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Annus horribilis

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Les astres gouvernent nos vies. Ils conduisent le monde avec une régularité de métronome. Cette vérité se justifie chaque 1er janvier, quand l’éternel retour du même se produit.

Chaque année, la même odeur persistance de poudre d’artifice (autour de minuit) et de pétards (autour de Willy) flotte dans l’air. Les mêmes maux de tête et de foie au petit matin invitent chacun à bénir unanimement la mémoire du Dr Alkazelser. Chaque année, les mêmes inconnus reviennent vers moi me souhaiter je-ne-sais-quoi et me claquer deux bises, alors que je ne leur ai pourtant rien fait. Enfin, les mêmes astrologues réapparaissent dans nos journaux et sur nos petits écrans nous annoncer ce que la nouvelle année nous réserve.

Cela fait des années que je collectionne les horoscopes annuels d’Elizabeth Teissier. Elle ne se trompe jamais ! Elle est la plus grande astrologue européenne (et peut-être mondiale). Ses compétences ont été reconnues par l’université (la Sorbonne l’a faite docteur en sociologie) et par un ancien chef d’Etat français : chacun se souvient de la phrase mémorable de François Mitterrand à Christian Prouteau : « Il faut écouter Elizabeth Teiyssier. Carole Bouquet aussi. » (A l’époque Carole Bouquet ne pratiquait pas l’astrologie mais lisait l’avenir dans la coupe-rose de Gérard Depardieu).

L’an dernier, Elizabeth Teissier nous livrait un horoscope qui s’est vérifié en tout point. Elle écrivait : « 2007 n’apparaît pas de tout repos avec huit aspects négatifs contre six : un vent insurrectionnel souffle dès janvier, puis mai, tandis que l’économie et la Bourse donnent du fil à retordre aux spécialistes (et à l’homme de la rue également !), spécialement en mai (fortes turbulences boursières) et jusqu’en août, peut-être même jusqu’à l’automne. En janvier, mai et octobre, des inventions ou des découvertes spectaculaires sont à la clé. La fin de l’année, avec la première grande conjonction depuis l’an 2000 (Jupiter/Pluton), reflète un climat ambigu, une possible accalmie en même temps qu’une tentative de trouver des solutions au problème des sources d’énergie (pétrole), condition sine qua non d’un mieux-être économique. »

Le « vent insurrectionnel » de janvier 2007 est une allusion très fine à la véritable révolution démocratique que François Bayrou (le Toussaint Louverture béarnais) a fait souffler sur la France entière. Les « turbulences boursières » concernent évidemment l’affaire EADS. Quant au Grenelle de l’Environnement, il était clairement annoncé par Mme Teissier. Enfin, les grandes « inventions et découvertes » de janvier, mai et octobre sont tellement spectaculaires que les grands de ce monde ont préféré ne pas les rendre publiques pour le moment. On les comprend : si cela se trouve, un savant fou a mis au point un vaccin contre le rhume. Bush a téléphoné à Sarkozy, Sarkozy à Merkel, Merkel à Poutine, Poutine à Bush et aucun d’entre eux n’a souhaité mettre à mal l’industrie mondiale du grog : « On fait comme si Elizabeth Teissier n’avait rien dit… »

Même s’ils n’ont pas encore déterminé quand il adviendrait, le jour finira donc par arriver – c’est inéluctable – où l’on reconnaîtra aux astrologues le caractère scientifique de leurs prédictions.

En 2007, Jupiter a fait frotti-frotta avec Pluton (qui était pour sa part destitué perdant ses galons de planète pour devenir quoi, d’ailleurs, une vulgaire étoile ?). Et tout le monde s’en est aperçu. En 2008, il se pourrait bien que Saturne mette un petit coup par derrière à Neptune. Assurément, l’année sera bonne.

L’après-Bush a commencé

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La fin de l’ère Bush a commencé. Le coup d’envoi des élections présidentielles américaines de 2008 sera donné dans quelques jours, le 3 janvier, jour des primaires en Iowa, un état facile à repérer sur la carte des Etats-Unis, s’y trouvant au beau milieu. A première vue, aucun des deux seuls candidats présentables, Mc Cain à droite et Clinton à gauche, n’a de chance de l’emporter dans cet état : à l’heure où j’écris, les sondages donnent Obama, Monsieur Langue-de-bois, vainqueur chez les démocrates et Huckabee, Hucka-Qui ?, vainqueur chez les républicains.

Que faut-il entendre par présentable ? Je qualifie ainsi les candidats qui ont une quelconque chance de sortir les USA du bourbier où ils sont enfoncés et de leur rendre une chance d’être à nouveau entendus dans le concert – ou, si l’on préfère, la cacophonie – des nations. Huit ans de présidence Bush – à qui il ne reste qu’un seul admirateur, domicilié au 55 rue du Faubourg Saint Honoré à Paris – ont inauguré le déclin de l’Amérique, tant de fois annoncé et finalement en voie de réalisation. Il faut dire que le président a mis le paquet : il a justifié une guerre du pétrole par des informations truquées, fait fi de la convention de Genève, légalisé la torture et l’espionnage de ses propres citoyens, révoqué de fait l’Habeas Corpus, politisé à outrance l’administration de son pays et l’exercice de sa justice, encouragé la falsification de documents techniques – du domaine médical à celui de l’environnement – pour raisons purement lucratives et, pour finir, il assiste aujourd’hui en spectateur au plus extraordinaire naufrage du système financier, catastrophe en voie d’égaler – et peut–être même de dépasser – celle, déjà mémorable, de la Grande Crise.

Je n’ignore pas que l’on compte, parmi les autres candidats, des anciens gouverneurs, un ex-maire de New York et même un financier. Aussi honorables soient-ils, ils n’arrivent pas à la cheville des deux prétendants que j’ai désignés comme présentables. Ce qui ne signifie pas que leur affrontement constitue l’affiche la plus excitante possible. Le duel le plus divertissant serait sans doute celui qui opposerait Edwards à Huckabee : à ma gauche, le syndicaliste de choc, à ma droite, l’ancien pasteur. A propos de John Edwards, l’image qui me vient à l’esprit est celle du personnage joué par Martin Sheen dans Wall Street d’Oliver Stone (1987). Père du héros converti au culte de Mammon pour une pute de luxe et un gigantesque appartement dans l’Upper East Side, il lui lance : « Mon fils, ne vois–tu donc pas que le prix à payer, c’est la retraite de ton père et celles de ses camarades ! » Mike Huckabee, quant à lui, est le prêcheur du Far West, Bible dans une main, fourche dans l’autre, amateur de plaisanteries qui l’amusent manifestement mais sont souvent incompréhensibles pour ceux qui l’écoutent. Populiste de gauche contre populiste de droite, on ne s’ennuierait pas, au moins jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit élu : on les imagine mal, l’un et l’autre, défendre un quelconque point de vue en matière de politique internationale.

McCain souffre d’un handicap sérieux. Son discours ressemble trop à celui de Bush. Par les temps qui courent, ce n’est pas le meilleur moyen de se rendre populaire. Il faut s’empresser de souligner que sa position diffère de celle de Bush au sujet de la torture dont il fut lui-même victime au Vietnam. Mais, avec le démocrate Joe Lieberman qui vient de lui apporter son soutien, il est l’un des rares à s’être aligné sur la position va-t-en-guerre du président et à avoir approuvé le surge, l’envoi de troupes supplémentaires au printemps. De plus, alors que les nuages de la récession menacent, il a été le dernier à oser soutenir le plan immigration auquel Bush entendait laisser son nom pour les siècles des siècles et qui a lamentablement capoté au printemps. Soutenu par les républicains proches des milieux d’affaires, cette vaste réforme conjuguait une amnistie étalée sur douze ans pour les 13 millions d’immigrés clandestins et un programme de « travailleurs-visiteurs » pour la main d’œuvre non qualifiée. Il n’a pas été torpillé par les démocrates, mais par l’autre aile du parti républicain : la droite xénophobe.

Le Wall Street Journal a beau claironner jour après jour que McCain reprend du poil de la bête, Huckabee a aujourd’hui 19,5 % d’avance sur lui dans les intentions de vote en Iowa et, au plan national, il n’arrive qu’à la quatrième place des candidats républicains, à 6,3 points derrière Giulani – grand partisan de la torture –, à 5 points de Huckabee et à 0,5 point de Romney – financier et mormon.

Dans ces conditions, on est tenté de miser sur Hillary Rodham-Clinton. Mais elle aussi souffre de sérieux handicaps, le premier étant qu’elle déploie une énergie considérable à se mettre en scène en futur chef des armées mais que son modèle semble copié sur le général paranoïaque Jack D. Ripper de Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964). Le deuxième est qu’elle a adopté un ton de mégère dont elle croit qu’il lui confère de l’autorité mais qui énerve tout le monde, à commencer par les femmes. Enfin, son handicap majeur est qu’elle s’imagine déjà à la Maison Blanche et ne dit rien aujourd’hui qui pourrait la desservir lorsqu’elle occupera le bureau ovale. Certes, il serait admirable d’être un jour la présidente qui ne s’est jamais contredite mais du coup, elle perd toute spontanéité dans les débats des primaires, tiraillée qu’elle paraît entre son goût pour les rodomontades et son air de marcher sur des oeufs.

Reste Obama, dont on devine qu’il pourrait être le chouchou des médias européens. Je partage l’opinion d’Andrew Young, militant des droits civiques et ancien ambassadeur américain à l’ONU, l’un des vieux sages de la communauté noire américaine, qui a dit à son propos : « J’imagine très bien Barack Obama à la Maison Blanche. En 2016. »

Mes aïeux et le confort moderne

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De ces espaces que quelques-uns de nos ancêtres s’évertuèrent à travailler, résolus à tirer le meilleur parti de terres ou ne poussaient précédemment que forêts inextricables et mauvaises herbes, que reste-t-il ? De l’œuvre de ces paysans qui, poussés par la faim, ciselèrent des paysages, domptant ici un torrent, là une forte déclivité, créant des bocages, construisant villages et hameaux, qu’avons-nous conservé ?

Après des millénaires durant lesquels l’homme a façonné la nature, l’architecture internationale passe par là, les politiques y trouvent des solutions pour loger les ex-ruraux devenus citadins, les industriels de nouveaux marchés.

