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De la servitude libérale

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Elisabeth Lévy s’entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L’Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale.

A vous lire, le libéralisme des Lumières qu’affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d’un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L’extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d’ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l’«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu’on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c’est-à-dire le programme de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l’économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu’on pourrait étendre à l’infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n’importe quel bureaucrate communiste chinois a l’occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.

Pour vous, le libéralisme est l’accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c’est la possibilité pour l’homme de maitriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?
Sous l’influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l’économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C’est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l’Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c’est l’ampleur et la durée inédites d’une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l’idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s’agissait d’imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l’âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D’où le rôle de la Raison et de l’idéal de la Science dans les sociétés modernes..

En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l’arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?
C’est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu’il faut comprendre l’idéalisation moderne du droit et du marché. D’Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu’ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d’agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d’une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l’écrit Pierre Manent, l’Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».

Je vous concède que le scepticisme n’est pas très sexy. Reste qu’il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n’est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?
Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l’idée qu’un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s’il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s’il en a une) dès lors qu’il ne nuit pas à la liberté d’autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c’est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l’on veut s’en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l’humanité» au prétexte qu’elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d’une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l’agneau et celui de l’écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l’on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.

Est-ce l’origine de la ruse de l’Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l’entretenir ?
C’est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.

Sos Myanmar !

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Un pays entier rayé de la carte, et personne ne dit mot ! Plus exactement, personne ne dit plus le mot. Ce mot, c’est « Myanmar ». Terminologie officielle adoptée par la junte birmane en 1989, et aussitôt relayée dans l’enthousiasme général par l’Onu, les médias, les ONG et les agences de voyage. Après tout, si les Birmans veulent être des Myanmarais, c’est leur droit inaliénable, au même titre que celui des mamans du 9/3 de baptiser leurs nouveaux nés Sue Ellen ou Kangoo.

Le problème, c’est que parfois, les mots ont un sens. Quand des chefs d’Etat décident que leur pays doit cesser de s’appeler le Congo, le Cambodge ou la Biélorussie pour devenir le Zaïre, le Kampuchéa (démocratique) ou le Bélarus, c’est qu’en général, on a décrété dans le même mouvement l’irruption imminente de l’homme nouveau. Du passé, on fait table rase ; le Zaïrois nouveau est arrivé, on est prié d’applaudir. Mais on n’est pas obligé. De Gaulle avait le don d’exaspérer ses interlocuteurs soviétiques en ne leur parlant que de la Russie. Temps d’arrogance heureusement révolus : pendant des années, les médias nous ont rebattu les oreilles avec l’intangible appellation Myanmar : fut-elle imposée par des tyranneaux, elle était, seule, géopolitiquement correcte.

Or, sémantiquement parler du « nécessaire rétablissement des libertés démocratiques au Myanmar », c’est très exactement comme si, par exemple, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations exigeait « des mesures concrètes pour le droit à l’embauche des bougnoules et des bamboulas ». On a fini par s’en apercevoir, mais un peu tard…

Mais bon, trêve de moqueries. Quelques centaines de bonzes massacrés auront suffi à ramener nos amis du Camp du Bien à la raison – et même au bon usage ! Dans le cas du Kampuchéa, pour que Le Monde et Libé abandonnent l’appellation contrôlée par Pol Pot et recommencent à parler de Cambodge, il avait quand même fallu attendre que le curseur atteigne, à la louche, les trois millions. Si c’est pas un progrès, ça !

Le nouveau régime

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« Liberté, que de crimes on commet en ton nom. » La République se souviendra-t-elle un jour du cri de désespoir lancé abruptement par Manon Roland au détour d’un escalier. Le lecteur érudit aura noté de lui-même – tous nos lecteurs sont érudits – que l’éblouissant Pierre Bellemare s’est inspiré de cette scène mythologique de l’histoire révolutionnaire française pour lancer en octobre 1960 l’une des émissions phare de l’Ortf, La tête et les jambes.

Les Anglais ont bien eu Oliver Cromwel et ils ont su décapiter leur roi avant tout le monde. Pourtant, c’est aux Français que la sinistre réputation est faite de ne pas savoir changer de régime sans verser de sang. Ce n’est pas leur faute : jamais personne ne leur a appris à faire de politique sans se salir les mains ni couper des têtes. On peut enseigner à un enfant l’art de ne pas faire de saloperies quand il est attablé devenant une pleine assiette de brocolis : « Mange, Kevin, c’est aussi bon que tes crottes de nez. ». On n’a jamais, en revanche, essayé d’inculquer à un Français l’art de s’occuper des affaires publiques sans piquer dans la caisse ni zigouiller son adversaire. Montesquieu disait déjà la même chose. Enfin, dans d’autres termes.

Evidemment, le fait que la guillotine soit rangée, fort heureusement, au magasin des accessoires depuis quelques décennies n’y change pas grand-chose. Passer d’un régime à un autre est, en France, une discipline tout aussi meurtrière que par le passé. Ce que l’on perd tout simplement en spectaculaire, on le gagne en raffinement.

Le 6 mai dernier, avec l’accession de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, la France a justement changé de régime, comme l’avaient annoncé avec la prescience apostériorétique qui les caractérise Elisabeth Tessier et Jean-François Kahn. Moi qui ne sais pas lire plus de trois lignes dans le marc de Nescafé, qui ai sur le crâne beaucoup plus de cheveux que le directeur de Marianne et qui pourtant ne suis qu’une hypo-Kahn, je veux joindre ma voix à celle de Patrick Juvet pour crier : « Où sont les morts ? »

S’il est vrai qu’aucun changement de régime ne s’effectue en France sans meurtre, que les Français ont changé de régime, alors la logique formelle nous invite à les déterrer, ces morts pour la France. Quant à la médecine légale, elle nous en offre trois bien gros.

Le premier des morts du nouveau régime s’appelle François Hollande.

– Mais il n’est pas mort, me susurre à l’oreille la voix mâle de mon mari qui, s’il était un véritable Vert (ein echter Grün) comme il le prétend, resterait bien sage et bien muet dans la cuisine.

– Quoi, il est pas mort ? Toi, t’as pas lu Heidegger : ça mettra le temps peut-être, mais ça viendra. (Note de la traductrice : jeu de mot intraduisible sur Sein und Zeit.)

Admettons que le changement de régime n’ait pas tué François Hollande, il a, en revanche, tué Luciano Pavarotti et Raymond Barre. Lorsque tous deux ont appris qu’il fallait changer de régime, ça leur a mis un coup au moral, affaiblissant chacun d’eux considérablement. L’essentiel du travail était déjà fait.

Le coup de grâce, ils l’ont reçu lorsqu’ils ont lu, dans la presse géopolitique française (Voici, Closer, Gala, Le Monde Diplo) que le nouveau président ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas. Le premier s’est aussitôt étranglé avec la portion de lasagnes qu’il venait à peine d’engloutir, tandis que le second est tombé raide mort dans son tripoux, renversant malencontreusement une bouteille à demi-pleine de Chénas.
Si ce ne sont pas des preuves, ça, que les Français ont changé de régime.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

L’homme qui pensait qu’il était Roumain

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Dans le journal qu’il a tenu de 1933 à 1944, Mihail Sebastian, intellectuel juif bucarestois, a observé la montée de la barbarie dans la société roumaine, persistant à croire en l’amitié, l’intelligence, et, pour finir, en l’Homme quand celui-ci révélait ses plus monstrueux penchants.

