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Petite histoire de la censure ordinaire

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D’accord, ce n’est pas Voltaire qu’on assassine. Une émission sur « le président et les femmes » déprogrammée sur une chaîne appartenant à un ami du président : ainsi va la censure ordinaire dans notre paysage audiovisuel. Ou l’autocensure. Car s’il y a mainmise de Sarkozy sur les médias, c’est parce que les médias se mettent dans la main de Sarkozy. Supposons, hypothèse d’école que le chef de l’Etat réclame les têtes de journalistes indociles. Qu’arriverait-il à Vincent Bolloré, Martin Bouygues ou Arnaud Lagardère si d’aventure, ils faisaient mine de ne pas comprendre ? Devraient-ils renoncer, qui à l’honneur de véhiculer le président pour ses villégiatures, qui à ses ambitions nucléaires ? C’est oublier, dira-t-on, le caractère sanguin de Nicolas Sarkozy, sa tendance à s’énerver contre ceux qui résistent à son « charme », son genre « qu’est-ce t’as toi, j’vais t’casser la gueule ». Les menaceurs sont rarement les plus dangereux.

La vérité est qu’il n’arrive rien à ceux qui ne font pas allégeance. Certes, ils ne font pas partie des « amis du pouvoir » (et pour certains, c’est bien le problème). Mais on n’a pas signalé de réouverture des mines de sel. Dans les médias, on n’observe pas plus de placardisations politiques, manœuvres de séduction et petits arrangements avec la morale que sous n’importe quel autre gouvernement (pas moins non plus). Ce n’est donc pas la peur qui conduit l’un à écarter un journaliste qui risque de déplaire ou l’autre à déprogrammer une émission qui promettait d’être bien innocente du reste. Ce n’est pas non plus l’amitié, ou alors, c’est une drôle de conception de l’amitié que celle qui consiste à céder à toutes les exigences de ses amis au lieu de les ramener au réel quand c’est nécessaire. Non, ce qui menace aujourd’hui les médias, c’est une idéologie pernicieuse dont le mot d’ordre est « pas de vagues » – « pas de couilles, pas d’embrouilles », pour reprendre la percutante formule par laquelle Christophe Hondelatte a un jour résumé l’état d’esprit des princes qui gouvernent la télévision publique. La déférence vis-à-vis des puissants (réels ou supposés) n’est ni l’apanage de la télévision ni celui du secteur public. Dans les « médias amis », elle vire aisément au principe de précaution, tout sujet jugé « touchy » (ce qui veut dire sensible mais en anglais, c’est plus glamour), susceptible de froisser l’âme sensible du président étant écarté par avance. Ce qui, heureusement, est tout de même plus facile à dire qu’à faire.

Venons-en à Direct 8, puisqu’il s’agit de cette honorable chaîne de télévision, dirigée par Yannick Bolloré, fils de son père, lui-même tour-opérateur du président. Vendredi dernier, « 88 minutes », émission de plateau de facture assez classique plutôt bien menée par Caroline Ithurbide et Boris Ehrgott, devait porter sur « Sarkozy et les femmes ». Sujet tellement sensible qu’il a été traité en long en large et en travers par l’ensemble des médias, y compris Direct 8. A part la répétition de choses entendues ailleurs, on ne voit pas bien quel danger présentait une telle émission (l’une des cinq ou six encore diffusées en direct, contrairement à ce que promettait le nom programmatique de la chaîne). Avec Séguéla en invité principal, on ne risquait guère le dérapage sarkophobe.

Or, quelques heures avant le tournage, les invités sont décommandés et l’émission annulée pour de mystérieuses raisons techniques. Boris Ehrgott, plutôt maussade, renvoie laconiquement vers sa direction. Directeur de l’antenne, Christian Studer, un Bolloré boy de longue date, parle immédiatement et avec une décontraction étudiée « d’un problème de mélangeur sur la Régie Prod »[1. Il se trouve que Boris Ehrgott m’avait proposé d’y participer, offre que j’avais déclinée.]. Très pro. Justement, un peu trop pro pour être honnête. On imagine aisément la réunion où s’est concoctée la version officielle, « qu’on servira aux journalistes si jamais ». « Croyez ce que vous voulez », lance Studer. Seulement, dans une chaîne de télévision, il y a des techniciens. Une panne qui aurait obligé à annuler 1 h 30 de direct n’a pu passer inaperçue. Plusieurs personnes contactées au sein de l’équipe technique se marrent quand on les interroge sur la panne. Ensuite, le directeur technique sera délégué pour parler aux journalistes. Alors, d’accord, on croira ce qu’on voudra.

Mauvais esprit, complotisme de bas étage ? Peut-être. Peut-être le « mélangeur » a-t-il vraiment cessé de remplir son office vendredi, privant les téléspectateurs d’un sulfureux débat sur Cécilia, Nicolas et Carla. Puisque la fiction vraie est à la mode, essayons d’imaginer comment les choses auraient pu se passer. Jacques Séguéla, l’inventeur de la « Force tranquille » dont le dernier titre de gloire est d’avoir assisté à la naissance de l’idylle présidentielle, et qui entretient, paraît-il, les meilleures relations avec Monsieur Bolloré, pensait sans doute servir son nouveau héros en faisant rêver la France. Nicolas et Carla-que-avec-elle-c’est-du-sérieux sont un rêve de publicitaire. Sauf que ces mauvais coucheurs de Français ont élu un président, pas un crooner. Il semble qu’ils en ont assez de la saga des « amants du Nil ». Poursuivons notre « romanquête » – pourquoi BHL aurait-il l’exclusivité de ce genre très pratique ? Vendredi après-midi, un hiérarque quelconque tombe sur le sommaire de l’émission. Il flaire vaguement les ennuis et peut-être plus encore la possibilité de faire valoir en haut lieu sa fidélité. Et puis, il ne voit pas en quoi annuler une émission pourrait faire problème. C’est une entreprise privée, pourquoi devrait-elle embarrasser ou pire agacer un ami du patron ? Il faut prévenir Yannick Bolloré de ce qui se trame, toute la famille sera reconnaissante envers cet employé-modèle. Alerté dans des termes énergiques, Yannick Bolloré en réfère à son employeur – et père. Le low cost du président a d’autres chats à fouetter, il en a marre qu’on l’interroge sur l’avion du président, les vacances du président. Marre de tout ça. On annule !

Répétons que tout cela n’est qu’invention. Mais, comme disait l’autre, ça aurait pu se passer comme ça. Chez Bolloré ou ailleurs. Parce que les patrons de médias ont tendance à penser qu’ils dirigent des entreprises comme les autres. Ils ont autant le droit de déprogrammer une émission qui leur déplaît que celui de ne pas vendre la production de leurs usines. L’idée que la marchandise qu’ils vendent justifie un traitement spécifique parce qu’elle participe à la formation (ou déformation) de l’esprit public et au fonctionnement (ou dysfonctionnement) de la démocratie ne paraît pas les effleurer. Charbonnier est maître chez soi, non ? On pourrait rappeler que les concessions sont allouées par l’Etat, moyennant le respect de certaines règles que le CSA a la charge de faire respecter. Ce serait mesquin.

Noces sarkoziennes

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Ecartons d’emblée l’idée qu’elle ait à voir avec les élaborations simplissimes du « complexologue » Edgar Morin qui, dans l’affaire, n’aura servi que d’habillage communicationnel. La politique de civilisation fut d’abord définie négativement par Henri Guaino en opposition à la politique de gestion. Politique dont la finalité consiste seulement à agir aux marges d’une situation qui, globalement, s’impose. Dans la Conception gestionnaire, la réalité est une donnée qui fait l’objet d’un traitement. C’est pourquoi la politique de gestion est un système où règne l’expertise. Promouvoir une politique de civilisation, c’est renverser la donne de sorte que la réalité redevienne le résultat de l’action politique et n’en soit plus le primat. En tant qu’il professe l’efficacité de l’action, le sarkozisme nous fait passer d’une logique d’adaptation à une logique de transformation. Bref, il redonne du sens au politique.

En effet, depuis une quarantaine d’année, l’idée que « gouverner, c’est gérer », s’est peu à peu imposée au fil des présidences… La même séquence, répétée après chaque élection, avait fini par briser le ressort démocratique : le second Premier ministre des présidents ramenait aux réalités et sonnait le glas des espoirs de transformation qui avaient pourtant permis l’élection. Ainsi, après mai 68 – la révolution qui accoucha de Couve de Murville – la « nouvelle société » de Chaban s’est achevée avec Messmer, la « nouvelle ère » de Giscard avec Barre, le « changer la vie » de Mitterrand avec Fabius. Pour Chirac, point ne fut besoin d’attendre un nouveau chef de gouvernement. Six mois après son élection, on nous fit comprendre que la promesse de réduire la fracture sociale n’engagerait jamais que ceux qui y avaient cru.

Et voilà pourquoi, au fil du temps, la politique était devenue quasi-muette. Plus personne ne voulait plus croire en ses pouvoirs. Les réglementations de Bruxelles conjuguées aux déréglementations de la mondialisation semblaient avoir pris les commandes. Le « c’est-comme-ça » triomphait.

Comme ses prédécesseurs, l’actuel président de la République s’est fait élire en réussissant à faire croire qu’il pouvait sortir de ce déterminisme. Le parti pris fut maximal : « Ensemble tout devient possible. » Mais, à la différence de ses devanciers il continue de défendre cette même vision volontariste de la politique, neuf mois après sa victoire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, tout se passe comme s’il s’était lui-même pris au mot. Voilà un homme politique qui croirait en ses promesses.

Non pas qu’il se juge capable – lui et personne d’autre – de modifier les conditions d’exercice du pouvoir. Mais il pose comme postulat la liberté d’agir plutôt que l’obligation de s’adapter. Sa posture se fonde sur la conviction que la réalité des situations découle de l’action des hommes et non pas d’une surdétermination naturelle. C’est ce qu’il a explicitement affirmé dans ses vœux aux Français : « Je n’ai pas été élu pour m’incliner devant les fatalités. Du reste, je ne crois pas à la fatalité. » Ou encore dans son discours de Rome : « On ne subit pas l’avenir comme un fait. » Cette croyance se repère dans le séquençage en deux temps de la plupart de ses discours. Le premier pour constater une situation, le second pour affirmer la nécessité de la modifier.

Il s’agit là d’un choix clair entre deux visions du monde qui, en tant que posture philosophique, ne peut faire l’objet que d’un engagement a priori. Sur ce point, sa religion est ainsi faite. Il croit résolument en un monde sous emprise humaine. Croyance qui ne se conçoit qu’en posant une extériorité au monde au nom de laquelle cette emprise s’exerce. Même si son credo reste plus intuitif que cérébral, le chef de l’Etat est authentiquement monothéiste. C’est pour cela qu’il est, en définitive, peu probable qu’il évolue sur ce point. Cela surprend, fait causer et parfois inquiète. L’épreuve du pouvoir n’a pas ramené notre Président au bon vieux principe immanentiste de réalité. Vers quoi tout cela nous mènera-t-il ?

L’opinion reste perplexe. Sur le fond, elle ne demande pas mieux que de continuer à croire en l’aventure. Depuis qu’il est aux affaires, le débat politique a repris ses droits. Non pas celui entre droite modérée et gauche réformiste, mais celui sur les enjeux de civilisations. Le rapport que nos sociétés entretiennent avec la transcendance est redevenu une question débattue. Faut-il le regretter ?

Avec le chef de l’Etat, nous tentons une sortie de la post-histoire, celle où plus rien ne se passait, celle sur laquelle on n’avait plus de prise. Mais dans le même temps, l’audace inquiète. Si l’Histoire devait se remettre en marche, pense-t-on, ne ramènerait-elle pas le tragique dans ses soutes ? Et dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux revenir à la soumission d’un monde donné ?

Revenons à Sarkozy et retrouvons les problèmes et les questions. Quelle politique veut-il vraiment conduire après le réveil du Politique ? Sur ce point, le président reste en campagne. Et parfois en rase campagne. Car une chose est de rendre à l’action publique son sens, une autre est de définir le sens de cette action. Agir, oui. Mais pourquoi ? Et pour quoi ? Avoir des résultats ne suffit pas en soi. On peut trouver stupide la manie de l’évaluation. Il est, en tout cas, invraisemblable que les critères sur lesquels l’action des ministres pourraient être jugée n’aient été que partiellement rendus public. Vers quels rivages le chef de l’Etat veut-il conduire l’embarcation dont il prétend avoir repris les commandes ? Au nom de quoi prétend-t-il agir ? Et, au fait, puisqu’il invoque le Ciel, quel est son Dieu en vérité ?