Arrivent les trente glorieuses, leurs Frigidaires, télévisions et voitures à explosions. L’ancien campagnard, ce terrien, fait un rêve : retrouver le foyer d’antan avec son âtre, sa femme, ses enfants et son chien pour garder les thuyas en leur faisant pipi dessus tout en aboyant sur les passants ! À cela, rien de répréhensible, il a une voiture, l’essence n’est pas chère, les routes en bon état et il a une place de parking au bureau. Le problème, c’est que loin de tout Madame ne pourra plus faire les courses, transporter les petits à l’école, la meilleure, pas la communale où ne vont que les ploucs. S’il le faut, ils achèteront une deuxième voiture. Et puis c’est décidé, ils la construiront, la villa de leurs rêves avec du carrelage partout parce que c’est plus facile pour l’entretien. De plus, le maire, qui dirige l’agence du Crédit Mutuel du village, dont sa famille est originaire, a une idée lumineuse pour attirer de nouveaux ruraux et éviter de fermer l’école : construire un lotissement. À cet effet, il rachète les terrains qui jouxtent la départementale à certains des exploitants agricoles qui composent son conseil municipal. Les banquiers, industriels, géomètres, promoteurs, maires, agriculteurs, mesdames et messieurs sont heureux – et la nation reconnaissante.

Villes après villages, zones commerciales après lotissements, sans oublier les maisons individuelles accolées aux hangars agricoles plantés au milieu des campagnes, le tout assaisonné de remembrements anachroniques et de monoculture : le mitage généralisé du paysage est presque partout irréversible. En moins de cinquante ans, la France a vu (et fait) disparaître la plus grande partie de ses paysages issus des siècles.

On n’inversera pas le cours du temps. Au moins sommes-nous en droit de questionner. Comment ces constructions de mauvaise qualité vieilliront-elles ? Qui paiera la note énergétique sachant qu’une maison individuelle est beaucoup moins économique que l’habitat collectif ? Qui voudra acheter des maisons de 150 000 euros dans vingt ans, quand les premiers enfants du baby-boom reviendront mourir en ville ? Qui entretiendra les rues de ces lotissements désertés ? Qui financera l’éclairage public, les réseaux et canalisations quand seules quelques maisons seront habitées ? Quels voyageurs voudront encore visiter des pays déglingués et sans âme ?

Une nouvelle laïcité

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Nicolas Sarkozy a apporté à Rome la divine surprise d’un nouvel évangile républicain : une laïcité plus ouverte, plus soucieuse deconnaissance et d’écoute, moins crispée sur la défense agressive d’une séparation entre Eglises et Etat qui s’apparente à un mur infranchissable. Dans son discours du Latran du 20 décembre, en prenant possession de son siège de « chanoine d’honneur » de la vénérable basilique, il a affirmé sa volonté d’enterrer la hache de guerre entre les « deux France », proclamé haut et fort les origines chrétiennes de son pays, exalté « ce lien particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise », et dit vouloir défendre une « laïcité positive » qui fasse une place aux croyances au sein de la République.

C’est un discours novateur. La « laïcité à la française », que les Français pensent volontiers universelle, est en fait une créationpurement nationale, issue des guerres civiles de la Révolution française. En pays protestant, la révolution a été accomplie au nom de la religion ; en France, contre l’Eglise. En fait, le seul pays où l’on entend la laïcité comme en France est le Mexique. Or, cette « laïcité à la française » interdit non seulement aux cultes d’empiéter sur le domaine de l’Etat, ce qui est la moindre des choses ; elle les rend invisibles et inaudibles. Confondant prosélytisme et connaissance, elle supprime celle-ci pour mieux empêcher celui-là. Mais l’Eglise catholique ne représente plus un danger politique. Le regretté cardinal Lustiger m’a dit un jour que, même si l’on proposait à l’Eglise un rôle politique, elle le refuserait. Le danger vient d’ailleurs : de l’islamisme, qui est, lui, un projet politique, et du communautarisme, résultat précisément de l’affaiblissement des valeurs républicaines.

Aussi bien, il n’y aurait aucun mal à reconnaître les « racines chrétiennes » de la France et de l’Europe. Convaincu qu’on ne saurait bâtir l’avenir si l’on tourne le dos à son passé, avec ce qu’il a de grand et de mesquin, de généreux et de meurtrier, j’avais moi-même pris position pour la mention de ces fameuses racines dans le préambule du Traité constitutionnel. Je pense aussi que les cultes ont parfaitement le droit de se faire entendre dans l’agora – le moindre club de pétanque l’aurait, mais pas l’Eglise catholique ?

Cependant, il faut bien faire attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’héritage chrétien a été heureusement réinterprété par les Lumières. La laïcité a dessiné un espace public où les religions cohabitent sans se sauter à la gorge. Quelles qu’en soient les modalités, elle est consubstantielle à la démocratie, qui ne peut s’épanouir que dans un espace religieusement neutre. Dans ce domaine, il faut avancer à pas de Sioux, et il vaut mieux en faire moins qu’en faire trop. Le Président devrait le savoir mieux qu’un autre : ministre de l’Intérieur, il a favorisé l’émergence d’un islam français organisé sur le modèle consistorial juif et protestant ; il lui faut faire face à des organisations noyautées par les Frères musulmans.

Alors, oui, il faut revisiter la « laïcité à la française ». Il faut enseigner le fait religieux à l’école et ouvrir le débat public sur la religion, son rôle dans l’histoire des sociétés humaines et sa place dans la République. Mais l’enseignement des religions doit être intégré dans l’enseignement de l’histoire et confié à des maîtres laïcs, et le débat public sur la religion doit être conduit à l’intérieur du cadre laïc républicain, dont les valeurs, et les lois et les principes qui en découlent ne se discutent point. Et surtout, il ne faut pas toucher à la loi sur la laïcité. Interpréter un texte pour mieux l’adapter au temps qui passe est une chose ; le défigurer en est une autre.

Quand la musique (arabe) adoucit les peuples

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Tout commence par un « P » – une consonne imprononçable en arabe. Suite à un malentendu, la Fanfare de la police d’Alexandrie erre en Israël. Invités à l’inauguration du centre culturel arabe de Petah Tikvah (premier foyer de peuplement juif fondé par des proto-sionistes en 1878), les huit musiciens, aisément repérables à leur uniforme bleu éclatant, se retrouvent à Beth Hatikvah, l’un de ces trous perdus que le jargon administratif israélien qualifie de « villes de développement ». En voyage pour le cœur de l’israélité, ils vont découvrir ses bas-fonds. Et cette errance géographique, qui est aussi un voyage métaphorique dans l’histoire du sionisme, va permettre une inversion subtile des stéréotypes, engendrer un monde à l’envers, bouleverser les conventions culturelles de la société israélienne. Pendant 24 heures, c’est l’Arabe qui, avec sa culture et son humanité, offre au Juif un moment de grâce.

Le malentendu de départ n’est pas anodin. L’incapacité des Arabophones à prononcer la lettre « p » qu’ils transforment généralement en « b » a souvent été exploitée dans le folklore israélien pour ridiculiser les Arabes. Un grand comique des années 1960-1970 faisait un tabac avec un sketch dans lequel il interprétait un professeur d’anglais palestinien en train d’enseigner Hamlet. Enfant, je riais à tomber par terre chaque fois que j’entendais le passage où le professeur explique la prononciation du mot « prince » : « B, r, i,… mais non, mais non mes enfants, ‘b’ comme bobeye et non pas ‘b’ comme baba… »

Dans La Visite de la Fanfare, cette « inaptitude typiquement arabe » ouvre des perspectives toujours comiques mais radicalement différentes. L’irruption de cet étranger, si proche et si lointain, entraîne, comme au Carnaval, un chassé-croisé des rôles entre Israéliens et Arabes, et plus encore entre « israélitude » et « arabitude ».

L’Israël dans lequel atterrissent les huit Egyptiens n’a pas grand-chose à voir avec celui des mythes. Créées dans l’urgence durant les années 1950 et 1960, à la fois pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés juifs venus des pays arabes, notamment d’Afrique du nord, et pour façonner la démographie du pays, avec leurs cités HLM plantées au milieu du désert, les « villes de développement » s’apparentent à des zones de sous-développement. De même, dans le film, « Beth Hatikvah » (la maison de l’espoir, en hébreu) a tout d’un centre de désespoir. « Ici, il n’y a pas de culture, ni arabe, ni israélienne, rien du tout », s’entendent répondre les musiciens égarés à la recherche du centre culturel arabe. Arabes par la langue, la musique, la cuisine, le mode vestimentaire, les habitants juifs de ces non-lieux se sont ainsi trouvés deux fois marginalisés : éloignés du centre économique et culturel du pays, ils ont de surcroît été priés de cacher, voire de nier, leur « arabitude ». A l’exception des films égyptiens qui réalisaient une audience considérable le vendredi après-midi à l’époque de la chaîne unique, toute expression de la culture arabe a pratiquement été bannie, à commencer par la musique classique arabe – la spécialité de la Fanfare d’Alexandrie. Lorsque j’étais enfant, mes camarades d’origine irakienne, magrébine et yéménite avaient honte de cette musique que leurs parents ou grands-parents écoutaient en voiture ou à la maison, encore plus que moi-même de l’air un peu trop ashkénaze et de l’accent hongrois de mes grands-parents.

Or, c’est grâce à cette musique que les Egyptiens ont été invités à Petah Tikvah ; et c’est elle qui les a menés à Beth Hatikvah. Dans cette localité oubliée de Dieu et des hommes, laide et sans intérêt, qui n’abrite même pas un hôtel, le spectateur est convié à assister et même à participer à un exorcisme : sur l’écran, Israël se délivre de sa peur panique de l’Arabe. C’est que l’Arabe est cultivé, sensible, élégant et charmant, l’incarnation même de la masculinité. Il agit et il séduit. Face à lui, des Israéliens marginaux, frôlant la folie, incultes et inarticulés. Vulgaires, passifs et résignés, ils souffrent d’un terrible déficit de virilité. L’héroïne, une femme brûlante dont toute la sensualité est inemployée, cherche désespérément un homme, un vrai : un Arabe. Avec lui, c’est la langue arabe qui est honorée et célébrée comme la langue de l’amour – c’est elle, suggère le film, qui est la véritable musique – mystérieuse, belle et irrésistible.

Or, c’est là que la logique du carnaval (ou du cinéma) nous rattrape: le renversement de rôles n’a-t-il pas pour fonction culturelle et psychologique de confirmer le « bon ordre de choses » et de réaffirmer les véritables hiérarchies et valeurs qui sont aux antipodes de la présentation carnavalesque ? Le rêve n’est-il pas destiné à nous réconcilier avec la réalité ?

Certes, la musique arabe a été réhabilitée dans les années 1980 et 90, et les amateurs israéliens d’Oum Kalsoum n’ont plus à attendre le vendredi après-midi pour satisfaire leur « vice ». « L’arabitude » existe dans la culture et de l’identité israéliennes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’Israël soit capable de l’intégrer, de réconcilier en son sein Orient et Occident, de faire la paix avec ses voisins et avec lui-même. Bref, un « Arabe chic » dans un film israélien n’annonce pas plus la « baix entre les beubles » qu’un grand gaillard poilu habillé en danseuse dans un vaudeville troupier n’annonce « une nouvelle conception de la masculinité » à la caserne. Cette Visite de la Fanfare est un beau film. Pour sa version documentaire, il faudra encore attendre.

