure est à l’inversion carnavalesque. On confie aux enfants la mémoire du pays et le chef de l’Etat envoie des SMS, visite Eurodisney… D’abord vient l’agacement pour cette réponse mal ficelée, à une question non posée (ou pas en ces termes), et prononcée au mauvais moment, au mauvais endroit.
Puis je m’interroge. (C’est souvent le cas quand je n’interroge pas mes élèves.)

Pourquoi cette appropriation, ce « parrainage » symbolique ? Encore de l’émotion au lieu de la réflexion, propice aux dérapages difficilement contrôlables. Encore de la « Mémoire vaine » ! Si c’est une « intuition » présidentielle, ne méritait-elle pas le temps d’un approfondissement ?

Puis vient le temps des questions faciles. Pourquoi cette nouvelle posture d’instituteur national, au plus bas des sondages, après celles de guide touristique à Disneyland, en Egypte ? Pourquoi au dîner annuel du Crif ? Pourquoi à Périgueux ?
Soyons plus constructif, moins caricatural… Pourquoi les élèves de CM2 ? Parce que les professeurs du secondaire se sont mal comportés pour l’hommage à Guy Môquet ? Parce que les Professeurs des écoles sont réputés plus dociles, plus contrôlés par leurs inspecteurs ? Parce que cela concordait avec l’annonce du plan pour l’école ? Parce qu’ »il faut combattre le plus tôt possible le racisme à sa source » ? Retour annoncé de l’Instit’ compassionnel, façon Gérard Klein ?

Et pourquoi confier à des enfants la mémoire d’enfants ? Ne peuvent-ils s’identifier à plus âgés qu’eux ? Leur confier celles des rescapés ou des Justes nous épargnerait peut-être les cellules de soutien psychologique annoncées. Et permettrait de présenter l’Histoire autrement que comme l’interminable suite de crimes qu’ont commis nos ancêtres, l’Histoire avec une grande hache comme l’écrivait Perec, et dont on se demande bien pourquoi il faudrait l’enseigner si elle est si suspecte et si traumatisante.
A moins que l’on veuille enfin cesser d’enseigner l’Histoire pour la remplacer définitivement par la commémoration perpétuelle des victimes de tous les temps, et la célébration, ô combien plus rassurante, de notre merveilleuse époque.

Cherche-t-on à éviter l’antisémitisme ? Ignore-t-on vraiment, en haut lieu, que la haine des Juifs, n’est plus à proprement parler alimentée par l’antisémitisme hérité du XIXe siècle, mais par l’antijudaïsme, et la haine d’Israël. Et que l’on peut faire d’excellents cours sur la Shoah, combattre le racisme et l’antisémitisme, et en toute bonne foi, et d’un même élan généreux, souhaiter la disparition de l’Etat israélien, voire de ses habitants. Certains osent l’écrire et sont invités comme intellectuels de haute renommée.

Lettre à Robbe-Grillet

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Alain Robbe-Grillet, quand je vous ai découvert, à l’âge de quinze ans, j’avais déjà lu une infinité de romans mais ceux seulement qu’on m’avait dit de lire. Quand j’ai eu douze ans, une fille, une « grande » qui en avait treize, m’avait glissé, comme un de ces secrets érotiques que l’on chuchote dans les secondes qui suivent le moment où les parents s’absentent un court instant de la pièce : « Lis La Nausée, Vipère au poing. L’Etranger ! » Je l’avais fait, et j’avais grandi d’un seul coup : j’avais soudain accédé au monde des grandes personnes, des adultes de ma propre époque, pas celui, splendide mais suranné de Salammbô, ni celui apprivoisé, des Hommes de bonne volonté – dont j’avais pourtant dévoré les vingt-sept volumes.

Alain Robbe-Grillet, à quinze ans je suis allé voir L’année dernière à Marienbad et dans ces interminables couloirs sur les moulures desquels glissait majestueusement la caméra de Sacha Vierny, j’ai entendu votre voix et les cieux se sont entr’ouverts : Julien Green m’avait fait deviner qu’un tel monde existait peut-être et le rideau se levait triomphalement et ce monde était là, devant moi : la littérature française, telle que je l’espérais secrètement, au carré ou au cube !