Croit-il au libéralisme pour « remettre l’homme au cœur de la mondialisation » ? Soutient-il que l’étatisme a des vertus salvatrices ? A-t-il une idée des programmes qu’il conviendrait de diffuser sur une chaîne de télévision libre de publicité ? Et les racines chrétiennes de la France, faut-il les protéger ou les repeindre aux couleurs du communautarisme ? La France est dans le camp occidental, vient-il de rappeler devant les ambassadeurs. Mais l’atlantisme doit-il redevenir le principe de sa politique extérieure ?

Que pense Sarkozy, au fond ? Malgré (où à cause) de Guaino, on ne le distingue pas bien. Pour l’heure, l’agitation lui tient lieu de boussole, le mouvement permanent de direction, et sa personne de programme.

Après les premiers émois viendra le temps de la décantation. On verra alors si le couple qu’il veut former avec l’Histoire survivra au voyage de noces.

Dealer de krach

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La valeur n’attend pas le nombre des années. Les valeurs financières, non plus. Pour preuve, à 31 ans, le Français Jérôme Kerviel est suspecté d’avoir accompli le plus gros braquage du siècle en faisant perdre 4,9 milliards d’euros à la Société-générale-votre-argent-nous-intéresse. A vrai dire, il s’agit d’un braquage de Pieds Nickelés, puisque ni Croquignol ni Ribouldingue ni Filochard ne profitent du crime.

L’indélicatesse est certainement la pire faute qui soit. Celle, tout d’abord, de la Société générale qui n’a pas eu la politesse d’attendre que Jérôme Kerviel parvienne à une somme bien ronde. Avouez que 5 milliards, ça aurait fait moins mesquin qu’une décimale qui flotte.

A la rigueur, Kerviel aurait fait perdre 4 milliards et demi à la Société générale, passe encore. Mais ce petit dixième de milliard manquant, ça sent l’amateurisme ; ça ne fait pas très sérieux, pas très Financial Times ni International Business School : ça fait Arpagon du village, province, emprunt russe, magot de vieille douairière caché sous le matelas.

A l’heure où la France entre avec joie et allant dans la modernité d’un kennedyanisme triomphant (après Jackie, Marylin), cette triste affaire fait revenir sur le devant de la scène un pays à la Flaubert, où l’on chipote sur la décimale quand on aurait pu faire dans le beau, le rond et le gros milliard.

Il y a aussi l’indélicatesse des journalistes qui parlent de « trader fou » pour jeter un opprobre immérité sur Jérôme Kerviel. A-t-on jamais vu un trader sain d’esprit ? Un trader, par nature, c’est frapadingue, ça s’excite, ça vous pousse de petits cris aigus à la simple vue d’une calculette.

Avant de me marier avec Willy, je suis sortie trois ans avec un trader de Francfort. Une erreur de jeunesse. Quand il rentrait le soir à la maison, ôtait sa ridicule chemise bleue à col blanc et venait se coucher à mes côtés, il fallait que je lui susurre à l’oreille les parités du mark avec le yen, le dollar, la livre sterling, le franc et la lire, pour qu’il consente à se mettre en action (l’euro a dû simplifier le métier aux femmes de traders). Puis, quand il sentait approcher le moment le plus critique (et le plus délicieux) de l’acte, il se prenait à crier : « Ich kaufe, kaufe, kaufe, kaufe… » (J’achète) Il imitait tellement bien la locomotive avec ses « kaufe » à répétition que je suis certainement la seule femme au monde, avec quelques suicidées, dont on ne peut même pas dire que le train ne leur est pas passé dessus. Il a été interné depuis.

La troisième indélicatesse est celle des banquiers. Leur jalousie fait peine à voir : depuis quelques jours ils se répandent en mines attristées et parlent de Jérôme Kerviel comme du déshonneur de toute une profession…

Pensez ! A 31 ans, ce petit gars plein de promesses leur en a redonné à voir, eux qui se contentent de vous pourrir la vie pour cent euros de découvert non-autorisé, alors qu’ils pourraient avoir la décence de vous déranger quand votre découvert atteint les 4,9 milliards d’euros.

Le petit Jérôme m’a convaincue au moins d’une chose : demain, j’ouvre un compte à la Société générale. Ça le fera bien venir, le krach.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

La République et le rayon transcendance du supermarché

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Sans transcendance, point de valeurs : Nicolas Sarkozy l’a, en substance, affirmé au Vatican fin décembre. Dans la bouche du président de la République, de tels propos reflètent plus qu’ils ne le suscitent l’apparent retour en grâce de la religion dans la société française. Que ce revival soit entériné au plus haut sommet de l’Etat révèle une République résignée. L’Etat-nation semble en panne. Comme la religion, dont le président n’en finit pas de redécouvrir les vertus, il trimballe un passé de grandeur et d’infamies conjuguées. Il se révèle incapable de fournir le carburant du vivre-ensemble. A vrai dire, ce n’est plus le problème. Quel que soit le nom qu’on lui donne, on attend de l’instance paternelle qu’elle nous materne et nous prodigue du bien-être. Bonheur pour tous : on peut toujours espérer que la Providence va prendre le relais de l’Etat.

C’est dans cette perspective que s’explique un micro-fait passé largement inaperçu. Un intrus s’est récemment faufilé dans le palmarès des meilleures ventes 2007 : la Bible. A l’origine de ce succès commercial, on trouve la Société biblique de Genève qui a édité cette nouvelle traduction, mise en vente dans les librairies et supermarchés des pays francophones au prix de 1,50 €. Résultat : pas moins de 200.000 exemplaires vendus en France pendant les quatre derniers mois de 2007.

« Le trésor de l’humanité… au prix d’un café », annonce l’éditeur malin qui a avoué au Figaro qu’en plaçant sa marchandise dans la grande distribution, il cherchait « l’achat instinctif ». Cette opération de marketing très réussie a agacé les confrères envieux, donnant lieu à une querelle de chapelles agrémentée d’accusations d’intégrisme et de soupçons de financement opaque. Il faut pourtant s’interroger sur les raisons tel succès. Les Français se seraient-ils privés jusque-là de ce « trésor de l’humanité » à cause de son prix trop élevé ? Cet engouement biblique qui va de pair avec le succès des évangélistes et des communautés charismatiques, ou celui des messes pour « JP » (jeunes professionnels), est plutôt le signe du développement d’un marché des religions et spiritualités. Après le politique et le culturel, c’est au tour du religieux d’être happé par l’extension du domaine de la consommation.

Un animal politique aussi doué que Nicolas Sarkozy ne pouvait pas rater ce phénomène. Son discours du Latran, en partie réitéré en Arabie saoudite, a fini par déclencher une polémique – quoi qu’avec un certain retard à l’allumage, la gauche a peut-être trouvé là un nouveau cheval de bataille. « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, a notamment affirmé Nicolas Sarkozy, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. » Autrement dit, seule la religion peut fonder un système moral. Sans un super-flic pour le surveiller, l’Homme est incapable de rejeter le Mal, voilà, en somme, ce que nous a dit le président.

Nicolas Sarkozy est l’homme de l’instant, celui qui sait renifler l’époque. Il est capable de réconcilier « la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance » et le consumérisme effréné, le culte de marques qui finiront par tenir lieu de tout lien social. Son imaginaire semble être façonné par les dossiers « spécial riches » des hebdomadaires, où le « bonheur » est une jouissance intrinsèquement lié à l’argent.

La République a prétendu, et longtemps avec succès, à remplacer l’Eglise comme socle des valeurs positives, contre tous ceux qui ne voyaient en elle qu’un cadre politique, un réceptacle sans âme. Elle a su mobiliser les Français autour de la Nation, du mérite et de l’ascension sociale et plus encore, autour de la transmission de ces valeurs. (George Steiner évoque cette période où une moitié de la France enseignait l’autre). Depuis deux ou trois décennies, cette transmission s’est interrompue. La mort de Dieu annonçait celle du roi, de la loi, de l’autorité et enfin de tout ce qui pouvait se dire « Père ». Le besoin mal articulé de transcendance qui fait surface aujourd’hui n’indique pas, contrairement à ce que feignent de redouter les « laïcards » en guerre contre des ennemis imaginaires, la « sortie de la sortie de la religion » disséquée par Marcel Gauchet, mais la fin d’un cycle entamé en 1789. Plus besoin de tuer le Père puisqu’il est déjà mort.

Evidemment, Dieu n’a emporté dans son tombeau ni l’arbitraire ni la violence. Le XXe siècle nous a appris à rejeter radicalement l’un comme l’autre. Tant mieux. Il est cependant fâcheux que nous ayons tendance à les voir et les dénoncer partout. Après Auschwitz, on n’a plus le droit de flanquer une claque à un enfant gâté. Bref, nous avons renoncé à assumer et nous nous consolons dans la consommation. Le problème, c’est que les effets de cette drogue sont de plus en plus courts. Déjà vu, déjà fait, déjà porté, déjà usé – plus ça change, plus c’est pareil. L’écran géant ne suscite pas les mêmes émotions fortes que l’achat de la première télé il y a 45 ans.

Reste donc le consumérisme spirituel. Il a très peu à voir avec la religion et beaucoup avec le culte du « pouvoir d’achat », c’est-à-dire avec la certitude que le bonheur se trouve à cent, mille ou un million d’euros. Que l’offre soit gratuite ne change rien, le consommateur des religions est tout aussi avisé que son congénère matérialiste – quand ce n’est pas le même individu : il compare, picore, télécharge et « copie colle ».

Seulement, il n’y a aucune chance (ou aucun risque) que la consommation frénétique de religiosité fournisse le sens recherché. La République n’a aucune raison d’abandonner le terrain de valeurs. Nicolas Sarkozy a axé sa campagne sur la réhabilitation du volontarisme. Il prétend changer la réalité en profondeur. Qu’il soit celui de la volonté ou de la spiritualité, son discours sonne creux, peut-être parce qu’il émane d’un amateur de Rolex et autres chronographes qui coûtent trois ou quatre années de Smic. Le président devrait se rappeler que sa charge est un sacerdoce.

L’homme qui n’avait pas de poils aux pattes

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Comment dites-vous en français ? « Cela m’a scié les jambes. » La Fédération internationale d’athlétisme vient de refuser à Oscar Pistorius de participer aux Jeux Olympiques de Pékin. Pour quelle raison ? Ce Sud-Africain blanc comme un oeuf est-il un chantre de l’apartheid ? A-t-il des positions contraires aux hautes valeurs des Jeux Olympiques, valeurs si bien incarnées par la grande République populaire de Chine ? Non, il faudrait qu’il puisse d’abord y réfléchir – c’est un sportif. Son patronyme en est-il la cause ? Même pas : il y a beaucoup plus ridicule que « Pistorius » – enfin, il faut chercher longtemps, mais ça doit se trouver. Peut-être ne supporte-t-il pas le riz cantonnais, la corbeille aux cinq bonheurs et les nems – aller au chinois tous les jours, c’est quand même l’angoisse niveau transit ? Pas davantage.

Amputé des deux jambes, il est doté de deux prothèses en fibre de carbone qui, selon les autorités sportives internationales, constituent un « avantage mécanique évident ». Sans me vanter, je trouve qu’ils ont l’évidence un peu rapide et un peu mécanique à la Fédération internationale d’athlétisme.

Vous me permettrez de ne pas me vautrer dans le politiquement correct, mais il faut bien reconnaître une chose : le sens commun a plutôt tendance à plaindre un handicapé qu’à critiquer les avantages dont il serait pourvu. On plaint un sourd de ne pas pouvoir entendre Bach ; on l’envie rarement d’échapper à la musique de Stevie Wonder, à la tristesse duquel on peut toutefois compatir de n’avoir jamais vu le piano de Ray Charles.

D’accord, Oscar Pistorius bénéficie de scandaleux avantages. Il a, d’abord, une carte officielle et dûment tamponnée de « personne en situation de handicap » (le terme handicapé est bien trop hard à nos chastes oreilles parfois mal-entendantes comme un pot) : lorsque l’athlète sud-africain veut garer sa voiture devant le Auchan de Pretoria ou le Leclerc de Johannesburg, il est sûr de trouver une place aussi facilement que les époux Mandela. De même, quand il va retirer une lettre à la poste du Cap, la préposée acariâtre le fait passer avant tout le monde. Et au bureau de la Sécurité sociale de Bloemfontein, on lui fait des ronds-de-jambe à n’en plus finir devant des files de personnes valides et injustement traitées.