Roumain et Juif. Dans le Bucarest des années 1930 Iosif Hechter, un jeune intellectuel juif, croyait dur comme le fer que ces deux appartenances étaient complémentaires. Il est vrai qu’il avait choisi d’écrire sous le nom de plume – pas très juif – Mihail Sebastian. Prudence, peut-être. Il n’empêche ; il a toujours refusé le choix que voulait lui imposer la société roumaine de l’époque : soit Juif soit Roumain. Un choix qui n’en était pas un car, même pour ses amis les plus chers, un Juif, aussi assimilé eut-il été, ne pouvait être pleinement roumain. Expérience partagée par son ami Eugène Ionesco, juif par sa mère. « Ni son nom, ni son père de souche incontestablement roumaine, ni son baptême chrétien à la naissance, rien, rien, rien ne peut occulter la malédiction d’avoir du sang juif dans les veines », écrit Sebastian à son sujet.

Son Journal (1935-1944), n’est pas seulement un témoignage sur la tragédie qui se joue alors. Il est une tentative, un effort pour se reconstituer en tant qu’être humain par l’écriture de soi. Les Roumains étaient en train de construire leur identité nationale sur l’exclusion – véhémente, violente et pour finir meurtrière – des Juifs. Déjà reconnu comme romancier et essayiste de talent, le jeune auteur, comme beaucoup d’autres à cette époque, se réfugie dans la « Culture ». A défaut d’être un citoyen roumain à part entière, il revendique sa citoyenneté de la République de lettres et à défaut d’une nation prête à l’accueillir il s’évade vers une Europe de verbe et de musique. Celle de Shakespeare, Proust, Stendhal, Balzac, Jules Renard et Tolstoï – il lit Guerre et paix pendant l’été 1941, en même temps qu’il suit l’avance de l’armée allemande vers Moscou. Pour lui, Lyon, Prague et Berlin n’évoquent pas la marche à la guerre ou le Reichstag en flammes mais les stations de radio sur lesquelles sont diffusés les concerts de Mozart et Bach. Sans doute ignore-t-il que, dans une pièce allemande montée pour la première fois en 1933 pour l’anniversaire d’Adolf Hitler, l’un des personnages prononce cette phrase généralement attribuée à Herman Goering : « Wenn ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ! » (Quand j’entends le mot culture je sors mon revolver.)

La barbarie n’a pas été seulement une maladie allemande. Impuissant et atterré, Sebastian assiste à la transformation de la société roumaine. Au détour d’une conversation surprise dans un parc, il entend un gamin, élève au lycée militaire, s’enorgueillir d’arborer la croix gammée. Il note, accablé : « Une société policière telle que la société roumaine ne peut rien engendrer d’autre que des générations de policiers. Des policiers par l’esprit, par la mentalité, cela va de soi, quand ils ne peuvent pas l’être carrément par le métier. »

L’Os à moelle

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Jacques Pessis a eu l’excellente idée de rééditer dans la collection Omnibus une anthologie de L’Os à Moelle, organe officiel des loufoques. Lancée en mai 1938 par Pierre Dac, l’aventure éditoriale s’achève en juin 1940 : « Ce qui m’est arrivé, estimera Dac, est bien connu. L’os à moelle se décompose au contact du vert-de-gris. »

Dès sa première parution, le journal connaît un immense succès : les kiosques sont pris d’assaut. Si, dans l’histoire de la presse française, plusieurs journaux et revues fondés sur le non-sens ont paru (qu’on se souvienne des surréalistes), c’est la première fois qu’une telle entreprise dépasse la confidentialité pour recueillir un écho aussi large. Quatre cent mille exemplaires sont vendus. En quelques semaines, Pierre Dac devient la coqueluche des cours d’écoles et de lycées de toute la France.

Mais, tandis que les 10-18 ans se passent de main en main L’Os à Moelle, les intellectuels se déchaînent contre les loufoqueries de Dac et sa « vulgarité indécente » : on l’accuse de fuir la réalité en se réfugiant, non pas dans le nonsense anglo-saxon, mais dans le non-sens. La vieille antienne pascalienne est entonnée contre Dac : rien ne doit nous divertir de la recherche du salut.

La critique formulée à l’encontre de Dac n’est pourtant pas dépourvue de légitimité : les préoccupations de tous sont à la guerre. Elle se profile avec Munich, l’Anschluss ou Dantzig. Elle est présente, en filigrane, à chaque page de L’Os à Moelle.

Avec Pierre Dac, l’humour reste la plus élégante politesse du désespoir. Il le montrera en rejoignant la France Libre et en brocardant à partir de 1943, sur les ondes de Radio Londres, le gouvernement de Vichy.

Après guerre, quelques numéros de L’Os à Moelle reparaîtront très épisodiquement. De nouveaux talents rejoindront alors Dac, comme René Goscinny ou encore Jean Yanne se fendant d’un mémorable article : « Les romanciers savent plus causer français en écrivant. » Que faut-il entendre par là ? Par là, évidemment, pas grand chose…

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Toussaint pour tous

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Halloween est une fête plus ancienne que la Toussaint, puisque celle-ci n’a été inscrite au calendrier liturgique chrétien qu’au IXe siècle, pour satisfaire un peuple encore empreint de paganisme. C’est d’ailleurs la seule fête chrétienne qui n’est ni dérivée d’une fête juive, ni destinée à commémorer un épisode de la vie de Jésus ou de l’Eglise, raison pour laquelle les protestants l’ignorent.

Avec ses masques grimaçants, Halloween évoque les morts avec lesquels on n’est pas réconcilié, qui rôdent alentour en proférant des menaces. En ce jour consacré aux mauvais pressentiments, on parvient à se faire peur avec une citrouille, quand ce placide légume, évidé, éclairé de l’intérieur, la carapace entaillée, projette des formes inquiétantes. Au lieu de se lamenter du succès d’Halloween, l’Eglise devrait le récupérer : brûler le 31 octobre sur les parvis des églises les masques des mauvais fantômes, voilà qui serait une préface riche d’enseignements à la Toussaint.

Le 1er novembre, c’est à des saints que l’on a affaire. À des morts qui ne nous font que du bien. En ce sens, des saints, nous en connaissons, nul besoin de pèlerinage pour en rencontrer. J’en ai connu plusieurs dans ma vie ; ils n’ont pas, que je sache, accompli de miracles reconnus ; je n’en éprouve pas moins pour eux une immense gratitude. Chacune de leurs apparitions, chacun de leurs passages dans mes pensées m’est un moment de grâce. Avec mon père par exemple, quand il était de ce monde, mes rapports n’ont pas toujours été faciles, ils étaient même plutôt orageux. Mais depuis qu’il s’en est allé, seuls me sont sensibles, me revenant non comme des souvenirs abstraits, appris mais comme des bouffées de présence, les moments de tendresse, les petits épisodes où il laissait paraître une affection dont l’expression pouvait me surprendre et me gêner sur le moment ; aussi n’ai-je pas toujours su la recevoir, me barricadant contre elle, fermant les écoutilles comme pour me protéger. (Peut-être l’affection des parents est-elle parfois une menace contre laquelle les enfants ont à se défendre.) Aujourd’hui, ce que j’ai négligé me revient comme un supplément, une douceur à laquelle se mêle une dose de regret qui fait que cette douceur me pénètre un peu plus.

Je crois, aussi, que « nos saints » nous protègent de l’inquiétude de mourir en nous prouvant que le Paradis existe. J’ai connu un vieil homme qui disait n’avoir pas peur de la mort parce que « deux saints » l’attendaient au Paradis, sa première épouse et son fils aîné. On le surprenait parfois à prier, seul devant leur photo posée sur le buffet de la salle à manger. Je crois qu’il faisait alors, comme cela m’arrive de le faire, l’expérience, non seulement de la chaleur d’un lien avec les absents mais aussi de l’incorruptibilité du Bien, laquelle, par contraste, impose l’idée de la corruptibilité du Mal. Verlaine a dit cela (Sagesse XVI) avec une simplicité définitive :

Elle dit la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste la mort venue.