J’ai alors tout lu, tout ce que vous aviez écrit : l’errance des Gommes, l’anneau de fer du Voyeur, la lumière qui perce à travers La Jalousie, le sang qui perle dans La Maison de rendez-vous. A l’athénée – comme on appelle le lycée en Belgique – mon professeur de français avait la délicatesse de me demander de dresser moi-même la liste des livres que j’emporterais quand le prix me serait décerné en fin d’année. Et je repartais avec ces volumes de Robbe-Grillet, de Claude Simon ou de Robert Pinget, à qui j’offrais l’occasion d’une brève incursion annuelle dans un univers qui ne savait sinon rien d’eux.

Vous étiez aussi pleinement de votre temps : vous avez accepté le principe de l’Académie Française – et, en effet, pourquoi pas ? – mais vous en avez rejeté le style convenu et vous êtes mort dans ses limbes. N’oublions pas non plus que durant des années très noires, vous avez signé Le Manifeste des 121 qui se termine par ces mots : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Un roman sentimental

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Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut

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Le philosophe critique l’idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l’idée elle-même.

Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire. Vous n’êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt hostile à l’initiative du président de la République. En refusant de répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
La proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par des élèves de CM2 est discutable. Elle n’a rien cependant d’obscène ou d’indigne. Nicolas Sarkozy observe que l’antisémitisme est une passion toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l’œuf. Et l’œuf, c’est l’enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut mener, on les vaccine. Contre l’ignorance, l’indifférence et le négationnisme qui s’ébroue sur Internet, le président de la République table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là de scandaleux.

Peut-être, mais les bons sentiments ne font pas un bon enseignement. En général, vous n’approuvez guère la mobilisation émotionnelle.
L’opposition raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la raison et l’insensibilité aussi. N’oublions pas Marc Bloch : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. » Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne sont jamais indifférents. L’histoire et la mémoire doivent être, l’une et l’autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon des modalités certes différentes, de la connaissance sensible. J’ajoute que si cette mesure devait voir le jour, les instituteurs auraient évidemment pour charge d’intégrer dans l’histoire générale l’histoire singulière de l’enfant dont chaque élève ou chaque classe serait dépositaire. Un autre élément doit être pris en compte, c’est le souci d’arracher les disparus à l’anonymat. Ils sont morts en tant que numéros. Les nazis, comme le rappelle Aharon Appelfeld, « ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était ». Ils gazaient directement les uns et tatouaient des chiffres sur les bras des autres. Si nous n’avons de mémoire que statistique, nous perpétuons d’une certaine manière la déshumanisation dont ils ont été victimes. C’est une bonne action de leur rendre un visage.

Va pour l’émotion, même si, entre l’émotion et le pathos, la différence est ténue. Mais certains, à commencer par Simone Veil, ont attaqué ce projet sur la base d’arguments émotionnels. On risquerait, en somme de traumatiser les enfants.
Dire que les enfants sont tellement fragiles qu’on risque de les traumatiser, c’est nous parler d’une enfance qui n’existe plus. Le jeune habitant de la vidéosphère, ce n’est pas l’enfant fragile, c’est l’enfant blasé, l’enfant que les Guignols invitent sans cesse à rire de tout et que ses écrans plongent dans l’hémoglobine. Il n’est pas trop sensible mais gavé, repu d’images violentes. Rien ne l’étonne. Sera-t-il capable de percevoir ce que la Shoah a de singulier et d’élever ce malheur au-dessus du film ininterrompu de l’actualité, du cinéma d’épouvante et des videogames ? C’est désormais la question.

