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Quand la musique (arabe) adoucit les peuples

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Tout commence par un « P » – une consonne imprononçable en arabe. Suite à un malentendu, la Fanfare de la police d’Alexandrie erre en Israël. Invités à l’inauguration du centre culturel arabe de Petah Tikvah (premier foyer de peuplement juif fondé par des proto-sionistes en 1878), les huit musiciens, aisément repérables à leur uniforme bleu éclatant, se retrouvent à Beth Hatikvah, l’un de ces trous perdus que le jargon administratif israélien qualifie de « villes de développement ». En voyage pour le cœur de l’israélité, ils vont découvrir ses bas-fonds. Et cette errance géographique, qui est aussi un voyage métaphorique dans l’histoire du sionisme, va permettre une inversion subtile des stéréotypes, engendrer un monde à l’envers, bouleverser les conventions culturelles de la société israélienne. Pendant 24 heures, c’est l’Arabe qui, avec sa culture et son humanité, offre au Juif un moment de grâce.

Le malentendu de départ n’est pas anodin. L’incapacité des Arabophones à prononcer la lettre « p » qu’ils transforment généralement en « b » a souvent été exploitée dans le folklore israélien pour ridiculiser les Arabes. Un grand comique des années 1960-1970 faisait un tabac avec un sketch dans lequel il interprétait un professeur d’anglais palestinien en train d’enseigner Hamlet. Enfant, je riais à tomber par terre chaque fois que j’entendais le passage où le professeur explique la prononciation du mot « prince » : « B, r, i,… mais non, mais non mes enfants, ‘b’ comme bobeye et non pas ‘b’ comme baba… »

Dans La Visite de la Fanfare, cette « inaptitude typiquement arabe » ouvre des perspectives toujours comiques mais radicalement différentes. L’irruption de cet étranger, si proche et si lointain, entraîne, comme au Carnaval, un chassé-croisé des rôles entre Israéliens et Arabes, et plus encore entre « israélitude » et « arabitude ».

L’Israël dans lequel atterrissent les huit Egyptiens n’a pas grand-chose à voir avec celui des mythes. Créées dans l’urgence durant les années 1950 et 1960, à la fois pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés juifs venus des pays arabes, notamment d’Afrique du nord, et pour façonner la démographie du pays, avec leurs cités HLM plantées au milieu du désert, les « villes de développement » s’apparentent à des zones de sous-développement. De même, dans le film, « Beth Hatikvah » (la maison de l’espoir, en hébreu) a tout d’un centre de désespoir. « Ici, il n’y a pas de culture, ni arabe, ni israélienne, rien du tout », s’entendent répondre les musiciens égarés à la recherche du centre culturel arabe. Arabes par la langue, la musique, la cuisine, le mode vestimentaire, les habitants juifs de ces non-lieux se sont ainsi trouvés deux fois marginalisés : éloignés du centre économique et culturel du pays, ils ont de surcroît été priés de cacher, voire de nier, leur « arabitude ». A l’exception des films égyptiens qui réalisaient une audience considérable le vendredi après-midi à l’époque de la chaîne unique, toute expression de la culture arabe a pratiquement été bannie, à commencer par la musique classique arabe – la spécialité de la Fanfare d’Alexandrie. Lorsque j’étais enfant, mes camarades d’origine irakienne, magrébine et yéménite avaient honte de cette musique que leurs parents ou grands-parents écoutaient en voiture ou à la maison, encore plus que moi-même de l’air un peu trop ashkénaze et de l’accent hongrois de mes grands-parents.

Or, c’est grâce à cette musique que les Egyptiens ont été invités à Petah Tikvah ; et c’est elle qui les a menés à Beth Hatikvah. Dans cette localité oubliée de Dieu et des hommes, laide et sans intérêt, qui n’abrite même pas un hôtel, le spectateur est convié à assister et même à participer à un exorcisme : sur l’écran, Israël se délivre de sa peur panique de l’Arabe. C’est que l’Arabe est cultivé, sensible, élégant et charmant, l’incarnation même de la masculinité. Il agit et il séduit. Face à lui, des Israéliens marginaux, frôlant la folie, incultes et inarticulés. Vulgaires, passifs et résignés, ils souffrent d’un terrible déficit de virilité. L’héroïne, une femme brûlante dont toute la sensualité est inemployée, cherche désespérément un homme, un vrai : un Arabe. Avec lui, c’est la langue arabe qui est honorée et célébrée comme la langue de l’amour – c’est elle, suggère le film, qui est la véritable musique – mystérieuse, belle et irrésistible.

Or, c’est là que la logique du carnaval (ou du cinéma) nous rattrape: le renversement de rôles n’a-t-il pas pour fonction culturelle et psychologique de confirmer le « bon ordre de choses » et de réaffirmer les véritables hiérarchies et valeurs qui sont aux antipodes de la présentation carnavalesque ? Le rêve n’est-il pas destiné à nous réconcilier avec la réalité ?

Certes, la musique arabe a été réhabilitée dans les années 1980 et 90, et les amateurs israéliens d’Oum Kalsoum n’ont plus à attendre le vendredi après-midi pour satisfaire leur « vice ». « L’arabitude » existe dans la culture et de l’identité israéliennes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’Israël soit capable de l’intégrer, de réconcilier en son sein Orient et Occident, de faire la paix avec ses voisins et avec lui-même. Bref, un « Arabe chic » dans un film israélien n’annonce pas plus la « baix entre les beubles » qu’un grand gaillard poilu habillé en danseuse dans un vaudeville troupier n’annonce « une nouvelle conception de la masculinité » à la caserne. Cette Visite de la Fanfare est un beau film. Pour sa version documentaire, il faudra encore attendre.

La Visite de la Fanfare, réalisé par Eran Kolirin. Sortie le 19 décembre 2007.

Un mot de Khadafi. Un mot sur Khadafi.

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Ça va vite, très vite. Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy a été fait chanoine (Ah bon ! Qu’est-ce que ça lui fait ? Quel gamin ! Quel amour des breloques et des réceptions !). Hier il était à Kaboul. A cette allure-là, on hésite à évoquer, deux semaines après qu’elle a pris fin, la visite officielle du Bédouin qui planta sa tente rue de l’Université et qui, durant une semaine, a amusé, étonné, consterné les Français et leurs dirigeants. Encore une fois, notre président semble avoir su gérer ses débordements et improvisations : les Français, qui ne sont pas amoureux de Kadhafi, se sont sans doute dit que ce qui était ridicule ne pouvait pas être grave. Avaient-ils raison ? Cette « visite d’Etat » était-elle une honte ? Kouchner, champion de l’humanitarisme compassionnel, était-il en droit de se plaindre quand on lui mettait sous le nez le coût des bonnes œuvres ? Les « contrats » (pétroliers, nucléaires, militaires) étaient-ils le fond de l’affaire ? Existent-ils vraiment ? Etait-il de bonne diplomatie d’inviter Mouammar pour le faire injurier par le quart du gouvernement et snober par la moitié ?

Laissons ces grandes questions pour ne nous intéresser qu’à une formule du dirigeant libyen interviewé par Pujadas pour France 2. « Pensez-vous instaurer bientôt la démocratie dans votre pays ? » Réponse : la démocratie n’a pas lieu d’être en Libye puisque le peuple se gouverne lui-même et que le « Guide » n’a rien à décider. On a crié au stalinisme. Il y a certainement de cela dans la pratique comme le montre le sort des infirmières bulgares, mais Kadhafi ne parle pas de dictature du prolétariat, il évoque une société en pilotage automatique où le peuple vit selon ses croyances et ses coutumes.

Rappelons-nous à ce propos que le régime de la Libye est islamique et que, comme le montre brillamment et savamment Rémi Brague, le principe d’un tel régime, à travers une sharia directement dérivée, selon la doctrine, de l’enseignement du Prophète, est « un pouvoir politique exercé par Allah lui-même ». Donc, en Islam, le pouvoir politique ne devrait pas exister. C’est pourquoi, montre Brague, l’idée, communément admise, d’une confusion du politique et du religieux en islam, est profondément inexacte. D’un côté, comme l’a relevé Khadafi, la communauté politique, le peuple, a peu de légitimité à critiquer le pouvoir, mais de l’autre côté, celui-ci n’est guère qualifié pour gouverner. Dans les faits, historiquement, ce qui frappe est la difficulté d’être de l’Etat en terre d’islam, ou du moins la faible portée de son action. Les régimes musulmans ont pu être d’habiles conciliateurs ou de glorieux conquérants, ils n’ont pas été révolutionnaires, sinon par imitation de l’Occident ou réaction à son influence. La « révolution islamique » est une expression inventée récemment, pour couvrir en fait une contre-révolution, une réaction à la nouveauté venue d’Europe. En Islam, contrairement à certains fantasmes européens, on ne trouve guère de théocraties sur le mode byzantin (le temporel et le spirituel dans les mêmes mains) mais une alternative entre une religion dont la tyrannie s’exerce directement, de manière coutumière, et des dictatures d’autant plus brutales qu’elles n’ont pas d’autre fondement que la force..

Les pouvoirs islamistes dont Kadhafi nous a livré non pas la description mais la formule, n’évoquent ni Innocent III ni Pierre le Grand, ils font plutôt penser à la chefferie traditionnelle selon la description classique de Pierre Clastres : là aussi le chef est un « guide », il parle, il parle sans cesse pour dire que rien ne change et que rien ne doit changer. « Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. (…) ce n’est du côté du chef que se trouve le pouvoir (…) Un ordre, voilà bien ce que le chef ne saurait donner. » Aussi déconcertante soit-elle, nous aurions intérêt à essayer de comprendre l’idéologie de ceux que nous invitons.

Pour un désir du présent

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Je suis souvent navré par la platitude gestionnaire des discours du Parti socialiste. Si Mme Royal a perdu les élections, n’est-ce pas parce qu’elle s’est maintenue dans la timidité d’un discours social-centriste, laissant à M. Sarkozy la possibilité de faire main basse sur une rhétorique de réinvention des possibles ? Qui ose encore à gauche parler d’utopie, de rêver un monde radicalement autre, à une époque où le capitalisme semble l’horizon inéluctable (et au mieux améliorable) d’un présent-absent perpétuel ?