Ce matin (1er novembre), à l’église, c’est du Bien incorruptible dont témoignaient les Béatitudes : Heureux ceux qui ont une âme de pauvre… Heureux les miséricordieux… Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice… Un peu plus tôt, le chapitre VII de l’Apocalypse avait ouvert le ciel pour nous montrer la gloire des serviteurs du Bien (foule immense, composée de toutes nations, vêtue de blanc, qui devant le trône disait : Amen ! louange ! gloire ! sagesse !), triomphe dont la résurrection de Jésus est l’annonce et le gage. Les protestants ont bien tort de bouder cette fête par méfiance à l’égard de la religion populaire. Mais, de son côté, l’Eglise catholique n’a sans doute pas tiré tout ce que l’on pouvait en attendre de ce jour où elle nous transporte à la fin des temps. A ne montrer que le rassemblement des élus dont il est question au chapitre VII, on laisse penser que ce qui est en cause, c’est le salut de chacun. Or, L’Apocalypse est le livre de l’Eschaton, du point final pour tout l’univers – et non pour les seuls élus. Ainsi le dernier chapitre clôt-il le Nouveau Testament par le récit d’un événement cosmique, l’apparition de la Jérusalem nouvelle, cité pleine de la gloire de Dieu, dans laquelle il n’y aura ni église ni temple parce que Dieu sera tout à tous.

Frank Rosenzweig a remarqué que les Chrétiens ne célèbrent jamais, à Noël, à Pâques, à la Pentecôte, que des commencements, qu’il n’y a pas de Kippour chrétien, de fête de l’achèvement, de Grand pardon. Il y a là, me semble-t-il, un manque, un vide liturgique et spirituel qui pourrait être comblé si on élargissait la célébration de la Toussaint. Sans doute ce vide est-il obscurément lié au péché historique du christianisme, celui d’avoir voulu, en évinçant le judaïsme, se poser en propriétaire de droit de l’Histoire et du monde auquel l’Eglise ouvrirait les seules voies du salut. Plutôt que de se cantonner à la célébration de sa propre tâche, l’Eglise pourrait par la lecture du dernier chapitre du Nouveau Testament, célébrer ce qui ne lui appartient pas – l’après-fin, en somme- et redonner ainsi un sens plein à la Toussaint. Ainsi, elle ferait le geste de passer la main et se réjouirait du jour de sa dépossession, de la fin de sa mission et de son pouvoir.

Citrouilles et chrysanthèmes

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Les chrysanthèmes ont-ils gagné la guerre contre les citrouilles ? Après une décennie triomphale, celles-ci n’ont plus guère de raison d’afficher leur sourire édenté. Il est vrai qu’Halloween a dû faire face à une coalition hétérogène mais relativement efficace rassemblant cathos tradis et altermondialistes. Païenne, américaine et commerciale : la Saint Potiron partait sur de mauvaises bases en France.
Ce «combat de fêtes» a défrayé les vitrines à la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante. «Halloween commence à prendre racine en France», annonce Le Monde en 1997. Dix ans plus tard, la citrouille se fait discrète, dans les catalogues et magasins – ce qui signifie forcément qu’elle ne fait plus recette.
On pourrait conclure de cet apparent échec qu’une tradition ne s’invente ni ne s’importe et que seules les fêtes patinées par les siècles doivent avoir droit de cité dans le calendrier. Mieux vaut aller y voir de plus près.

Halloween n’est ni récente, ni américaine. D’origine celtique, elle a traversé l’Atlantique avec les émigrants irlandais dans le courant du XIXe siècle avant de tenter un come-back sur le Vieux Continent dans les années 1990. Curieusement, c’est en France – bastion supposé de la résistance à l’américanisation – que le débarquement de potirons relookés «made in USA» a été le plus spectaculaire. (L’extraordinaire succès de Macdo en France aurait dû nous avertir sur le hiatus entre l’adoption par la société d’une certaine culture populaire américaine et le discours des élites sur le refus français de l’américanisation).

Halloween arrive à point pour chausser les basques de la Toussaint et du Jour des Morts, deux fêtes chrétiennes qui, pour la plupart des gens, n’ont plus d’autre signification que celle de vacances scolaires ou de week-ends prolongés. Avec le fléchissement de la transmission religieuse, ce petit supplément d’âme pour festivité désenchantée est le bienvenu.
De point de vue politique, le timing est bien choisi. Halloween s’implante pendant l’ère Clinton, alors que l’Amérique n’est pas encore la bête noire du Vieux continent. Tout au plus le parti du Potiron invoque-t-il en guise d’alibi les origines celtes de la fête – bien de chez nous ou presque.
Il ne s’agit pas d’être angélique. En terme de marketing, Halloween «tombe» à pic : à mi-chemin entre la rentrée et Noël, c’est une excellente occasion de relancer les ventes. Autre atout décisif, elle est particulièrement appréciée des enfants, adolescents et jeunes adultes, groupes choyés par les fabricants, commerçants et publicitaires. Du reste, c’est sans doute aux grandes enseignes anglo-saxonnes – Marks & Spencer, Disney, Toys’R’Us et McDonald’s – que l’on doit l’idée d’exporter «une fête qui marche». Résultat, en quelques années, Halloween a réussi à convertir un nombre conséquent d’autochtones. En 2002, 27 % des foyers français et 38 % des 15-24 ans envisagent de célébrer l’événement (Le Monde, 2 novembre 2002). Au point que cette bizarrerie exotique paraît destinée à prendre définitivement racine dans le calendrier.

On pourrait se contenter de ne voir dans cette potironisation de l’Hexagone qu’une victoire de l’artillerie lourde du marketing. Mais en ce cas, on comprend mal l’enthousiasme d’une partie du monde enseignant, généralement rétif –et légitimement – à toute irruption du marché dans l’Ecole. En réalité, beaucoup de professeurs, notamment d’anglais, ont trouvé là un terrain pédagogique intéressant. Plus généralement, Halloween répond à un besoin plus profond de rituels collectifs et, peut-être, à une soif de tradition : après en avoir éradiqué un certain nombre, il ne reste plus qu’à en inventer de nouvelles. (D’où le regain des bals populaires, fêtes anciennes et autres foires et kermesses). Depuis qu’au XIXe siècle, le foyer a remplacé l’Eglise, les fêtes d’antan ont été effacées par le cérémonial du repas, devenu le lieu principal du culte de la famille bourgeoise. Ainsi la fête est-elle placée sous l’autorité du pater familias qui veille sur la sociabilité des enfants dûment protégés des mauvaises fréquentations et de la transgression qui, on l’a oublié, caractérisent les fêtes de rue, chrétiennes ou pas.
Preuve que cette privatisation (dans les deux sens du terme) du festif a laissé un vide, environ 90 villes françaises organisent leur propre carnaval de la mi-Carême et du Mardi gras. Et bien sûr, le marché (qui n’est pas toujours aveugle) a vu les opportunités que recélait cette aspiration. La Saint-Patrick, d’origine irlandaise, et surtout la Saint-Valentin, jouissent d’une popularité croissante depuis le début des années 1990.

EADS : le problème n’est pas le délit mais l’initié

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C’est un scandale trop beau pour être honnête. On le sait, les accusations qui font la « une » un jour se révèlent souvent infondées quelques années plus tard. Les médias n’en ont cure : il faut que ça saigne, quitte à oublier le lendemain ce qu’on a écrit la veille.