Notre ami Paul Thibaud, président des Amitiés judéo-chrétiennes, est très remonté. Il souligne qu’on n’enseigne pas l’histoire comme ça. Et l’association Liberté pour l’Histoire estime, dans une pétition lancée ce samedi, que cette « injonction de mémoire substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs ».
Peut-être. Le musée de l’Holocauste à Washington qui a bel et bien une visée pédagogique joue également sur ce registre, puisqu’à l’entrée, on vous remet la carte d’identité d’une victime. L’émotion et la pédagogie peuvent donc aller ensemble. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’on mobilise les affects au détriment de l’intelligence, c’est le postulat selon lequel un enfant de 11 ans ne peut être sensible qu’à la souffrance d’un autre enfant de 11 ans. Cela voudrait-il dire qu’on a choisi de commémorer l’exécution de Guy Môquet dans les lycées et collèges parce qu’il avait 16 ans et qu’il faudrait attendre d’avoir l’âge de Pierre-Brossolette et de Jean Moulin pour prendre la mesure de leur héroïsme et de leur calvaire ? Non. L’école est un élargissement. On s’y délivre peu à peu de son temps et de son âge. Si je devais pour ma part parler de l’extermination devant des élèves, enfants ou adolescents, je commenterais l’une des innombrables photographies où l’on voit des soldats nazis entourer un vieux Juif et rire à gorge déployée pendant que l’un d’entre eux lui coupe la barbe ou les papillotes. Cette hilarité, cette brutalité, c’est la négation de l’humanité à l’œuvre. Et l’enfant, s’il y prête attention, s’identifiera au vieillard. Il comprendra de surcroît qu’il y a toutes sortes de rires et qu’il faut, pour accéder au rire de l’humour, se soustraire à l’obscénité fusionnelle du rire barbare.

Vous êtes un peu hésitant, cher Alain. Tout bien pesé, pensez vous que l’idée du président n’est pas si mauvaise que cela ?
Tout bien pesé, je pense que c’est une initiative malheureuse. Nicolas Sarkozy ne s’est accordé ni le temps de la réflexion, ni celui de la consultation. Il a pris tout le monde de court, sauf Serge Klarsfeld. Et il s’est trompé d’époque. Le temps est révolu où la mémoire de la Shoah protégeait les Juifs de l’antisémitisme. Aujourd’hui, elle les y expose. Plus on en parle et plus ça énerve. Le premier impératif philosophique, c’est : « Connais toi toi-même » ; le premier impératif politique, c’est, comme le souligne Hannah Arendt : « Connais ton ennemi. » Et l’ennemi contemporain n’est pas l’idéologie raciste mais l’idéologie victimaire. D’autres descendants de victimes réclament leur dû, d’autres communautés exigent leur part de Shoah. Le geste de Sarkozy apparaît aux Indigènes de la République, aux héritiers des esclaves, aux ex-colonisés et aux défenseurs de la cause palestinienne, comme un cadeau supplémentaire à ceux qui sont déjà les chouchous de la mémoire. « Trop, c’est trop », disent-ils de plus en plus fort.

En somme vous n’appréciez guère l’initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
Je suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce que ce tollé confirme mon inquiétude. S’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été discutée calmement. Aujourd’hui, le calme n’est plus de mise, c’est la violence et c’est même la haine qui prévaut. Pourquoi les enfants juifs, entend-on, pourquoi pas les enfants noirs victimes de la traite, pourquoi pas les enfants victimes de la colonisation et, dernier exemple, extrêmement révélateur, dans Libération ce samedi, sous la plume d’un lecteur, pourquoi pas les enfants expulsés en vertu de la loi Hortefeux ? Cet argument a déjà été utilisé il y a quelques mois, au moment de la première célébration de la mémoire de Guy Môquet dans les écoles. Le président avait renoncé à se rendre au lycée Carnot car la colère montait et, sur un mur du lycée, une affiche proclamait ceci : « Hier exécuté comme résistant, aujourd’hui raflé comme immigrant. » Autrement dit, l’expulsion équivaut à la déportation et ceux-là mêmes qui s’identifient aux sans-papiers assimilent subrepticement, et peut-être à leur propre insu, l’Afrique à un gigantesque camp de concentration. Ce sont les avatars de l’anticolonialisme. A l’époque des luttes pour l’indépendance, on disait, comme Sartre : « L’Europe a mis les pattes sur les autres continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. » Aujourd’hui, « celui qui est ici est d’ici », dit Alain Badiou. Tout le monde est européen et tout ce qui n’est pas l’Europe, c’est Auschwitz.