Bien entendu, la critique du capitalisme est désormais banale, intégrée par les acteurs financiers eux-mêmes. Mais elle est inoffensive tant qu’on ne s’attaque pas à ce qui fait davantage perdurer le système – la foi en sa permanence et son caractère indépassable. En des termes plus simples, il s’agit de se déprendre de cette constatation banale, mille fois entendue : « Le capitalisme, c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à lui substituer (ou alors ce serait pire). »

Contre ce découragement contagieux, il m’a paru nécessaire de contribuer à faire connaître en France la réflexion sur l’utopie de Fredric Jameson, en éditant son Archéologies du Futur (Max Milo). L’objectif est simple: insuffler un peu d’air frais à une partie de la gauche qui s’auto-asphyxie, en réactivant la fonction politique de l’utopie. Et pourquoi pas, comme le fait cet ouvrage, en relisant les classiques de la SF, genre littéraire qui s’adonne volontiers à « l’angoisse de la perte d’un futur » autre, radicalement différent. Ce qui importe, nous rappelle Jameson à un moment où nous nous laissions peut-être aller à une mélancolie post-punk ou à la lassitude d’entendre des discours de gauche mesquins, c’est de se livrer à une énergique et pourquoi pas onirique « perturbation du présent ». N’est-ce pas, en effet, une autre manière d’endormir les salariés que de leur faire croire qu’ils vivront plus heureux avec une augmentation de 5 % de leur salaire ?

Il ne s’agit pas ici – ou, soyons honnêtes, pas seulement – d’une nostalgie des mondes magiques, telle que l’affectionnent la fantasy ou les rhétoriques du désenchantement du monde. Certes, l’argument du déclin de la magie et de la différence créatrice, au profit de l’omniprésence vide des images standardisées au sein de l’espace capitaliste tardif reste pertinent, mais ce qui fait la force de l’utopie, insiste Jameson, c’est davantage l’activité d’imaginer/penser (la réunion heureuse de ces deux termes est en soi un programme) une transformation des rapports humains : « conflits, désirs, souverainetés, amours, vocations… »

Jameson écrit encore : « Nous recherchons un concept qui ne transfèrera pas la théorie du sujet scindé sur la collectivité et qui s’abstiendra de promouvoir un mysticisme apolitique de l’infini et de l’inatteignable… Le désir nommé utopie doit être concret et continu. »

Loin, donc, d’une simple nostalgie de mondes meilleurs qui resterait liée à un fantasme harponné à un âge d’or toujours révolu, à un paradise lost des possibles, l’agir politique de l’utopie commence par l’éveil d’une sensibilité à vocation transmutatrice. C’est là souvent l’intention première des transpositions allégoriques qu’opère la science-fiction (Philip K. Dick par exemple ne cesse de rappeler que notre vision du monde n’est pas figée une fois pour toutes dans la névrose). L’imagination utopiste est donc bien (malgré ses inévitables « naïvetés » conceptuelles) un geste critique porteur de dommages collatéraux démystificateurs, d’autant que le point nodal de beaucoup de ces mondes imaginaires est comme par hasard la suppression de l’argent, et ce avant Thomas More.

Christopher Lasch, dans son Seul et vrai Paradis (Climats), nous a mis en garde contre les impuissances béates d’une certaine idéologie du progrès. Une vraie pensée de l’utopie ne vise pas le progrès mais la différence radicale, la mutation, l’incarnation de l’altérité. L’imagination utopique est ainsi toujours une critique créative du présent (ce que j’ai appelé ailleurs créalisme), et c’est pourquoi, lorsque le présent n’arrive plus à se représenter, mais seulement à se reproduire, il y a toujours une crise de l’imagination utopique, notamment au sein des partis dits de gauche.

Rappelons par parenthèse que, selon Jameson, dans notre postmodernité, la représentation n’apparaît même plus comme un dilemme, mais comme une impossibilité : la « raison cynique » lui substitue une fausse multiplicité d’images, parmi lesquelles aucune ne correspond à la « vérité ». Ce fameux relativisme postmoderne se suit à la trace dans le passage de la maison à étages de la modernité (transcendance) à la pratique, d’inspiration cinématographique, du fondu enchaîné (immanence), qui semble être devenue le nouveau paradigme de notre conception du monde.

Or, l’esprit-fusion peut être, dans certaines conditions, une chance concrète pour l’avenir, lorsqu’il permet d’entrevoir et donc de désirer des altérités réelles, des monstruosités viables, de réactiver le rapport entre l’Imagination (la trame globale de l’avenir) et la Fantaisie (le souci détaillé du quotidien). L’immanence (l’être-ensemble qui nous constitue) peut nous éclairer, lorsqu’elle ne sacrifie pas la transcendance (la création humaine comme origine du réel).

À une époque où la défense des minorités et la réduction des pluralismes à une gestion par le moindre mal des rapports quotidiens passent pour un programme utopiste, le véritable esprit d’utopie, pris au sérieux et sorti des coffrets de Noël desdits « sous-genres » littéraires, peut encore perturber la propagande identitaire (si mesquine et grise). Commençons par nous rappeler que la fabrique de « sous-groupes » humains prétendument « différents » (sur des bases naturalisées, l’Homo, le Black, la Femme, l’Enfant, le Bobo, le Jeune, etc.) participe de la soupape de sécurité, du désamorçage des détresses narcissiques engendrées par l’hégémonie de l’impératif capitaliste (« tu jouiras davantage en te soumettant, jusque dans ta vie privée, à la logique de la plus-value »).

Et si, près de quarante ans après Mai 68, on se souvenait que ce n’est pas parce que l’imagination n’est pas au pouvoir qu’elle n’en a aucun ?

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« Face à l’Iran, soyons réalistes »

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Après la publication du rapport des agences américaines sur l’Iran, les partisans de frappes sur ce pays (en France et aux Etats-Unis) paraissent en mauvaise posture, tandis que les défenseurs d’une politique conciliante avec Téhéran triomphent. Faut-il, selon vous, changer totalement de pied par rapport à l’Iran ?
La politique occidentale (américaine, européenne, française) des dernières années à l’égard de l’Iran mériterait un véritable examen, à la lumière de l’évaluation convergente des seize agences de renseignements américaines et de ses résultats d’ensemble. Il existe en effet pour nous deux façons d’appréhender les affaires iraniennes et pas une seule. La première est la ligne américaine des dernières années : isoler l’Iran, refuser toute relation, le diaboliser, rechercher le « regime change », essayer l’asphyxie économique, ligne qui, il me semble, renforce à Téhéran le clan le plus dur. En France même, cette ligne compte de nombreux partisans qui présentent comme inéluctables et nécessaires des frappes contre l’Iran. Mais le rapport des agences américaines leur coupe l’herbe sous le pied en ruinant la thèse du « danger imminent ». Cela devrait être l’occasion de tout remettre à plat et d’essayer une autre politique même si les tenants de la ligne la plus dure se sont précipités pour dire que cela ne changerait rien.

Et quelle serait la bonne politique ?
L’annonce par les Etats-Unis qu’ils sont prêts à ouvrir une vaste négociation avec l’Iran, sans renoncer à aucune de nos exigences concernant le respect du TNP et la sécurité d’Israël, mais sans préalable. Cette politique permettrait de modifier le jeu intérieur iranien et de redonner du poids au clan réaliste alors que la politique occidentale des dernières années fait plutôt le jeu d’Ahmadinejad.

Pensez-vous que beaucoup de gens soient sur cette ligne ?
Oui, il y a pas mal de personnalités américaines de premier plan qui préconisent cette approche. Les Etats-Unis ont raté le coche, notamment avec Khatami, mais justement, le rapport des agences américaines crée une nouvelle opportunité. Aux Etats-Unis, il y a un débat sur ce rapport des agences de renseignement. L’option « dure » – celle des frappes – qui était défendue entre autres par Dick Cheney ne semble plus possible politiquement. En Europe, nombre de gouvernements qui étaient mal à l’aise avec la perspective de frappes sont rassurés mais ils ne sont pas pour autant en mesure de formuler une autre politique. Je suis pourtant convaincu qu’un tournant stratégique est possible et que les Etats-Unis pourraient réaliser avec l’Iran ce que Kissinger a fait avec la Chine en 1972 : l’ouverture de discussions sans condition préalable pour faire bouger les lignes. Quand on pose des préalables, c’est qu’on ne veut pas discuter. Il n’est pas exclu que l’administration Bush saisisse cette occasion. Elle a évolué, notamment du fait de Mrs. Rice, sur la question du Proche Orient, elle peut bouger sur l’Iran. Ce serait son intérêt.

Ce qui signifie que la France pourrait être plus bushiste que Bush. Du reste, le suivisme français en matière diplomatique n’est-il pas étrange ? Faut-il être si empressé vis-à-vis d’une Administration qui est en assez mauvaise posture ?
Qu’un nouveau président français aille aux Etats-Unis est parfaitement normal d’autant que l’administration Bush est encore là pour un an. Peut-être pense-t-il que dans cette période où l’Administration sortante est très isolée, il pourra obtenir des concessions ? Le président Sarkozy a fait l’impasse sur le Proche Orient, l’Irak et l’Iran, mais il a formulé quelques critiques sur le dollar et l’environnement et exprimé des attentes concernant la politique américaine à l’égard de la défense européenne. Donc, ne faisons pas de procès d’intention. Attendons de savoir ce qu’il entend par « Alliance atlantique rénovée » et par « pilier européen de la défense » et voyons ce qu’il obtiendra, peut-être, du président Bush sur ces sujets. Sur l’Iran, on peut comprendre le souci français de maintenir la pression des sanctions mais c’est une politique incomplète.

Colossale finesse

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C’était une blague, vous savez, ce truc qui fait rire – enfin qui faisait rire à l’époque où le second degré n’avait pas encore été aboli et la raillerie bannie. L’espace d’une journée, c’est devenu une affaire.

Lundi soir, pour compléter le billet caustique de notre hilarante chroniqueuse Trudi Kohl sur les amours présidentielles, notre webmestre, qui ne manque ni de talent ni d’humour, suggère de créer un lien permettant d’acquérir par l’intermédiaire de fnac.com (entreprise à laquelle Causeur est affilié comme un grand nombre de sites) non seulement le dernier disque de la belle mais aussi le nouvel iPod à écran tactile d’Apple. En y ajoutant une innocente plaisanterie dans laquelle il est question d’écouter et de tripoter la dame comme à l’Elysée (à la réflexion, câliner eut peut-être été plus heureux). Admettons qu’il n’y a pas là de quoi concourir au festival de la dentelle. Mais pas non plus de quoi provoquer la troisième guerre mondiale. Sur ces entrefaites, la rédaction de Causeur ferme boutique pour la nuit.