La Visite de la Fanfare, réalisé par Eran Kolirin. Sortie le 19 décembre 2007.

Un mot de Khadafi. Un mot sur Khadafi.

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Ça va vite, très vite. Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy a été fait chanoine (Ah bon ! Qu’est-ce que ça lui fait ? Quel gamin ! Quel amour des breloques et des réceptions !). Hier il était à Kaboul. A cette allure-là, on hésite à évoquer, deux semaines après qu’elle a pris fin, la visite officielle du Bédouin qui planta sa tente rue de l’Université et qui, durant une semaine, a amusé, étonné, consterné les Français et leurs dirigeants. Encore une fois, notre président semble avoir su gérer ses débordements et improvisations : les Français, qui ne sont pas amoureux de Kadhafi, se sont sans doute dit que ce qui était ridicule ne pouvait pas être grave. Avaient-ils raison ? Cette « visite d’Etat » était-elle une honte ? Kouchner, champion de l’humanitarisme compassionnel, était-il en droit de se plaindre quand on lui mettait sous le nez le coût des bonnes œuvres ? Les « contrats » (pétroliers, nucléaires, militaires) étaient-ils le fond de l’affaire ? Existent-ils vraiment ? Etait-il de bonne diplomatie d’inviter Mouammar pour le faire injurier par le quart du gouvernement et snober par la moitié ?

Laissons ces grandes questions pour ne nous intéresser qu’à une formule du dirigeant libyen interviewé par Pujadas pour France 2. « Pensez-vous instaurer bientôt la démocratie dans votre pays ? » Réponse : la démocratie n’a pas lieu d’être en Libye puisque le peuple se gouverne lui-même et que le « Guide » n’a rien à décider. On a crié au stalinisme. Il y a certainement de cela dans la pratique comme le montre le sort des infirmières bulgares, mais Kadhafi ne parle pas de dictature du prolétariat, il évoque une société en pilotage automatique où le peuple vit selon ses croyances et ses coutumes.

Rappelons-nous à ce propos que le régime de la Libye est islamique et que, comme le montre brillamment et savamment Rémi Brague, le principe d’un tel régime, à travers une sharia directement dérivée, selon la doctrine, de l’enseignement du Prophète, est « un pouvoir politique exercé par Allah lui-même ». Donc, en Islam, le pouvoir politique ne devrait pas exister. C’est pourquoi, montre Brague, l’idée, communément admise, d’une confusion du politique et du religieux en islam, est profondément inexacte. D’un côté, comme l’a relevé Khadafi, la communauté politique, le peuple, a peu de légitimité à critiquer le pouvoir, mais de l’autre côté, celui-ci n’est guère qualifié pour gouverner. Dans les faits, historiquement, ce qui frappe est la difficulté d’être de l’Etat en terre d’islam, ou du moins la faible portée de son action. Les régimes musulmans ont pu être d’habiles conciliateurs ou de glorieux conquérants, ils n’ont pas été révolutionnaires, sinon par imitation de l’Occident ou réaction à son influence. La « révolution islamique » est une expression inventée récemment, pour couvrir en fait une contre-révolution, une réaction à la nouveauté venue d’Europe. En Islam, contrairement à certains fantasmes européens, on ne trouve guère de théocraties sur le mode byzantin (le temporel et le spirituel dans les mêmes mains) mais une alternative entre une religion dont la tyrannie s’exerce directement, de manière coutumière, et des dictatures d’autant plus brutales qu’elles n’ont pas d’autre fondement que la force..

Les pouvoirs islamistes dont Kadhafi nous a livré non pas la description mais la formule, n’évoquent ni Innocent III ni Pierre le Grand, ils font plutôt penser à la chefferie traditionnelle selon la description classique de Pierre Clastres : là aussi le chef est un « guide », il parle, il parle sans cesse pour dire que rien ne change et que rien ne doit changer. « Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. (…) ce n’est du côté du chef que se trouve le pouvoir (…) Un ordre, voilà bien ce que le chef ne saurait donner. » Aussi déconcertante soit-elle, nous aurions intérêt à essayer de comprendre l’idéologie de ceux que nous invitons.

Pour un désir du présent

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Je suis souvent navré par la platitude gestionnaire des discours du Parti socialiste. Si Mme Royal a perdu les élections, n’est-ce pas parce qu’elle s’est maintenue dans la timidité d’un discours social-centriste, laissant à M. Sarkozy la possibilité de faire main basse sur une rhétorique de réinvention des possibles ? Qui ose encore à gauche parler d’utopie, de rêver un monde radicalement autre, à une époque où le capitalisme semble l’horizon inéluctable (et au mieux améliorable) d’un présent-absent perpétuel ?

Bien entendu, la critique du capitalisme est désormais banale, intégrée par les acteurs financiers eux-mêmes. Mais elle est inoffensive tant qu’on ne s’attaque pas à ce qui fait davantage perdurer le système – la foi en sa permanence et son caractère indépassable. En des termes plus simples, il s’agit de se déprendre de cette constatation banale, mille fois entendue : « Le capitalisme, c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à lui substituer (ou alors ce serait pire). »

Contre ce découragement contagieux, il m’a paru nécessaire de contribuer à faire connaître en France la réflexion sur l’utopie de Fredric Jameson, en éditant son Archéologies du Futur (Max Milo). L’objectif est simple: insuffler un peu d’air frais à une partie de la gauche qui s’auto-asphyxie, en réactivant la fonction politique de l’utopie. Et pourquoi pas, comme le fait cet ouvrage, en relisant les classiques de la SF, genre littéraire qui s’adonne volontiers à « l’angoisse de la perte d’un futur » autre, radicalement différent. Ce qui importe, nous rappelle Jameson à un moment où nous nous laissions peut-être aller à une mélancolie post-punk ou à la lassitude d’entendre des discours de gauche mesquins, c’est de se livrer à une énergique et pourquoi pas onirique « perturbation du présent ». N’est-ce pas, en effet, une autre manière d’endormir les salariés que de leur faire croire qu’ils vivront plus heureux avec une augmentation de 5 % de leur salaire ?

Il ne s’agit pas ici – ou, soyons honnêtes, pas seulement – d’une nostalgie des mondes magiques, telle que l’affectionnent la fantasy ou les rhétoriques du désenchantement du monde. Certes, l’argument du déclin de la magie et de la différence créatrice, au profit de l’omniprésence vide des images standardisées au sein de l’espace capitaliste tardif reste pertinent, mais ce qui fait la force de l’utopie, insiste Jameson, c’est davantage l’activité d’imaginer/penser (la réunion heureuse de ces deux termes est en soi un programme) une transformation des rapports humains : « conflits, désirs, souverainetés, amours, vocations… »

Jameson écrit encore : « Nous recherchons un concept qui ne transfèrera pas la théorie du sujet scindé sur la collectivité et qui s’abstiendra de promouvoir un mysticisme apolitique de l’infini et de l’inatteignable… Le désir nommé utopie doit être concret et continu. »

Loin, donc, d’une simple nostalgie de mondes meilleurs qui resterait liée à un fantasme harponné à un âge d’or toujours révolu, à un paradise lost des possibles, l’agir politique de l’utopie commence par l’éveil d’une sensibilité à vocation transmutatrice. C’est là souvent l’intention première des transpositions allégoriques qu’opère la science-fiction (Philip K. Dick par exemple ne cesse de rappeler que notre vision du monde n’est pas figée une fois pour toutes dans la névrose). L’imagination utopiste est donc bien (malgré ses inévitables « naïvetés » conceptuelles) un geste critique porteur de dommages collatéraux démystificateurs, d’autant que le point nodal de beaucoup de ces mondes imaginaires est comme par hasard la suppression de l’argent, et ce avant Thomas More.

Christopher Lasch, dans son Seul et vrai Paradis (Climats), nous a mis en garde contre les impuissances béates d’une certaine idéologie du progrès. Une vraie pensée de l’utopie ne vise pas le progrès mais la différence radicale, la mutation, l’incarnation de l’altérité. L’imagination utopique est ainsi toujours une critique créative du présent (ce que j’ai appelé ailleurs créalisme), et c’est pourquoi, lorsque le présent n’arrive plus à se représenter, mais seulement à se reproduire, il y a toujours une crise de l’imagination utopique, notamment au sein des partis dits de gauche.

Rappelons par parenthèse que, selon Jameson, dans notre postmodernité, la représentation n’apparaît même plus comme un dilemme, mais comme une impossibilité : la « raison cynique » lui substitue une fausse multiplicité d’images, parmi lesquelles aucune ne correspond à la « vérité ». Ce fameux relativisme postmoderne se suit à la trace dans le passage de la maison à étages de la modernité (transcendance) à la pratique, d’inspiration cinématographique, du fondu enchaîné (immanence), qui semble être devenue le nouveau paradigme de notre conception du monde.

Or, l’esprit-fusion peut être, dans certaines conditions, une chance concrète pour l’avenir, lorsqu’il permet d’entrevoir et donc de désirer des altérités réelles, des monstruosités viables, de réactiver le rapport entre l’Imagination (la trame globale de l’avenir) et la Fantaisie (le souci détaillé du quotidien). L’immanence (l’être-ensemble qui nous constitue) peut nous éclairer, lorsqu’elle ne sacrifie pas la transcendance (la création humaine comme origine du réel).

À une époque où la défense des minorités et la réduction des pluralismes à une gestion par le moindre mal des rapports quotidiens passent pour un programme utopiste, le véritable esprit d’utopie, pris au sérieux et sorti des coffrets de Noël desdits « sous-genres » littéraires, peut encore perturber la propagande identitaire (si mesquine et grise). Commençons par nous rappeler que la fabrique de « sous-groupes » humains prétendument « différents » (sur des bases naturalisées, l’Homo, le Black, la Femme, l’Enfant, le Bobo, le Jeune, etc.) participe de la soupape de sécurité, du désamorçage des détresses narcissiques engendrées par l’hégémonie de l’impératif capitaliste (« tu jouiras davantage en te soumettant, jusque dans ta vie privée, à la logique de la plus-value »).

Et si, près de quarante ans après Mai 68, on se souvenait que ce n’est pas parce que l’imagination n’est pas au pouvoir qu’elle n’en a aucun ?

Archéologies du futur: Le désir nommé utopie

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« Face à l’Iran, soyons réalistes »

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Après la publication du rapport des agences américaines sur l’Iran, les partisans de frappes sur ce pays (en France et aux Etats-Unis) paraissent en mauvaise posture, tandis que les défenseurs d’une politique conciliante avec Téhéran triomphent. Faut-il, selon vous, changer totalement de pied par rapport à l’Iran ?
La politique occidentale (américaine, européenne, française) des dernières années à l’égard de l’Iran mériterait un véritable examen, à la lumière de l’évaluation convergente des seize agences de renseignements américaines et de ses résultats d’ensemble. Il existe en effet pour nous deux façons d’appréhender les affaires iraniennes et pas une seule. La première est la ligne américaine des dernières années : isoler l’Iran, refuser toute relation, le diaboliser, rechercher le « regime change », essayer l’asphyxie économique, ligne qui, il me semble, renforce à Téhéran le clan le plus dur. En France même, cette ligne compte de nombreux partisans qui présentent comme inéluctables et nécessaires des frappes contre l’Iran. Mais le rapport des agences américaines leur coupe l’herbe sous le pied en ruinant la thèse du « danger imminent ». Cela devrait être l’occasion de tout remettre à plat et d’essayer une autre politique même si les tenants de la ligne la plus dure se sont précipités pour dire que cela ne changerait rien.