La prétendue « affaire d’Etat » EADS et les soupçons qui pèsent sur ses principaux actionnaires d’avoir commis un délit d’initiés de grande ampleur finiront peut-être en eau de boudin. Et peut-être pas. Que la note compromettante de l’AMF – opportunément tombée dans l’escarcelle de la maison Dassault- soit ou non confirmée, l’essentiel est ailleurs. Le véritable scandale est qu’Arnaud Lagardère n’a pas les capacités requises pour piloter ou co-piloter le premier groupe de Défense européen, fleuron de l’industrie et de la défense de la France. Et c’est peut-être à ce deuxième scandale qu’entendent remédier celui ou ceux qui ont allumé la mèche du premier. Si cette hypothèse est juste, il faut en conclure que les journalistes, croyant traquer la corruption, sont en train de faire le sale boulot pour des manipulateurs plus malins qu’eux.

Au royaume du capitalisme, le principe dynastique a beau être légal, il n’est pas forcément légitime. Les héritiers appelés à présider aux destinées de l’entreprise familiale et, avec elles, à celles de milliers de salariés, ne sont pas toujours à la hauteur. Après tout, même les rois de France n’étaient pas toujours satisfaits de leur progéniture. Seulement, l’incompétence d’un patron, regrettable quand il s’agit de diriger une usine de chaussures ou des magazines féminins, peut se révéler catastrophique dans le cas d’un pilier de la Défense nationale. La direction d’EADS ne peut se jouer à la roulette de l’hérédité.

Jean-Luc Lagardère était un capitaine d’industrie comme il en existe peu, un visionnaire capable d’anticiper les conséquences économiques et technologiques de l’évolution géostratégique du monde, mais aussi un diplomate que les gouvernants traitaient d’égal à égal – en homme d’Etat qu’il était. Diriger EADS suppose de pouvoir prendre le petit-déjeuner avec le chancelier allemand, déjeuner avec le président russe, parler à l’heure du thé avec l’Elysée et dîner avec le roi d’Arabie saoudite. Sans compter qu’il faut être capable de faire coexister plusieurs langues et cultures d’entreprise, de mener un lobbying efficace auprès de plusieurs parlements, gouvernements et armées.

Dans les années 1990, lorsque Paris et Berlin ont décidé de créer un « Boeing » européen, lui qui par une habile politique de rachats avait réussi à faire de Matra l’un des premiers groupes européens d’aéronautique civil et militaire était bien l’homme de la situation pour diriger, main dans la main avec l’Etat la nouvelle entité. Lagardère avait en effet joué un rôle décisif dans l’intégration de l’industrie d’armement française, puis européenne puisque EADS est née de l’alliance entre Matra-Aérospatiale, l’Allemand Daimler-Chrysler et l’Espagnol CASA.

Sa mort soudaine, en 2003, alors qu’il n’avait guère eu le temps de préparer son fils à assumer la suite, a pris au dépourvu les actionnaires d’EADS, à commencer par les Etats français et allemand. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ni Paris, ni Berlin ne se sont pas montrés très efficace dans la gestion de ce dossier sensible. Est-ce leur impéritie et notamment, leur incapacité à montrer gentiment le chemin de la sortie au jeune Lagardère, alors actionnaire à hauteur de 15 %, qu’ils lui font payer aujourd’hui ?
En mars 2006, Arnaud Lagardère avait vendu 7,5 % du capital d’EADS : on imagine bien qu’une telle opération n’aurait pu avoir lieu sans l’accord sur les acheteurs des gouvernements français et allemand et probablement pas sans leur implication active. Quelques mois plus tard, en juin, l’annonce de retards considérables dans le programme A 380 faisait chuter le cours de l’action. Autrement dit, Arnaud Lagardère a vendu au bon moment. « J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent, qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J’assume cette deuxième version », déclarait-il au Monde le 16 juin. S’il disait vrai, et il y a quelques raisons de le croire, certains semblent aujourd’hui penser qu’il n’a pas tiré de cette découverte les conclusions qui s’imposaient.

En clair, pour la nouvelle direction d’EADS, qui, répétons-le, ne prend aucune décision stratégique sans l’aval de l’Etat, Arnaud Lagardère fait partie d’un passif qu’il s’agit aujourd’hui de solder. Pour la France et pour l’Europe, il est urgent de le remplacer comme actionnaire et plus urgent encore de le décharger de ses responsabilités opérationnelles au sein du groupe. Aurait-on voulu l’encourager à se consacrer à ses activités éditoriales et sportives qu’on ne s’y serait pas pris autrement qu’en faisant opportunément fuiter la fameuse note (ce qui a au passage l’avantage de ternir la réputation de toute l’ancienne équipe). Si la légitimité d’un grand patron repose sur ces deux piliers que sont la compétence et l’honnêteté, Arnaud Lagardère, privé du premier depuis juin 2006, avait tendance à claudiquer. Depuis quelques jours, on peut supposer que quelqu’un essaie de scier le deuxième. Peut-être saura-t-on, dans les semaines qui viennent, à qui profite le crime.

Tournante à France Culture

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De nouveaux chroniqueurs dans la matinale de France Culture, voilà qui excite ma curiosité. Je l’avoue, je me demande immédiatement quels réseaux ou puissances a voulu câliner David Kessler, le directeur de la station. Et là, je sèche – et m’en veux immédiatement pour ma propension à voir le mal partout.

Sur le site des « Matins », j’apprends en effet que cinq nouvelles recrues se partageront le créneau de 7h25 auparavant occupé par l’économiste Olivier Pastré. Ali Baddou, producteur et animateur de la tranche, accueillera le lundi Corinne Lepage sur l’écologie, le droit et la justice, le mardi Caroline Eliacheff sur la vie des nôtres (?), le mercredi Catherine Clément sur les cultures du monde, le jeudi Géraldine Mulhmann sur la presse et le journalisme, et le vendredi Rachida Brakni sur la culture. Je me garderai de critiquer les choix souverains de la direction – encore qu’il y aurait bien quelques petites méchanteries à dire.

Ma perplexité vient de ce que je ne vois pas vraiment la cohérence entre tous ces thèmes. Soudain, la lumière se fait : tous ces chroniqueurs sont des chroniqueuses. En d’autres termes, 7 h 25, c’est l’heure des nanas. Ce nouveau rendez-vous est une tournante – mais à la différence de celles que l’on pratique dans certaines caves, ce sont les femmes qui tourneront. J’imagine la réunion au cours de laquelle a émergé cette brillante idée et le ravissement des dames présentes.

L’ennui, c’est que le présupposé implicite de ce choix est qu’il y aurait une façon spécifiquement féminine de réfléchir, un regard féminin sur le monde et l’actualité. Après la campagne présidentielle, se trouverait-il encore des gens raisonnables pour servir le poncif éculé des femmes qui font de la politique autrement ? Eh bien, à France Culture, on semble penser que les femmes font de la radio autrement. Point de vue banalement machiste. Peu importe ce qu’elles pensent pourvu qu’on ait leur voix.

Me reviennent alors en mémoire quelques mots échangés avec David Kessler le jour où il m’a remerciée (façon de parler). Refusant le lot de consolations qu’il me laissait espérer, jouer les utilités occasionnelles dans une émission, je lui ai répondu que, pour moi, le minimum acceptable serait une chronique quotidienne. « Il est vrai que nous manquons de voix féminines », a-t-il observé, feignant de prendre ma proposition au sérieux. Je me souviens d’avoir alors trouvé hilarante l’idée que ma voix (peu connue pour sa douceur) pourrait contribuer à féminiser l’antenne. Eh bien, j’avais raison. Parce que moi, je n’y suis pas dans la tournante !