Funeste erreur ! Nous n’avions pas imaginé un instant, en effet, que certains allaient prendre au sérieux notre colossale finesse. Or, après la publication d’un billet de Guy Birenbaum, la mayonnaise monte sur certains sites de discussion, notamment ceux des fondus d’Apple – au passage, on peut se demander comment des biens de consommation peuvent susciter l’engouement, l’adhésion, bref mobiliser des affects, au point que leurs utilisateurs aient le sentiment de former une communauté : vous sentez-vous proche des gens qui ont la même bagnole que vous ?

Pendant que nous vaquons à nos autres occupations, la machine à rumeur carbure. Diverses théories du complot s’échafaudent, certains internautes finissant par penser que le PDG de la Fnac a présenté la chanteuse au président dans le seul but de vendre des iPods sur causeur.fr. Mais aucun d’entre nous n’a vraiment conscience de l’agitation qui s’est emparée de la planète internet. D’ailleurs, à la Fnac, on ne semble pas prendre la chose au tragique. En l’absence de réaction, c’est en tout cas ce que nous pensons – à tort. Sollicités par le Post, la plate-forme interactive du Monde, nous commençons à comprendre que notre canular a marché au-delà de nos espérances. (Puisque nous n’espérions pas mystifier qui que ce soit).

Vers 18 heures, lorsque nous parvient un courriel assez furax dans lequel il est question de l’image de l’entreprise, nous sommes tous en vadrouille. Dans la soirée, un communiqué de « l’agitateur d’idées » déclare que l’entreprise est parfaitement étrangère à cette publicité mais mentionne par erreur causer.fr qui se trouve être un site de « rendez vous coquins » et de « rencontres entre libertins ». Halévy et Offenbach n’auraient pas fait mieux. Espérons que cette méprise aura fait rire ses auteurs.

Plus c’est gros, plus ça marche : c’est la première leçon de cette affaire. Des milliers d’internautes – et quelques journalistes – ont donc vraiment cru quelques heures durant, que la Fnac pouvait être à l’origine de cette « vraie-fausse publicité ». On ne peut même pas exclure totalement que quelques-uns aient vraiment cru qu’en achetant l’objet, ils pourraient toucher la dame.

La deuxième morale de l’histoire est que, s’il est une chose avec laquelle on ne rigole pas, c’est l’image des marques. Vous pouvez vous gausser comme bon vous semble du président de la République, brocarder Kadhafi tout à loisir, mais certainement pas vous payer la fiole d’un produit ou d’une entreprise. Répétons que nous n’avons nullement voulu attenter à l’honneur de Carla Bruni, du président de la République, de la Fnac ou de l’iPod. D’ailleurs, nous avons volontiers modifié le commentaire vantant les mérites de l’appareil. Comme dirait Nicolas Sarkozy, l’incident est clos.

Kadhafi au Louvre, Sarkozy à Eurodisney

Croyez-nous, il ne s’agit ni de jalousie (féminine) ni de concupiscence (masculine). Nous n’avons rien à redire au fait que le président ait choisi une femme que bon nombre de Français convoitent – peut-être est-ce précisément ce qui le fait craquer. Après tout, il a dû en rêver, ado, d’avoir la plus belle fille de la classe, plus encore que de présider le plus beau pays du monde. Il faut reconnaître, quoi que nous en ayons que, la Bruni, elle a de la classe : intello, polyglotte, de bonne famille, elle est zéro défaut (on ne se joindra pas ici aux moqueurs qui plaisantent sur sa voix). La belle-fille dont la France rêvait. Et puis, après une Espagnole, une Italienne, ça vous a un petit genre multiculturel du meilleur aloi. Tant qu’il ne s’amourache pas d’une Autrichienne…

Certes, on peut trouver qu’il s’est bien vite consolé du grand chagrin d’amour causé par le départ de Cécilia. La vitesse à laquelle il s’est délivré du statut de célibataire montre à quel point le président a horreur du vide. Pour lui, être seul avec lui-même, c’est être seul tout court. Au point qu’on a du mal à l’imaginer plongé dans un dossier ou dans un roman, ou encore méditant face à la mer. Hors de la relation, point de salut. Le président est shooté à l’Autre. S’agissant du chef de l’Etat, cette addiction est inquiétante mais c’est une autre affaire.

Pourtant, quelque chose ne passe pas. Que le président de la République ait choisi Eurodisney pour s’afficher avec sa fiancée quand Khadafi et ses amazones se montraient au Louvre, voilà qui est franchement humiliant. Certes, le « Guide » dont on nous a dit sur tous les tons qu’il était un peu fruste, a parcouru le musée au pas de charge, s’extasiant sur la Joconde et le Radeau de la Méduse, ce qui ne témoigne pas d’un raffinement exagéré. Au moins a-t-il visité un temple de la culture française.

Choisir le royaume de Mickey pour une escapade amoureuse (même avec enfants), il fallait oser. (Le Parc Astérix n’aurait pas été plus acceptable). Si on ajoute Eurodisney à la liste des choses qu’affectionne Nicolas Sarkozy – Fouquet’s, Paloma, maison de vacances dans le plus pur style Dynasty, Rolex et compagnie – il y a de quoi être accablé. Les goûts du président sont de moins en moins convenables pour un président.

Soyons clairs. Si Nicolas Sarkozy aime manger des hamburgers, lire du Marc Lévy et écouter du Johnny Hallyday, grand bien lui fasse. Qu’il carbure au Coca light, c’est son choix. Il peut tout aussi bien s’empiffrer de barbapapa et jouer au cow boy. C’est sa vie privée et nous la respectons. Mais qu’il se cache ! On a vidé le Louvre pour Khadafi, on peut bien ouvrir Eurodisney la nuit pour Sarkozy. S’il veut montrer sa fiancée, qu’il l’emmène à la Comédie Française. Ou à Beaubourg. Ou à l’opéra (elle doit aimer ça).

Sarkozy est libre de choisir ses amoureuses et ses loisirs. Mais en public, il ne s’appartient plus. Il appartient à la France. Il est le symbole de la France. Et que cela lui plaise ou non, la France est une vieille idée qui a partie liée avec la culture, le passé, la grandeur. Mère des arts, des armes et des lois, comme disait l’autre. « Tout cela est fini », répète-t-on. Peut-être : ce n’est pas au président de constater le décès. Il n’a pas seulement été élu pour gouverner la France mais pour l’incarner. Merde, Paris vaut bien un après-midi au Louvre.

Sarkozy a une ouverture

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Les hommes sont tous les mêmes. Depuis samedi, Willy me fait la gueule. Toute la semaine, je l’avais vu se réjouir à l’idée d’aller dimanche chez les Loewenberg manger des brocolis nature et des navets bio, arrosés d’un jus de betterave 100 % écolo, un simili-ersatz de château Petrus pour le Joshka Fischer de pacotille que j’ai à la maison. Samedi, j’ai dû appeler Frau Loewenberg pour lui dire que Willy se mourait dans son lit d’une angine blanche et que le Dr Reuter était à deux doigts de le faire hospitaliser dans la clinique de la Forêt Noire.

Willy n’était pas malade. Il me faisait juste la gueule. J’avais beau m’enquérir de son état, chaque fois il grommelait à mon visage quelques onomatopées distraites. Ceux qui ne connaissent pas l’Allemagne (ou qui la connaissent, mais ignorent tout de notre façon de parler dans le Bade-Wurtemberg) mésestiment certainement la puissance borborygmique du haut-allemand moyen.

J’ai donc décidé de quitter le domicile conjugal pour aller me réfugier chez Markus Pftizer, mon coiffeur (je conseille à toutes celles qui veulent quitter le domicile conjugal d’aller chez leur coiffeur plutôt que chez leur amant : aucun juge sensé ne pourrait retenir cela comme une charge en cas de divorce).

Le salon bruissait de mille rumeurs ; c’était une effervescence sans pareil. Les cliquetis des ciseaux et des peignes, le vrombissement des sèche-cheveux, le tintement des flacons de laque s’éteignaient derrière un caquètement permanent. Chacune y allait de son couplet : « Sarkozy sort avec Carla Bruni… On les a vus à Disneyland… Un coup dans le yacht fantôme, un autre dans la Montagne magique. Et vice-versa… La seule attraction qu’ils aient évitée, c’est la maison de Blanche Neige : ça faisait six de trop. »

Lorsque je suis rentrée à la maison, Willy se morfondait :

– Alors, lui ai-je dit, c’est Carla Bruni qui te met dans ces états ?
– Non !
– Alors qui ? Sarkozy ?
– Oui !
– Et pourquoi, Willy, Sarkozy te rend-il malade ? Il n’a pas décidé de reprendre les essais nucléaires français au fond du jardin quand même !
– Il a ce que tous les hommes veulent avoir : une femme sans voix.

Henri Guaino tient sa vengeance sur BHL.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

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L’âge des ténèbres

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Vous avez moins de quarante ans ? Vous avez donc la chance de n’avoir pas connu ces temps obscurs, ces âges heureusement révolus où les « femmes françaises » étaient soumises à la biblique malédiction de l’enfantement. Ayant tiré le mauvais numéro à la loterie de la biologie, elles étaient frappées d’inutilité. Oui, inconscients que vous êtes, « il y a quarante ans, les femmes françaises ne savaient plus que faire de leur fécondité ». (Des enfants ? Vous n’y pensez pas !) Cette phrase extraordinaire a été prononcée au matin du 14 décembre 2007 par Hélène Cardin, honorable journaliste « santé » officiant pour France Inter, le fleuron de notre radio publique, dans une ode vibrante à la gloire de l’homme qui a libéré les femmes – Lucien Neuwirth, le sénateur gaulliste à qui l’on doit la légalisation de la pilule.

Notre courageuse chroniqueuse risque d’être déçue, elle qui aimerait tant pourfendre les ennemis de la liberté. Cette liberté-là n’a plus guère d’ennemi. Pas ici en tout cas. Grâce à la pilule, la fatalité biologique a cédé la place à la vie choisie. On ne s’en plaindra pas[1. On peut cependant se demander pourquoi, depuis que la grossesse est choisie, elle est vécue comme une maladie, ainsi que me le fait remarquer un ami désabusé. Ce sera l’objet d’un prochain texte.].

On peut cependant s’étonner d’entendre proférer sur les ondes publiques de telles âneries. La bêtise est parfois amusante, souvent énervante – et, en fin de compte, toujours désarmante. En l’occurrence elle est aussi édifiante. Car elle révèle les ravages de l’idéologie que l’on qualifiera, en hommage à Jack Lang, de lombralalumiériste. En effet, l’homme à qui l’on doit presque autant de reconnaissance qu’à Lucien Neuwirth, puisqu’il inventa la Fête de la Musique, fut aussi celui qui, redonna ses lettres de noblesse au lombralaumiérisme, injustement décrié depuis que le grand Robespierre fit prévaloir sa version guillotineuse. Or, on se rappelle que Jack Lang put proclamer sans ciller que, le 10 mai 1981, les « Français avaient franchi le passage de l’ombre à la lumière ». (A observer son rafraîchissant enthousiasme pour Sarko Ier, il faut croire que le 6 mai 2007, nous avons carrément dépassé la vitesse de la lumière).