Laissons de côté cette dernière outrance, sans pour autant éluder la question. Faut-il singulariser le sort des enfants juifs, faire d’eux les porte-parole de toutes les victimes ? En proclamant pieusement l’exceptionnalité de la Shoah, on n’a pas abouti à grand-chose. Le slogan « plus jamais ça » prétendait inscrire la Shoah dans une histoire universaliste, elle est devenue l’affaire des Juifs.
Il faut savoir si la destruction des Juifs d’Europe est un crime contre l’humanité. Oui, elle est un crime contre l’humanité du point de vue juridique. Cette catégorie a fait son entrée dans le droit après le traumatisme de cet événement mais qu’en est-il de la conscience collective ? Ce que je conclus de « la compétition victimaire », c’est que nous assistons à une fragmentation de l’humanité. Ce n’est plus l’humanité qui est victime du crime, ce sont les Juifs. L’humanité est devenue cette instance procédurale qui gère les différentes mémoires victimaires. L’erreur fatale de Nicolas Sarkozy a été d’annoncer cette mesure au dîner du CRIF, sans voir qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. D’un côté, il affirmait : « l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais le problème de la République » ; de l’autre, il semblait, alors qu’on ne lui demandait rien, donner satisfaction à la revendication mémorielle de la communauté juive. Et maintenant, à qui le tour ?

A vrai dire, Serge Klarsfeld, dont on dit que c’est lui qui a soufflé cette idée au président de la République, encourage ce partage du gâteau mémoriel. Voilà ce qu’il a déclaré au Parisien : « Après, les enfants seront sensibilisés et pourront travailler sur la Shoah. Quitte à élargir cet effort de mémoire à d’autres questions, la colonisation par exemple. »
Serge Klarsfeld a toujours eu son propre agenda mais il est étrange de le voir, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, envisager sans états d’âme, la banalisation de la Shoah. Cette idée, pour autant, ne méritait pas les adjectifs dont l’a gratifiée Simone Veil : « inimaginable, insoutenable, dramatique et, surtout, injuste », a-t-elle dit. Injuste pour qui ? Pour l’islam de France que cela risque de braquer ? Cette fureur verbale est d’ores et déjà pain bénit pour les tenants du nouveau conformisme idéologique, c’est-à-dire tous ceux qui dénoncent le blocus de Gaza en oubliant les tirs de roquettes ininterrompus sur le sud d’Israël ou qui disent, avec Régis Debray, que « la Shoah ne rentre pas, hélas, dans le champ de conscience oriental, parce qu’on a la conscience de son histoire et que le nazisme est d’Occident ». Comme si l’Occident, ce n’était pas aussi depuis Hérodote et même Homère, la conscience de l’histoire des autres, et comme si le nazisme n’avait eu aucune accointance orientale.

Il y a un ou deux ans, vous avez solennellement appelé les dirigeants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et tous les gardiens de la mémoire juive à cesser les voyages à Auschwitz. Quelle différence faites-vous entre ces voyages et l’idée de Nicolas Sarkozy ?
Si cette mémoire est tellement lourde à porter que, nous dit Simone Veil, les survivants s’efforcent de l’épargner, aujourd’hui encore, à leurs enfants et petits-enfants, pourquoi envoyer par cars entiers les élèves de collège à Auschwitz ? Ce qui vaut pour le parrainage devrait valoir pour les voyages. Les uns et les autres attisent le ressentiment et la jalousie victimaire et les historiens ont tort de croire que leur discipline pourra régler le problème : elle fait l’objet de la même surveillance et de la même animosité. Il y a une autre raison à mon scepticisme sur les vertus pédagogiques du tourisme concentrationnaire. On croit mettre les élèves en contact direct avec l’horreur, or Auschwitz, Treblinka et tous les camps sont par définition des endroits abstraits où il ne se passe rien. Apprendre quelque chose à Auschwitz demande une connaissance et une capacité de recueillement qui ne sont pas à la portée d’enfants en groupe. Auschwitz ensoleillé, c’est le soleil qu’on voit, Auschwitz l’hiver, c’est la tentation de la bataille de boules de neige. Moi-même, à Auschwitz, j’étais distrait ; je n’ai pu me recueillir et méditer vraiment qu’à Birkenau, parce qu’il y avait moins de monde et aussi sans doute parce que mon père y avait été détenu. Il est totalement illusoire de croire que le camp, c’est concret. Le concret, on le trouve dans les livres. Il est infiniment plus formateur de faire étudier aux élèves Si c’est un homme de Primo Levi ou les pages incroyables de Vassili Grossman sur l’entrée dans la chambre à gaz dans Vie et destin que de les emmener à Auschwitz. A Auschwitz, il n’y a personne. Dans les livres, il y a quelqu’un.