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De la servitude libérale

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Elisabeth Lévy s’entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L’Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale.

A vous lire, le libéralisme des Lumières qu’affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d’un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L’extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d’ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l’«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu’on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c’est-à-dire le programme de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l’économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu’on pourrait étendre à l’infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n’importe quel bureaucrate communiste chinois a l’occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.

Pour vous, le libéralisme est l’accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c’est la possibilité pour l’homme de maitriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?
Sous l’influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l’économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C’est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l’Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c’est l’ampleur et la durée inédites d’une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l’idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s’agissait d’imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l’âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D’où le rôle de la Raison et de l’idéal de la Science dans les sociétés modernes..

En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l’arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?
C’est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu’il faut comprendre l’idéalisation moderne du droit et du marché. D’Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu’ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d’agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d’une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l’écrit Pierre Manent, l’Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».

Je vous concède que le scepticisme n’est pas très sexy. Reste qu’il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n’est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?
Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l’idée qu’un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s’il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s’il en a une) dès lors qu’il ne nuit pas à la liberté d’autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c’est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l’on veut s’en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l’humanité» au prétexte qu’elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d’une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l’agneau et celui de l’écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l’on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.

Est-ce l’origine de la ruse de l’Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l’entretenir ?
C’est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.

Sos Myanmar !

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Un pays entier rayé de la carte, et personne ne dit mot ! Plus exactement, personne ne dit plus le mot. Ce mot, c’est « Myanmar ». Terminologie officielle adoptée par la junte birmane en 1989, et aussitôt relayée dans l’enthousiasme général par l’Onu, les médias, les ONG et les agences de voyage. Après tout, si les Birmans veulent être des Myanmarais, c’est leur droit inaliénable, au même titre que celui des mamans du 9/3 de baptiser leurs nouveaux nés Sue Ellen ou Kangoo.

Le problème, c’est que parfois, les mots ont un sens. Quand des chefs d’Etat décident que leur pays doit cesser de s’appeler le Congo, le Cambodge ou la Biélorussie pour devenir le Zaïre, le Kampuchéa (démocratique) ou le Bélarus, c’est qu’en général, on a décrété dans le même mouvement l’irruption imminente de l’homme nouveau. Du passé, on fait table rase ; le Zaïrois nouveau est arrivé, on est prié d’applaudir. Mais on n’est pas obligé. De Gaulle avait le don d’exaspérer ses interlocuteurs soviétiques en ne leur parlant que de la Russie. Temps d’arrogance heureusement révolus : pendant des années, les médias nous ont rebattu les oreilles avec l’intangible appellation Myanmar : fut-elle imposée par des tyranneaux, elle était, seule, géopolitiquement correcte.

Or, sémantiquement parler du « nécessaire rétablissement des libertés démocratiques au Myanmar », c’est très exactement comme si, par exemple, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations exigeait « des mesures concrètes pour le droit à l’embauche des bougnoules et des bamboulas ». On a fini par s’en apercevoir, mais un peu tard…

Mais bon, trêve de moqueries. Quelques centaines de bonzes massacrés auront suffi à ramener nos amis du Camp du Bien à la raison – et même au bon usage ! Dans le cas du Kampuchéa, pour que Le Monde et Libé abandonnent l’appellation contrôlée par Pol Pot et recommencent à parler de Cambodge, il avait quand même fallu attendre que le curseur atteigne, à la louche, les trois millions. Si c’est pas un progrès, ça !

Le nouveau régime

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« Liberté, que de crimes on commet en ton nom. » La République se souviendra-t-elle un jour du cri de désespoir lancé abruptement par Manon Roland au détour d’un escalier. Le lecteur érudit aura noté de lui-même – tous nos lecteurs sont érudits – que l’éblouissant Pierre Bellemare s’est inspiré de cette scène mythologique de l’histoire révolutionnaire française pour lancer en octobre 1960 l’une des émissions phare de l’Ortf, La tête et les jambes.

Les Anglais ont bien eu Oliver Cromwel et ils ont su décapiter leur roi avant tout le monde. Pourtant, c’est aux Français que la sinistre réputation est faite de ne pas savoir changer de régime sans verser de sang. Ce n’est pas leur faute : jamais personne ne leur a appris à faire de politique sans se salir les mains ni couper des têtes. On peut enseigner à un enfant l’art de ne pas faire de saloperies quand il est attablé devenant une pleine assiette de brocolis : « Mange, Kevin, c’est aussi bon que tes crottes de nez. ». On n’a jamais, en revanche, essayé d’inculquer à un Français l’art de s’occuper des affaires publiques sans piquer dans la caisse ni zigouiller son adversaire. Montesquieu disait déjà la même chose. Enfin, dans d’autres termes.

Evidemment, le fait que la guillotine soit rangée, fort heureusement, au magasin des accessoires depuis quelques décennies n’y change pas grand-chose. Passer d’un régime à un autre est, en France, une discipline tout aussi meurtrière que par le passé. Ce que l’on perd tout simplement en spectaculaire, on le gagne en raffinement.

Le 6 mai dernier, avec l’accession de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, la France a justement changé de régime, comme l’avaient annoncé avec la prescience apostériorétique qui les caractérise Elisabeth Tessier et Jean-François Kahn. Moi qui ne sais pas lire plus de trois lignes dans le marc de Nescafé, qui ai sur le crâne beaucoup plus de cheveux que le directeur de Marianne et qui pourtant ne suis qu’une hypo-Kahn, je veux joindre ma voix à celle de Patrick Juvet pour crier : « Où sont les morts ? »

S’il est vrai qu’aucun changement de régime ne s’effectue en France sans meurtre, que les Français ont changé de régime, alors la logique formelle nous invite à les déterrer, ces morts pour la France. Quant à la médecine légale, elle nous en offre trois bien gros.

Le premier des morts du nouveau régime s’appelle François Hollande.

– Mais il n’est pas mort, me susurre à l’oreille la voix mâle de mon mari qui, s’il était un véritable Vert (ein echter Grün) comme il le prétend, resterait bien sage et bien muet dans la cuisine.

– Quoi, il est pas mort ? Toi, t’as pas lu Heidegger : ça mettra le temps peut-être, mais ça viendra. (Note de la traductrice : jeu de mot intraduisible sur Sein und Zeit.)

Admettons que le changement de régime n’ait pas tué François Hollande, il a, en revanche, tué Luciano Pavarotti et Raymond Barre. Lorsque tous deux ont appris qu’il fallait changer de régime, ça leur a mis un coup au moral, affaiblissant chacun d’eux considérablement. L’essentiel du travail était déjà fait.

Le coup de grâce, ils l’ont reçu lorsqu’ils ont lu, dans la presse géopolitique française (Voici, Closer, Gala, Le Monde Diplo) que le nouveau président ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas. Le premier s’est aussitôt étranglé avec la portion de lasagnes qu’il venait à peine d’engloutir, tandis que le second est tombé raide mort dans son tripoux, renversant malencontreusement une bouteille à demi-pleine de Chénas.
Si ce ne sont pas des preuves, ça, que les Français ont changé de régime.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

L’homme qui pensait qu’il était Roumain

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Dans le journal qu’il a tenu de 1933 à 1944, Mihail Sebastian, intellectuel juif bucarestois, a observé la montée de la barbarie dans la société roumaine, persistant à croire en l’amitié, l’intelligence, et, pour finir, en l’Homme quand celui-ci révélait ses plus monstrueux penchants.