Quel rapport, vous demandez-vous entre le pimpant ministrable et l’admiratrice du sénateur Neuwirth qui, bien que gaulliste, était « bien de sa personne et aimait les femmes » ? Eh bien, justement, l’idéologie ! Oui, Hélène Cardin ne le sait pas, mais elle a des idées. Une vision du monde. Laquelle, certes, tient en peu de mots, mais tout de même : avant c’était l’horreur, aujourd’hui c’est vachement bien et demain, ce sera encore mieux. Donc, la dame nous rappelle que grâce à Neuwirth et à sa pilule magique, « les femmes françaises maitrisent le plaisir de faire l’amour ». En somme, la sexualité a commencé en 1967. Jusque-là, ce furent des millénaires d’enfantements non planifiés avec leur cortège de frustrations et de plaisir non maitrisé. « Grâce à Lucien Neuwirth, le bienfaiteur des femmes françaises, il y a quarante ans, tout a changé », conclut hardiment notre enfonceuse de portes ouvertes. Oui, cette date devrait être considérée comme l’an zéro d’une nouvelle ère. Depuis, nous jouissons sans entraves – et même sans partenaire grâce à nos sex toys achetés chez Sonia Rykiel (faut ce qu’il faut). Et en prime, nous pouvons nous rendre en Vélib à un débat participatif ou à un happening pour les sans-logis.

Qu’on se rassure, je n’ai nullement envie de nier les bienfaits de la science et de la technologie. Personne ne souhaite revenir à un monde dans lequel il n’y avait ni pilule, ni antibiotiques, ni aspirateur. Mais il y a quelque chose de profondément pervers dans l’idée que le monde a commencé avec nous. Sous couvert d’exprimer sa gratitude à un homme, Hélène Cardin nous dispense en fait de toute gratitude à l’égard du passé. Ouste ! Du balai ! Ceux qui nous ont précédés ne méritent que coups de pieds aux fesses, ces obscurantistes qui n’avaient aucune idée de ce qu’était la libération sexuelle.

La chose amusante, ou peut-être inquiétante, avec les Hélène Cardin qui sont légion dans nos médias, est que derrière leurs airs libertaires, ces aimables personnes cultivent un petit genre « commissaire politique ». L’idée qu’on peut avoir de l’existence une autre conception que la leur ne leur traverse pas l’esprit. Plus précisément, elles considèrent que les dangereux criminels qui n’adhèreraient pas au point de vue conforme avec l’enthousiasme requis auraient bien besoin d’une bonne rééducation. Vous n’avez pas d’autre choix que celui d’être pro-choice. Moi aussi, j’ai envie de remercier Lucien Neuwirth. Je n’en trouve pas moins furieusement barbante la liberté obligatoire pour tous.

Un référendum ? Non merci !

65

Toute ressemblance avec une Constitution rejetée il y a deux ans est purement fortuite. Puisqu’on vous dit que le texte paraphé à Lisbonne par les dirigeants européens n’est pas une Constitution, mais un modeste traité modificatif – simplifié de surcroît. Admettons. Peut-être même est-ce parfaitement exact, juridiquement parlant. Reste que j’ai tout de même l’impression qu’on fait ingurgiter aux Français en petits morceaux le plat dont ils n’ont pas voulu il y a trente mois. Et, au risque de choquer, j’ajouterai que c’est tant mieux. Oui, vous avez bien lu : ce que d’aucuns considèrent comme un « déni de démocratie » me parait parfaitement légitime. Le président Sarkozy devrait l’assumer pleinement.

Des Constitutions (et des traités modificatifs), il ne faut pas juger avec des yeux d’avocat mais avec ceux de l’historien. La lettre des textes, au fond, importe peu – les Américains se débrouillent assez bien avec le leur qui est vieux de deux siècles. L’essentiel, c’est leur esprit qui s’incarne dans des institutions. La première qualité d’une Constitution, disait Napoléon, est d’être vague. En matière européenne, ce sont les lois votées par les Parlements et interprétées par les juridictions nationales qui comptent. En conséquence, appelez-le comme ça vous chante – « nouveau », « simplifié »… – le Traité de Lisbonne est bien le jumeau du texte rejeté sans ambiguïté par les Français et les Hollandais en mai 2005.

Laissons donc là le débat juridique pour nous intéresser au seul qui vaille en l’occurrence, le débat politique. La question européenne fait ressurgir le clivage entre gouvernés et gouvernants, que la théorie démocratique a tout intérêt à planquer sous le tapis puisque les seconds sont supposés être de pures émanations des premiers. Il suffit d’entendre Jack Lang tresser des lauriers à Nicolas Sarkozy pour se rappeler que l’Europe ne sépare pas la droite de la gauche mais dresse les citoyens contre leurs dirigeants (encore que ces louanges ont peut-être, qui sait, une autre fonction…). Toutes obédiences confondues, la classe dirigeante française (du moins celle qui représente les partis dits de gouvernement) partage trois certitudes. Primo, la construction européenne est un intérêt vital de la France ; secundo, la Constitution rejetée en mai 2005 était la « moins pire » des façons de consolider l’Union ; tertio, la victoire du « non » a traduit une panne générale de la confiance politique bien plus qu’un refus de l’Europe. Les Français ont dit « non » à Chirac bien plus qu’à la Constitution.

Forts de cette conviction, les principaux politiciens français soutiennent le tour de passe-passe réalisé par Sarko-Majax qui a transformé une Constitution en mini-traité comme d’autres changent des lapins en colombes. Ils ont bien raison. S’il ne s’était pas engagé à choisir la ratification parlementaire, le président français n’aurait jamais convaincu ses partenaires européens de négocier ce nouveau texte. Or, le train de l’Europe a déjà quitté la gare et la France n’en est plus à se demander si elle va monter dedans ou pas : il lui faut batailler pour être dans la locomotive – aux commandes. Le point de non-retour a été atteint dans les années 80 et 90 du XXe siècle, quand les citoyens ont accepté l’intégration de leur « cher et vieux pays » à un ensemble plus vaste. Dès lors, les intérêts vitaux de l’Europe faisaient partie des intérêts vitaux de la France. Autrement dit, nous avons déjà quitté l’Etat-nation classique pour nous diriger vers une Europe capable d’assumer les compétences que lui ont déléguées les Etats. Nous sommes au milieu du chemin, dans un terrain vague exposé à tous les vents mauvais. Il faut le traverser en courant.

Histoire d’aggraver mon cas, j’ajouterai que le président était légitime à contourner le suffrage universel – car c’est bien ce qu’il a fait. Il n’a pas seulement respecté une promesse électorale, il a aussi mis en œuvre un engagement des deux autres prétendants majeurs. Et puis, on ne peut pas dire que les Français ont été pris en traitres comme des consommateurs abusés par des clauses en tout petits caractères sur un contrat. Les électeurs ne pouvaient pas ignorer que Nicolas Sarkozy leur repasserait le plat constitutionnel. Sans référendum. J’ai envie d’en conclure que les Français sont moins anti-européens que beaucoup de mes amis. Mais peut-être veulent-ils qu’on leur force un peu la main.

Calendes grecques

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De tous les Premiers ministres qu’a comptés la France, Jean-Pierre Raffarin fut assurément celui qui s’illustra le moins par la subtilité. On le sait : sa brutalité lui valut très vite de se tailler une réputation exécrable dans le monde entier. Même les Iraniens – peu regardants d’habitude sur les hommes d’Etat mal dégrossis – le qualifièrent de « Raf’ sans génie ».

Mais c’est bien en France que l’Attila de Poitiers commit ses pires méfaits, laissant à Dominique de Villepin le soin de terroriser de son magnifique verbe le reste du monde. C’est ainsi que l’on vit Raffarin le Sanguinaire priver des millions de Français de leur sacro-saint lundi de Pentecôte, ce jour béni entre tous qui servait, depuis la nuit des temps, à digérer la pièce montée et le mauvais vin ingurgité la veille à la communion du petit dernier.

En supprimant cette journée, le Beria de chez Jacques Vabre précipita le déclin de la France : comment des millions de travailleurs exténués par 35 horribles heures de travail harassant pouvaient-ils continuer à être productifs ? Toute la semaine, du lundi matin au jeudi après-midi, quand le Français descend à la mine ou conduit sa locomotive à vapeur, c’est au lundi de Pentecôte qu’il pense encore.

Il semblerait que le nouveau régime ait décidé d’aller plus loin dans l’ignominie. Sous son air polissé[1. Qu’il est agréable de savoir qu’aucun correcteur pasquaïen ne viendra sournoisement écrire « policé » derrière mon dos !], François Fillon a habilement manœuvré pour qu’un deuxième jour férié soit supprimé en France : dans le secret de l’Hôtel Matignon, enfermé avec quelques obscurs conseillers, il a décidé qu’en 2008 le Jeudi de l’Ascension se déroulerait le 1er Mai ! En fusionnant ces deux jours fériés, le Premier ministre oblige les Français à travailler une journée de plus dans l’année !

S’il venait à l’esprit de notre chancelière de manigancer une telle chose, l’ensemble des syndicats et des partis politiques allemands (des néo-communistes de l’Est jusqu’à la bavaroise et très catholique CSU) se mobiliserait pour parler d’une seule voix.

Le moment venu, il est fort à parier qu’il y aura bien, en France, quelques protestations de circonstance. Le patron de la CGT, Bernard Thibaut, se fendra certainement d’un communiqué s’indignant de voir une fête catholique mêlée à la fête du Travail : « On ne mélange pas les curetons avec les Soviets ! » Quant à la Conférence épiscopale française, elle publiera un communiqué expliquant que le Christ était le premier communiste de l’histoire – les évêques saisissant au vol une irremplaçable occasion de faire repentance pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, nec plus ultra de l’autoflagellation.

Mais tous ces atermoiements ne serviront à rien. Quand on songe que le Nouvel An 2009 tombera en France un vendredi 13, on est vraiment en droit de se poser la question : le gouvernement français n’aurait-il pas dû supprimer purement et simplement les 35 heures, plutôt que de se lancer dans autant de circonvolutions ?