Et quelle serait la bonne politique ?
L’annonce par les Etats-Unis qu’ils sont prêts à ouvrir une vaste négociation avec l’Iran, sans renoncer à aucune de nos exigences concernant le respect du TNP et la sécurité d’Israël, mais sans préalable. Cette politique permettrait de modifier le jeu intérieur iranien et de redonner du poids au clan réaliste alors que la politique occidentale des dernières années fait plutôt le jeu d’Ahmadinejad.

Pensez-vous que beaucoup de gens soient sur cette ligne ?
Oui, il y a pas mal de personnalités américaines de premier plan qui préconisent cette approche. Les Etats-Unis ont raté le coche, notamment avec Khatami, mais justement, le rapport des agences américaines crée une nouvelle opportunité. Aux Etats-Unis, il y a un débat sur ce rapport des agences de renseignement. L’option « dure » – celle des frappes – qui était défendue entre autres par Dick Cheney ne semble plus possible politiquement. En Europe, nombre de gouvernements qui étaient mal à l’aise avec la perspective de frappes sont rassurés mais ils ne sont pas pour autant en mesure de formuler une autre politique. Je suis pourtant convaincu qu’un tournant stratégique est possible et que les Etats-Unis pourraient réaliser avec l’Iran ce que Kissinger a fait avec la Chine en 1972 : l’ouverture de discussions sans condition préalable pour faire bouger les lignes. Quand on pose des préalables, c’est qu’on ne veut pas discuter. Il n’est pas exclu que l’administration Bush saisisse cette occasion. Elle a évolué, notamment du fait de Mrs. Rice, sur la question du Proche Orient, elle peut bouger sur l’Iran. Ce serait son intérêt.

Ce qui signifie que la France pourrait être plus bushiste que Bush. Du reste, le suivisme français en matière diplomatique n’est-il pas étrange ? Faut-il être si empressé vis-à-vis d’une Administration qui est en assez mauvaise posture ?
Qu’un nouveau président français aille aux Etats-Unis est parfaitement normal d’autant que l’administration Bush est encore là pour un an. Peut-être pense-t-il que dans cette période où l’Administration sortante est très isolée, il pourra obtenir des concessions ? Le président Sarkozy a fait l’impasse sur le Proche Orient, l’Irak et l’Iran, mais il a formulé quelques critiques sur le dollar et l’environnement et exprimé des attentes concernant la politique américaine à l’égard de la défense européenne. Donc, ne faisons pas de procès d’intention. Attendons de savoir ce qu’il entend par « Alliance atlantique rénovée » et par « pilier européen de la défense » et voyons ce qu’il obtiendra, peut-être, du président Bush sur ces sujets. Sur l’Iran, on peut comprendre le souci français de maintenir la pression des sanctions mais c’est une politique incomplète.

Colossale finesse

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C’était une blague, vous savez, ce truc qui fait rire – enfin qui faisait rire à l’époque où le second degré n’avait pas encore été aboli et la raillerie bannie. L’espace d’une journée, c’est devenu une affaire.

Lundi soir, pour compléter le billet caustique de notre hilarante chroniqueuse Trudi Kohl sur les amours présidentielles, notre webmestre, qui ne manque ni de talent ni d’humour, suggère de créer un lien permettant d’acquérir par l’intermédiaire de fnac.com (entreprise à laquelle Causeur est affilié comme un grand nombre de sites) non seulement le dernier disque de la belle mais aussi le nouvel iPod à écran tactile d’Apple. En y ajoutant une innocente plaisanterie dans laquelle il est question d’écouter et de tripoter la dame comme à l’Elysée (à la réflexion, câliner eut peut-être été plus heureux). Admettons qu’il n’y a pas là de quoi concourir au festival de la dentelle. Mais pas non plus de quoi provoquer la troisième guerre mondiale. Sur ces entrefaites, la rédaction de Causeur ferme boutique pour la nuit.

Funeste erreur ! Nous n’avions pas imaginé un instant, en effet, que certains allaient prendre au sérieux notre colossale finesse. Or, après la publication d’un billet de Guy Birenbaum, la mayonnaise monte sur certains sites de discussion, notamment ceux des fondus d’Apple – au passage, on peut se demander comment des biens de consommation peuvent susciter l’engouement, l’adhésion, bref mobiliser des affects, au point que leurs utilisateurs aient le sentiment de former une communauté : vous sentez-vous proche des gens qui ont la même bagnole que vous ?

Pendant que nous vaquons à nos autres occupations, la machine à rumeur carbure. Diverses théories du complot s’échafaudent, certains internautes finissant par penser que le PDG de la Fnac a présenté la chanteuse au président dans le seul but de vendre des iPods sur causeur.fr. Mais aucun d’entre nous n’a vraiment conscience de l’agitation qui s’est emparée de la planète internet. D’ailleurs, à la Fnac, on ne semble pas prendre la chose au tragique. En l’absence de réaction, c’est en tout cas ce que nous pensons – à tort. Sollicités par le Post, la plate-forme interactive du Monde, nous commençons à comprendre que notre canular a marché au-delà de nos espérances. (Puisque nous n’espérions pas mystifier qui que ce soit).

Vers 18 heures, lorsque nous parvient un courriel assez furax dans lequel il est question de l’image de l’entreprise, nous sommes tous en vadrouille. Dans la soirée, un communiqué de « l’agitateur d’idées » déclare que l’entreprise est parfaitement étrangère à cette publicité mais mentionne par erreur causer.fr qui se trouve être un site de « rendez vous coquins » et de « rencontres entre libertins ». Halévy et Offenbach n’auraient pas fait mieux. Espérons que cette méprise aura fait rire ses auteurs.

Plus c’est gros, plus ça marche : c’est la première leçon de cette affaire. Des milliers d’internautes – et quelques journalistes – ont donc vraiment cru quelques heures durant, que la Fnac pouvait être à l’origine de cette « vraie-fausse publicité ». On ne peut même pas exclure totalement que quelques-uns aient vraiment cru qu’en achetant l’objet, ils pourraient toucher la dame.

La deuxième morale de l’histoire est que, s’il est une chose avec laquelle on ne rigole pas, c’est l’image des marques. Vous pouvez vous gausser comme bon vous semble du président de la République, brocarder Kadhafi tout à loisir, mais certainement pas vous payer la fiole d’un produit ou d’une entreprise. Répétons que nous n’avons nullement voulu attenter à l’honneur de Carla Bruni, du président de la République, de la Fnac ou de l’iPod. D’ailleurs, nous avons volontiers modifié le commentaire vantant les mérites de l’appareil. Comme dirait Nicolas Sarkozy, l’incident est clos.

Kadhafi au Louvre, Sarkozy à Eurodisney

Croyez-nous, il ne s’agit ni de jalousie (féminine) ni de concupiscence (masculine). Nous n’avons rien à redire au fait que le président ait choisi une femme que bon nombre de Français convoitent – peut-être est-ce précisément ce qui le fait craquer. Après tout, il a dû en rêver, ado, d’avoir la plus belle fille de la classe, plus encore que de présider le plus beau pays du monde. Il faut reconnaître, quoi que nous en ayons que, la Bruni, elle a de la classe : intello, polyglotte, de bonne famille, elle est zéro défaut (on ne se joindra pas ici aux moqueurs qui plaisantent sur sa voix). La belle-fille dont la France rêvait. Et puis, après une Espagnole, une Italienne, ça vous a un petit genre multiculturel du meilleur aloi. Tant qu’il ne s’amourache pas d’une Autrichienne…

Certes, on peut trouver qu’il s’est bien vite consolé du grand chagrin d’amour causé par le départ de Cécilia. La vitesse à laquelle il s’est délivré du statut de célibataire montre à quel point le président a horreur du vide. Pour lui, être seul avec lui-même, c’est être seul tout court. Au point qu’on a du mal à l’imaginer plongé dans un dossier ou dans un roman, ou encore méditant face à la mer. Hors de la relation, point de salut. Le président est shooté à l’Autre. S’agissant du chef de l’Etat, cette addiction est inquiétante mais c’est une autre affaire.

Pourtant, quelque chose ne passe pas. Que le président de la République ait choisi Eurodisney pour s’afficher avec sa fiancée quand Khadafi et ses amazones se montraient au Louvre, voilà qui est franchement humiliant. Certes, le « Guide » dont on nous a dit sur tous les tons qu’il était un peu fruste, a parcouru le musée au pas de charge, s’extasiant sur la Joconde et le Radeau de la Méduse, ce qui ne témoigne pas d’un raffinement exagéré. Au moins a-t-il visité un temple de la culture française.

Choisir le royaume de Mickey pour une escapade amoureuse (même avec enfants), il fallait oser. (Le Parc Astérix n’aurait pas été plus acceptable). Si on ajoute Eurodisney à la liste des choses qu’affectionne Nicolas Sarkozy – Fouquet’s, Paloma, maison de vacances dans le plus pur style Dynasty, Rolex et compagnie – il y a de quoi être accablé. Les goûts du président sont de moins en moins convenables pour un président.

Soyons clairs. Si Nicolas Sarkozy aime manger des hamburgers, lire du Marc Lévy et écouter du Johnny Hallyday, grand bien lui fasse. Qu’il carbure au Coca light, c’est son choix. Il peut tout aussi bien s’empiffrer de barbapapa et jouer au cow boy. C’est sa vie privée et nous la respectons. Mais qu’il se cache ! On a vidé le Louvre pour Khadafi, on peut bien ouvrir Eurodisney la nuit pour Sarkozy. S’il veut montrer sa fiancée, qu’il l’emmène à la Comédie Française. Ou à Beaubourg. Ou à l’opéra (elle doit aimer ça).

Sarkozy est libre de choisir ses amoureuses et ses loisirs. Mais en public, il ne s’appartient plus. Il appartient à la France. Il est le symbole de la France. Et que cela lui plaise ou non, la France est une vieille idée qui a partie liée avec la culture, le passé, la grandeur. Mère des arts, des armes et des lois, comme disait l’autre. « Tout cela est fini », répète-t-on. Peut-être : ce n’est pas au président de constater le décès. Il n’a pas seulement été élu pour gouverner la France mais pour l’incarner. Merde, Paris vaut bien un après-midi au Louvre.