Cela dit, il faut aussi compter avec l’inculture des professeurs sur le sujet. Contrairement à ce que l’on croit en général, l’histoire de la Shoah est peu enseignée à l’université. Au Mémorial de la Shoah, on a déjà entendu un professeur s’étonner car il croyait que Drancy était en Allemagne.
Cette inculture tient à la fois à l’ignorance et à l’idéologie. Aussi contestables que soient l’initiative de Nicolas Sarkozy et son cavalier seul, ce que je sens percer dans les critiques les plus stridentes, c’est une lassitude, une aigreur, une exaspération, à l’égard de l’événement même de la Shoah. On reproche souvent aux Juifs de voir l’actualité à la seule aune de leurs intérêts communautaires – « c’est bon pour nous ? » Aujourd’hui, il faut oser le dire : la mémoire et l’histoire de la Shoah, ce n’est pas bon pour les Juifs.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely.

Touche pas à mon despote

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Où se sont retrouvés les conjurés pour organiser leur coup ? Comment s’y sont-ils pris pour rédiger ce texte qui entrera très vite dans les annales[1. Je ne suis pas très sûre de la traduction du terme Arsch en français.] ? Ont-ils envoyé un fax, un pneumatique, un SMS ou un mail à la rédaction de Marianne ? Si oui, à l’attention de qui ? Nul ne pourra jamais, sans doute, répondre à ces questions et l’on ne peut que se perdre en conjectures.

On peut opter pour un scénario romanesque où l’on verrait l’ombre des Dix-Sept se fondre discrètement, des mois durant, dans les nuits de Paris, pour converger en un lieu tenu secret où, à la lumière d’une chandelle, l’un d’entre eux ferait péniblement crisser le papier sous la plume d’oie et la dictée des autres. Ils seraient partis deux ou trois cents dans cette folle aventure. Mais, les rafles s’ajoutant aux exécutions sommaires, les arrestations alternant avec le retour de camarades torturés par la police sarkozyste, ils n’auraient plus été à la fin que dix-sept survivants. Jean-Pierre Chevènement ne laissera pas de nous étonner.

Malheureusement, je ne puis laisser mon imagination aller à de telles divagations : je n’ai pas l’esprit aussi éblouissant que celui d’un Dominique de Villepin – c’est-à-dire empreint des allants romantiques d’une grand-mère qui tricote. J’ai plutôt tendance à croire que les Dix-Sept conjurés ont décidé leur coup un soir de grande fatigue à la MJC de Nogent-sur-Marne, où ils tenaient un meeting unitaire. Sous l’emprise d’une ébriété avérée (trop de Canada Dry tue le Canada Dry), c’est François Bayrou qui, le premier, a eu l’idée : « On va lui faire une lettre méchante à Sarkozy. A lui et à sa méchante femme, hein Marielle, j’ai raison ? »

Comme il n’y avait plus de chips à manger et que le concierge de la MJC ne voulait pas tarder à mettre tout ce beau monde dehors en lançant un tonitruant : « Eh, il y en a qui ont une vie sexuelle ici », on a vu les dix-sept se rassembler comme un seul homme autour d’une table pour sonner l’hallali. Et, ah là là, quel hallali ! A provoquer des spasmes frénétiques chez un contrôleur principal des Impôts ou à vous faire bander un receveur des Postes en retraite.

Les Dix-Sept, donc, ont voté la mort du Roi. Et les Sanson, exécuteurs des hautes oeuvres de père en fils depuis 1688, s’apprêteraient à reprendre du service place de la Concorde. En attendant, on se donnera de petits rendez-vous anti-monarchistes-électifs, comme autrefois l’on se comptait fleurette entre gens de bonne compagnie dans des manifestations anti-fascistes. Rien n’arrêtera le front républicain !