Mieux encore, je suis certaine que lorsque vous vous plaignez de vos cors au pied, Oscar Pistorius rit à votre nez avec l’insolence qui caractérise tous les culs-de-jatte. L’handicapé est moqueur : on sait ça, à la Fédération internationale d’athlétisme.

Les handicapés, éclopés et gueules cassées bénéficient de tant d’avantages que cela vous inciterait à vous faire amputer de quelque chose : les jambes, les bras, la tête, alouette, enfin quelque chose d’inutile. C’est une évidence. Pourtant, ce n’était pas une raison pour que les dirigeants de la Fédération internationale d’athlétisme nous piquent une petite crise de jalousie et la règlent en se vengeant : « Quoi, Oscar, t’as perdu tes jambes ? Ça t’apprendra à ne pas ranger tes affaires. »

La décision est d’autant plus sévère et injuste que chez les organisateurs des Jeux Olympiques on n’a jamais été très regardant en matière de prothèses… Certes, j’exagère un peu : outre les roudoudous d’acier dont se plaignaient Kornelia Ender et Karen Koenig, ce n’était pas des prothèses qu’arboraient crânement les nageuses de l’ex-RDA. Leur « avantage évident », dont elle pouvait aisément se servir comme d’un gouvernail, poussait très naturellement entre leurs cuisses. A cause de l’eau chlorée des piscines.

Il ne reste plus à Oscar Pistorius qu’à s’inscrire aux Jeux Handisports. Mais qu’il soit prévenu une fois pour toutes : on lui ôtera ses prothèses en carbone pour lui visser au cul deux belles jambes de bois. En chêne, c’est plus solide. Non mais ! On ne va pas laisser un cul-de-jatte doté « d’avantages mécaniques évidents » ridiculiser nos valeureux sportifs de haut niveau qui n’ont, eux, à leur disposition que des avantages chimiques évidents.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle

Rony Brauman, né à Jérusalem en 1950, est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Après avoir travaillé plusieurs années comme médecin sur le terrain, il est devenu président de MSF en 1982 et a occupé ce poste jusqu’en 1994. Il est actuellement directeur de recherches à la Fondation Médecins Sans Frontières et professeur associé à l’IEP Paris. Il est chroniqueur pour le magazine trimestriel Alternatives Internationales. Ses principales publications Eloge de la désobéissance (avec Eyal Sivan), Le Pommier-Fayard, 1999, édition Poche-Pommier, 2006, Penser dans l’urgence, (entretiens avec Catherine Portevin), Le Seuil, 2006, La Discorde. Israël-Palestine, les Juifs, la France, (avec Alain Finkielkraut, conversations avec Elisabeth Lévy), Mille et Une Nuits, 2006 et Aider, sauver, pourquoi, comment ? Petite conférence sur l’humanitaire, Bayard, 2006.

« Quand les caméras seront parties, il ne restera que la misère » : pendant les « semaines de la compassion » qui ont suivi le Tsunami en décembre 2004, vous avez été atterré par cette phrase, prononcée par un journaliste ou un autre professionnel du bon sentiment. L’affaire de l’Arche de Zoé est-elle l’aboutissement logique de l’évolution de l’humanitaire ?
A la faveur de circonstances particulières, le langage humanitaire a pu arriver jusqu’à ce point de folie. Mais, effectivement, ce langage-là, on l’a déjà entendu en d’autres moments, et notamment après le tsunami en Asie du sud-est. On disait alors que des milliers d’orphelins erraient dans les rues, risquant de devenir les proies de rackets pédophiles. Et déjà, des initiatives avaient été lancées en vue de favoriser les adoptions. Heureusement, tout cela avait rapidement tourné court. Mais l’état d’esprit, le cadre, la matrice étaient là. Je pense aussi à un épisode de la guerre en Bosnie : une ONG avait décidé d’amener en France mille enfants bosniaques pour qu’ils passent un hiver à l’abri des bombes. Avec d’autres, notamment les gens de Handicap International, j’avais pris position contre ce projet totalement stupide. Sans succès. En réalité, ces enfants n’étaient pas sous les bombes et surtout, le traumatisme de l’arrachement à la famille et l’angoisse de l’abandon étaient plus violents que le maintien sur place, même dans une situation si dure que la guerre de Bosnie. Bien entendu, nous étions passés pour de mauvais coucheurs qui n’aiment pas les enfants et se fichent de les laisser sous les bombes. Autre exemple, au début des années 90 : des familles en attente d’adoption se sont précipitées en Roumanie après la chute de Ceausescu pour y adopter des enfants placés dans des orphelinats, mais qui n’étaient pas nécessairement des orphelins. C’était un véritable marché aux enfants, choisis par certains en fonction de l’âge, la taille la couleur des yeux. On a même vu des parents ramener des enfants après quelques semaines, parce que quelque chose n’allait pas. Il y avait en quelque sorte un défaut de fabrication. Ils réclamaient le service après-vente. Avec les cas de ce type, on est dans la marchandisation humanitaire intégrale. Tout cela pour dire que l’Arche de Zoé ne sort pas de nulle part et que l’aspect adoption y est important. D’ailleurs, le Congo a décidé d’interdire les adoptions internationales à la suite de cette affaire.

Tous ces cas, le tsunami, les épisodes bosniaque ou roumain que vous mentionnez ou l’Arche de Zoé mettent en jeu deux vaches sacrées de l’époque : l’humanitaire et l’enfance. L’humanitaire se préoccupe des victimes et l’enfant, en quelque sorte, est la victime idéale puisqu’il est innocent (ou a de grandes chances de l’être).
L’idée que, dans une situation de crise, quelles qu’en soient l’origine et la nature, il y a des enfants menacés qu’il faut sortir de là, s’accorde naturellement avec la frénésie d’adoption que l’on sent dans nos sociétés – et je ne prétends pas la juger. L’Arche de Zoé n’a donc eu aucun mal à rassembler un large groupe de familles en jouant sur l’ambiguïté d’un accueil qui pouvait se transformer ultérieurement en adoption. Ses dirigeants n’ont eu qu’à intervenir sur des forums de parents adoptants. Toute leur opération reposait sur la conviction qu’arracher un enfant à l’horreur du quotidien dans lequel il vit, c’est lui donner le bonheur et la sécurité. Or cette horreur n’est pas si évidente que cela et une telle affirmation est la porte ouverte aux abus de toute sorte. On le voit aussi en France quand les familles les plus vulnérables se voient systématiquement retirer leurs enfants par l’assistance sociale. Il existe un continuum entre toute ces formes de protection de l’enfance par des familles, des gens, des institutions qui veulent être à tout prix les protecteurs de l’enfance, y compris au détriment des enfants eux-mêmes.

En somme, dans les zones de guerre ou de crise, et notamment dans ce no man’s land imaginaire qu’est l’Afrique, tout enfant est un orphelin ou un malheureux en sursis. Et en Occident, l’enfant est un droit de l’homme.
Oui. Tout se passe comme si ne pas avoir d’enfant constituait un déni de droit. L’enfant est un bonheur auquel chacun a droit. Notre président ne vient-il pas de rappeler que chacun a droit au bonheur ?

Le génie du girardisme

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Je ne pense pas que « toutes les religions se valent », contrairement à l’opinion professée par 62% de mes camarades catholiques pratiquants (sondage La Croix, 11-11-07). Sinon je laisserais tomber aussi sec le catholicisme, et peut-être même sa pratique.

Au contraire je suis intimement touché, non par la grâce hélas, mais par la beauté de ma religion à moi, la seule qui repose tout entière sur l’Amour. Le coup du Créateur qui va jusqu’à se faire homme par amour pour sa créature (et pour lui montrer qu’elle-même peut « faire le chemin à l’envers », comme disait le poète), c’est dans la Bible et nulle part ailleurs !

Le génie du christianisme, c’est d’avoir transmis aux hommes vaille que vaille depuis 2000 ans cette Bonne Nouvelle : si ça se trouve, Dieu tout-puissant nous aime inconditionnellement depuis toujours et pour toujours ; Il l’aurait notamment prouvé dans les années 30 de notre ère, à l’occasion d’une apparition mouvementée en Judée-Galilée.

Le génie du girardisme, c’est de mettre en lumière le message christique comme l’unique et évident remède aux maux dont souffre la race humaine depuis la Genèse, c’est-à-dire depuis toujours, et dont notre époque risque désormais de crever, grâce aux progrès des sciences et des techniques.

J’ai mis longtemps à comprendre René Girard. Il répondait brillamment, dans un langage philosophique et néanmoins sensé, à des questions que je ne me posais pas (sur le mimétisme, le désir, la violence…) Et puis j’ai fini par comprendre que mes « questions métaphysiques » manquaient de précision – et aussitôt j’ai commencé d’apprécier les réponses de René. Il faut dire aussi que ce mec ne fait rien comme tout le monde. Y a qu’à voir comment il définit son métier : « anthropologue de la violence et des religions », je vous demande un peu ! Qu’est-ce que c’est que cette improbable glace à deux boules ? Serait-ce à dire que toute violence vient du religieux, comme l’ânonne avec succès un vulgaire Onfray ? Non, cent fois non : Girard est un philosophe chrétien, c’est-à-dire l’inverse exact d’Onfray.

Au commencement était le « désir mimétique », nous dit René Girard. Et d’opposer le besoin, réel et parfois vital, au désir, « essentiellement social (…) et dépourvu de tout fondement dans la réalité ». Alors, je vous vois venir : cette critique du désir ne serait-elle pas une vulgaire démarcation de l’infinie sagesse bouddhiste ? Eh bien pas du tout, si je puis me permettre ! Le christianisme ne nous propose pas de choisir entre le désir et le Néant (rebaptisé « Nirvana »), mais entre le désir et l’Amour, source de vie éternelle.

Il est cocasse, à propos du désir mimétique, de voir notre anthropologue mettre dans le même sac Don Quichotte et Madame Bovary. « Individualistes », ces personnages ? Tu parles ! Don Quichotte se rêve en « chevalier errant »… comme tous les Espagnols de qualité en ce début de XVIIe siècle décadent. Quant à Emma, c’est la lecture de romans qui instille en elle l’envie mimétique d’être une « Parisienne » comme ses héroïnes. Au moins Quichotte et Emma ont-ils l’excuse d’être eux-mêmes des personnages de fiction – ce qui n’est malheureusement pas le cas de tout le monde.

Proust, par exemple, n’est pas un héros de roman, c’est le contraire : un écrivain. Même que son premier roman Jean Santeuil (découvert, par bonheur, seulement en 1956) était plat et creux à la fois. Explication de l’anthropologue, qui décidément se fait critique littéraire quand il veut : Marcel n’a pas encore pigé l’idée qui fera tout le charme de sa Recherche. Le désir est toujours extérieur, inaccessible ; on court après lui et, quand on croit enfin le saisir, il est bientôt rattrapé par la réalité qui le tue aussitôt : « Ce n’était que cela… »

« Le désir dure trois semaines », confiait l’an dernier Carla Bruni, favorite de notre président depuis maintenant neuf semaines et demi. « L’amour dure trois ans », prêche en écho le beigbederologue Beigbeder. Mais ces intéressantes considérations sont faussées par une fâcheuse confusion de vocabulaire. L’amour au sens girardien, et d’ailleurs chrétien du terme, n’a rien à voir avec le désir. On peut jouer tant qu’on veut au cache-cache des désirs mimétiques croisés, et même appeler ça « amour » ; mais comme dit l’ami René, « comprendre et être compris, c’est quand même plus solide » !

Rachida Dati, sainte Benazir ou le syndrome de Marie

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Entre symboles, on se tient les coudes. Entre femmes aussi. Rachida Dati n’a donc pas résisté au besoin impérieux d’apporter sa contribution au monument érigé à la mémoire de Benazir Bhutto à coups de lieux communs et de grands sentiments. Gil Mihaely a parfaitement montré ce qu’il convenait de penser du titre de symbole de la démocratie décerné les yeux fermés par la presse à la politicienne assassinée. Mais l’article signé par le ministre de la Justice et publié dans Le Monde mérite une mention particulière. Au festival du poncif féministe, il obtiendrait la palme d’or haut la main.

Oublions le français plutôt baroque. Si quelqu’un peut m’expliquer ce que signifie « enlever la vie de Benazir Bhutto, c’est vouloir annihiler les jalons sociaux, politiques et humains qui doivent pourtant lui survivre » ou encore m’apprendre ce qu’est une injustice qui « crée un écho universel reniant simultanément la voie de la Justice et le sens de l’Histoire », je lui en serai fort reconnaissante. Mais il serait dommage que le conseiller qui a pondu cette merveille soit viré – le cabinet du ministre finirait par faire désordre voire désert.