Annus horribilis

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Les astres gouvernent nos vies. Ils conduisent le monde avec une régularité de métronome. Cette vérité se justifie chaque 1er janvier, quand l’éternel retour du même se produit.

Chaque année, la même odeur persistance de poudre d’artifice (autour de minuit) et de pétards (autour de Willy) flotte dans l’air. Les mêmes maux de tête et de foie au petit matin invitent chacun à bénir unanimement la mémoire du Dr Alkazelser. Chaque année, les mêmes inconnus reviennent vers moi me souhaiter je-ne-sais-quoi et me claquer deux bises, alors que je ne leur ai pourtant rien fait. Enfin, les mêmes astrologues réapparaissent dans nos journaux et sur nos petits écrans nous annoncer ce que la nouvelle année nous réserve.

Cela fait des années que je collectionne les horoscopes annuels d’Elizabeth Teissier. Elle ne se trompe jamais ! Elle est la plus grande astrologue européenne (et peut-être mondiale). Ses compétences ont été reconnues par l’université (la Sorbonne l’a faite docteur en sociologie) et par un ancien chef d’Etat français : chacun se souvient de la phrase mémorable de François Mitterrand à Christian Prouteau : « Il faut écouter Elizabeth Teiyssier. Carole Bouquet aussi. » (A l’époque Carole Bouquet ne pratiquait pas l’astrologie mais lisait l’avenir dans la coupe-rose de Gérard Depardieu).

L’an dernier, Elizabeth Teissier nous livrait un horoscope qui s’est vérifié en tout point. Elle écrivait : « 2007 n’apparaît pas de tout repos avec huit aspects négatifs contre six : un vent insurrectionnel souffle dès janvier, puis mai, tandis que l’économie et la Bourse donnent du fil à retordre aux spécialistes (et à l’homme de la rue également !), spécialement en mai (fortes turbulences boursières) et jusqu’en août, peut-être même jusqu’à l’automne. En janvier, mai et octobre, des inventions ou des découvertes spectaculaires sont à la clé. La fin de l’année, avec la première grande conjonction depuis l’an 2000 (Jupiter/Pluton), reflète un climat ambigu, une possible accalmie en même temps qu’une tentative de trouver des solutions au problème des sources d’énergie (pétrole), condition sine qua non d’un mieux-être économique. »

Le « vent insurrectionnel » de janvier 2007 est une allusion très fine à la véritable révolution démocratique que François Bayrou (le Toussaint Louverture béarnais) a fait souffler sur la France entière. Les « turbulences boursières » concernent évidemment l’affaire EADS. Quant au Grenelle de l’Environnement, il était clairement annoncé par Mme Teissier. Enfin, les grandes « inventions et découvertes » de janvier, mai et octobre sont tellement spectaculaires que les grands de ce monde ont préféré ne pas les rendre publiques pour le moment. On les comprend : si cela se trouve, un savant fou a mis au point un vaccin contre le rhume. Bush a téléphoné à Sarkozy, Sarkozy à Merkel, Merkel à Poutine, Poutine à Bush et aucun d’entre eux n’a souhaité mettre à mal l’industrie mondiale du grog : « On fait comme si Elizabeth Teissier n’avait rien dit… »

Même s’ils n’ont pas encore déterminé quand il adviendrait, le jour finira donc par arriver – c’est inéluctable – où l’on reconnaîtra aux astrologues le caractère scientifique de leurs prédictions.

En 2007, Jupiter a fait frotti-frotta avec Pluton (qui était pour sa part destitué perdant ses galons de planète pour devenir quoi, d’ailleurs, une vulgaire étoile ?). Et tout le monde s’en est aperçu. En 2008, il se pourrait bien que Saturne mette un petit coup par derrière à Neptune. Assurément, l’année sera bonne.

L’après-Bush a commencé

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La fin de l’ère Bush a commencé. Le coup d’envoi des élections présidentielles américaines de 2008 sera donné dans quelques jours, le 3 janvier, jour des primaires en Iowa, un état facile à repérer sur la carte des Etats-Unis, s’y trouvant au beau milieu. A première vue, aucun des deux seuls candidats présentables, Mc Cain à droite et Clinton à gauche, n’a de chance de l’emporter dans cet état : à l’heure où j’écris, les sondages donnent Obama, Monsieur Langue-de-bois, vainqueur chez les démocrates et Huckabee, Hucka-Qui ?, vainqueur chez les républicains.

Que faut-il entendre par présentable ? Je qualifie ainsi les candidats qui ont une quelconque chance de sortir les USA du bourbier où ils sont enfoncés et de leur rendre une chance d’être à nouveau entendus dans le concert – ou, si l’on préfère, la cacophonie – des nations. Huit ans de présidence Bush – à qui il ne reste qu’un seul admirateur, domicilié au 55 rue du Faubourg Saint Honoré à Paris – ont inauguré le déclin de l’Amérique, tant de fois annoncé et finalement en voie de réalisation. Il faut dire que le président a mis le paquet : il a justifié une guerre du pétrole par des informations truquées, fait fi de la convention de Genève, légalisé la torture et l’espionnage de ses propres citoyens, révoqué de fait l’Habeas Corpus, politisé à outrance l’administration de son pays et l’exercice de sa justice, encouragé la falsification de documents techniques – du domaine médical à celui de l’environnement – pour raisons purement lucratives et, pour finir, il assiste aujourd’hui en spectateur au plus extraordinaire naufrage du système financier, catastrophe en voie d’égaler – et peut–être même de dépasser – celle, déjà mémorable, de la Grande Crise.

Je n’ignore pas que l’on compte, parmi les autres candidats, des anciens gouverneurs, un ex-maire de New York et même un financier. Aussi honorables soient-ils, ils n’arrivent pas à la cheville des deux prétendants que j’ai désignés comme présentables. Ce qui ne signifie pas que leur affrontement constitue l’affiche la plus excitante possible. Le duel le plus divertissant serait sans doute celui qui opposerait Edwards à Huckabee : à ma gauche, le syndicaliste de choc, à ma droite, l’ancien pasteur. A propos de John Edwards, l’image qui me vient à l’esprit est celle du personnage joué par Martin Sheen dans Wall Street d’Oliver Stone (1987). Père du héros converti au culte de Mammon pour une pute de luxe et un gigantesque appartement dans l’Upper East Side, il lui lance : « Mon fils, ne vois–tu donc pas que le prix à payer, c’est la retraite de ton père et celles de ses camarades ! » Mike Huckabee, quant à lui, est le prêcheur du Far West, Bible dans une main, fourche dans l’autre, amateur de plaisanteries qui l’amusent manifestement mais sont souvent incompréhensibles pour ceux qui l’écoutent. Populiste de gauche contre populiste de droite, on ne s’ennuierait pas, au moins jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit élu : on les imagine mal, l’un et l’autre, défendre un quelconque point de vue en matière de politique internationale.

McCain souffre d’un handicap sérieux. Son discours ressemble trop à celui de Bush. Par les temps qui courent, ce n’est pas le meilleur moyen de se rendre populaire. Il faut s’empresser de souligner que sa position diffère de celle de Bush au sujet de la torture dont il fut lui-même victime au Vietnam. Mais, avec le démocrate Joe Lieberman qui vient de lui apporter son soutien, il est l’un des rares à s’être aligné sur la position va-t-en-guerre du président et à avoir approuvé le surge, l’envoi de troupes supplémentaires au printemps. De plus, alors que les nuages de la récession menacent, il a été le dernier à oser soutenir le plan immigration auquel Bush entendait laisser son nom pour les siècles des siècles et qui a lamentablement capoté au printemps. Soutenu par les républicains proches des milieux d’affaires, cette vaste réforme conjuguait une amnistie étalée sur douze ans pour les 13 millions d’immigrés clandestins et un programme de « travailleurs-visiteurs » pour la main d’œuvre non qualifiée. Il n’a pas été torpillé par les démocrates, mais par l’autre aile du parti républicain : la droite xénophobe.

Le Wall Street Journal a beau claironner jour après jour que McCain reprend du poil de la bête, Huckabee a aujourd’hui 19,5 % d’avance sur lui dans les intentions de vote en Iowa et, au plan national, il n’arrive qu’à la quatrième place des candidats républicains, à 6,3 points derrière Giulani – grand partisan de la torture –, à 5 points de Huckabee et à 0,5 point de Romney – financier et mormon.

Dans ces conditions, on est tenté de miser sur Hillary Rodham-Clinton. Mais elle aussi souffre de sérieux handicaps, le premier étant qu’elle déploie une énergie considérable à se mettre en scène en futur chef des armées mais que son modèle semble copié sur le général paranoïaque Jack D. Ripper de Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964). Le deuxième est qu’elle a adopté un ton de mégère dont elle croit qu’il lui confère de l’autorité mais qui énerve tout le monde, à commencer par les femmes. Enfin, son handicap majeur est qu’elle s’imagine déjà à la Maison Blanche et ne dit rien aujourd’hui qui pourrait la desservir lorsqu’elle occupera le bureau ovale. Certes, il serait admirable d’être un jour la présidente qui ne s’est jamais contredite mais du coup, elle perd toute spontanéité dans les débats des primaires, tiraillée qu’elle paraît entre son goût pour les rodomontades et son air de marcher sur des oeufs.

Reste Obama, dont on devine qu’il pourrait être le chouchou des médias européens. Je partage l’opinion d’Andrew Young, militant des droits civiques et ancien ambassadeur américain à l’ONU, l’un des vieux sages de la communauté noire américaine, qui a dit à son propos : « J’imagine très bien Barack Obama à la Maison Blanche. En 2016. »

Mes aïeux et le confort moderne

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De ces espaces que quelques-uns de nos ancêtres s’évertuèrent à travailler, résolus à tirer le meilleur parti de terres ou ne poussaient précédemment que forêts inextricables et mauvaises herbes, que reste-t-il ? De l’œuvre de ces paysans qui, poussés par la faim, ciselèrent des paysages, domptant ici un torrent, là une forte déclivité, créant des bocages, construisant villages et hameaux, qu’avons-nous conservé ?

Après des millénaires durant lesquels l’homme a façonné la nature, l’architecture internationale passe par là, les politiques y trouvent des solutions pour loger les ex-ruraux devenus citadins, les industriels de nouveaux marchés.