C’est bien là le plus grand crime de Nicolas Sarkozy : avoir flingué Le Pen. Impardonnable, le président français a privé les Don Quichotte de la bienpensance française de leur bon gros moulin à vent. Le corps de l’hydre lepéniste à terre, c’est son assassin – l’homme qui a cassé leur joujou et leur principal passe-temps – qu’ils veulent achever. Ernst Kantorowicz (Kanto pour les intimes, c’est-à-dire pour ceux qui vont danser le jerk le samedi soir avec Claude Lévi-Strauss) n’avait même pas prévu le coup dans Les Deux Corps du Roi.

N’empêche que les Dix-Sept ont raison sur tous les plans. Ils ont d’abord raison de parler de monarchie élective : vu que papa Sarkozy n’était pas président de la République, il aurait été d’une parfaite incongruité que l’on parlât en l’espèce de monarchie héréditaire. Bien vu !

Et puis, il y a des choses qui ne trompent pas. Nicolas Sarkozy s’est enfui à Varennes (il fut heureusement arrêté – avec femme et enfant –, à hauteur de Marne-la-Vallée, par d’honnêtes journalistes qui avaient reconnu son visage gravé au revers d’une pièce d’un euro). Il a convoqué le Parlement à Versailles, puis a décidé de transporter sa cour du 8e arrondissement à Neuilly.

Pire encore, pour pousser plus loin la ressemblance avec ces rois qui ont fait la France, il a épousé une Italienne comme Henri II et Henri IV.

Ce n’est pas convenable : un président de la République doit être discret. Il lui est beaucoup plus loisible d’attraper le mal napolitain en sortant nuitamment par la grille du Coq plutôt que de s’afficher au grand jour avec une chanteuse. Une chanteuse, vous vous rendez compte ? Chez les Villepin, ça ne fait que quelques années qu’on accepte d’inhumer ces gens-là en terre chrétienne[2. Il a failli déshériter sa fille qui a eu l’outrecuidance de devenir top model.].

Ajoutez à cela qu’un des fils Sarkozy s’appelle Louis, comme cela s’est pratiqué au moins dix-huit fois chez les Capet et les Bourbons : le doute n’est plus permis. La France est une monarchie élective, alors que certains l’auraient préférée royale.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

George Steiner : Pouchkine, Harry Potter et Moi

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Il écrit et enseigne en quatre langues. Fou de son métier de professeur, amoureux érudit des grandes œuvres littéraires qui ont fabriqué l’humanité, nostalgique mais jamais amer, George Steiner ébauche, sous la forme de courts essais, quelques-uns des livres qu’il n’a pas écrits.

L’idée d’un livre des livres que vous n’avez pas écrits – et que, ce faisant, vous écrivez- est assez mélancolique. Vous avez des regrets, professeur Steiner ?
Certainement. Tout d’abord, tout ce que j’ai fait aurait pu être meilleur. Et maintenant que ma vie touche nécessairement à sa fin, je sais que ces livres que j’ai toujours voulu faire mais toujours ajournés, je ne les écrirai jamais.

Vous êtes un penseur et un professeur mondialement connu. Mais pour vous, il y a les génies et les autres.
La plus grande critique, la meilleure érudition, le commentaire le plus précis et le plus souverain contiennent toujours un élément parasitaire. Dans mon petit théâtre personnel qui, je l’espère, n’est pas trop triste, je me vois comme un postino, un facteur. C’est une allusion à Pouchkine qui disait : « Merci à mes traducteurs, éditeurs, commentateurs. Vous portez mes lettres, mais c’est moi qui les ai écrites. » Effectivement, c’est un privilège immense de porter les lettres. Il faut trouver la bonne boite, le bon moment. Je crois profondément à la transmission culturelle, je suis fou du métier de professeur. Mais il ne faut jamais se raconter d’histoire. Chaque matin, je me rappelle que Monsieur Pouchkine a écrit les lettres.