Passons sur l’emphase qui ferait passer la prose de BHL pour un chef d’œuvre de sobriété : « La barbarie de cet acte terroriste » serait, parait-il, « l’incarnation suprême de l’Injustice », majusculisée pour l’occasion. Contentons-nous de nous demander quel qualificatif Rachida Dati sortira de son armoire à grands mots le jour où il lui faudra évoquer un massacre de masse. Mais peut-être considère-t-elle Benazir Bhutto comme la porte-parole de toutes les victimes passées et à venir.

Compte tenu de la gravité des faits, on s’interdira de sourire quand Madame Dati souhaite que l’assassinat d’un « symbole de la démocratie en terre d’islam » ne freine pas la marche vers l’égalité. En effet, pour que cette marche ne fût point freinée, encore aurait-il fallu qu’elle eût lieu. Faire du Pakistan, le premier producteur de Talibans, un pays pionnier de l’égalité entre les sexes, il fallait oser. Quant au « progressisme » dont Bhutto, à en croire notre garde des Sceaux, était aussi le symbole, voilà une plaisante fable, s’agissant d’une dame qui croyait à la légitimité dynastique au point d’avoir désigné comme dauphin son fiston, son époux étant appelé à jouer le rôle du régent (ce qui devrait lui permettre de veiller d’un œil sourcilleux sur les finances du parti, euh pardon, de la famille).

Si notre géopoliticienne en herbe – et en jupons – consentait à examiner froidement la réalité, elle parviendrait aisément à la conclusion qu’une femme chef d’Etat ou de gouvernement est très souvent l’exception qui confirme la règle : que l’on sache, le règne de Victoria ne se déroula pas dans une Angleterre particulièrement propice à l’épanouissement des femmes. En matière de droit des femmes, une péronnelle n’annonce pas le printemps.

Mais Rachida Dati préfère oublier que dans l’expression « femme de pouvoir » il y a pouvoir. « Du progrès, écrit-elle encore, surgissent des femmes engagées, revendiquant la modernité, la rupture avec la culture de la guerre, de la puissance et de la domination. » Winnie Mandela, Agathe Habyarimana, Simone Gbagbo, qui jouèrent un rôle politique de premier plan, avaient assurément rompu avec la culture de la puissance. Et Golda Meir ne savait pas ce qu’était la guerre. Madame Dati, dont on connait la douceur (dans le travail, s’entend) n’est-elle pas la preuve que les femmes sont des hommes politiques comme les autres ?

Mais aux marécages du réel, Rachida Dati préfère les sommets du mythe. Et le mythe qu’elle a en tête, c’est celui de la mère éternelle : Marie, rien de moins. Peu lui importe que ni Benazir Bhutto, ni Indira Gandhi, ni Golda Meir, ni Maggie Thatcher, ni Olympe de Gouges qu’elle cite avec ravissement n’aient été taillées pour le rôle. Elle ne se demande pas si « les femmes » dont elle se fait la porte-parole ont envie d’enfiler le costume de Piéta dont elle prétend les affubler – pour ma part, si on me donne le choix, j’aime autant les habits de la Liberté dépoitraillée de Delacroix ou, à la rigueur, ceux de Madame Sans-Gêne. Madame le ministre revient aux fondamentaux : « Il existe, nous apprend-elle, une relation symbolique entre l’idée de la femme, de la mère, et celle de la Nation. » On n’en saura pas plus sur cette relation symbolique et peut-être faut-il s’en réjouir. Mais ce n’est pas tout. « Il existe également, poursuit-elle, un ressort vital les conduisant (les femmes) à refuser la mort de leurs enfants. » Comme chacun sait depuis le pétage de plomb du roi David après la mort de son fils Absalon, pourtant rebelle au point d’avoir provoqué une guerre civile, les pères, eux, l’admettent sans problème.

Fariboles dépourvues de la moindre importance, dira-t-on. Oui et non. Je ne sais pas de quoi Benazir Bhutto était le symbole, mais sa béatification prouve, si besoin était, que le féminisme est dans un cul-de-sac, englué dans une bien-pensance qui pense plutôt mal, et pour tout dire pas du tout. « Parce qu’elle touche une femme, écrit la ministre, l’injustice qui a frappé Benazir Bhutto est encore plus criante et universelle. » En clair, il est plus grave d’attaquer une femme qu’un homme. Nous y voilà. Terminus tout le monde descend. Tous les hommes sont égaux, mais certaines sont plus égales que d’autres. Vous, je ne sais pas, mais moi, ce n’est pas là que je voulais en venir.

Franchise médicale

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Roselyne Bachelot a raison : la franchise médicale est une nécessité. Il faut certainement remonter à Hippocrate de Cos pour trouver une résolution aussi utile à la Science et à l’Homme. Bachelot et Hippo : même combat ! C’est ce que l’on lira dans les livres d’histoire du XXVIIe ou du XXVIIIe siècles.

Prenez l’exemple de Willy, mon mari : il est hypocondriaque. Il n’a jamais de rhume, mais un éternuement est chez lui le signe avant-coureur d’un cancer des voies respiratoires. Il ne souffre jamais de maux de tête, tout juste éprouve-t-il les symptômes d’une tumeur maligne qui, tôt ou tard, finira par l’emporter – et tout cela parce que j’utilise un téléphone portable dont les sales ondes lui pourrissent son petit crâne écologique.

Chez Willy, une simple écorchure au petit doigt n’appelle pas le sparadrap, mais le tétanos et la mort imminente dans d’affreuses douleurs. Lorsqu’à l’âge de quarante ans, il a commencé à perdre ses cheveux pour ressembler à Brice Hortefeux, ce n’est pas l’hérédité génétique ni les caractères capillaires de l’ADN que Willy a mis en cause, comme on le fait dans sa famille de chauves depuis quelques siècles : c’est le nuage de Tchernobyl qui a provoqué la dégénérescence précoce de ce qui lui servait de cheveux, en passant au-dessus de sa tête en 1986.

Le 12 septembre 2001, on l’a transporté d’urgence au Katharinehospital de Stuttgart pour une prétendue crise d’asthme causée par l’effrondrement des tours jumelles du World Trade Center : un gros nuage de poussière avait fait le trajet New York – Stuttgart pour venir s’abattre sur les bronches de Willy. Selon lui, la seule chance qu’il ait eue dans son malheur fut de ne pas avoir été contaminé par l’amiante…

Comme tout écolo allemand qui se respecte, Willy est partisan de la doctrine de la montagne qui accouche de la souris : à grandes causes, petits effets.

Le Dr Schweitzer (ne jamais lui demander l’heure) est notre médecin de famille. On dit « médecin de famille », car on le suppose ne pas être homme à se contenter de tuer un patient à la fois quand il peut décimer papa, maman, la bonne et moi en un seul diagnostic. Chaque fois qu’il va mal, Willy va consulter le Dr Schweitzer. Ce dernier conforte alors mon mari dans son hypocondrie avec un enthousiasme non-feint.

Je peux comprendre que la vérité soit difficile à annoncer à un malade lorsque les analyses montrent qu’il n’en a plus pour très longtemps. Beaucoup d’ailleurs tournent autour du pot, font des circonvolutions, essaient de changer de sujet, avec doigté, tact et délicatesse.

– Docteur, c’est bien une appendicite ?
– Tout de suite, les grands mots ! Une appendicite ! Et pourquoi pas une péritonite pendant que vous y êtes ? Vous avez juste un petit cancer du foie… Et ne faites pas l’enfant. Fait pas chaud pour la saison. Vous avez vu, Sarko et Carla ? Quelle histoire ! Si on nous avait dit ça…

Le Dr Schweitzer est d’une humanité si bouleversante qu’il préfère taire la vérité à ses patients plutôt que de rajouter à la douleur physique la détresse morale. « Il vaut mieux, dit-il, un petit mensonge qu’une grande peine. » Dr Schweitzer ment, Dr Schweitzer ment, Dr Schweitzer est allemand.

Le problème est qu’en cinquante ans d’exercice plus ou moins légal de la médecine le brave Dr Schweitzer a pris le pli : il ment toujours et jamais ne dit la vérité. Cela convient parfaitement à mon hypocondriaque de mari : la semaine dernière, Willy, qui a passé son le réveillon à fumer la moitié de la production agricole afghane, avait la migraine. Le Dr Schweitzer n’a pas attendu minuit pour lui prescrire un scanner, un bilan sanguin et une échographie. Pourquoi une échographie ? Les femmes enceintes y sont sujettes. On n’est jamais trop prudent.

Heureusement que Willy n’a pas l’hypocondrie trop ambitieuse : cela ferait longtemps qu’il l’aurait eue, sa chimio.

Vous aurez donc bien compris que Roselyne Bachelot a raison d’instaurer la franchise médicale. Elle fait oeuvre de salubrité publique : quand nos médecins auront un peu plus de franc-parler, nous aurons beaucoup moins de malades imaginaires.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Bhutto assassinée : un symbole, mais de quoi ?

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Un symbole a été tué au Pakistan – Le Parisien et d’autres l’ont proclamé en « une », on nous l’a répété sur tous les tons : avec l’assassinat de Benazir Bhutto, un grand espoir s’est éteint. Espoir de quoi ? C’est bien la question. Première femme à la tête d’un gouvernement dans un pays musulman, Madame Bhutto incarnait, parait-il, une promesse de démocratie. Le problème est qu’il s’agit d’un conte de fées. Philippe Cohen a plaisamment dénoncé la « béatification de Benazir Bhutto par BHL« . Bien vu, Philippe. Pour BHL, les relations internationales sont une garden party où se pressent des stars qui sont, comme lui, autant de « symboles » capables de transformer le monde grâce à quelques coups médiatiques bien assenés. On a l’habitude de ses élans lyriques. De même, la pieuse communion médiatique autour de la défunte n’est guère surprenante. Benazir Bhutto a en effet eu droit à une salve grandiloquente et pleurnicheuse – la voilà désormais intouchable. « L’espoir assassiné », proclamait gravement Pierre Rousselin, directeur-adjoint de la rédaction du Figaro, dans un édito écrit d’une plume dégoulinante de bons sentiments. Madame Bhutto, expliquait-il, était « le symbole de l’avenir démocratique d’un pays trop longtemps sous le joug d’une dictature militaire ». On croit rêver. Le PPP (Parti du peuple Pakistanais) ayant décidé de porter à sa tête le fils de la défunte qui sera coaché par le veuf, il faut saluer ce régime nouveau que l’on pourrait qualifier de démocratie dynastique. Que l’assassinat de Benazir Bhutto soit un signe supplémentaire de l’anarchie qui règne au Pakistan est indéniable. Ce n’est pas une raison pour repeindre l’histoire en rose. Redescendons sur terre.

Avant d’incarner l’espoir et la démocratie, bref, de figurer les gentils dans le western qui tient lieu de récit médiatique du monde, les Bhutto étaient de grands propriétaires terriens souvent décrits comme féodaux. Le père de Benazir, Zulfiqar Ali Bhutto, avait eu l’intelligence de devenir le concessionnaire local de la rhétorique démagogico-socialiste quand celle-ci était très en vogue, à la fin des années 1960. Mais ce grand démocrate n’a guère apprécié le résultat des élections qu’il avait appelées de ses vœux. Pour ce prince du Sindh, le bastion familial, la démocratie était une mode dictée par l’air du temps plutôt qu’une conviction. Ses calculs politiciens ont contribué à précipiter la sécession de l’est du pays et la création Bangladesh. Bref, il fut un politicien, ni pire ni meilleur que les autres. Evidemment, cela ne justifie en aucun cas son exécution en 1979. Mais une corde ne suffit pas à faire un martyr.

Quant à Madame Bhutto, son bilan est pour le moins décevant. Son premier atout était son nom. Belle (sa principale qualité selon Mitterrand et BHL), intelligente et cultivée parait-il, elle est devenue le chouchou de la presse internationale, une star mondialement reconnue – on ne saurait exclure que le voile blanc devenu sa marque de fabrique ait joué un rôle dans cette starisation. En 1988, son élection a donc été accueillie à grands renforts de superlatifs. Une femme élue dans un pays musulman : en guise d’analyse d’une réalité compliquée, le public n’avait qu’à se contenter d’idées simples et de formules creuses. Il aurait été rabat-joie d’avancer l’hypothèse que cette élection ne disait pas grand-chose du monde islamique – même pas de l’islam des Lumières tant aimé par BHL – et beaucoup du sous-continent indien. Car avant d’être une femme musulmane, Bhutto était une fille de famille de culture indienne, une Indira Gandhi à la Pakistanaise.