Arrivent les trente glorieuses, leurs Frigidaires, télévisions et voitures à explosions. L’ancien campagnard, ce terrien, fait un rêve : retrouver le foyer d’antan avec son âtre, sa femme, ses enfants et son chien pour garder les thuyas en leur faisant pipi dessus tout en aboyant sur les passants ! À cela, rien de répréhensible, il a une voiture, l’essence n’est pas chère, les routes en bon état et il a une place de parking au bureau. Le problème, c’est que loin de tout Madame ne pourra plus faire les courses, transporter les petits à l’école, la meilleure, pas la communale où ne vont que les ploucs. S’il le faut, ils achèteront une deuxième voiture. Et puis c’est décidé, ils la construiront, la villa de leurs rêves avec du carrelage partout parce que c’est plus facile pour l’entretien. De plus, le maire, qui dirige l’agence du Crédit Mutuel du village, dont sa famille est originaire, a une idée lumineuse pour attirer de nouveaux ruraux et éviter de fermer l’école : construire un lotissement. À cet effet, il rachète les terrains qui jouxtent la départementale à certains des exploitants agricoles qui composent son conseil municipal. Les banquiers, industriels, géomètres, promoteurs, maires, agriculteurs, mesdames et messieurs sont heureux – et la nation reconnaissante.

Villes après villages, zones commerciales après lotissements, sans oublier les maisons individuelles accolées aux hangars agricoles plantés au milieu des campagnes, le tout assaisonné de remembrements anachroniques et de monoculture : le mitage généralisé du paysage est presque partout irréversible. En moins de cinquante ans, la France a vu (et fait) disparaître la plus grande partie de ses paysages issus des siècles.

On n’inversera pas le cours du temps. Au moins sommes-nous en droit de questionner. Comment ces constructions de mauvaise qualité vieilliront-elles ? Qui paiera la note énergétique sachant qu’une maison individuelle est beaucoup moins économique que l’habitat collectif ? Qui voudra acheter des maisons de 150 000 euros dans vingt ans, quand les premiers enfants du baby-boom reviendront mourir en ville ? Qui entretiendra les rues de ces lotissements désertés ? Qui financera l’éclairage public, les réseaux et canalisations quand seules quelques maisons seront habitées ? Quels voyageurs voudront encore visiter des pays déglingués et sans âme ?

Une nouvelle laïcité

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Nicolas Sarkozy a apporté à Rome la divine surprise d’un nouvel évangile républicain : une laïcité plus ouverte, plus soucieuse deconnaissance et d’écoute, moins crispée sur la défense agressive d’une séparation entre Eglises et Etat qui s’apparente à un mur infranchissable. Dans son discours du Latran du 20 décembre, en prenant possession de son siège de « chanoine d’honneur » de la vénérable basilique, il a affirmé sa volonté d’enterrer la hache de guerre entre les « deux France », proclamé haut et fort les origines chrétiennes de son pays, exalté « ce lien particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise », et dit vouloir défendre une « laïcité positive » qui fasse une place aux croyances au sein de la République.

C’est un discours novateur. La « laïcité à la française », que les Français pensent volontiers universelle, est en fait une créationpurement nationale, issue des guerres civiles de la Révolution française. En pays protestant, la révolution a été accomplie au nom de la religion ; en France, contre l’Eglise. En fait, le seul pays où l’on entend la laïcité comme en France est le Mexique. Or, cette « laïcité à la française » interdit non seulement aux cultes d’empiéter sur le domaine de l’Etat, ce qui est la moindre des choses ; elle les rend invisibles et inaudibles. Confondant prosélytisme et connaissance, elle supprime celle-ci pour mieux empêcher celui-là. Mais l’Eglise catholique ne représente plus un danger politique. Le regretté cardinal Lustiger m’a dit un jour que, même si l’on proposait à l’Eglise un rôle politique, elle le refuserait. Le danger vient d’ailleurs : de l’islamisme, qui est, lui, un projet politique, et du communautarisme, résultat précisément de l’affaiblissement des valeurs républicaines.

Aussi bien, il n’y aurait aucun mal à reconnaître les « racines chrétiennes » de la France et de l’Europe. Convaincu qu’on ne saurait bâtir l’avenir si l’on tourne le dos à son passé, avec ce qu’il a de grand et de mesquin, de généreux et de meurtrier, j’avais moi-même pris position pour la mention de ces fameuses racines dans le préambule du Traité constitutionnel. Je pense aussi que les cultes ont parfaitement le droit de se faire entendre dans l’agora – le moindre club de pétanque l’aurait, mais pas l’Eglise catholique ?

Cependant, il faut bien faire attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’héritage chrétien a été heureusement réinterprété par les Lumières. La laïcité a dessiné un espace public où les religions cohabitent sans se sauter à la gorge. Quelles qu’en soient les modalités, elle est consubstantielle à la démocratie, qui ne peut s’épanouir que dans un espace religieusement neutre. Dans ce domaine, il faut avancer à pas de Sioux, et il vaut mieux en faire moins qu’en faire trop. Le Président devrait le savoir mieux qu’un autre : ministre de l’Intérieur, il a favorisé l’émergence d’un islam français organisé sur le modèle consistorial juif et protestant ; il lui faut faire face à des organisations noyautées par les Frères musulmans.

Alors, oui, il faut revisiter la « laïcité à la française ». Il faut enseigner le fait religieux à l’école et ouvrir le débat public sur la religion, son rôle dans l’histoire des sociétés humaines et sa place dans la République. Mais l’enseignement des religions doit être intégré dans l’enseignement de l’histoire et confié à des maîtres laïcs, et le débat public sur la religion doit être conduit à l’intérieur du cadre laïc républicain, dont les valeurs, et les lois et les principes qui en découlent ne se discutent point. Et surtout, il ne faut pas toucher à la loi sur la laïcité. Interpréter un texte pour mieux l’adapter au temps qui passe est une chose ; le défigurer en est une autre.

Quand la musique (arabe) adoucit les peuples

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Tout commence par un « P » – une consonne imprononçable en arabe. Suite à un malentendu, la Fanfare de la police d’Alexandrie erre en Israël. Invités à l’inauguration du centre culturel arabe de Petah Tikvah (premier foyer de peuplement juif fondé par des proto-sionistes en 1878), les huit musiciens, aisément repérables à leur uniforme bleu éclatant, se retrouvent à Beth Hatikvah, l’un de ces trous perdus que le jargon administratif israélien qualifie de « villes de développement ». En voyage pour le cœur de l’israélité, ils vont découvrir ses bas-fonds. Et cette errance géographique, qui est aussi un voyage métaphorique dans l’histoire du sionisme, va permettre une inversion subtile des stéréotypes, engendrer un monde à l’envers, bouleverser les conventions culturelles de la société israélienne. Pendant 24 heures, c’est l’Arabe qui, avec sa culture et son humanité, offre au Juif un moment de grâce.

Le malentendu de départ n’est pas anodin. L’incapacité des Arabophones à prononcer la lettre « p » qu’ils transforment généralement en « b » a souvent été exploitée dans le folklore israélien pour ridiculiser les Arabes. Un grand comique des années 1960-1970 faisait un tabac avec un sketch dans lequel il interprétait un professeur d’anglais palestinien en train d’enseigner Hamlet. Enfant, je riais à tomber par terre chaque fois que j’entendais le passage où le professeur explique la prononciation du mot « prince » : « B, r, i,… mais non, mais non mes enfants, ‘b’ comme bobeye et non pas ‘b’ comme baba… »

Dans La Visite de la Fanfare, cette « inaptitude typiquement arabe » ouvre des perspectives toujours comiques mais radicalement différentes. L’irruption de cet étranger, si proche et si lointain, entraîne, comme au Carnaval, un chassé-croisé des rôles entre Israéliens et Arabes, et plus encore entre « israélitude » et « arabitude ».

L’Israël dans lequel atterrissent les huit Egyptiens n’a pas grand-chose à voir avec celui des mythes. Créées dans l’urgence durant les années 1950 et 1960, à la fois pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés juifs venus des pays arabes, notamment d’Afrique du nord, et pour façonner la démographie du pays, avec leurs cités HLM plantées au milieu du désert, les « villes de développement » s’apparentent à des zones de sous-développement. De même, dans le film, « Beth Hatikvah » (la maison de l’espoir, en hébreu) a tout d’un centre de désespoir. « Ici, il n’y a pas de culture, ni arabe, ni israélienne, rien du tout », s’entendent répondre les musiciens égarés à la recherche du centre culturel arabe. Arabes par la langue, la musique, la cuisine, le mode vestimentaire, les habitants juifs de ces non-lieux se sont ainsi trouvés deux fois marginalisés : éloignés du centre économique et culturel du pays, ils ont de surcroît été priés de cacher, voire de nier, leur « arabitude ». A l’exception des films égyptiens qui réalisaient une audience considérable le vendredi après-midi à l’époque de la chaîne unique, toute expression de la culture arabe a pratiquement été bannie, à commencer par la musique classique arabe – la spécialité de la Fanfare d’Alexandrie. Lorsque j’étais enfant, mes camarades d’origine irakienne, magrébine et yéménite avaient honte de cette musique que leurs parents ou grands-parents écoutaient en voiture ou à la maison, encore plus que moi-même de l’air un peu trop ashkénaze et de l’accent hongrois de mes grands-parents.

Or, c’est grâce à cette musique que les Egyptiens ont été invités à Petah Tikvah ; et c’est elle qui les a menés à Beth Hatikvah. Dans cette localité oubliée de Dieu et des hommes, laide et sans intérêt, qui n’abrite même pas un hôtel, le spectateur est convié à assister et même à participer à un exorcisme : sur l’écran, Israël se délivre de sa peur panique de l’Arabe. C’est que l’Arabe est cultivé, sensible, élégant et charmant, l’incarnation même de la masculinité. Il agit et il séduit. Face à lui, des Israéliens marginaux, frôlant la folie, incultes et inarticulés. Vulgaires, passifs et résignés, ils souffrent d’un terrible déficit de virilité. L’héroïne, une femme brûlante dont toute la sensualité est inemployée, cherche désespérément un homme, un vrai : un Arabe. Avec lui, c’est la langue arabe qui est honorée et célébrée comme la langue de l’amour – c’est elle, suggère le film, qui est la véritable musique – mystérieuse, belle et irrésistible.

Or, c’est là que la logique du carnaval (ou du cinéma) nous rattrape: le renversement de rôles n’a-t-il pas pour fonction culturelle et psychologique de confirmer le « bon ordre de choses » et de réaffirmer les véritables hiérarchies et valeurs qui sont aux antipodes de la présentation carnavalesque ? Le rêve n’est-il pas destiné à nous réconcilier avec la réalité ?

Certes, la musique arabe a été réhabilitée dans les années 1980 et 90, et les amateurs israéliens d’Oum Kalsoum n’ont plus à attendre le vendredi après-midi pour satisfaire leur « vice ». « L’arabitude » existe dans la culture et de l’identité israéliennes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’Israël soit capable de l’intégrer, de réconcilier en son sein Orient et Occident, de faire la paix avec ses voisins et avec lui-même. Bref, un « Arabe chic » dans un film israélien n’annonce pas plus la « baix entre les beubles » qu’un grand gaillard poilu habillé en danseuse dans un vaudeville troupier n’annonce « une nouvelle conception de la masculinité » à la caserne. Cette Visite de la Fanfare est un beau film. Pour sa version documentaire, il faudra encore attendre.