Dans les Règles pour le Parc humain, Peter Sloterdijk diagnostiquait la fin de l’humanisme lettré Et s’il n’y avait plus de lettres ? Et s’il n’y avait plus personne pour les lire ?
C’est une question angoissante. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai enseigné en Amérique, en Angleterre, en France, dans beaucoup d’autres pays, et j’ai toujours trouvé des gens qui voulaient lire les lettres. Cela pourrait être de plus en plus problématique. Comme le suggère une expression française lourde de sens, il se pourrait qu’il y ait de plus en plus de lettres mortes. Déjà, avec le hurlement sauvage et sadique de l’argent du capitalisme tardif, il est de plus en plus difficile de poster les lettres, de trouver des timbres. Je pense à l’éclipse des petites maisons d’édition, des magazines littéraires et philosophiques, au misérable état matériel de nos enseignants. Et pourtant, je suis optimiste. Je crois à la catastrophe économique et sociale, et je crois qu’elle entraînera un retour de l’humain. C’est dans les abris, sous le blitz à Londres, qu’a repris la lecture massive des classiques. Les grandes valeurs tiennent notre conscience en vie. Le kitsch ne peut pas les remplacer. Dans des temps très difficiles, nous pourrions revenir aux grandes œuvres. Jamais les salles de concert et les musées n’ont été aussi fréquentés. Ne soyons pas trop pessimistes.

Les signes contraires ne manquent pas. L’inculture est assumée, voire revendiquée, y compris dans les couches les plus élevées de la société. La télévision et la Toile saturent l’existence.
C’est très inquiétant particulièrement en France où la vie de l’esprit a toujours été très politique, très publique, très exemplaire. Cela dit, ces technologies qui miment la tradition classique pourraient aussi être de très grands outils de dissémination pédagogique. Par le on line, n’importe quelle petite école peut accéder aux plus grandes œuvres. Cela explique que j’ai vu arriver d’Inde des élèves époustouflants d’intelligence, d’enthousiasme, de puissance créatrice. J’observe chez beaucoup de jeunes un certain dégoût face à l’omnipotence du marché.

L’un de vos essais est consacré au savant anglais Needham: un homme de la Renaissance au XXe siècle, un homme-encyclopédie. Quel est le sens d’un tel savoir aujourd’hui ? Sommes-nous passés de l’âge de Needham à celui de Wikipédia ?
Je crois toujours profondément à la parole grecque classique qui nous dit que la Mémoire est la mère de toutes les Muses. Ce qu’on ne peut pas apprendre par cœur, on ne le connaîtra jamais profondément, on ne l’aimera jamais assez. Le rôle de la mémoire est immense, comme celui du silence. Mais le silence est de plus en plus cher. Cela dit, des élèves qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y entrent par l’écran, peuvent poser des questions à quelqu’un de hautement qualifié, s’arrêter devant un tableau. Ce que nous ne savons pas, c’est si ces enfants iront ensuite dans un vrai musée. Le cas Harry Potter est aussi de toute première importance. Le style, la grammaire sont difficiles et l’enfant du Kamtchatka ou du Tibet fait la queue toute la nuit pour la sortie d’un nouveau volume. Malheureusement, nous n’avons pas le Max Weber ou le Tocqueville qui pourrait nous dire si, après avoir lu et relu Harry Potter, cet enfant va se plonger dans l’Ile au Trésor et Gulliver. Nous n’en savons rien.

Vous avez lu Harry Potter ?
J’ai mis le nez dans le premier tome. Ce n’est pas pour moi, de même que Tolkien n’est pas pour moi. Mais grâce à son érudition, le mythe arthurien est un imago universel.

Vous en appelez à une éducation fondée sur quatre piliers : la musique, les mathématiques, les sciences de la vie et l’architecture. Ces nouvelles humanités sont-elles appelées à détrôner les anciennes ?
Il n’y a pas une seule clé. Mais de nos jours, les plus doués, les plus obsédés par l’absolu sont les mathématiciens. Ce sont les princes de l’esprit. Au quattrocento, j’aurais aimé prendre un café avec les peintres. De nos jours, c’est une immense chance de pouvoir fréquenter les grands scientifiques. Peut-être ne connaîtrons nous plus, en Occident, les miracles que nous appelons Dante ou Shakespeare ou Racine : on comprend mal la possibilité du crépuscule, mais elle existe. Aucune culture n’a un pacte d’éternité avec le destin. Mais le fait d’avancer est interne à l’entreprise scientifique. C’est parmi les scientifiques que j’ai connu des bouffées folles de confiance et d’espoir après les grandes catastrophes.