Seulement, la politique, la vraie, c’est un peu plus compliqué qu’un entretien au Times. Le deuxième mandat de Benazir Bhutto, entamé en 1993, n’a pas mieux tourné que le premier. Son mari Asif Ali Zardari, était aimablement surnommé « Monsieur 10% ». Les Bhutto dénonçaient ces accusations de corruption comme autant de coups montés par les militaires ou le régime pour les éliminer. Mais le dossier n’était pas tout-à-fait vide et on peut difficilement accuser la justice helvétique d’être à la solde des militaires pakistanais. Or, madame Bhutto fut condamnée en Suisse pour avoir touché plusieurs millions de dollars de pots-de-vin, avec son mari – qui se trouvait être son ministre de l’environnement pendant son deuxième mandat (C’est bien connu, en famille, on travaille mieux). Il y eut aussi la sombre affaire du manoir dans le Surrey dont le couple nia catégoriquement être propriétaire. Le fervent socialiste qu’est Monsieur Zardari s’indigna qu’on pût même le questionner : « Comment peut-on même songer à posséder un manoir en Angleterre quand tant de Pakistanais n’ont pas de toit », déclara-t-il. Et pourtant, quand la propriété fut vendue, cet enfant de Don Quichotte qui s’ignorait se souvint qu’il l’avait achetée. (Dans sa distraction, il avait aussi oublié qu’il avait demandé qu’on construise dans la cave du manoir une copie conforme du pub local – sans doute pour y boire un coup à la santé du peuple du Pakistan).

Si on ajoute le fait que Madame Bhutto n’a pas su plus que les autres anticiper la montée en puissance des Talibans et qu’elle n’a fait reculer ni la pauvreté ni la violence dans son pays, on est en droit de se demander si la ferveur et le deuil planétaires ne sont pas légèrement excessifs. Mais peut-être que je manque de cœur.

Petite histoire de la censure ordinaire

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D’accord, ce n’est pas Voltaire qu’on assassine. Une émission sur « le président et les femmes » déprogrammée sur une chaîne appartenant à un ami du président : ainsi va la censure ordinaire dans notre paysage audiovisuel. Ou l’autocensure. Car s’il y a mainmise de Sarkozy sur les médias, c’est parce que les médias se mettent dans la main de Sarkozy. Supposons, hypothèse d’école que le chef de l’Etat réclame les têtes de journalistes indociles. Qu’arriverait-il à Vincent Bolloré, Martin Bouygues ou Arnaud Lagardère si d’aventure, ils faisaient mine de ne pas comprendre ? Devraient-ils renoncer, qui à l’honneur de véhiculer le président pour ses villégiatures, qui à ses ambitions nucléaires ? C’est oublier, dira-t-on, le caractère sanguin de Nicolas Sarkozy, sa tendance à s’énerver contre ceux qui résistent à son « charme », son genre « qu’est-ce t’as toi, j’vais t’casser la gueule ». Les menaceurs sont rarement les plus dangereux.

La vérité est qu’il n’arrive rien à ceux qui ne font pas allégeance. Certes, ils ne font pas partie des « amis du pouvoir » (et pour certains, c’est bien le problème). Mais on n’a pas signalé de réouverture des mines de sel. Dans les médias, on n’observe pas plus de placardisations politiques, manœuvres de séduction et petits arrangements avec la morale que sous n’importe quel autre gouvernement (pas moins non plus). Ce n’est donc pas la peur qui conduit l’un à écarter un journaliste qui risque de déplaire ou l’autre à déprogrammer une émission qui promettait d’être bien innocente du reste. Ce n’est pas non plus l’amitié, ou alors, c’est une drôle de conception de l’amitié que celle qui consiste à céder à toutes les exigences de ses amis au lieu de les ramener au réel quand c’est nécessaire. Non, ce qui menace aujourd’hui les médias, c’est une idéologie pernicieuse dont le mot d’ordre est « pas de vagues » – « pas de couilles, pas d’embrouilles », pour reprendre la percutante formule par laquelle Christophe Hondelatte a un jour résumé l’état d’esprit des princes qui gouvernent la télévision publique. La déférence vis-à-vis des puissants (réels ou supposés) n’est ni l’apanage de la télévision ni celui du secteur public. Dans les « médias amis », elle vire aisément au principe de précaution, tout sujet jugé « touchy » (ce qui veut dire sensible mais en anglais, c’est plus glamour), susceptible de froisser l’âme sensible du président étant écarté par avance. Ce qui, heureusement, est tout de même plus facile à dire qu’à faire.

Venons-en à Direct 8, puisqu’il s’agit de cette honorable chaîne de télévision, dirigée par Yannick Bolloré, fils de son père, lui-même tour-opérateur du président. Vendredi dernier, « 88 minutes », émission de plateau de facture assez classique plutôt bien menée par Caroline Ithurbide et Boris Ehrgott, devait porter sur « Sarkozy et les femmes ». Sujet tellement sensible qu’il a été traité en long en large et en travers par l’ensemble des médias, y compris Direct 8. A part la répétition de choses entendues ailleurs, on ne voit pas bien quel danger présentait une telle émission (l’une des cinq ou six encore diffusées en direct, contrairement à ce que promettait le nom programmatique de la chaîne). Avec Séguéla en invité principal, on ne risquait guère le dérapage sarkophobe.

Or, quelques heures avant le tournage, les invités sont décommandés et l’émission annulée pour de mystérieuses raisons techniques. Boris Ehrgott, plutôt maussade, renvoie laconiquement vers sa direction. Directeur de l’antenne, Christian Studer, un Bolloré boy de longue date, parle immédiatement et avec une décontraction étudiée « d’un problème de mélangeur sur la Régie Prod »[1. Il se trouve que Boris Ehrgott m’avait proposé d’y participer, offre que j’avais déclinée.]. Très pro. Justement, un peu trop pro pour être honnête. On imagine aisément la réunion où s’est concoctée la version officielle, « qu’on servira aux journalistes si jamais ». « Croyez ce que vous voulez », lance Studer. Seulement, dans une chaîne de télévision, il y a des techniciens. Une panne qui aurait obligé à annuler 1 h 30 de direct n’a pu passer inaperçue. Plusieurs personnes contactées au sein de l’équipe technique se marrent quand on les interroge sur la panne. Ensuite, le directeur technique sera délégué pour parler aux journalistes. Alors, d’accord, on croira ce qu’on voudra.

Mauvais esprit, complotisme de bas étage ? Peut-être. Peut-être le « mélangeur » a-t-il vraiment cessé de remplir son office vendredi, privant les téléspectateurs d’un sulfureux débat sur Cécilia, Nicolas et Carla. Puisque la fiction vraie est à la mode, essayons d’imaginer comment les choses auraient pu se passer. Jacques Séguéla, l’inventeur de la « Force tranquille » dont le dernier titre de gloire est d’avoir assisté à la naissance de l’idylle présidentielle, et qui entretient, paraît-il, les meilleures relations avec Monsieur Bolloré, pensait sans doute servir son nouveau héros en faisant rêver la France. Nicolas et Carla-que-avec-elle-c’est-du-sérieux sont un rêve de publicitaire. Sauf que ces mauvais coucheurs de Français ont élu un président, pas un crooner. Il semble qu’ils en ont assez de la saga des « amants du Nil ». Poursuivons notre « romanquête » – pourquoi BHL aurait-il l’exclusivité de ce genre très pratique ? Vendredi après-midi, un hiérarque quelconque tombe sur le sommaire de l’émission. Il flaire vaguement les ennuis et peut-être plus encore la possibilité de faire valoir en haut lieu sa fidélité. Et puis, il ne voit pas en quoi annuler une émission pourrait faire problème. C’est une entreprise privée, pourquoi devrait-elle embarrasser ou pire agacer un ami du patron ? Il faut prévenir Yannick Bolloré de ce qui se trame, toute la famille sera reconnaissante envers cet employé-modèle. Alerté dans des termes énergiques, Yannick Bolloré en réfère à son employeur – et père. Le low cost du président a d’autres chats à fouetter, il en a marre qu’on l’interroge sur l’avion du président, les vacances du président. Marre de tout ça. On annule !

Répétons que tout cela n’est qu’invention. Mais, comme disait l’autre, ça aurait pu se passer comme ça. Chez Bolloré ou ailleurs. Parce que les patrons de médias ont tendance à penser qu’ils dirigent des entreprises comme les autres. Ils ont autant le droit de déprogrammer une émission qui leur déplaît que celui de ne pas vendre la production de leurs usines. L’idée que la marchandise qu’ils vendent justifie un traitement spécifique parce qu’elle participe à la formation (ou déformation) de l’esprit public et au fonctionnement (ou dysfonctionnement) de la démocratie ne paraît pas les effleurer. Charbonnier est maître chez soi, non ? On pourrait rappeler que les concessions sont allouées par l’Etat, moyennant le respect de certaines règles que le CSA a la charge de faire respecter. Ce serait mesquin.

Noces sarkoziennes

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Ecartons d’emblée l’idée qu’elle ait à voir avec les élaborations simplissimes du « complexologue » Edgar Morin qui, dans l’affaire, n’aura servi que d’habillage communicationnel. La politique de civilisation fut d’abord définie négativement par Henri Guaino en opposition à la politique de gestion. Politique dont la finalité consiste seulement à agir aux marges d’une situation qui, globalement, s’impose. Dans la Conception gestionnaire, la réalité est une donnée qui fait l’objet d’un traitement. C’est pourquoi la politique de gestion est un système où règne l’expertise. Promouvoir une politique de civilisation, c’est renverser la donne de sorte que la réalité redevienne le résultat de l’action politique et n’en soit plus le primat. En tant qu’il professe l’efficacité de l’action, le sarkozisme nous fait passer d’une logique d’adaptation à une logique de transformation. Bref, il redonne du sens au politique.

En effet, depuis une quarantaine d’année, l’idée que « gouverner, c’est gérer », s’est peu à peu imposée au fil des présidences… La même séquence, répétée après chaque élection, avait fini par briser le ressort démocratique : le second Premier ministre des présidents ramenait aux réalités et sonnait le glas des espoirs de transformation qui avaient pourtant permis l’élection. Ainsi, après mai 68 – la révolution qui accoucha de Couve de Murville – la « nouvelle société » de Chaban s’est achevée avec Messmer, la « nouvelle ère » de Giscard avec Barre, le « changer la vie » de Mitterrand avec Fabius. Pour Chirac, point ne fut besoin d’attendre un nouveau chef de gouvernement. Six mois après son élection, on nous fit comprendre que la promesse de réduire la fracture sociale n’engagerait jamais que ceux qui y avaient cru.

Et voilà pourquoi, au fil du temps, la politique était devenue quasi-muette. Plus personne ne voulait plus croire en ses pouvoirs. Les réglementations de Bruxelles conjuguées aux déréglementations de la mondialisation semblaient avoir pris les commandes. Le « c’est-comme-ça » triomphait.

Comme ses prédécesseurs, l’actuel président de la République s’est fait élire en réussissant à faire croire qu’il pouvait sortir de ce déterminisme. Le parti pris fut maximal : « Ensemble tout devient possible. » Mais, à la différence de ses devanciers il continue de défendre cette même vision volontariste de la politique, neuf mois après sa victoire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, tout se passe comme s’il s’était lui-même pris au mot. Voilà un homme politique qui croirait en ses promesses.

Non pas qu’il se juge capable – lui et personne d’autre – de modifier les conditions d’exercice du pouvoir. Mais il pose comme postulat la liberté d’agir plutôt que l’obligation de s’adapter. Sa posture se fonde sur la conviction que la réalité des situations découle de l’action des hommes et non pas d’une surdétermination naturelle. C’est ce qu’il a explicitement affirmé dans ses vœux aux Français : « Je n’ai pas été élu pour m’incliner devant les fatalités. Du reste, je ne crois pas à la fatalité. » Ou encore dans son discours de Rome : « On ne subit pas l’avenir comme un fait. » Cette croyance se repère dans le séquençage en deux temps de la plupart de ses discours. Le premier pour constater une situation, le second pour affirmer la nécessité de la modifier.