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Quand la musique (arabe) adoucit les peuples

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Tout commence par un « P » – une consonne imprononçable en arabe. Suite à un malentendu, la Fanfare de la police d’Alexandrie erre en Israël. Invités à l’inauguration du centre culturel arabe de Petah Tikvah (premier foyer de peuplement juif fondé par des proto-sionistes en 1878), les huit musiciens, aisément repérables à leur uniforme bleu éclatant, se retrouvent à Beth Hatikvah, l’un de ces trous perdus que le jargon administratif israélien qualifie de « villes de développement ». En voyage pour le cœur de l’israélité, ils vont découvrir ses bas-fonds. Et cette errance géographique, qui est aussi un voyage métaphorique dans l’histoire du sionisme, va permettre une inversion subtile des stéréotypes, engendrer un monde à l’envers, bouleverser les conventions culturelles de la société israélienne. Pendant 24 heures, c’est l’Arabe qui, avec sa culture et son humanité, offre au Juif un moment de grâce.

Le malentendu de départ n’est pas anodin. L’incapacité des Arabophones à prononcer la lettre « p » qu’ils transforment généralement en « b » a souvent été exploitée dans le folklore israélien pour ridiculiser les Arabes. Un grand comique des années 1960-1970 faisait un tabac avec un sketch dans lequel il interprétait un professeur d’anglais palestinien en train d’enseigner Hamlet. Enfant, je riais à tomber par terre chaque fois que j’entendais le passage où le professeur explique la prononciation du mot « prince » : « B, r, i,… mais non, mais non mes enfants, ‘b’ comme bobeye et non pas ‘b’ comme baba… »

Dans La Visite de la Fanfare, cette « inaptitude typiquement arabe » ouvre des perspectives toujours comiques mais radicalement différentes. L’irruption de cet étranger, si proche et si lointain, entraîne, comme au Carnaval, un chassé-croisé des rôles entre Israéliens et Arabes, et plus encore entre « israélitude » et « arabitude ».

L’Israël dans lequel atterrissent les huit Egyptiens n’a pas grand-chose à voir avec celui des mythes. Créées dans l’urgence durant les années 1950 et 1960, à la fois pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés juifs venus des pays arabes, notamment d’Afrique du nord, et pour façonner la démographie du pays, avec leurs cités HLM plantées au milieu du désert, les « villes de développement » s’apparentent à des zones de sous-développement. De même, dans le film, « Beth Hatikvah » (la maison de l’espoir, en hébreu) a tout d’un centre de désespoir. « Ici, il n’y a pas de culture, ni arabe, ni israélienne, rien du tout », s’entendent répondre les musiciens égarés à la recherche du centre culturel arabe. Arabes par la langue, la musique, la cuisine, le mode vestimentaire, les habitants juifs de ces non-lieux se sont ainsi trouvés deux fois marginalisés : éloignés du centre économique et culturel du pays, ils ont de surcroît été priés de cacher, voire de nier, leur « arabitude ». A l’exception des films égyptiens qui réalisaient une audience considérable le vendredi après-midi à l’époque de la chaîne unique, toute expression de la culture arabe a pratiquement été bannie, à commencer par la musique classique arabe – la spécialité de la Fanfare d’Alexandrie. Lorsque j’étais enfant, mes camarades d’origine irakienne, magrébine et yéménite avaient honte de cette musique que leurs parents ou grands-parents écoutaient en voiture ou à la maison, encore plus que moi-même de l’air un peu trop ashkénaze et de l’accent hongrois de mes grands-parents.

Or, c’est grâce à cette musique que les Egyptiens ont été invités à Petah Tikvah ; et c’est elle qui les a menés à Beth Hatikvah. Dans cette localité oubliée de Dieu et des hommes, laide et sans intérêt, qui n’abrite même pas un hôtel, le spectateur est convié à assister et même à participer à un exorcisme : sur l’écran, Israël se délivre de sa peur panique de l’Arabe. C’est que l’Arabe est cultivé, sensible, élégant et charmant, l’incarnation même de la masculinité. Il agit et il séduit. Face à lui, des Israéliens marginaux, frôlant la folie, incultes et inarticulés. Vulgaires, passifs et résignés, ils souffrent d’un terrible déficit de virilité. L’héroïne, une femme brûlante dont toute la sensualité est inemployée, cherche désespérément un homme, un vrai : un Arabe. Avec lui, c’est la langue arabe qui est honorée et célébrée comme la langue de l’amour – c’est elle, suggère le film, qui est la véritable musique – mystérieuse, belle et irrésistible.

Or, c’est là que la logique du carnaval (ou du cinéma) nous rattrape: le renversement de rôles n’a-t-il pas pour fonction culturelle et psychologique de confirmer le « bon ordre de choses » et de réaffirmer les véritables hiérarchies et valeurs qui sont aux antipodes de la présentation carnavalesque ? Le rêve n’est-il pas destiné à nous réconcilier avec la réalité ?

Certes, la musique arabe a été réhabilitée dans les années 1980 et 90, et les amateurs israéliens d’Oum Kalsoum n’ont plus à attendre le vendredi après-midi pour satisfaire leur « vice ». « L’arabitude » existe dans la culture et de l’identité israéliennes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’Israël soit capable de l’intégrer, de réconcilier en son sein Orient et Occident, de faire la paix avec ses voisins et avec lui-même. Bref, un « Arabe chic » dans un film israélien n’annonce pas plus la « baix entre les beubles » qu’un grand gaillard poilu habillé en danseuse dans un vaudeville troupier n’annonce « une nouvelle conception de la masculinité » à la caserne. Cette Visite de la Fanfare est un beau film. Pour sa version documentaire, il faudra encore attendre.

La Visite de la Fanfare, réalisé par Eran Kolirin. Sortie le 19 décembre 2007.

Un mot de Khadafi. Un mot sur Khadafi.

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Ça va vite, très vite. Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy a été fait chanoine (Ah bon ! Qu’est-ce que ça lui fait ? Quel gamin ! Quel amour des breloques et des réceptions !). Hier il était à Kaboul. A cette allure-là, on hésite à évoquer, deux semaines après qu’elle a pris fin, la visite officielle du Bédouin qui planta sa tente rue de l’Université et qui, durant une semaine, a amusé, étonné, consterné les Français et leurs dirigeants. Encore une fois, notre président semble avoir su gérer ses débordements et improvisations : les Français, qui ne sont pas amoureux de Kadhafi, se sont sans doute dit que ce qui était ridicule ne pouvait pas être grave. Avaient-ils raison ? Cette « visite d’Etat » était-elle une honte ? Kouchner, champion de l’humanitarisme compassionnel, était-il en droit de se plaindre quand on lui mettait sous le nez le coût des bonnes œuvres ? Les « contrats » (pétroliers, nucléaires, militaires) étaient-ils le fond de l’affaire ? Existent-ils vraiment ? Etait-il de bonne diplomatie d’inviter Mouammar pour le faire injurier par le quart du gouvernement et snober par la moitié ?

Laissons ces grandes questions pour ne nous intéresser qu’à une formule du dirigeant libyen interviewé par Pujadas pour France 2. « Pensez-vous instaurer bientôt la démocratie dans votre pays ? » Réponse : la démocratie n’a pas lieu d’être en Libye puisque le peuple se gouverne lui-même et que le « Guide » n’a rien à décider. On a crié au stalinisme. Il y a certainement de cela dans la pratique comme le montre le sort des infirmières bulgares, mais Kadhafi ne parle pas de dictature du prolétariat, il évoque une société en pilotage automatique où le peuple vit selon ses croyances et ses coutumes.

Rappelons-nous à ce propos que le régime de la Libye est islamique et que, comme le montre brillamment et savamment Rémi Brague, le principe d’un tel régime, à travers une sharia directement dérivée, selon la doctrine, de l’enseignement du Prophète, est « un pouvoir politique exercé par Allah lui-même ». Donc, en Islam, le pouvoir politique ne devrait pas exister. C’est pourquoi, montre Brague, l’idée, communément admise, d’une confusion du politique et du religieux en islam, est profondément inexacte. D’un côté, comme l’a relevé Khadafi, la communauté politique, le peuple, a peu de légitimité à critiquer le pouvoir, mais de l’autre côté, celui-ci n’est guère qualifié pour gouverner. Dans les faits, historiquement, ce qui frappe est la difficulté d’être de l’Etat en terre d’islam, ou du moins la faible portée de son action. Les régimes musulmans ont pu être d’habiles conciliateurs ou de glorieux conquérants, ils n’ont pas été révolutionnaires, sinon par imitation de l’Occident ou réaction à son influence. La « révolution islamique » est une expression inventée récemment, pour couvrir en fait une contre-révolution, une réaction à la nouveauté venue d’Europe. En Islam, contrairement à certains fantasmes européens, on ne trouve guère de théocraties sur le mode byzantin (le temporel et le spirituel dans les mêmes mains) mais une alternative entre une religion dont la tyrannie s’exerce directement, de manière coutumière, et des dictatures d’autant plus brutales qu’elles n’ont pas d’autre fondement que la force..

Les pouvoirs islamistes dont Kadhafi nous a livré non pas la description mais la formule, n’évoquent ni Innocent III ni Pierre le Grand, ils font plutôt penser à la chefferie traditionnelle selon la description classique de Pierre Clastres : là aussi le chef est un « guide », il parle, il parle sans cesse pour dire que rien ne change et que rien ne doit changer. « Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. (…) ce n’est du côté du chef que se trouve le pouvoir (…) Un ordre, voilà bien ce que le chef ne saurait donner. » Aussi déconcertante soit-elle, nous aurions intérêt à essayer de comprendre l’idéologie de ceux que nous invitons.

Pour un désir du présent

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Je suis souvent navré par la platitude gestionnaire des discours du Parti socialiste. Si Mme Royal a perdu les élections, n’est-ce pas parce qu’elle s’est maintenue dans la timidité d’un discours social-centriste, laissant à M. Sarkozy la possibilité de faire main basse sur une rhétorique de réinvention des possibles ? Qui ose encore à gauche parler d’utopie, de rêver un monde radicalement autre, à une époque où le capitalisme semble l’horizon inéluctable (et au mieux améliorable) d’un présent-absent perpétuel ?