Roumain et Juif. Dans le Bucarest des années 1930 Iosif Hechter, un jeune intellectuel juif, croyait dur comme le fer que ces deux appartenances étaient complémentaires. Il est vrai qu’il avait choisi d’écrire sous le nom de plume – pas très juif – Mihail Sebastian. Prudence, peut-être. Il n’empêche ; il a toujours refusé le choix que voulait lui imposer la société roumaine de l’époque : soit Juif soit Roumain. Un choix qui n’en était pas un car, même pour ses amis les plus chers, un Juif, aussi assimilé eut-il été, ne pouvait être pleinement roumain. Expérience partagée par son ami Eugène Ionesco, juif par sa mère. « Ni son nom, ni son père de souche incontestablement roumaine, ni son baptême chrétien à la naissance, rien, rien, rien ne peut occulter la malédiction d’avoir du sang juif dans les veines », écrit Sebastian à son sujet.

Son Journal (1935-1944), n’est pas seulement un témoignage sur la tragédie qui se joue alors. Il est une tentative, un effort pour se reconstituer en tant qu’être humain par l’écriture de soi. Les Roumains étaient en train de construire leur identité nationale sur l’exclusion – véhémente, violente et pour finir meurtrière – des Juifs. Déjà reconnu comme romancier et essayiste de talent, le jeune auteur, comme beaucoup d’autres à cette époque, se réfugie dans la « Culture ». A défaut d’être un citoyen roumain à part entière, il revendique sa citoyenneté de la République de lettres et à défaut d’une nation prête à l’accueillir il s’évade vers une Europe de verbe et de musique. Celle de Shakespeare, Proust, Stendhal, Balzac, Jules Renard et Tolstoï – il lit Guerre et paix pendant l’été 1941, en même temps qu’il suit l’avance de l’armée allemande vers Moscou. Pour lui, Lyon, Prague et Berlin n’évoquent pas la marche à la guerre ou le Reichstag en flammes mais les stations de radio sur lesquelles sont diffusés les concerts de Mozart et Bach. Sans doute ignore-t-il que, dans une pièce allemande montée pour la première fois en 1933 pour l’anniversaire d’Adolf Hitler, l’un des personnages prononce cette phrase généralement attribuée à Herman Goering : « Wenn ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ! » (Quand j’entends le mot culture je sors mon revolver.)

La barbarie n’a pas été seulement une maladie allemande. Impuissant et atterré, Sebastian assiste à la transformation de la société roumaine. Au détour d’une conversation surprise dans un parc, il entend un gamin, élève au lycée militaire, s’enorgueillir d’arborer la croix gammée. Il note, accablé : « Une société policière telle que la société roumaine ne peut rien engendrer d’autre que des générations de policiers. Des policiers par l’esprit, par la mentalité, cela va de soi, quand ils ne peuvent pas l’être carrément par le métier. »

L’Os à moelle

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Jacques Pessis a eu l’excellente idée de rééditer dans la collection Omnibus une anthologie de L’Os à Moelle, organe officiel des loufoques. Lancée en mai 1938 par Pierre Dac, l’aventure éditoriale s’achève en juin 1940 : « Ce qui m’est arrivé, estimera Dac, est bien connu. L’os à moelle se décompose au contact du vert-de-gris. »

Dès sa première parution, le journal connaît un immense succès : les kiosques sont pris d’assaut. Si, dans l’histoire de la presse française, plusieurs journaux et revues fondés sur le non-sens ont paru (qu’on se souvienne des surréalistes), c’est la première fois qu’une telle entreprise dépasse la confidentialité pour recueillir un écho aussi large. Quatre cent mille exemplaires sont vendus. En quelques semaines, Pierre Dac devient la coqueluche des cours d’écoles et de lycées de toute la France.

Mais, tandis que les 10-18 ans se passent de main en main L’Os à Moelle, les intellectuels se déchaînent contre les loufoqueries de Dac et sa « vulgarité indécente » : on l’accuse de fuir la réalité en se réfugiant, non pas dans le nonsense anglo-saxon, mais dans le non-sens. La vieille antienne pascalienne est entonnée contre Dac : rien ne doit nous divertir de la recherche du salut.

La critique formulée à l’encontre de Dac n’est pourtant pas dépourvue de légitimité : les préoccupations de tous sont à la guerre. Elle se profile avec Munich, l’Anschluss ou Dantzig. Elle est présente, en filigrane, à chaque page de L’Os à Moelle.

Avec Pierre Dac, l’humour reste la plus élégante politesse du désespoir. Il le montrera en rejoignant la France Libre et en brocardant à partir de 1943, sur les ondes de Radio Londres, le gouvernement de Vichy.

Après guerre, quelques numéros de L’Os à Moelle reparaîtront très épisodiquement. De nouveaux talents rejoindront alors Dac, comme René Goscinny ou encore Jean Yanne se fendant d’un mémorable article : « Les romanciers savent plus causer français en écrivant. » Que faut-il entendre par là ? Par là, évidemment, pas grand chose…

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Nouveaux signataires du Manifeste des 343 salauds

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Toussaint pour tous

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Halloween est une fête plus ancienne que la Toussaint, puisque celle-ci n’a été inscrite au calendrier liturgique chrétien qu’au IXe siècle, pour satisfaire un peuple encore empreint de paganisme. C’est d’ailleurs la seule fête chrétienne qui n’est ni dérivée d’une fête juive, ni destinée à commémorer un épisode de la vie de Jésus ou de l’Eglise, raison pour laquelle les protestants l’ignorent.

Avec ses masques grimaçants, Halloween évoque les morts avec lesquels on n’est pas réconcilié, qui rôdent alentour en proférant des menaces. En ce jour consacré aux mauvais pressentiments, on parvient à se faire peur avec une citrouille, quand ce placide légume, évidé, éclairé de l’intérieur, la carapace entaillée, projette des formes inquiétantes. Au lieu de se lamenter du succès d’Halloween, l’Eglise devrait le récupérer : brûler le 31 octobre sur les parvis des églises les masques des mauvais fantômes, voilà qui serait une préface riche d’enseignements à la Toussaint.

Le 1er novembre, c’est à des saints que l’on a affaire. À des morts qui ne nous font que du bien. En ce sens, des saints, nous en connaissons, nul besoin de pèlerinage pour en rencontrer. J’en ai connu plusieurs dans ma vie ; ils n’ont pas, que je sache, accompli de miracles reconnus ; je n’en éprouve pas moins pour eux une immense gratitude. Chacune de leurs apparitions, chacun de leurs passages dans mes pensées m’est un moment de grâce. Avec mon père par exemple, quand il était de ce monde, mes rapports n’ont pas toujours été faciles, ils étaient même plutôt orageux. Mais depuis qu’il s’en est allé, seuls me sont sensibles, me revenant non comme des souvenirs abstraits, appris mais comme des bouffées de présence, les moments de tendresse, les petits épisodes où il laissait paraître une affection dont l’expression pouvait me surprendre et me gêner sur le moment ; aussi n’ai-je pas toujours su la recevoir, me barricadant contre elle, fermant les écoutilles comme pour me protéger. (Peut-être l’affection des parents est-elle parfois une menace contre laquelle les enfants ont à se défendre.) Aujourd’hui, ce que j’ai négligé me revient comme un supplément, une douceur à laquelle se mêle une dose de regret qui fait que cette douceur me pénètre un peu plus.

Je crois, aussi, que « nos saints » nous protègent de l’inquiétude de mourir en nous prouvant que le Paradis existe. J’ai connu un vieil homme qui disait n’avoir pas peur de la mort parce que « deux saints » l’attendaient au Paradis, sa première épouse et son fils aîné. On le surprenait parfois à prier, seul devant leur photo posée sur le buffet de la salle à manger. Je crois qu’il faisait alors, comme cela m’arrive de le faire, l’expérience, non seulement de la chaleur d’un lien avec les absents mais aussi de l’incorruptibilité du Bien, laquelle, par contraste, impose l’idée de la corruptibilité du Mal. Verlaine a dit cela (Sagesse XVI) avec une simplicité définitive :

Elle dit la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste la mort venue.