Il s’agit là d’un choix clair entre deux visions du monde qui, en tant que posture philosophique, ne peut faire l’objet que d’un engagement a priori. Sur ce point, sa religion est ainsi faite. Il croit résolument en un monde sous emprise humaine. Croyance qui ne se conçoit qu’en posant une extériorité au monde au nom de laquelle cette emprise s’exerce. Même si son credo reste plus intuitif que cérébral, le chef de l’Etat est authentiquement monothéiste. C’est pour cela qu’il est, en définitive, peu probable qu’il évolue sur ce point. Cela surprend, fait causer et parfois inquiète. L’épreuve du pouvoir n’a pas ramené notre Président au bon vieux principe immanentiste de réalité. Vers quoi tout cela nous mènera-t-il ?

L’opinion reste perplexe. Sur le fond, elle ne demande pas mieux que de continuer à croire en l’aventure. Depuis qu’il est aux affaires, le débat politique a repris ses droits. Non pas celui entre droite modérée et gauche réformiste, mais celui sur les enjeux de civilisations. Le rapport que nos sociétés entretiennent avec la transcendance est redevenu une question débattue. Faut-il le regretter ?

Avec le chef de l’Etat, nous tentons une sortie de la post-histoire, celle où plus rien ne se passait, celle sur laquelle on n’avait plus de prise. Mais dans le même temps, l’audace inquiète. Si l’Histoire devait se remettre en marche, pense-t-on, ne ramènerait-elle pas le tragique dans ses soutes ? Et dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux revenir à la soumission d’un monde donné ?

Revenons à Sarkozy et retrouvons les problèmes et les questions. Quelle politique veut-il vraiment conduire après le réveil du Politique ? Sur ce point, le président reste en campagne. Et parfois en rase campagne. Car une chose est de rendre à l’action publique son sens, une autre est de définir le sens de cette action. Agir, oui. Mais pourquoi ? Et pour quoi ? Avoir des résultats ne suffit pas en soi. On peut trouver stupide la manie de l’évaluation. Il est, en tout cas, invraisemblable que les critères sur lesquels l’action des ministres pourraient être jugée n’aient été que partiellement rendus public. Vers quels rivages le chef de l’Etat veut-il conduire l’embarcation dont il prétend avoir repris les commandes ? Au nom de quoi prétend-t-il agir ? Et, au fait, puisqu’il invoque le Ciel, quel est son Dieu en vérité ?

Croit-il au libéralisme pour « remettre l’homme au cœur de la mondialisation » ? Soutient-il que l’étatisme a des vertus salvatrices ? A-t-il une idée des programmes qu’il conviendrait de diffuser sur une chaîne de télévision libre de publicité ? Et les racines chrétiennes de la France, faut-il les protéger ou les repeindre aux couleurs du communautarisme ? La France est dans le camp occidental, vient-il de rappeler devant les ambassadeurs. Mais l’atlantisme doit-il redevenir le principe de sa politique extérieure ?

Que pense Sarkozy, au fond ? Malgré (où à cause) de Guaino, on ne le distingue pas bien. Pour l’heure, l’agitation lui tient lieu de boussole, le mouvement permanent de direction, et sa personne de programme.

Après les premiers émois viendra le temps de la décantation. On verra alors si le couple qu’il veut former avec l’Histoire survivra au voyage de noces.

Dealer de krach

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La valeur n’attend pas le nombre des années. Les valeurs financières, non plus. Pour preuve, à 31 ans, le Français Jérôme Kerviel est suspecté d’avoir accompli le plus gros braquage du siècle en faisant perdre 4,9 milliards d’euros à la Société-générale-votre-argent-nous-intéresse. A vrai dire, il s’agit d’un braquage de Pieds Nickelés, puisque ni Croquignol ni Ribouldingue ni Filochard ne profitent du crime.

L’indélicatesse est certainement la pire faute qui soit. Celle, tout d’abord, de la Société générale qui n’a pas eu la politesse d’attendre que Jérôme Kerviel parvienne à une somme bien ronde. Avouez que 5 milliards, ça aurait fait moins mesquin qu’une décimale qui flotte.

A la rigueur, Kerviel aurait fait perdre 4 milliards et demi à la Société générale, passe encore. Mais ce petit dixième de milliard manquant, ça sent l’amateurisme ; ça ne fait pas très sérieux, pas très Financial Times ni International Business School : ça fait Arpagon du village, province, emprunt russe, magot de vieille douairière caché sous le matelas.

A l’heure où la France entre avec joie et allant dans la modernité d’un kennedyanisme triomphant (après Jackie, Marylin), cette triste affaire fait revenir sur le devant de la scène un pays à la Flaubert, où l’on chipote sur la décimale quand on aurait pu faire dans le beau, le rond et le gros milliard.

Il y a aussi l’indélicatesse des journalistes qui parlent de « trader fou » pour jeter un opprobre immérité sur Jérôme Kerviel. A-t-on jamais vu un trader sain d’esprit ? Un trader, par nature, c’est frapadingue, ça s’excite, ça vous pousse de petits cris aigus à la simple vue d’une calculette.

Avant de me marier avec Willy, je suis sortie trois ans avec un trader de Francfort. Une erreur de jeunesse. Quand il rentrait le soir à la maison, ôtait sa ridicule chemise bleue à col blanc et venait se coucher à mes côtés, il fallait que je lui susurre à l’oreille les parités du mark avec le yen, le dollar, la livre sterling, le franc et la lire, pour qu’il consente à se mettre en action (l’euro a dû simplifier le métier aux femmes de traders). Puis, quand il sentait approcher le moment le plus critique (et le plus délicieux) de l’acte, il se prenait à crier : « Ich kaufe, kaufe, kaufe, kaufe… » (J’achète) Il imitait tellement bien la locomotive avec ses « kaufe » à répétition que je suis certainement la seule femme au monde, avec quelques suicidées, dont on ne peut même pas dire que le train ne leur est pas passé dessus. Il a été interné depuis.

La troisième indélicatesse est celle des banquiers. Leur jalousie fait peine à voir : depuis quelques jours ils se répandent en mines attristées et parlent de Jérôme Kerviel comme du déshonneur de toute une profession…

Pensez ! A 31 ans, ce petit gars plein de promesses leur en a redonné à voir, eux qui se contentent de vous pourrir la vie pour cent euros de découvert non-autorisé, alors qu’ils pourraient avoir la décence de vous déranger quand votre découvert atteint les 4,9 milliards d’euros.

Le petit Jérôme m’a convaincue au moins d’une chose : demain, j’ouvre un compte à la Société générale. Ça le fera bien venir, le krach.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

La République et le rayon transcendance du supermarché

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Sans transcendance, point de valeurs : Nicolas Sarkozy l’a, en substance, affirmé au Vatican fin décembre. Dans la bouche du président de la République, de tels propos reflètent plus qu’ils ne le suscitent l’apparent retour en grâce de la religion dans la société française. Que ce revival soit entériné au plus haut sommet de l’Etat révèle une République résignée. L’Etat-nation semble en panne. Comme la religion, dont le président n’en finit pas de redécouvrir les vertus, il trimballe un passé de grandeur et d’infamies conjuguées. Il se révèle incapable de fournir le carburant du vivre-ensemble. A vrai dire, ce n’est plus le problème. Quel que soit le nom qu’on lui donne, on attend de l’instance paternelle qu’elle nous materne et nous prodigue du bien-être. Bonheur pour tous : on peut toujours espérer que la Providence va prendre le relais de l’Etat.

C’est dans cette perspective que s’explique un micro-fait passé largement inaperçu. Un intrus s’est récemment faufilé dans le palmarès des meilleures ventes 2007 : la Bible. A l’origine de ce succès commercial, on trouve la Société biblique de Genève qui a édité cette nouvelle traduction, mise en vente dans les librairies et supermarchés des pays francophones au prix de 1,50 €. Résultat : pas moins de 200.000 exemplaires vendus en France pendant les quatre derniers mois de 2007.

« Le trésor de l’humanité… au prix d’un café », annonce l’éditeur malin qui a avoué au Figaro qu’en plaçant sa marchandise dans la grande distribution, il cherchait « l’achat instinctif ». Cette opération de marketing très réussie a agacé les confrères envieux, donnant lieu à une querelle de chapelles agrémentée d’accusations d’intégrisme et de soupçons de financement opaque. Il faut pourtant s’interroger sur les raisons tel succès. Les Français se seraient-ils privés jusque-là de ce « trésor de l’humanité » à cause de son prix trop élevé ? Cet engouement biblique qui va de pair avec le succès des évangélistes et des communautés charismatiques, ou celui des messes pour « JP » (jeunes professionnels), est plutôt le signe du développement d’un marché des religions et spiritualités. Après le politique et le culturel, c’est au tour du religieux d’être happé par l’extension du domaine de la consommation.

Un animal politique aussi doué que Nicolas Sarkozy ne pouvait pas rater ce phénomène. Son discours du Latran, en partie réitéré en Arabie saoudite, a fini par déclencher une polémique – quoi qu’avec un certain retard à l’allumage, la gauche a peut-être trouvé là un nouveau cheval de bataille. « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, a notamment affirmé Nicolas Sarkozy, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. » Autrement dit, seule la religion peut fonder un système moral. Sans un super-flic pour le surveiller, l’Homme est incapable de rejeter le Mal, voilà, en somme, ce que nous a dit le président.

Nicolas Sarkozy est l’homme de l’instant, celui qui sait renifler l’époque. Il est capable de réconcilier « la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance » et le consumérisme effréné, le culte de marques qui finiront par tenir lieu de tout lien social. Son imaginaire semble être façonné par les dossiers « spécial riches » des hebdomadaires, où le « bonheur » est une jouissance intrinsèquement lié à l’argent.

La République a prétendu, et longtemps avec succès, à remplacer l’Eglise comme socle des valeurs positives, contre tous ceux qui ne voyaient en elle qu’un cadre politique, un réceptacle sans âme. Elle a su mobiliser les Français autour de la Nation, du mérite et de l’ascension sociale et plus encore, autour de la transmission de ces valeurs. (George Steiner évoque cette période où une moitié de la France enseignait l’autre). Depuis deux ou trois décennies, cette transmission s’est interrompue. La mort de Dieu annonçait celle du roi, de la loi, de l’autorité et enfin de tout ce qui pouvait se dire « Père ». Le besoin mal articulé de transcendance qui fait surface aujourd’hui n’indique pas, contrairement à ce que feignent de redouter les « laïcards » en guerre contre des ennemis imaginaires, la « sortie de la sortie de la religion » disséquée par Marcel Gauchet, mais la fin d’un cycle entamé en 1789. Plus besoin de tuer le Père puisqu’il est déjà mort.

Evidemment, Dieu n’a emporté dans son tombeau ni l’arbitraire ni la violence. Le XXe siècle nous a appris à rejeter radicalement l’un comme l’autre. Tant mieux. Il est cependant fâcheux que nous ayons tendance à les voir et les dénoncer partout. Après Auschwitz, on n’a plus le droit de flanquer une claque à un enfant gâté. Bref, nous avons renoncé à assumer et nous nous consolons dans la consommation. Le problème, c’est que les effets de cette drogue sont de plus en plus courts. Déjà vu, déjà fait, déjà porté, déjà usé – plus ça change, plus c’est pareil. L’écran géant ne suscite pas les mêmes émotions fortes que l’achat de la première télé il y a 45 ans.

Reste donc le consumérisme spirituel. Il a très peu à voir avec la religion et beaucoup avec le culte du « pouvoir d’achat », c’est-à-dire avec la certitude que le bonheur se trouve à cent, mille ou un million d’euros. Que l’offre soit gratuite ne change rien, le consommateur des religions est tout aussi avisé que son congénère matérialiste – quand ce n’est pas le même individu : il compare, picore, télécharge et « copie colle ».

Seulement, il n’y a aucune chance (ou aucun risque) que la consommation frénétique de religiosité fournisse le sens recherché. La République n’a aucune raison d’abandonner le terrain de valeurs. Nicolas Sarkozy a axé sa campagne sur la réhabilitation du volontarisme. Il prétend changer la réalité en profondeur. Qu’il soit celui de la volonté ou de la spiritualité, son discours sonne creux, peut-être parce qu’il émane d’un amateur de Rolex et autres chronographes qui coûtent trois ou quatre années de Smic. Le président devrait se rappeler que sa charge est un sacerdoce.