Bien entendu, la critique du capitalisme est désormais banale, intégrée par les acteurs financiers eux-mêmes. Mais elle est inoffensive tant qu’on ne s’attaque pas à ce qui fait davantage perdurer le système – la foi en sa permanence et son caractère indépassable. En des termes plus simples, il s’agit de se déprendre de cette constatation banale, mille fois entendue : « Le capitalisme, c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à lui substituer (ou alors ce serait pire). »

Contre ce découragement contagieux, il m’a paru nécessaire de contribuer à faire connaître en France la réflexion sur l’utopie de Fredric Jameson, en éditant son Archéologies du Futur (Max Milo). L’objectif est simple: insuffler un peu d’air frais à une partie de la gauche qui s’auto-asphyxie, en réactivant la fonction politique de l’utopie. Et pourquoi pas, comme le fait cet ouvrage, en relisant les classiques de la SF, genre littéraire qui s’adonne volontiers à « l’angoisse de la perte d’un futur » autre, radicalement différent. Ce qui importe, nous rappelle Jameson à un moment où nous nous laissions peut-être aller à une mélancolie post-punk ou à la lassitude d’entendre des discours de gauche mesquins, c’est de se livrer à une énergique et pourquoi pas onirique « perturbation du présent ». N’est-ce pas, en effet, une autre manière d’endormir les salariés que de leur faire croire qu’ils vivront plus heureux avec une augmentation de 5 % de leur salaire ?

Il ne s’agit pas ici – ou, soyons honnêtes, pas seulement – d’une nostalgie des mondes magiques, telle que l’affectionnent la fantasy ou les rhétoriques du désenchantement du monde. Certes, l’argument du déclin de la magie et de la différence créatrice, au profit de l’omniprésence vide des images standardisées au sein de l’espace capitaliste tardif reste pertinent, mais ce qui fait la force de l’utopie, insiste Jameson, c’est davantage l’activité d’imaginer/penser (la réunion heureuse de ces deux termes est en soi un programme) une transformation des rapports humains : « conflits, désirs, souverainetés, amours, vocations… »

Jameson écrit encore : « Nous recherchons un concept qui ne transfèrera pas la théorie du sujet scindé sur la collectivité et qui s’abstiendra de promouvoir un mysticisme apolitique de l’infini et de l’inatteignable… Le désir nommé utopie doit être concret et continu. »

Loin, donc, d’une simple nostalgie de mondes meilleurs qui resterait liée à un fantasme harponné à un âge d’or toujours révolu, à un paradise lost des possibles, l’agir politique de l’utopie commence par l’éveil d’une sensibilité à vocation transmutatrice. C’est là souvent l’intention première des transpositions allégoriques qu’opère la science-fiction (Philip K. Dick par exemple ne cesse de rappeler que notre vision du monde n’est pas figée une fois pour toutes dans la névrose). L’imagination utopiste est donc bien (malgré ses inévitables « naïvetés » conceptuelles) un geste critique porteur de dommages collatéraux démystificateurs, d’autant que le point nodal de beaucoup de ces mondes imaginaires est comme par hasard la suppression de l’argent, et ce avant Thomas More.

Christopher Lasch, dans son Seul et vrai Paradis (Climats), nous a mis en garde contre les impuissances béates d’une certaine idéologie du progrès. Une vraie pensée de l’utopie ne vise pas le progrès mais la différence radicale, la mutation, l’incarnation de l’altérité. L’imagination utopique est ainsi toujours une critique créative du présent (ce que j’ai appelé ailleurs créalisme), et c’est pourquoi, lorsque le présent n’arrive plus à se représenter, mais seulement à se reproduire, il y a toujours une crise de l’imagination utopique, notamment au sein des partis dits de gauche.

Rappelons par parenthèse que, selon Jameson, dans notre postmodernité, la représentation n’apparaît même plus comme un dilemme, mais comme une impossibilité : la « raison cynique » lui substitue une fausse multiplicité d’images, parmi lesquelles aucune ne correspond à la « vérité ». Ce fameux relativisme postmoderne se suit à la trace dans le passage de la maison à étages de la modernité (transcendance) à la pratique, d’inspiration cinématographique, du fondu enchaîné (immanence), qui semble être devenue le nouveau paradigme de notre conception du monde.

Or, l’esprit-fusion peut être, dans certaines conditions, une chance concrète pour l’avenir, lorsqu’il permet d’entrevoir et donc de désirer des altérités réelles, des monstruosités viables, de réactiver le rapport entre l’Imagination (la trame globale de l’avenir) et la Fantaisie (le souci détaillé du quotidien). L’immanence (l’être-ensemble qui nous constitue) peut nous éclairer, lorsqu’elle ne sacrifie pas la transcendance (la création humaine comme origine du réel).

À une époque où la défense des minorités et la réduction des pluralismes à une gestion par le moindre mal des rapports quotidiens passent pour un programme utopiste, le véritable esprit d’utopie, pris au sérieux et sorti des coffrets de Noël desdits « sous-genres » littéraires, peut encore perturber la propagande identitaire (si mesquine et grise). Commençons par nous rappeler que la fabrique de « sous-groupes » humains prétendument « différents » (sur des bases naturalisées, l’Homo, le Black, la Femme, l’Enfant, le Bobo, le Jeune, etc.) participe de la soupape de sécurité, du désamorçage des détresses narcissiques engendrées par l’hégémonie de l’impératif capitaliste (« tu jouiras davantage en te soumettant, jusque dans ta vie privée, à la logique de la plus-value »).

Et si, près de quarante ans après Mai 68, on se souvenait que ce n’est pas parce que l’imagination n’est pas au pouvoir qu’elle n’en a aucun ?

Archéologies du futur: Le désir nommé utopie

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« Face à l’Iran, soyons réalistes »

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Après la publication du rapport des agences américaines sur l’Iran, les partisans de frappes sur ce pays (en France et aux Etats-Unis) paraissent en mauvaise posture, tandis que les défenseurs d’une politique conciliante avec Téhéran triomphent. Faut-il, selon vous, changer totalement de pied par rapport à l’Iran ?
La politique occidentale (américaine, européenne, française) des dernières années à l’égard de l’Iran mériterait un véritable examen, à la lumière de l’évaluation convergente des seize agences de renseignements américaines et de ses résultats d’ensemble. Il existe en effet pour nous deux façons d’appréhender les affaires iraniennes et pas une seule. La première est la ligne américaine des dernières années : isoler l’Iran, refuser toute relation, le diaboliser, rechercher le « regime change », essayer l’asphyxie économique, ligne qui, il me semble, renforce à Téhéran le clan le plus dur. En France même, cette ligne compte de nombreux partisans qui présentent comme inéluctables et nécessaires des frappes contre l’Iran. Mais le rapport des agences américaines leur coupe l’herbe sous le pied en ruinant la thèse du « danger imminent ». Cela devrait être l’occasion de tout remettre à plat et d’essayer une autre politique même si les tenants de la ligne la plus dure se sont précipités pour dire que cela ne changerait rien.

Et quelle serait la bonne politique ?
L’annonce par les Etats-Unis qu’ils sont prêts à ouvrir une vaste négociation avec l’Iran, sans renoncer à aucune de nos exigences concernant le respect du TNP et la sécurité d’Israël, mais sans préalable. Cette politique permettrait de modifier le jeu intérieur iranien et de redonner du poids au clan réaliste alors que la politique occidentale des dernières années fait plutôt le jeu d’Ahmadinejad.

Pensez-vous que beaucoup de gens soient sur cette ligne ?
Oui, il y a pas mal de personnalités américaines de premier plan qui préconisent cette approche. Les Etats-Unis ont raté le coche, notamment avec Khatami, mais justement, le rapport des agences américaines crée une nouvelle opportunité. Aux Etats-Unis, il y a un débat sur ce rapport des agences de renseignement. L’option « dure » – celle des frappes – qui était défendue entre autres par Dick Cheney ne semble plus possible politiquement. En Europe, nombre de gouvernements qui étaient mal à l’aise avec la perspective de frappes sont rassurés mais ils ne sont pas pour autant en mesure de formuler une autre politique. Je suis pourtant convaincu qu’un tournant stratégique est possible et que les Etats-Unis pourraient réaliser avec l’Iran ce que Kissinger a fait avec la Chine en 1972 : l’ouverture de discussions sans condition préalable pour faire bouger les lignes. Quand on pose des préalables, c’est qu’on ne veut pas discuter. Il n’est pas exclu que l’administration Bush saisisse cette occasion. Elle a évolué, notamment du fait de Mrs. Rice, sur la question du Proche Orient, elle peut bouger sur l’Iran. Ce serait son intérêt.

Ce qui signifie que la France pourrait être plus bushiste que Bush. Du reste, le suivisme français en matière diplomatique n’est-il pas étrange ? Faut-il être si empressé vis-à-vis d’une Administration qui est en assez mauvaise posture ?
Qu’un nouveau président français aille aux Etats-Unis est parfaitement normal d’autant que l’administration Bush est encore là pour un an. Peut-être pense-t-il que dans cette période où l’Administration sortante est très isolée, il pourra obtenir des concessions ? Le président Sarkozy a fait l’impasse sur le Proche Orient, l’Irak et l’Iran, mais il a formulé quelques critiques sur le dollar et l’environnement et exprimé des attentes concernant la politique américaine à l’égard de la défense européenne. Donc, ne faisons pas de procès d’intention. Attendons de savoir ce qu’il entend par « Alliance atlantique rénovée » et par « pilier européen de la défense » et voyons ce qu’il obtiendra, peut-être, du président Bush sur ces sujets. Sur l’Iran, on peut comprendre le souci français de maintenir la pression des sanctions mais c’est une politique incomplète.

Colossale finesse

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C’était une blague, vous savez, ce truc qui fait rire – enfin qui faisait rire à l’époque où le second degré n’avait pas encore été aboli et la raillerie bannie. L’espace d’une journée, c’est devenu une affaire.

Lundi soir, pour compléter le billet caustique de notre hilarante chroniqueuse Trudi Kohl sur les amours présidentielles, notre webmestre, qui ne manque ni de talent ni d’humour, suggère de créer un lien permettant d’acquérir par l’intermédiaire de fnac.com (entreprise à laquelle Causeur est affilié comme un grand nombre de sites) non seulement le dernier disque de la belle mais aussi le nouvel iPod à écran tactile d’Apple. En y ajoutant une innocente plaisanterie dans laquelle il est question d’écouter et de tripoter la dame comme à l’Elysée (à la réflexion, câliner eut peut-être été plus heureux). Admettons qu’il n’y a pas là de quoi concourir au festival de la dentelle. Mais pas non plus de quoi provoquer la troisième guerre mondiale. Sur ces entrefaites, la rédaction de Causeur ferme boutique pour la nuit.