Ce matin (1er novembre), à l’église, c’est du Bien incorruptible dont témoignaient les Béatitudes : Heureux ceux qui ont une âme de pauvre… Heureux les miséricordieux… Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice… Un peu plus tôt, le chapitre VII de l’Apocalypse avait ouvert le ciel pour nous montrer la gloire des serviteurs du Bien (foule immense, composée de toutes nations, vêtue de blanc, qui devant le trône disait : Amen ! louange ! gloire ! sagesse !), triomphe dont la résurrection de Jésus est l’annonce et le gage. Les protestants ont bien tort de bouder cette fête par méfiance à l’égard de la religion populaire. Mais, de son côté, l’Eglise catholique n’a sans doute pas tiré tout ce que l’on pouvait en attendre de ce jour où elle nous transporte à la fin des temps. A ne montrer que le rassemblement des élus dont il est question au chapitre VII, on laisse penser que ce qui est en cause, c’est le salut de chacun. Or, L’Apocalypse est le livre de l’Eschaton, du point final pour tout l’univers – et non pour les seuls élus. Ainsi le dernier chapitre clôt-il le Nouveau Testament par le récit d’un événement cosmique, l’apparition de la Jérusalem nouvelle, cité pleine de la gloire de Dieu, dans laquelle il n’y aura ni église ni temple parce que Dieu sera tout à tous.

Frank Rosenzweig a remarqué que les Chrétiens ne célèbrent jamais, à Noël, à Pâques, à la Pentecôte, que des commencements, qu’il n’y a pas de Kippour chrétien, de fête de l’achèvement, de Grand pardon. Il y a là, me semble-t-il, un manque, un vide liturgique et spirituel qui pourrait être comblé si on élargissait la célébration de la Toussaint. Sans doute ce vide est-il obscurément lié au péché historique du christianisme, celui d’avoir voulu, en évinçant le judaïsme, se poser en propriétaire de droit de l’Histoire et du monde auquel l’Eglise ouvrirait les seules voies du salut. Plutôt que de se cantonner à la célébration de sa propre tâche, l’Eglise pourrait par la lecture du dernier chapitre du Nouveau Testament, célébrer ce qui ne lui appartient pas – l’après-fin, en somme- et redonner ainsi un sens plein à la Toussaint. Ainsi, elle ferait le geste de passer la main et se réjouirait du jour de sa dépossession, de la fin de sa mission et de son pouvoir.

Citrouilles et chrysanthèmes

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Les chrysanthèmes ont-ils gagné la guerre contre les citrouilles ? Après une décennie triomphale, celles-ci n’ont plus guère de raison d’afficher leur sourire édenté. Il est vrai qu’Halloween a dû faire face à une coalition hétérogène mais relativement efficace rassemblant cathos tradis et altermondialistes. Païenne, américaine et commerciale : la Saint Potiron partait sur de mauvaises bases en France.
Ce «combat de fêtes» a défrayé les vitrines à la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante. «Halloween commence à prendre racine en France», annonce Le Monde en 1997. Dix ans plus tard, la citrouille se fait discrète, dans les catalogues et magasins – ce qui signifie forcément qu’elle ne fait plus recette.
On pourrait conclure de cet apparent échec qu’une tradition ne s’invente ni ne s’importe et que seules les fêtes patinées par les siècles doivent avoir droit de cité dans le calendrier. Mieux vaut aller y voir de plus près.

Halloween n’est ni récente, ni américaine. D’origine celtique, elle a traversé l’Atlantique avec les émigrants irlandais dans le courant du XIXe siècle avant de tenter un come-back sur le Vieux Continent dans les années 1990. Curieusement, c’est en France – bastion supposé de la résistance à l’américanisation – que le débarquement de potirons relookés «made in USA» a été le plus spectaculaire. (L’extraordinaire succès de Macdo en France aurait dû nous avertir sur le hiatus entre l’adoption par la société d’une certaine culture populaire américaine et le discours des élites sur le refus français de l’américanisation).

Halloween arrive à point pour chausser les basques de la Toussaint et du Jour des Morts, deux fêtes chrétiennes qui, pour la plupart des gens, n’ont plus d’autre signification que celle de vacances scolaires ou de week-ends prolongés. Avec le fléchissement de la transmission religieuse, ce petit supplément d’âme pour festivité désenchantée est le bienvenu.
De point de vue politique, le timing est bien choisi. Halloween s’implante pendant l’ère Clinton, alors que l’Amérique n’est pas encore la bête noire du Vieux continent. Tout au plus le parti du Potiron invoque-t-il en guise d’alibi les origines celtes de la fête – bien de chez nous ou presque.
Il ne s’agit pas d’être angélique. En terme de marketing, Halloween «tombe» à pic : à mi-chemin entre la rentrée et Noël, c’est une excellente occasion de relancer les ventes. Autre atout décisif, elle est particulièrement appréciée des enfants, adolescents et jeunes adultes, groupes choyés par les fabricants, commerçants et publicitaires. Du reste, c’est sans doute aux grandes enseignes anglo-saxonnes – Marks & Spencer, Disney, Toys’R’Us et McDonald’s – que l’on doit l’idée d’exporter «une fête qui marche». Résultat, en quelques années, Halloween a réussi à convertir un nombre conséquent d’autochtones. En 2002, 27 % des foyers français et 38 % des 15-24 ans envisagent de célébrer l’événement (Le Monde, 2 novembre 2002). Au point que cette bizarrerie exotique paraît destinée à prendre définitivement racine dans le calendrier.

On pourrait se contenter de ne voir dans cette potironisation de l’Hexagone qu’une victoire de l’artillerie lourde du marketing. Mais en ce cas, on comprend mal l’enthousiasme d’une partie du monde enseignant, généralement rétif –et légitimement – à toute irruption du marché dans l’Ecole. En réalité, beaucoup de professeurs, notamment d’anglais, ont trouvé là un terrain pédagogique intéressant. Plus généralement, Halloween répond à un besoin plus profond de rituels collectifs et, peut-être, à une soif de tradition : après en avoir éradiqué un certain nombre, il ne reste plus qu’à en inventer de nouvelles. (D’où le regain des bals populaires, fêtes anciennes et autres foires et kermesses). Depuis qu’au XIXe siècle, le foyer a remplacé l’Eglise, les fêtes d’antan ont été effacées par le cérémonial du repas, devenu le lieu principal du culte de la famille bourgeoise. Ainsi la fête est-elle placée sous l’autorité du pater familias qui veille sur la sociabilité des enfants dûment protégés des mauvaises fréquentations et de la transgression qui, on l’a oublié, caractérisent les fêtes de rue, chrétiennes ou pas.
Preuve que cette privatisation (dans les deux sens du terme) du festif a laissé un vide, environ 90 villes françaises organisent leur propre carnaval de la mi-Carême et du Mardi gras. Et bien sûr, le marché (qui n’est pas toujours aveugle) a vu les opportunités que recélait cette aspiration. La Saint-Patrick, d’origine irlandaise, et surtout la Saint-Valentin, jouissent d’une popularité croissante depuis le début des années 1990.

EADS : le problème n’est pas le délit mais l’initié

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C’est un scandale trop beau pour être honnête. On le sait, les accusations qui font la « une » un jour se révèlent souvent infondées quelques années plus tard. Les médias n’en ont cure : il faut que ça saigne, quitte à oublier le lendemain ce qu’on a écrit la veille.