L’homme qui n’avait pas de poils aux pattes

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Comment dites-vous en français ? « Cela m’a scié les jambes. » La Fédération internationale d’athlétisme vient de refuser à Oscar Pistorius de participer aux Jeux Olympiques de Pékin. Pour quelle raison ? Ce Sud-Africain blanc comme un oeuf est-il un chantre de l’apartheid ? A-t-il des positions contraires aux hautes valeurs des Jeux Olympiques, valeurs si bien incarnées par la grande République populaire de Chine ? Non, il faudrait qu’il puisse d’abord y réfléchir – c’est un sportif. Son patronyme en est-il la cause ? Même pas : il y a beaucoup plus ridicule que « Pistorius » – enfin, il faut chercher longtemps, mais ça doit se trouver. Peut-être ne supporte-t-il pas le riz cantonnais, la corbeille aux cinq bonheurs et les nems – aller au chinois tous les jours, c’est quand même l’angoisse niveau transit ? Pas davantage.

Amputé des deux jambes, il est doté de deux prothèses en fibre de carbone qui, selon les autorités sportives internationales, constituent un « avantage mécanique évident ». Sans me vanter, je trouve qu’ils ont l’évidence un peu rapide et un peu mécanique à la Fédération internationale d’athlétisme.

Vous me permettrez de ne pas me vautrer dans le politiquement correct, mais il faut bien reconnaître une chose : le sens commun a plutôt tendance à plaindre un handicapé qu’à critiquer les avantages dont il serait pourvu. On plaint un sourd de ne pas pouvoir entendre Bach ; on l’envie rarement d’échapper à la musique de Stevie Wonder, à la tristesse duquel on peut toutefois compatir de n’avoir jamais vu le piano de Ray Charles.

D’accord, Oscar Pistorius bénéficie de scandaleux avantages. Il a, d’abord, une carte officielle et dûment tamponnée de « personne en situation de handicap » (le terme handicapé est bien trop hard à nos chastes oreilles parfois mal-entendantes comme un pot) : lorsque l’athlète sud-africain veut garer sa voiture devant le Auchan de Pretoria ou le Leclerc de Johannesburg, il est sûr de trouver une place aussi facilement que les époux Mandela. De même, quand il va retirer une lettre à la poste du Cap, la préposée acariâtre le fait passer avant tout le monde. Et au bureau de la Sécurité sociale de Bloemfontein, on lui fait des ronds-de-jambe à n’en plus finir devant des files de personnes valides et injustement traitées.

Mieux encore, je suis certaine que lorsque vous vous plaignez de vos cors au pied, Oscar Pistorius rit à votre nez avec l’insolence qui caractérise tous les culs-de-jatte. L’handicapé est moqueur : on sait ça, à la Fédération internationale d’athlétisme.

Les handicapés, éclopés et gueules cassées bénéficient de tant d’avantages que cela vous inciterait à vous faire amputer de quelque chose : les jambes, les bras, la tête, alouette, enfin quelque chose d’inutile. C’est une évidence. Pourtant, ce n’était pas une raison pour que les dirigeants de la Fédération internationale d’athlétisme nous piquent une petite crise de jalousie et la règlent en se vengeant : « Quoi, Oscar, t’as perdu tes jambes ? Ça t’apprendra à ne pas ranger tes affaires. »

La décision est d’autant plus sévère et injuste que chez les organisateurs des Jeux Olympiques on n’a jamais été très regardant en matière de prothèses… Certes, j’exagère un peu : outre les roudoudous d’acier dont se plaignaient Kornelia Ender et Karen Koenig, ce n’était pas des prothèses qu’arboraient crânement les nageuses de l’ex-RDA. Leur « avantage évident », dont elle pouvait aisément se servir comme d’un gouvernail, poussait très naturellement entre leurs cuisses. A cause de l’eau chlorée des piscines.

Il ne reste plus à Oscar Pistorius qu’à s’inscrire aux Jeux Handisports. Mais qu’il soit prévenu une fois pour toutes : on lui ôtera ses prothèses en carbone pour lui visser au cul deux belles jambes de bois. En chêne, c’est plus solide. Non mais ! On ne va pas laisser un cul-de-jatte doté « d’avantages mécaniques évidents » ridiculiser nos valeureux sportifs de haut niveau qui n’ont, eux, à leur disposition que des avantages chimiques évidents.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle

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Rony Brauman, né à Jérusalem en 1950, est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Après avoir travaillé plusieurs années comme médecin sur le terrain, il est devenu président de MSF en 1982 et a occupé ce poste jusqu’en 1994. Il est actuellement directeur de recherches à la Fondation Médecins Sans Frontières et professeur associé à l’IEP Paris. Il est chroniqueur pour le magazine trimestriel Alternatives Internationales. Ses principales publications Eloge de la désobéissance (avec Eyal Sivan), Le Pommier-Fayard, 1999, édition Poche-Pommier, 2006, Penser dans l’urgence, (entretiens avec Catherine Portevin), Le Seuil, 2006, La Discorde. Israël-Palestine, les Juifs, la France, (avec Alain Finkielkraut, conversations avec Elisabeth Lévy), Mille et Une Nuits, 2006 et Aider, sauver, pourquoi, comment ? Petite conférence sur l’humanitaire, Bayard, 2006.

« Quand les caméras seront parties, il ne restera que la misère » : pendant les « semaines de la compassion » qui ont suivi le Tsunami en décembre 2004, vous avez été atterré par cette phrase, prononcée par un journaliste ou un autre professionnel du bon sentiment. L’affaire de l’Arche de Zoé est-elle l’aboutissement logique de l’évolution de l’humanitaire ?
A la faveur de circonstances particulières, le langage humanitaire a pu arriver jusqu’à ce point de folie. Mais, effectivement, ce langage-là, on l’a déjà entendu en d’autres moments, et notamment après le tsunami en Asie du sud-est. On disait alors que des milliers d’orphelins erraient dans les rues, risquant de devenir les proies de rackets pédophiles. Et déjà, des initiatives avaient été lancées en vue de favoriser les adoptions. Heureusement, tout cela avait rapidement tourné court. Mais l’état d’esprit, le cadre, la matrice étaient là. Je pense aussi à un épisode de la guerre en Bosnie : une ONG avait décidé d’amener en France mille enfants bosniaques pour qu’ils passent un hiver à l’abri des bombes. Avec d’autres, notamment les gens de Handicap International, j’avais pris position contre ce projet totalement stupide. Sans succès. En réalité, ces enfants n’étaient pas sous les bombes et surtout, le traumatisme de l’arrachement à la famille et l’angoisse de l’abandon étaient plus violents que le maintien sur place, même dans une situation si dure que la guerre de Bosnie. Bien entendu, nous étions passés pour de mauvais coucheurs qui n’aiment pas les enfants et se fichent de les laisser sous les bombes. Autre exemple, au début des années 90 : des familles en attente d’adoption se sont précipitées en Roumanie après la chute de Ceausescu pour y adopter des enfants placés dans des orphelinats, mais qui n’étaient pas nécessairement des orphelins. C’était un véritable marché aux enfants, choisis par certains en fonction de l’âge, la taille la couleur des yeux. On a même vu des parents ramener des enfants après quelques semaines, parce que quelque chose n’allait pas. Il y avait en quelque sorte un défaut de fabrication. Ils réclamaient le service après-vente. Avec les cas de ce type, on est dans la marchandisation humanitaire intégrale. Tout cela pour dire que l’Arche de Zoé ne sort pas de nulle part et que l’aspect adoption y est important. D’ailleurs, le Congo a décidé d’interdire les adoptions internationales à la suite de cette affaire.

Tous ces cas, le tsunami, les épisodes bosniaque ou roumain que vous mentionnez ou l’Arche de Zoé mettent en jeu deux vaches sacrées de l’époque : l’humanitaire et l’enfance. L’humanitaire se préoccupe des victimes et l’enfant, en quelque sorte, est la victime idéale puisqu’il est innocent (ou a de grandes chances de l’être).
L’idée que, dans une situation de crise, quelles qu’en soient l’origine et la nature, il y a des enfants menacés qu’il faut sortir de là, s’accorde naturellement avec la frénésie d’adoption que l’on sent dans nos sociétés – et je ne prétends pas la juger. L’Arche de Zoé n’a donc eu aucun mal à rassembler un large groupe de familles en jouant sur l’ambiguïté d’un accueil qui pouvait se transformer ultérieurement en adoption. Ses dirigeants n’ont eu qu’à intervenir sur des forums de parents adoptants. Toute leur opération reposait sur la conviction qu’arracher un enfant à l’horreur du quotidien dans lequel il vit, c’est lui donner le bonheur et la sécurité. Or cette horreur n’est pas si évidente que cela et une telle affirmation est la porte ouverte aux abus de toute sorte. On le voit aussi en France quand les familles les plus vulnérables se voient systématiquement retirer leurs enfants par l’assistance sociale. Il existe un continuum entre toute ces formes de protection de l’enfance par des familles, des gens, des institutions qui veulent être à tout prix les protecteurs de l’enfance, y compris au détriment des enfants eux-mêmes.

En somme, dans les zones de guerre ou de crise, et notamment dans ce no man’s land imaginaire qu’est l’Afrique, tout enfant est un orphelin ou un malheureux en sursis. Et en Occident, l’enfant est un droit de l’homme.
Oui. Tout se passe comme si ne pas avoir d’enfant constituait un déni de droit. L’enfant est un bonheur auquel chacun a droit. Notre président ne vient-il pas de rappeler que chacun a droit au bonheur ?

Le génie du girardisme

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Je ne pense pas que « toutes les religions se valent », contrairement à l’opinion professée par 62% de mes camarades catholiques pratiquants (sondage La Croix, 11-11-07). Sinon je laisserais tomber aussi sec le catholicisme, et peut-être même sa pratique.

Au contraire je suis intimement touché, non par la grâce hélas, mais par la beauté de ma religion à moi, la seule qui repose tout entière sur l’Amour. Le coup du Créateur qui va jusqu’à se faire homme par amour pour sa créature (et pour lui montrer qu’elle-même peut « faire le chemin à l’envers », comme disait le poète), c’est dans la Bible et nulle part ailleurs !

Le génie du christianisme, c’est d’avoir transmis aux hommes vaille que vaille depuis 2000 ans cette Bonne Nouvelle : si ça se trouve, Dieu tout-puissant nous aime inconditionnellement depuis toujours et pour toujours ; Il l’aurait notamment prouvé dans les années 30 de notre ère, à l’occasion d’une apparition mouvementée en Judée-Galilée.

Le génie du girardisme, c’est de mettre en lumière le message christique comme l’unique et évident remède aux maux dont souffre la race humaine depuis la Genèse, c’est-à-dire depuis toujours, et dont notre époque risque désormais de crever, grâce aux progrès des sciences et des techniques.

J’ai mis longtemps à comprendre René Girard. Il répondait brillamment, dans un langage philosophique et néanmoins sensé, à des questions que je ne me posais pas (sur le mimétisme, le désir, la violence…) Et puis j’ai fini par comprendre que mes « questions métaphysiques » manquaient de précision – et aussitôt j’ai commencé d’apprécier les réponses de René. Il faut dire aussi que ce mec ne fait rien comme tout le monde. Y a qu’à voir comment il définit son métier : « anthropologue de la violence et des religions », je vous demande un peu ! Qu’est-ce que c’est que cette improbable glace à deux boules ? Serait-ce à dire que toute violence vient du religieux, comme l’ânonne avec succès un vulgaire Onfray ? Non, cent fois non : Girard est un philosophe chrétien, c’est-à-dire l’inverse exact d’Onfray.

Au commencement était le « désir mimétique », nous dit René Girard. Et d’opposer le besoin, réel et parfois vital, au désir, « essentiellement social (…) et dépourvu de tout fondement dans la réalité ». Alors, je vous vois venir : cette critique du désir ne serait-elle pas une vulgaire démarcation de l’infinie sagesse bouddhiste ? Eh bien pas du tout, si je puis me permettre ! Le christianisme ne nous propose pas de choisir entre le désir et le Néant (rebaptisé « Nirvana »), mais entre le désir et l’Amour, source de vie éternelle.

Il est cocasse, à propos du désir mimétique, de voir notre anthropologue mettre dans le même sac Don Quichotte et Madame Bovary. « Individualistes », ces personnages ? Tu parles ! Don Quichotte se rêve en « chevalier errant »… comme tous les Espagnols de qualité en ce début de XVIIe siècle décadent. Quant à Emma, c’est la lecture de romans qui instille en elle l’envie mimétique d’être une « Parisienne » comme ses héroïnes. Au moins Quichotte et Emma ont-ils l’excuse d’être eux-mêmes des personnages de fiction – ce qui n’est malheureusement pas le cas de tout le monde.