Funeste erreur ! Nous n’avions pas imaginé un instant, en effet, que certains allaient prendre au sérieux notre colossale finesse. Or, après la publication d’un billet de Guy Birenbaum, la mayonnaise monte sur certains sites de discussion, notamment ceux des fondus d’Apple – au passage, on peut se demander comment des biens de consommation peuvent susciter l’engouement, l’adhésion, bref mobiliser des affects, au point que leurs utilisateurs aient le sentiment de former une communauté : vous sentez-vous proche des gens qui ont la même bagnole que vous ?

Pendant que nous vaquons à nos autres occupations, la machine à rumeur carbure. Diverses théories du complot s’échafaudent, certains internautes finissant par penser que le PDG de la Fnac a présenté la chanteuse au président dans le seul but de vendre des iPods sur causeur.fr. Mais aucun d’entre nous n’a vraiment conscience de l’agitation qui s’est emparée de la planète internet. D’ailleurs, à la Fnac, on ne semble pas prendre la chose au tragique. En l’absence de réaction, c’est en tout cas ce que nous pensons – à tort. Sollicités par le Post, la plate-forme interactive du Monde, nous commençons à comprendre que notre canular a marché au-delà de nos espérances. (Puisque nous n’espérions pas mystifier qui que ce soit).

Vers 18 heures, lorsque nous parvient un courriel assez furax dans lequel il est question de l’image de l’entreprise, nous sommes tous en vadrouille. Dans la soirée, un communiqué de « l’agitateur d’idées » déclare que l’entreprise est parfaitement étrangère à cette publicité mais mentionne par erreur causer.fr qui se trouve être un site de « rendez vous coquins » et de « rencontres entre libertins ». Halévy et Offenbach n’auraient pas fait mieux. Espérons que cette méprise aura fait rire ses auteurs.

Plus c’est gros, plus ça marche : c’est la première leçon de cette affaire. Des milliers d’internautes – et quelques journalistes – ont donc vraiment cru quelques heures durant, que la Fnac pouvait être à l’origine de cette « vraie-fausse publicité ». On ne peut même pas exclure totalement que quelques-uns aient vraiment cru qu’en achetant l’objet, ils pourraient toucher la dame.

La deuxième morale de l’histoire est que, s’il est une chose avec laquelle on ne rigole pas, c’est l’image des marques. Vous pouvez vous gausser comme bon vous semble du président de la République, brocarder Kadhafi tout à loisir, mais certainement pas vous payer la fiole d’un produit ou d’une entreprise. Répétons que nous n’avons nullement voulu attenter à l’honneur de Carla Bruni, du président de la République, de la Fnac ou de l’iPod. D’ailleurs, nous avons volontiers modifié le commentaire vantant les mérites de l’appareil. Comme dirait Nicolas Sarkozy, l’incident est clos.

Kadhafi au Louvre, Sarkozy à Eurodisney

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Croyez-nous, il ne s’agit ni de jalousie (féminine) ni de concupiscence (masculine). Nous n’avons rien à redire au fait que le président ait choisi une femme que bon nombre de Français convoitent – peut-être est-ce précisément ce qui le fait craquer. Après tout, il a dû en rêver, ado, d’avoir la plus belle fille de la classe, plus encore que de présider le plus beau pays du monde. Il faut reconnaître, quoi que nous en ayons que, la Bruni, elle a de la classe : intello, polyglotte, de bonne famille, elle est zéro défaut (on ne se joindra pas ici aux moqueurs qui plaisantent sur sa voix). La belle-fille dont la France rêvait. Et puis, après une Espagnole, une Italienne, ça vous a un petit genre multiculturel du meilleur aloi. Tant qu’il ne s’amourache pas d’une Autrichienne…

Certes, on peut trouver qu’il s’est bien vite consolé du grand chagrin d’amour causé par le départ de Cécilia. La vitesse à laquelle il s’est délivré du statut de célibataire montre à quel point le président a horreur du vide. Pour lui, être seul avec lui-même, c’est être seul tout court. Au point qu’on a du mal à l’imaginer plongé dans un dossier ou dans un roman, ou encore méditant face à la mer. Hors de la relation, point de salut. Le président est shooté à l’Autre. S’agissant du chef de l’Etat, cette addiction est inquiétante mais c’est une autre affaire.

Pourtant, quelque chose ne passe pas. Que le président de la République ait choisi Eurodisney pour s’afficher avec sa fiancée quand Khadafi et ses amazones se montraient au Louvre, voilà qui est franchement humiliant. Certes, le « Guide » dont on nous a dit sur tous les tons qu’il était un peu fruste, a parcouru le musée au pas de charge, s’extasiant sur la Joconde et le Radeau de la Méduse, ce qui ne témoigne pas d’un raffinement exagéré. Au moins a-t-il visité un temple de la culture française.

Choisir le royaume de Mickey pour une escapade amoureuse (même avec enfants), il fallait oser. (Le Parc Astérix n’aurait pas été plus acceptable). Si on ajoute Eurodisney à la liste des choses qu’affectionne Nicolas Sarkozy – Fouquet’s, Paloma, maison de vacances dans le plus pur style Dynasty, Rolex et compagnie – il y a de quoi être accablé. Les goûts du président sont de moins en moins convenables pour un président.

Soyons clairs. Si Nicolas Sarkozy aime manger des hamburgers, lire du Marc Lévy et écouter du Johnny Hallyday, grand bien lui fasse. Qu’il carbure au Coca light, c’est son choix. Il peut tout aussi bien s’empiffrer de barbapapa et jouer au cow boy. C’est sa vie privée et nous la respectons. Mais qu’il se cache ! On a vidé le Louvre pour Khadafi, on peut bien ouvrir Eurodisney la nuit pour Sarkozy. S’il veut montrer sa fiancée, qu’il l’emmène à la Comédie Française. Ou à Beaubourg. Ou à l’opéra (elle doit aimer ça).

Sarkozy est libre de choisir ses amoureuses et ses loisirs. Mais en public, il ne s’appartient plus. Il appartient à la France. Il est le symbole de la France. Et que cela lui plaise ou non, la France est une vieille idée qui a partie liée avec la culture, le passé, la grandeur. Mère des arts, des armes et des lois, comme disait l’autre. « Tout cela est fini », répète-t-on. Peut-être : ce n’est pas au président de constater le décès. Il n’a pas seulement été élu pour gouverner la France mais pour l’incarner. Merde, Paris vaut bien un après-midi au Louvre.

Sarkozy a une ouverture

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Les hommes sont tous les mêmes. Depuis samedi, Willy me fait la gueule. Toute la semaine, je l’avais vu se réjouir à l’idée d’aller dimanche chez les Loewenberg manger des brocolis nature et des navets bio, arrosés d’un jus de betterave 100 % écolo, un simili-ersatz de château Petrus pour le Joshka Fischer de pacotille que j’ai à la maison. Samedi, j’ai dû appeler Frau Loewenberg pour lui dire que Willy se mourait dans son lit d’une angine blanche et que le Dr Reuter était à deux doigts de le faire hospitaliser dans la clinique de la Forêt Noire.

Willy n’était pas malade. Il me faisait juste la gueule. J’avais beau m’enquérir de son état, chaque fois il grommelait à mon visage quelques onomatopées distraites. Ceux qui ne connaissent pas l’Allemagne (ou qui la connaissent, mais ignorent tout de notre façon de parler dans le Bade-Wurtemberg) mésestiment certainement la puissance borborygmique du haut-allemand moyen.

J’ai donc décidé de quitter le domicile conjugal pour aller me réfugier chez Markus Pftizer, mon coiffeur (je conseille à toutes celles qui veulent quitter le domicile conjugal d’aller chez leur coiffeur plutôt que chez leur amant : aucun juge sensé ne pourrait retenir cela comme une charge en cas de divorce).

Le salon bruissait de mille rumeurs ; c’était une effervescence sans pareil. Les cliquetis des ciseaux et des peignes, le vrombissement des sèche-cheveux, le tintement des flacons de laque s’éteignaient derrière un caquètement permanent. Chacune y allait de son couplet : « Sarkozy sort avec Carla Bruni… On les a vus à Disneyland… Un coup dans le yacht fantôme, un autre dans la Montagne magique. Et vice-versa… La seule attraction qu’ils aient évitée, c’est la maison de Blanche Neige : ça faisait six de trop. »

Lorsque je suis rentrée à la maison, Willy se morfondait :

– Alors, lui ai-je dit, c’est Carla Bruni qui te met dans ces états ?
– Non !
– Alors qui ? Sarkozy ?
– Oui !
– Et pourquoi, Willy, Sarkozy te rend-il malade ? Il n’a pas décidé de reprendre les essais nucléaires français au fond du jardin quand même !
– Il a ce que tous les hommes veulent avoir : une femme sans voix.

Henri Guaino tient sa vengeance sur BHL.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

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L’âge des ténèbres

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Vous avez moins de quarante ans ? Vous avez donc la chance de n’avoir pas connu ces temps obscurs, ces âges heureusement révolus où les « femmes françaises » étaient soumises à la biblique malédiction de l’enfantement. Ayant tiré le mauvais numéro à la loterie de la biologie, elles étaient frappées d’inutilité. Oui, inconscients que vous êtes, « il y a quarante ans, les femmes françaises ne savaient plus que faire de leur fécondité ». (Des enfants ? Vous n’y pensez pas !) Cette phrase extraordinaire a été prononcée au matin du 14 décembre 2007 par Hélène Cardin, honorable journaliste « santé » officiant pour France Inter, le fleuron de notre radio publique, dans une ode vibrante à la gloire de l’homme qui a libéré les femmes – Lucien Neuwirth, le sénateur gaulliste à qui l’on doit la légalisation de la pilule.

Notre courageuse chroniqueuse risque d’être déçue, elle qui aimerait tant pourfendre les ennemis de la liberté. Cette liberté-là n’a plus guère d’ennemi. Pas ici en tout cas. Grâce à la pilule, la fatalité biologique a cédé la place à la vie choisie. On ne s’en plaindra pas[1. On peut cependant se demander pourquoi, depuis que la grossesse est choisie, elle est vécue comme une maladie, ainsi que me le fait remarquer un ami désabusé. Ce sera l’objet d’un prochain texte.].

On peut cependant s’étonner d’entendre proférer sur les ondes publiques de telles âneries. La bêtise est parfois amusante, souvent énervante – et, en fin de compte, toujours désarmante. En l’occurrence elle est aussi édifiante. Car elle révèle les ravages de l’idéologie que l’on qualifiera, en hommage à Jack Lang, de lombralalumiériste. En effet, l’homme à qui l’on doit presque autant de reconnaissance qu’à Lucien Neuwirth, puisqu’il inventa la Fête de la Musique, fut aussi celui qui, redonna ses lettres de noblesse au lombralaumiérisme, injustement décrié depuis que le grand Robespierre fit prévaloir sa version guillotineuse. Or, on se rappelle que Jack Lang put proclamer sans ciller que, le 10 mai 1981, les « Français avaient franchi le passage de l’ombre à la lumière ». (A observer son rafraîchissant enthousiasme pour Sarko Ier, il faut croire que le 6 mai 2007, nous avons carrément dépassé la vitesse de la lumière).