La prétendue « affaire d’Etat » EADS et les soupçons qui pèsent sur ses principaux actionnaires d’avoir commis un délit d’initiés de grande ampleur finiront peut-être en eau de boudin. Et peut-être pas. Que la note compromettante de l’AMF – opportunément tombée dans l’escarcelle de la maison Dassault- soit ou non confirmée, l’essentiel est ailleurs. Le véritable scandale est qu’Arnaud Lagardère n’a pas les capacités requises pour piloter ou co-piloter le premier groupe de Défense européen, fleuron de l’industrie et de la défense de la France. Et c’est peut-être à ce deuxième scandale qu’entendent remédier celui ou ceux qui ont allumé la mèche du premier. Si cette hypothèse est juste, il faut en conclure que les journalistes, croyant traquer la corruption, sont en train de faire le sale boulot pour des manipulateurs plus malins qu’eux.

Au royaume du capitalisme, le principe dynastique a beau être légal, il n’est pas forcément légitime. Les héritiers appelés à présider aux destinées de l’entreprise familiale et, avec elles, à celles de milliers de salariés, ne sont pas toujours à la hauteur. Après tout, même les rois de France n’étaient pas toujours satisfaits de leur progéniture. Seulement, l’incompétence d’un patron, regrettable quand il s’agit de diriger une usine de chaussures ou des magazines féminins, peut se révéler catastrophique dans le cas d’un pilier de la Défense nationale. La direction d’EADS ne peut se jouer à la roulette de l’hérédité.

Jean-Luc Lagardère était un capitaine d’industrie comme il en existe peu, un visionnaire capable d’anticiper les conséquences économiques et technologiques de l’évolution géostratégique du monde, mais aussi un diplomate que les gouvernants traitaient d’égal à égal – en homme d’Etat qu’il était. Diriger EADS suppose de pouvoir prendre le petit-déjeuner avec le chancelier allemand, déjeuner avec le président russe, parler à l’heure du thé avec l’Elysée et dîner avec le roi d’Arabie saoudite. Sans compter qu’il faut être capable de faire coexister plusieurs langues et cultures d’entreprise, de mener un lobbying efficace auprès de plusieurs parlements, gouvernements et armées.

Dans les années 1990, lorsque Paris et Berlin ont décidé de créer un « Boeing » européen, lui qui par une habile politique de rachats avait réussi à faire de Matra l’un des premiers groupes européens d’aéronautique civil et militaire était bien l’homme de la situation pour diriger, main dans la main avec l’Etat la nouvelle entité. Lagardère avait en effet joué un rôle décisif dans l’intégration de l’industrie d’armement française, puis européenne puisque EADS est née de l’alliance entre Matra-Aérospatiale, l’Allemand Daimler-Chrysler et l’Espagnol CASA.

Sa mort soudaine, en 2003, alors qu’il n’avait guère eu le temps de préparer son fils à assumer la suite, a pris au dépourvu les actionnaires d’EADS, à commencer par les Etats français et allemand. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ni Paris, ni Berlin ne se sont pas montrés très efficace dans la gestion de ce dossier sensible. Est-ce leur impéritie et notamment, leur incapacité à montrer gentiment le chemin de la sortie au jeune Lagardère, alors actionnaire à hauteur de 15 %, qu’ils lui font payer aujourd’hui ?
En mars 2006, Arnaud Lagardère avait vendu 7,5 % du capital d’EADS : on imagine bien qu’une telle opération n’aurait pu avoir lieu sans l’accord sur les acheteurs des gouvernements français et allemand et probablement pas sans leur implication active. Quelques mois plus tard, en juin, l’annonce de retards considérables dans le programme A 380 faisait chuter le cours de l’action. Autrement dit, Arnaud Lagardère a vendu au bon moment. « J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent, qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J’assume cette deuxième version », déclarait-il au Monde le 16 juin. S’il disait vrai, et il y a quelques raisons de le croire, certains semblent aujourd’hui penser qu’il n’a pas tiré de cette découverte les conclusions qui s’imposaient.

En clair, pour la nouvelle direction d’EADS, qui, répétons-le, ne prend aucune décision stratégique sans l’aval de l’Etat, Arnaud Lagardère fait partie d’un passif qu’il s’agit aujourd’hui de solder. Pour la France et pour l’Europe, il est urgent de le remplacer comme actionnaire et plus urgent encore de le décharger de ses responsabilités opérationnelles au sein du groupe. Aurait-on voulu l’encourager à se consacrer à ses activités éditoriales et sportives qu’on ne s’y serait pas pris autrement qu’en faisant opportunément fuiter la fameuse note (ce qui a au passage l’avantage de ternir la réputation de toute l’ancienne équipe). Si la légitimité d’un grand patron repose sur ces deux piliers que sont la compétence et l’honnêteté, Arnaud Lagardère, privé du premier depuis juin 2006, avait tendance à claudiquer. Depuis quelques jours, on peut supposer que quelqu’un essaie de scier le deuxième. Peut-être saura-t-on, dans les semaines qui viennent, à qui profite le crime.

Tournante à France Culture

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De nouveaux chroniqueurs dans la matinale de France Culture, voilà qui excite ma curiosité. Je l’avoue, je me demande immédiatement quels réseaux ou puissances a voulu câliner David Kessler, le directeur de la station. Et là, je sèche – et m’en veux immédiatement pour ma propension à voir le mal partout.

Sur le site des « Matins », j’apprends en effet que cinq nouvelles recrues se partageront le créneau de 7h25 auparavant occupé par l’économiste Olivier Pastré. Ali Baddou, producteur et animateur de la tranche, accueillera le lundi Corinne Lepage sur l’écologie, le droit et la justice, le mardi Caroline Eliacheff sur la vie des nôtres (?), le mercredi Catherine Clément sur les cultures du monde, le jeudi Géraldine Mulhmann sur la presse et le journalisme, et le vendredi Rachida Brakni sur la culture. Je me garderai de critiquer les choix souverains de la direction – encore qu’il y aurait bien quelques petites méchanteries à dire.

Ma perplexité vient de ce que je ne vois pas vraiment la cohérence entre tous ces thèmes. Soudain, la lumière se fait : tous ces chroniqueurs sont des chroniqueuses. En d’autres termes, 7 h 25, c’est l’heure des nanas. Ce nouveau rendez-vous est une tournante – mais à la différence de celles que l’on pratique dans certaines caves, ce sont les femmes qui tourneront. J’imagine la réunion au cours de laquelle a émergé cette brillante idée et le ravissement des dames présentes.

L’ennui, c’est que le présupposé implicite de ce choix est qu’il y aurait une façon spécifiquement féminine de réfléchir, un regard féminin sur le monde et l’actualité. Après la campagne présidentielle, se trouverait-il encore des gens raisonnables pour servir le poncif éculé des femmes qui font de la politique autrement ? Eh bien, à France Culture, on semble penser que les femmes font de la radio autrement. Point de vue banalement machiste. Peu importe ce qu’elles pensent pourvu qu’on ait leur voix.

Me reviennent alors en mémoire quelques mots échangés avec David Kessler le jour où il m’a remerciée (façon de parler). Refusant le lot de consolations qu’il me laissait espérer, jouer les utilités occasionnelles dans une émission, je lui ai répondu que, pour moi, le minimum acceptable serait une chronique quotidienne. « Il est vrai que nous manquons de voix féminines », a-t-il observé, feignant de prendre ma proposition au sérieux. Je me souviens d’avoir alors trouvé hilarante l’idée que ma voix (peu connue pour sa douceur) pourrait contribuer à féminiser l’antenne. Eh bien, j’avais raison. Parce que moi, je n’y suis pas dans la tournante !

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