La Visite de la Fanfare, réalisé par Eran Kolirin. Sortie le 19 décembre 2007.

Un mot de Khadafi. Un mot sur Khadafi.

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Ça va vite, très vite. Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy a été fait chanoine (Ah bon ! Qu’est-ce que ça lui fait ? Quel gamin ! Quel amour des breloques et des réceptions !). Hier il était à Kaboul. A cette allure-là, on hésite à évoquer, deux semaines après qu’elle a pris fin, la visite officielle du Bédouin qui planta sa tente rue de l’Université et qui, durant une semaine, a amusé, étonné, consterné les Français et leurs dirigeants. Encore une fois, notre président semble avoir su gérer ses débordements et improvisations : les Français, qui ne sont pas amoureux de Kadhafi, se sont sans doute dit que ce qui était ridicule ne pouvait pas être grave. Avaient-ils raison ? Cette « visite d’Etat » était-elle une honte ? Kouchner, champion de l’humanitarisme compassionnel, était-il en droit de se plaindre quand on lui mettait sous le nez le coût des bonnes œuvres ? Les « contrats » (pétroliers, nucléaires, militaires) étaient-ils le fond de l’affaire ? Existent-ils vraiment ? Etait-il de bonne diplomatie d’inviter Mouammar pour le faire injurier par le quart du gouvernement et snober par la moitié ?

Laissons ces grandes questions pour ne nous intéresser qu’à une formule du dirigeant libyen interviewé par Pujadas pour France 2. « Pensez-vous instaurer bientôt la démocratie dans votre pays ? » Réponse : la démocratie n’a pas lieu d’être en Libye puisque le peuple se gouverne lui-même et que le « Guide » n’a rien à décider. On a crié au stalinisme. Il y a certainement de cela dans la pratique comme le montre le sort des infirmières bulgares, mais Kadhafi ne parle pas de dictature du prolétariat, il évoque une société en pilotage automatique où le peuple vit selon ses croyances et ses coutumes.

Rappelons-nous à ce propos que le régime de la Libye est islamique et que, comme le montre brillamment et savamment Rémi Brague, le principe d’un tel régime, à travers une sharia directement dérivée, selon la doctrine, de l’enseignement du Prophète, est « un pouvoir politique exercé par Allah lui-même ». Donc, en Islam, le pouvoir politique ne devrait pas exister. C’est pourquoi, montre Brague, l’idée, communément admise, d’une confusion du politique et du religieux en islam, est profondément inexacte. D’un côté, comme l’a relevé Khadafi, la communauté politique, le peuple, a peu de légitimité à critiquer le pouvoir, mais de l’autre côté, celui-ci n’est guère qualifié pour gouverner. Dans les faits, historiquement, ce qui frappe est la difficulté d’être de l’Etat en terre d’islam, ou du moins la faible portée de son action. Les régimes musulmans ont pu être d’habiles conciliateurs ou de glorieux conquérants, ils n’ont pas été révolutionnaires, sinon par imitation de l’Occident ou réaction à son influence. La « révolution islamique » est une expression inventée récemment, pour couvrir en fait une contre-révolution, une réaction à la nouveauté venue d’Europe. En Islam, contrairement à certains fantasmes européens, on ne trouve guère de théocraties sur le mode byzantin (le temporel et le spirituel dans les mêmes mains) mais une alternative entre une religion dont la tyrannie s’exerce directement, de manière coutumière, et des dictatures d’autant plus brutales qu’elles n’ont pas d’autre fondement que la force..

Les pouvoirs islamistes dont Kadhafi nous a livré non pas la description mais la formule, n’évoquent ni Innocent III ni Pierre le Grand, ils font plutôt penser à la chefferie traditionnelle selon la description classique de Pierre Clastres : là aussi le chef est un « guide », il parle, il parle sans cesse pour dire que rien ne change et que rien ne doit changer. « Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. (…) ce n’est du côté du chef que se trouve le pouvoir (…) Un ordre, voilà bien ce que le chef ne saurait donner. » Aussi déconcertante soit-elle, nous aurions intérêt à essayer de comprendre l’idéologie de ceux que nous invitons.

Pour un désir du présent

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Je suis souvent navré par la platitude gestionnaire des discours du Parti socialiste. Si Mme Royal a perdu les élections, n’est-ce pas parce qu’elle s’est maintenue dans la timidité d’un discours social-centriste, laissant à M. Sarkozy la possibilité de faire main basse sur une rhétorique de réinvention des possibles ? Qui ose encore à gauche parler d’utopie, de rêver un monde radicalement autre, à une époque où le capitalisme semble l’horizon inéluctable (et au mieux améliorable) d’un présent-absent perpétuel ?

Bien entendu, la critique du capitalisme est désormais banale, intégrée par les acteurs financiers eux-mêmes. Mais elle est inoffensive tant qu’on ne s’attaque pas à ce qui fait davantage perdurer le système – la foi en sa permanence et son caractère indépassable. En des termes plus simples, il s’agit de se déprendre de cette constatation banale, mille fois entendue : « Le capitalisme, c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à lui substituer (ou alors ce serait pire). »

Contre ce découragement contagieux, il m’a paru nécessaire de contribuer à faire connaître en France la réflexion sur l’utopie de Fredric Jameson, en éditant son Archéologies du Futur (Max Milo). L’objectif est simple: insuffler un peu d’air frais à une partie de la gauche qui s’auto-asphyxie, en réactivant la fonction politique de l’utopie. Et pourquoi pas, comme le fait cet ouvrage, en relisant les classiques de la SF, genre littéraire qui s’adonne volontiers à « l’angoisse de la perte d’un futur » autre, radicalement différent. Ce qui importe, nous rappelle Jameson à un moment où nous nous laissions peut-être aller à une mélancolie post-punk ou à la lassitude d’entendre des discours de gauche mesquins, c’est de se livrer à une énergique et pourquoi pas onirique « perturbation du présent ». N’est-ce pas, en effet, une autre manière d’endormir les salariés que de leur faire croire qu’ils vivront plus heureux avec une augmentation de 5 % de leur salaire ?

Il ne s’agit pas ici – ou, soyons honnêtes, pas seulement – d’une nostalgie des mondes magiques, telle que l’affectionnent la fantasy ou les rhétoriques du désenchantement du monde. Certes, l’argument du déclin de la magie et de la différence créatrice, au profit de l’omniprésence vide des images standardisées au sein de l’espace capitaliste tardif reste pertinent, mais ce qui fait la force de l’utopie, insiste Jameson, c’est davantage l’activité d’imaginer/penser (la réunion heureuse de ces deux termes est en soi un programme) une transformation des rapports humains : « conflits, désirs, souverainetés, amours, vocations… »

Jameson écrit encore : « Nous recherchons un concept qui ne transfèrera pas la théorie du sujet scindé sur la collectivité et qui s’abstiendra de promouvoir un mysticisme apolitique de l’infini et de l’inatteignable… Le désir nommé utopie doit être concret et continu. »

Loin, donc, d’une simple nostalgie de mondes meilleurs qui resterait liée à un fantasme harponné à un âge d’or toujours révolu, à un paradise lost des possibles, l’agir politique de l’utopie commence par l’éveil d’une sensibilité à vocation transmutatrice. C’est là souvent l’intention première des transpositions allégoriques qu’opère la science-fiction (Philip K. Dick par exemple ne cesse de rappeler que notre vision du monde n’est pas figée une fois pour toutes dans la névrose). L’imagination utopiste est donc bien (malgré ses inévitables « naïvetés » conceptuelles) un geste critique porteur de dommages collatéraux démystificateurs, d’autant que le point nodal de beaucoup de ces mondes imaginaires est comme par hasard la suppression de l’argent, et ce avant Thomas More.

Christopher Lasch, dans son Seul et vrai Paradis (Climats), nous a mis en garde contre les impuissances béates d’une certaine idéologie du progrès. Une vraie pensée de l’utopie ne vise pas le progrès mais la différence radicale, la mutation, l’incarnation de l’altérité. L’imagination utopique est ainsi toujours une critique créative du présent (ce que j’ai appelé ailleurs créalisme), et c’est pourquoi, lorsque le présent n’arrive plus à se représenter, mais seulement à se reproduire, il y a toujours une crise de l’imagination utopique, notamment au sein des partis dits de gauche.

Rappelons par parenthèse que, selon Jameson, dans notre postmodernité, la représentation n’apparaît même plus comme un dilemme, mais comme une impossibilité : la « raison cynique » lui substitue une fausse multiplicité d’images, parmi lesquelles aucune ne correspond à la « vérité ». Ce fameux relativisme postmoderne se suit à la trace dans le passage de la maison à étages de la modernité (transcendance) à la pratique, d’inspiration cinématographique, du fondu enchaîné (immanence), qui semble être devenue le nouveau paradigme de notre conception du monde.

Or, l’esprit-fusion peut être, dans certaines conditions, une chance concrète pour l’avenir, lorsqu’il permet d’entrevoir et donc de désirer des altérités réelles, des monstruosités viables, de réactiver le rapport entre l’Imagination (la trame globale de l’avenir) et la Fantaisie (le souci détaillé du quotidien). L’immanence (l’être-ensemble qui nous constitue) peut nous éclairer, lorsqu’elle ne sacrifie pas la transcendance (la création humaine comme origine du réel).

À une époque où la défense des minorités et la réduction des pluralismes à une gestion par le moindre mal des rapports quotidiens passent pour un programme utopiste, le véritable esprit d’utopie, pris au sérieux et sorti des coffrets de Noël desdits « sous-genres » littéraires, peut encore perturber la propagande identitaire (si mesquine et grise). Commençons par nous rappeler que la fabrique de « sous-groupes » humains prétendument « différents » (sur des bases naturalisées, l’Homo, le Black, la Femme, l’Enfant, le Bobo, le Jeune, etc.) participe de la soupape de sécurité, du désamorçage des détresses narcissiques engendrées par l’hégémonie de l’impératif capitaliste (« tu jouiras davantage en te soumettant, jusque dans ta vie privée, à la logique de la plus-value »).

Et si, près de quarante ans après Mai 68, on se souvenait que ce n’est pas parce que l’imagination n’est pas au pouvoir qu’elle n’en a aucun ?

Archéologies du futur: Le désir nommé utopie

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« Face à l’Iran, soyons réalistes »

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Après la publication du rapport des agences américaines sur l’Iran, les partisans de frappes sur ce pays (en France et aux Etats-Unis) paraissent en mauvaise posture, tandis que les défenseurs d’une politique conciliante avec Téhéran triomphent. Faut-il, selon vous, changer totalement de pied par rapport à l’Iran ?
La politique occidentale (américaine, européenne, française) des dernières années à l’égard de l’Iran mériterait un véritable examen, à la lumière de l’évaluation convergente des seize agences de renseignements américaines et de ses résultats d’ensemble. Il existe en effet pour nous deux façons d’appréhender les affaires iraniennes et pas une seule. La première est la ligne américaine des dernières années : isoler l’Iran, refuser toute relation, le diaboliser, rechercher le « regime change », essayer l’asphyxie économique, ligne qui, il me semble, renforce à Téhéran le clan le plus dur. En France même, cette ligne compte de nombreux partisans qui présentent comme inéluctables et nécessaires des frappes contre l’Iran. Mais le rapport des agences américaines leur coupe l’herbe sous le pied en ruinant la thèse du « danger imminent ». Cela devrait être l’occasion de tout remettre à plat et d’essayer une autre politique même si les tenants de la ligne la plus dure se sont précipités pour dire que cela ne changerait rien.