Quel rapport, vous demandez-vous entre le pimpant ministrable et l’admiratrice du sénateur Neuwirth qui, bien que gaulliste, était « bien de sa personne et aimait les femmes » ? Eh bien, justement, l’idéologie ! Oui, Hélène Cardin ne le sait pas, mais elle a des idées. Une vision du monde. Laquelle, certes, tient en peu de mots, mais tout de même : avant c’était l’horreur, aujourd’hui c’est vachement bien et demain, ce sera encore mieux. Donc, la dame nous rappelle que grâce à Neuwirth et à sa pilule magique, « les femmes françaises maitrisent le plaisir de faire l’amour ». En somme, la sexualité a commencé en 1967. Jusque-là, ce furent des millénaires d’enfantements non planifiés avec leur cortège de frustrations et de plaisir non maitrisé. « Grâce à Lucien Neuwirth, le bienfaiteur des femmes françaises, il y a quarante ans, tout a changé », conclut hardiment notre enfonceuse de portes ouvertes. Oui, cette date devrait être considérée comme l’an zéro d’une nouvelle ère. Depuis, nous jouissons sans entraves – et même sans partenaire grâce à nos sex toys achetés chez Sonia Rykiel (faut ce qu’il faut). Et en prime, nous pouvons nous rendre en Vélib à un débat participatif ou à un happening pour les sans-logis.

Qu’on se rassure, je n’ai nullement envie de nier les bienfaits de la science et de la technologie. Personne ne souhaite revenir à un monde dans lequel il n’y avait ni pilule, ni antibiotiques, ni aspirateur. Mais il y a quelque chose de profondément pervers dans l’idée que le monde a commencé avec nous. Sous couvert d’exprimer sa gratitude à un homme, Hélène Cardin nous dispense en fait de toute gratitude à l’égard du passé. Ouste ! Du balai ! Ceux qui nous ont précédés ne méritent que coups de pieds aux fesses, ces obscurantistes qui n’avaient aucune idée de ce qu’était la libération sexuelle.

La chose amusante, ou peut-être inquiétante, avec les Hélène Cardin qui sont légion dans nos médias, est que derrière leurs airs libertaires, ces aimables personnes cultivent un petit genre « commissaire politique ». L’idée qu’on peut avoir de l’existence une autre conception que la leur ne leur traverse pas l’esprit. Plus précisément, elles considèrent que les dangereux criminels qui n’adhèreraient pas au point de vue conforme avec l’enthousiasme requis auraient bien besoin d’une bonne rééducation. Vous n’avez pas d’autre choix que celui d’être pro-choice. Moi aussi, j’ai envie de remercier Lucien Neuwirth. Je n’en trouve pas moins furieusement barbante la liberté obligatoire pour tous.

Un référendum ? Non merci !

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Toute ressemblance avec une Constitution rejetée il y a deux ans est purement fortuite. Puisqu’on vous dit que le texte paraphé à Lisbonne par les dirigeants européens n’est pas une Constitution, mais un modeste traité modificatif – simplifié de surcroît. Admettons. Peut-être même est-ce parfaitement exact, juridiquement parlant. Reste que j’ai tout de même l’impression qu’on fait ingurgiter aux Français en petits morceaux le plat dont ils n’ont pas voulu il y a trente mois. Et, au risque de choquer, j’ajouterai que c’est tant mieux. Oui, vous avez bien lu : ce que d’aucuns considèrent comme un « déni de démocratie » me parait parfaitement légitime. Le président Sarkozy devrait l’assumer pleinement.

Des Constitutions (et des traités modificatifs), il ne faut pas juger avec des yeux d’avocat mais avec ceux de l’historien. La lettre des textes, au fond, importe peu – les Américains se débrouillent assez bien avec le leur qui est vieux de deux siècles. L’essentiel, c’est leur esprit qui s’incarne dans des institutions. La première qualité d’une Constitution, disait Napoléon, est d’être vague. En matière européenne, ce sont les lois votées par les Parlements et interprétées par les juridictions nationales qui comptent. En conséquence, appelez-le comme ça vous chante – « nouveau », « simplifié »… – le Traité de Lisbonne est bien le jumeau du texte rejeté sans ambiguïté par les Français et les Hollandais en mai 2005.

Laissons donc là le débat juridique pour nous intéresser au seul qui vaille en l’occurrence, le débat politique. La question européenne fait ressurgir le clivage entre gouvernés et gouvernants, que la théorie démocratique a tout intérêt à planquer sous le tapis puisque les seconds sont supposés être de pures émanations des premiers. Il suffit d’entendre Jack Lang tresser des lauriers à Nicolas Sarkozy pour se rappeler que l’Europe ne sépare pas la droite de la gauche mais dresse les citoyens contre leurs dirigeants (encore que ces louanges ont peut-être, qui sait, une autre fonction…). Toutes obédiences confondues, la classe dirigeante française (du moins celle qui représente les partis dits de gouvernement) partage trois certitudes. Primo, la construction européenne est un intérêt vital de la France ; secundo, la Constitution rejetée en mai 2005 était la « moins pire » des façons de consolider l’Union ; tertio, la victoire du « non » a traduit une panne générale de la confiance politique bien plus qu’un refus de l’Europe. Les Français ont dit « non » à Chirac bien plus qu’à la Constitution.

Forts de cette conviction, les principaux politiciens français soutiennent le tour de passe-passe réalisé par Sarko-Majax qui a transformé une Constitution en mini-traité comme d’autres changent des lapins en colombes. Ils ont bien raison. S’il ne s’était pas engagé à choisir la ratification parlementaire, le président français n’aurait jamais convaincu ses partenaires européens de négocier ce nouveau texte. Or, le train de l’Europe a déjà quitté la gare et la France n’en est plus à se demander si elle va monter dedans ou pas : il lui faut batailler pour être dans la locomotive – aux commandes. Le point de non-retour a été atteint dans les années 80 et 90 du XXe siècle, quand les citoyens ont accepté l’intégration de leur « cher et vieux pays » à un ensemble plus vaste. Dès lors, les intérêts vitaux de l’Europe faisaient partie des intérêts vitaux de la France. Autrement dit, nous avons déjà quitté l’Etat-nation classique pour nous diriger vers une Europe capable d’assumer les compétences que lui ont déléguées les Etats. Nous sommes au milieu du chemin, dans un terrain vague exposé à tous les vents mauvais. Il faut le traverser en courant.

Histoire d’aggraver mon cas, j’ajouterai que le président était légitime à contourner le suffrage universel – car c’est bien ce qu’il a fait. Il n’a pas seulement respecté une promesse électorale, il a aussi mis en œuvre un engagement des deux autres prétendants majeurs. Et puis, on ne peut pas dire que les Français ont été pris en traitres comme des consommateurs abusés par des clauses en tout petits caractères sur un contrat. Les électeurs ne pouvaient pas ignorer que Nicolas Sarkozy leur repasserait le plat constitutionnel. Sans référendum. J’ai envie d’en conclure que les Français sont moins anti-européens que beaucoup de mes amis. Mais peut-être veulent-ils qu’on leur force un peu la main.

Calendes grecques

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De tous les Premiers ministres qu’a comptés la France, Jean-Pierre Raffarin fut assurément celui qui s’illustra le moins par la subtilité. On le sait : sa brutalité lui valut très vite de se tailler une réputation exécrable dans le monde entier. Même les Iraniens – peu regardants d’habitude sur les hommes d’Etat mal dégrossis – le qualifièrent de « Raf’ sans génie ».

Mais c’est bien en France que l’Attila de Poitiers commit ses pires méfaits, laissant à Dominique de Villepin le soin de terroriser de son magnifique verbe le reste du monde. C’est ainsi que l’on vit Raffarin le Sanguinaire priver des millions de Français de leur sacro-saint lundi de Pentecôte, ce jour béni entre tous qui servait, depuis la nuit des temps, à digérer la pièce montée et le mauvais vin ingurgité la veille à la communion du petit dernier.

En supprimant cette journée, le Beria de chez Jacques Vabre précipita le déclin de la France : comment des millions de travailleurs exténués par 35 horribles heures de travail harassant pouvaient-ils continuer à être productifs ? Toute la semaine, du lundi matin au jeudi après-midi, quand le Français descend à la mine ou conduit sa locomotive à vapeur, c’est au lundi de Pentecôte qu’il pense encore.

Il semblerait que le nouveau régime ait décidé d’aller plus loin dans l’ignominie. Sous son air polissé[1. Qu’il est agréable de savoir qu’aucun correcteur pasquaïen ne viendra sournoisement écrire « policé » derrière mon dos !], François Fillon a habilement manœuvré pour qu’un deuxième jour férié soit supprimé en France : dans le secret de l’Hôtel Matignon, enfermé avec quelques obscurs conseillers, il a décidé qu’en 2008 le Jeudi de l’Ascension se déroulerait le 1er Mai ! En fusionnant ces deux jours fériés, le Premier ministre oblige les Français à travailler une journée de plus dans l’année !

S’il venait à l’esprit de notre chancelière de manigancer une telle chose, l’ensemble des syndicats et des partis politiques allemands (des néo-communistes de l’Est jusqu’à la bavaroise et très catholique CSU) se mobiliserait pour parler d’une seule voix.

Le moment venu, il est fort à parier qu’il y aura bien, en France, quelques protestations de circonstance. Le patron de la CGT, Bernard Thibaut, se fendra certainement d’un communiqué s’indignant de voir une fête catholique mêlée à la fête du Travail : « On ne mélange pas les curetons avec les Soviets ! » Quant à la Conférence épiscopale française, elle publiera un communiqué expliquant que le Christ était le premier communiste de l’histoire – les évêques saisissant au vol une irremplaçable occasion de faire repentance pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, nec plus ultra de l’autoflagellation.

Mais tous ces atermoiements ne serviront à rien. Quand on songe que le Nouvel An 2009 tombera en France un vendredi 13, on est vraiment en droit de se poser la question : le gouvernement français n’aurait-il pas dû supprimer purement et simplement les 35 heures, plutôt que de se lancer dans autant de circonvolutions ?

Traduit de l’allemand par l’auteur.