Vous observez en tout cas que les Juifs ont, eux, un pacte de survie. Mais vous pensez que la normalité étatique ne leur vaut rien. Pour vous, être juif, c’est être en exil. Pourtant, vous paraissez plus empathique à l’égard d’Israël que par le passé.
L’homme ne va pas survivre s’il n’apprend pas à être l’invité de l’Être selon la magnifique formule de Heidegger. Nous sommes jetés dans la vie, dit-il. Je peux vraiment me tromper mais peut-être que le destin de la diaspora, du juif en dehors d’Israël, c’est de pratiquer l’art difficile de vivre comme un invité parmi ses hôtes. Et le devoir de l’invité est de laisser la maison de l’hôte un peu plus belle, un peu plus riche, un peu plus humaine qu’il ne l’a trouvée. C’est cela la mission difficile, précaire, utopique du juif de la diaspora. Je ne crois pas que le miracle de 4000 ans de survie puisse se terminer avec une petite nation armée jusqu’aux dents derrière des murs et des barbelés. Mais je devrais dire cela en Israël avec mes enfants. Vivre sous la menace des attentats-suicides n’a rien à voir avec le fait d’exposer des arguments philosophiques dans le luxe d’une maison en Angleterre.

Vous avez souvent dit que seule une élite pouvait accéder à la grande culture. Elle est donc incompatible avec la démocratie ?
Je le crois, hélas. Spinoza a dit : ce qui est excellent doit être très difficile. La lecture d’une page de Descartes, de Kant ou de Bergson demande solitude, silence, concentration extrême, renoncement à soi. Tout cela n’est pas à la portée de tous. Jusqu’à maintenant, aucune formule de scolarité de masse n’a réussi à garantir la transmission des savoirs. Pour moi, qui suis un anarchiste platonicien, notre devoir est d’identifier ce qui dans un enfant peut et veut se réveiller et d’aplanir tous les obstacles financiers, sociaux qui peuvent l’en empêcher. Un grand système éducatif donne leur chance aux doués. Or nous ne savons que niveler. Oui, il y a un don et amoindrir ce don commet un blasphème – et j’emploie à dessein un vocabulaire religieux.

La France a connu des périodes où la culture était une religion. Que vous inspire le triomphe du show business dans l’espace public ?
Je dois au lycée français tout ce que je suis devenu. Je me souviens d’une rentrée des classes à Janson de Sailly. Le professeur est entré dans la classe et il nous a dit : « Messieurs, c’est vous ou moi. » Voilà toute ma pédagogie : c’est effectivement vous ou moi. Cela suppose certaines disciplines sociales immensément éloignées de l’atmosphère actuelle. Les deux produits qui engendrent la plus grande circulation d’argent du monde sont la pornographie et la drogue. Des centaines de milliards par jour. Merci ! Si c’est ça l’ultime garantie de liberté démocratique, c’est très cher payé.

« Les spectacles et la rhétorique politiques, écrivez-vous, s’apparentent à un camp de nudistes. » L’art de la solitude, le droit à l’intime, ont-ils une vague chance de survie ?
Tout ne peut pas être dit, tout ne doit pas être dit. Le voyeurisme total qui est l’engin même des médias est très grave. En Angleterre, quelqu’un qui a une vie familiale à protéger ne peut plus entrer en politique. Les paparazzis, au sens le plus large, rendent presque impossible la vie privée. Et une démocratie sans vie privée est aussi une contradiction. Ces jours-ci, les « unes » des magazines à Paris, animés par une seule obsession, sont une insulte au lecteur.

Oui, mais le lecteur apprécie…
Un enfant apprécie les truffes au chocolat. Et on ne le lui permet pas d’en manger toute la journée.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Les livres que je n'ai pas écrits

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