Et quelle serait la bonne politique ?
L’annonce par les Etats-Unis qu’ils sont prêts à ouvrir une vaste négociation avec l’Iran, sans renoncer à aucune de nos exigences concernant le respect du TNP et la sécurité d’Israël, mais sans préalable. Cette politique permettrait de modifier le jeu intérieur iranien et de redonner du poids au clan réaliste alors que la politique occidentale des dernières années fait plutôt le jeu d’Ahmadinejad.

Pensez-vous que beaucoup de gens soient sur cette ligne ?
Oui, il y a pas mal de personnalités américaines de premier plan qui préconisent cette approche. Les Etats-Unis ont raté le coche, notamment avec Khatami, mais justement, le rapport des agences américaines crée une nouvelle opportunité. Aux Etats-Unis, il y a un débat sur ce rapport des agences de renseignement. L’option « dure » – celle des frappes – qui était défendue entre autres par Dick Cheney ne semble plus possible politiquement. En Europe, nombre de gouvernements qui étaient mal à l’aise avec la perspective de frappes sont rassurés mais ils ne sont pas pour autant en mesure de formuler une autre politique. Je suis pourtant convaincu qu’un tournant stratégique est possible et que les Etats-Unis pourraient réaliser avec l’Iran ce que Kissinger a fait avec la Chine en 1972 : l’ouverture de discussions sans condition préalable pour faire bouger les lignes. Quand on pose des préalables, c’est qu’on ne veut pas discuter. Il n’est pas exclu que l’administration Bush saisisse cette occasion. Elle a évolué, notamment du fait de Mrs. Rice, sur la question du Proche Orient, elle peut bouger sur l’Iran. Ce serait son intérêt.

Ce qui signifie que la France pourrait être plus bushiste que Bush. Du reste, le suivisme français en matière diplomatique n’est-il pas étrange ? Faut-il être si empressé vis-à-vis d’une Administration qui est en assez mauvaise posture ?
Qu’un nouveau président français aille aux Etats-Unis est parfaitement normal d’autant que l’administration Bush est encore là pour un an. Peut-être pense-t-il que dans cette période où l’Administration sortante est très isolée, il pourra obtenir des concessions ? Le président Sarkozy a fait l’impasse sur le Proche Orient, l’Irak et l’Iran, mais il a formulé quelques critiques sur le dollar et l’environnement et exprimé des attentes concernant la politique américaine à l’égard de la défense européenne. Donc, ne faisons pas de procès d’intention. Attendons de savoir ce qu’il entend par « Alliance atlantique rénovée » et par « pilier européen de la défense » et voyons ce qu’il obtiendra, peut-être, du président Bush sur ces sujets. Sur l’Iran, on peut comprendre le souci français de maintenir la pression des sanctions mais c’est une politique incomplète.

Colossale finesse

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C’était une blague, vous savez, ce truc qui fait rire – enfin qui faisait rire à l’époque où le second degré n’avait pas encore été aboli et la raillerie bannie. L’espace d’une journée, c’est devenu une affaire.

Lundi soir, pour compléter le billet caustique de notre hilarante chroniqueuse Trudi Kohl sur les amours présidentielles, notre webmestre, qui ne manque ni de talent ni d’humour, suggère de créer un lien permettant d’acquérir par l’intermédiaire de fnac.com (entreprise à laquelle Causeur est affilié comme un grand nombre de sites) non seulement le dernier disque de la belle mais aussi le nouvel iPod à écran tactile d’Apple. En y ajoutant une innocente plaisanterie dans laquelle il est question d’écouter et de tripoter la dame comme à l’Elysée (à la réflexion, câliner eut peut-être été plus heureux). Admettons qu’il n’y a pas là de quoi concourir au festival de la dentelle. Mais pas non plus de quoi provoquer la troisième guerre mondiale. Sur ces entrefaites, la rédaction de Causeur ferme boutique pour la nuit.

Funeste erreur ! Nous n’avions pas imaginé un instant, en effet, que certains allaient prendre au sérieux notre colossale finesse. Or, après la publication d’un billet de Guy Birenbaum, la mayonnaise monte sur certains sites de discussion, notamment ceux des fondus d’Apple – au passage, on peut se demander comment des biens de consommation peuvent susciter l’engouement, l’adhésion, bref mobiliser des affects, au point que leurs utilisateurs aient le sentiment de former une communauté : vous sentez-vous proche des gens qui ont la même bagnole que vous ?

Pendant que nous vaquons à nos autres occupations, la machine à rumeur carbure. Diverses théories du complot s’échafaudent, certains internautes finissant par penser que le PDG de la Fnac a présenté la chanteuse au président dans le seul but de vendre des iPods sur causeur.fr. Mais aucun d’entre nous n’a vraiment conscience de l’agitation qui s’est emparée de la planète internet. D’ailleurs, à la Fnac, on ne semble pas prendre la chose au tragique. En l’absence de réaction, c’est en tout cas ce que nous pensons – à tort. Sollicités par le Post, la plate-forme interactive du Monde, nous commençons à comprendre que notre canular a marché au-delà de nos espérances. (Puisque nous n’espérions pas mystifier qui que ce soit).

Vers 18 heures, lorsque nous parvient un courriel assez furax dans lequel il est question de l’image de l’entreprise, nous sommes tous en vadrouille. Dans la soirée, un communiqué de « l’agitateur d’idées » déclare que l’entreprise est parfaitement étrangère à cette publicité mais mentionne par erreur causer.fr qui se trouve être un site de « rendez vous coquins » et de « rencontres entre libertins ». Halévy et Offenbach n’auraient pas fait mieux. Espérons que cette méprise aura fait rire ses auteurs.

Plus c’est gros, plus ça marche : c’est la première leçon de cette affaire. Des milliers d’internautes – et quelques journalistes – ont donc vraiment cru quelques heures durant, que la Fnac pouvait être à l’origine de cette « vraie-fausse publicité ». On ne peut même pas exclure totalement que quelques-uns aient vraiment cru qu’en achetant l’objet, ils pourraient toucher la dame.

La deuxième morale de l’histoire est que, s’il est une chose avec laquelle on ne rigole pas, c’est l’image des marques. Vous pouvez vous gausser comme bon vous semble du président de la République, brocarder Kadhafi tout à loisir, mais certainement pas vous payer la fiole d’un produit ou d’une entreprise. Répétons que nous n’avons nullement voulu attenter à l’honneur de Carla Bruni, du président de la République, de la Fnac ou de l’iPod. D’ailleurs, nous avons volontiers modifié le commentaire vantant les mérites de l’appareil. Comme dirait Nicolas Sarkozy, l’incident est clos.

Kadhafi au Louvre, Sarkozy à Eurodisney

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Croyez-nous, il ne s’agit ni de jalousie (féminine) ni de concupiscence (masculine). Nous n’avons rien à redire au fait que le président ait choisi une femme que bon nombre de Français convoitent – peut-être est-ce précisément ce qui le fait craquer. Après tout, il a dû en rêver, ado, d’avoir la plus belle fille de la classe, plus encore que de présider le plus beau pays du monde. Il faut reconnaître, quoi que nous en ayons que, la Bruni, elle a de la classe : intello, polyglotte, de bonne famille, elle est zéro défaut (on ne se joindra pas ici aux moqueurs qui plaisantent sur sa voix). La belle-fille dont la France rêvait. Et puis, après une Espagnole, une Italienne, ça vous a un petit genre multiculturel du meilleur aloi. Tant qu’il ne s’amourache pas d’une Autrichienne…

Certes, on peut trouver qu’il s’est bien vite consolé du grand chagrin d’amour causé par le départ de Cécilia. La vitesse à laquelle il s’est délivré du statut de célibataire montre à quel point le président a horreur du vide. Pour lui, être seul avec lui-même, c’est être seul tout court. Au point qu’on a du mal à l’imaginer plongé dans un dossier ou dans un roman, ou encore méditant face à la mer. Hors de la relation, point de salut. Le président est shooté à l’Autre. S’agissant du chef de l’Etat, cette addiction est inquiétante mais c’est une autre affaire.

Pourtant, quelque chose ne passe pas. Que le président de la République ait choisi Eurodisney pour s’afficher avec sa fiancée quand Khadafi et ses amazones se montraient au Louvre, voilà qui est franchement humiliant. Certes, le « Guide » dont on nous a dit sur tous les tons qu’il était un peu fruste, a parcouru le musée au pas de charge, s’extasiant sur la Joconde et le Radeau de la Méduse, ce qui ne témoigne pas d’un raffinement exagéré. Au moins a-t-il visité un temple de la culture française.

Choisir le royaume de Mickey pour une escapade amoureuse (même avec enfants), il fallait oser. (Le Parc Astérix n’aurait pas été plus acceptable). Si on ajoute Eurodisney à la liste des choses qu’affectionne Nicolas Sarkozy – Fouquet’s, Paloma, maison de vacances dans le plus pur style Dynasty, Rolex et compagnie – il y a de quoi être accablé. Les goûts du président sont de moins en moins convenables pour un président.

Soyons clairs. Si Nicolas Sarkozy aime manger des hamburgers, lire du Marc Lévy et écouter du Johnny Hallyday, grand bien lui fasse. Qu’il carbure au Coca light, c’est son choix. Il peut tout aussi bien s’empiffrer de barbapapa et jouer au cow boy. C’est sa vie privée et nous la respectons. Mais qu’il se cache ! On a vidé le Louvre pour Khadafi, on peut bien ouvrir Eurodisney la nuit pour Sarkozy. S’il veut montrer sa fiancée, qu’il l’emmène à la Comédie Française. Ou à Beaubourg. Ou à l’opéra (elle doit aimer ça).

Sarkozy est libre de choisir ses amoureuses et ses loisirs. Mais en public, il ne s’appartient plus. Il appartient à la France. Il est le symbole de la France. Et que cela lui plaise ou non, la France est une vieille idée qui a partie liée avec la culture, le passé, la grandeur. Mère des arts, des armes et des lois, comme disait l’autre. « Tout cela est fini », répète-t-on. Peut-être : ce n’est pas au président de constater le décès. Il n’a pas seulement été élu pour gouverner la France mais pour l’incarner. Merde, Paris vaut bien un après-midi au Louvre.