Proust, par exemple, n’est pas un héros de roman, c’est le contraire : un écrivain. Même que son premier roman Jean Santeuil (découvert, par bonheur, seulement en 1956) était plat et creux à la fois. Explication de l’anthropologue, qui décidément se fait critique littéraire quand il veut : Marcel n’a pas encore pigé l’idée qui fera tout le charme de sa Recherche. Le désir est toujours extérieur, inaccessible ; on court après lui et, quand on croit enfin le saisir, il est bientôt rattrapé par la réalité qui le tue aussitôt : « Ce n’était que cela… »

« Le désir dure trois semaines », confiait l’an dernier Carla Bruni, favorite de notre président depuis maintenant neuf semaines et demi. « L’amour dure trois ans », prêche en écho le beigbederologue Beigbeder. Mais ces intéressantes considérations sont faussées par une fâcheuse confusion de vocabulaire. L’amour au sens girardien, et d’ailleurs chrétien du terme, n’a rien à voir avec le désir. On peut jouer tant qu’on veut au cache-cache des désirs mimétiques croisés, et même appeler ça « amour » ; mais comme dit l’ami René, « comprendre et être compris, c’est quand même plus solide » !

Rachida Dati, sainte Benazir ou le syndrome de Marie

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Entre symboles, on se tient les coudes. Entre femmes aussi. Rachida Dati n’a donc pas résisté au besoin impérieux d’apporter sa contribution au monument érigé à la mémoire de Benazir Bhutto à coups de lieux communs et de grands sentiments. Gil Mihaely a parfaitement montré ce qu’il convenait de penser du titre de symbole de la démocratie décerné les yeux fermés par la presse à la politicienne assassinée. Mais l’article signé par le ministre de la Justice et publié dans Le Monde mérite une mention particulière. Au festival du poncif féministe, il obtiendrait la palme d’or haut la main.

Oublions le français plutôt baroque. Si quelqu’un peut m’expliquer ce que signifie « enlever la vie de Benazir Bhutto, c’est vouloir annihiler les jalons sociaux, politiques et humains qui doivent pourtant lui survivre » ou encore m’apprendre ce qu’est une injustice qui « crée un écho universel reniant simultanément la voie de la Justice et le sens de l’Histoire », je lui en serai fort reconnaissante. Mais il serait dommage que le conseiller qui a pondu cette merveille soit viré – le cabinet du ministre finirait par faire désordre voire désert.

Passons sur l’emphase qui ferait passer la prose de BHL pour un chef d’œuvre de sobriété : « La barbarie de cet acte terroriste » serait, parait-il, « l’incarnation suprême de l’Injustice », majusculisée pour l’occasion. Contentons-nous de nous demander quel qualificatif Rachida Dati sortira de son armoire à grands mots le jour où il lui faudra évoquer un massacre de masse. Mais peut-être considère-t-elle Benazir Bhutto comme la porte-parole de toutes les victimes passées et à venir.

Compte tenu de la gravité des faits, on s’interdira de sourire quand Madame Dati souhaite que l’assassinat d’un « symbole de la démocratie en terre d’islam » ne freine pas la marche vers l’égalité. En effet, pour que cette marche ne fût point freinée, encore aurait-il fallu qu’elle eût lieu. Faire du Pakistan, le premier producteur de Talibans, un pays pionnier de l’égalité entre les sexes, il fallait oser. Quant au « progressisme » dont Bhutto, à en croire notre garde des Sceaux, était aussi le symbole, voilà une plaisante fable, s’agissant d’une dame qui croyait à la légitimité dynastique au point d’avoir désigné comme dauphin son fiston, son époux étant appelé à jouer le rôle du régent (ce qui devrait lui permettre de veiller d’un œil sourcilleux sur les finances du parti, euh pardon, de la famille).

Si notre géopoliticienne en herbe – et en jupons – consentait à examiner froidement la réalité, elle parviendrait aisément à la conclusion qu’une femme chef d’Etat ou de gouvernement est très souvent l’exception qui confirme la règle : que l’on sache, le règne de Victoria ne se déroula pas dans une Angleterre particulièrement propice à l’épanouissement des femmes. En matière de droit des femmes, une péronnelle n’annonce pas le printemps.

Mais Rachida Dati préfère oublier que dans l’expression « femme de pouvoir » il y a pouvoir. « Du progrès, écrit-elle encore, surgissent des femmes engagées, revendiquant la modernité, la rupture avec la culture de la guerre, de la puissance et de la domination. » Winnie Mandela, Agathe Habyarimana, Simone Gbagbo, qui jouèrent un rôle politique de premier plan, avaient assurément rompu avec la culture de la puissance. Et Golda Meir ne savait pas ce qu’était la guerre. Madame Dati, dont on connait la douceur (dans le travail, s’entend) n’est-elle pas la preuve que les femmes sont des hommes politiques comme les autres ?

Mais aux marécages du réel, Rachida Dati préfère les sommets du mythe. Et le mythe qu’elle a en tête, c’est celui de la mère éternelle : Marie, rien de moins. Peu lui importe que ni Benazir Bhutto, ni Indira Gandhi, ni Golda Meir, ni Maggie Thatcher, ni Olympe de Gouges qu’elle cite avec ravissement n’aient été taillées pour le rôle. Elle ne se demande pas si « les femmes » dont elle se fait la porte-parole ont envie d’enfiler le costume de Piéta dont elle prétend les affubler – pour ma part, si on me donne le choix, j’aime autant les habits de la Liberté dépoitraillée de Delacroix ou, à la rigueur, ceux de Madame Sans-Gêne. Madame le ministre revient aux fondamentaux : « Il existe, nous apprend-elle, une relation symbolique entre l’idée de la femme, de la mère, et celle de la Nation. » On n’en saura pas plus sur cette relation symbolique et peut-être faut-il s’en réjouir. Mais ce n’est pas tout. « Il existe également, poursuit-elle, un ressort vital les conduisant (les femmes) à refuser la mort de leurs enfants. » Comme chacun sait depuis le pétage de plomb du roi David après la mort de son fils Absalon, pourtant rebelle au point d’avoir provoqué une guerre civile, les pères, eux, l’admettent sans problème.

Fariboles dépourvues de la moindre importance, dira-t-on. Oui et non. Je ne sais pas de quoi Benazir Bhutto était le symbole, mais sa béatification prouve, si besoin était, que le féminisme est dans un cul-de-sac, englué dans une bien-pensance qui pense plutôt mal, et pour tout dire pas du tout. « Parce qu’elle touche une femme, écrit la ministre, l’injustice qui a frappé Benazir Bhutto est encore plus criante et universelle. » En clair, il est plus grave d’attaquer une femme qu’un homme. Nous y voilà. Terminus tout le monde descend. Tous les hommes sont égaux, mais certaines sont plus égales que d’autres. Vous, je ne sais pas, mais moi, ce n’est pas là que je voulais en venir.

Franchise médicale

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Roselyne Bachelot a raison : la franchise médicale est une nécessité. Il faut certainement remonter à Hippocrate de Cos pour trouver une résolution aussi utile à la Science et à l’Homme. Bachelot et Hippo : même combat ! C’est ce que l’on lira dans les livres d’histoire du XXVIIe ou du XXVIIIe siècles.

Prenez l’exemple de Willy, mon mari : il est hypocondriaque. Il n’a jamais de rhume, mais un éternuement est chez lui le signe avant-coureur d’un cancer des voies respiratoires. Il ne souffre jamais de maux de tête, tout juste éprouve-t-il les symptômes d’une tumeur maligne qui, tôt ou tard, finira par l’emporter – et tout cela parce que j’utilise un téléphone portable dont les sales ondes lui pourrissent son petit crâne écologique.

Chez Willy, une simple écorchure au petit doigt n’appelle pas le sparadrap, mais le tétanos et la mort imminente dans d’affreuses douleurs. Lorsqu’à l’âge de quarante ans, il a commencé à perdre ses cheveux pour ressembler à Brice Hortefeux, ce n’est pas l’hérédité génétique ni les caractères capillaires de l’ADN que Willy a mis en cause, comme on le fait dans sa famille de chauves depuis quelques siècles : c’est le nuage de Tchernobyl qui a provoqué la dégénérescence précoce de ce qui lui servait de cheveux, en passant au-dessus de sa tête en 1986.

Le 12 septembre 2001, on l’a transporté d’urgence au Katharinehospital de Stuttgart pour une prétendue crise d’asthme causée par l’effrondrement des tours jumelles du World Trade Center : un gros nuage de poussière avait fait le trajet New York – Stuttgart pour venir s’abattre sur les bronches de Willy. Selon lui, la seule chance qu’il ait eue dans son malheur fut de ne pas avoir été contaminé par l’amiante…

Comme tout écolo allemand qui se respecte, Willy est partisan de la doctrine de la montagne qui accouche de la souris : à grandes causes, petits effets.

Le Dr Schweitzer (ne jamais lui demander l’heure) est notre médecin de famille. On dit « médecin de famille », car on le suppose ne pas être homme à se contenter de tuer un patient à la fois quand il peut décimer papa, maman, la bonne et moi en un seul diagnostic. Chaque fois qu’il va mal, Willy va consulter le Dr Schweitzer. Ce dernier conforte alors mon mari dans son hypocondrie avec un enthousiasme non-feint.

Je peux comprendre que la vérité soit difficile à annoncer à un malade lorsque les analyses montrent qu’il n’en a plus pour très longtemps. Beaucoup d’ailleurs tournent autour du pot, font des circonvolutions, essaient de changer de sujet, avec doigté, tact et délicatesse.

– Docteur, c’est bien une appendicite ?
– Tout de suite, les grands mots ! Une appendicite ! Et pourquoi pas une péritonite pendant que vous y êtes ? Vous avez juste un petit cancer du foie… Et ne faites pas l’enfant. Fait pas chaud pour la saison. Vous avez vu, Sarko et Carla ? Quelle histoire ! Si on nous avait dit ça…

Le Dr Schweitzer est d’une humanité si bouleversante qu’il préfère taire la vérité à ses patients plutôt que de rajouter à la douleur physique la détresse morale. « Il vaut mieux, dit-il, un petit mensonge qu’une grande peine. » Dr Schweitzer ment, Dr Schweitzer ment, Dr Schweitzer est allemand.

Le problème est qu’en cinquante ans d’exercice plus ou moins légal de la médecine le brave Dr Schweitzer a pris le pli : il ment toujours et jamais ne dit la vérité. Cela convient parfaitement à mon hypocondriaque de mari : la semaine dernière, Willy, qui a passé son le réveillon à fumer la moitié de la production agricole afghane, avait la migraine. Le Dr Schweitzer n’a pas attendu minuit pour lui prescrire un scanner, un bilan sanguin et une échographie. Pourquoi une échographie ? Les femmes enceintes y sont sujettes. On n’est jamais trop prudent.

Heureusement que Willy n’a pas l’hypocondrie trop ambitieuse : cela ferait longtemps qu’il l’aurait eue, sa chimio.

Vous aurez donc bien compris que Roselyne Bachelot a raison d’instaurer la franchise médicale. Elle fait oeuvre de salubrité publique : quand nos médecins auront un peu plus de franc-parler, nous aurons beaucoup moins de malades imaginaires.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

Bhutto assassinée : un symbole, mais de quoi ?

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Un symbole a été tué au Pakistan – Le Parisien et d’autres l’ont proclamé en « une », on nous l’a répété sur tous les tons : avec l’assassinat de Benazir Bhutto, un grand espoir s’est éteint. Espoir de quoi ? C’est bien la question. Première femme à la tête d’un gouvernement dans un pays musulman, Madame Bhutto incarnait, parait-il, une promesse de démocratie. Le problème est qu’il s’agit d’un conte de fées. Philippe Cohen a plaisamment dénoncé la « béatification de Benazir Bhutto par BHL« . Bien vu, Philippe. Pour BHL, les relations internationales sont une garden party où se pressent des stars qui sont, comme lui, autant de « symboles » capables de transformer le monde grâce à quelques coups médiatiques bien assenés. On a l’habitude de ses élans lyriques. De même, la pieuse communion médiatique autour de la défunte n’est guère surprenante. Benazir Bhutto a en effet eu droit à une salve grandiloquente et pleurnicheuse – la voilà désormais intouchable. « L’espoir assassiné », proclamait gravement Pierre Rousselin, directeur-adjoint de la rédaction du Figaro, dans un édito écrit d’une plume dégoulinante de bons sentiments. Madame Bhutto, expliquait-il, était « le symbole de l’avenir démocratique d’un pays trop longtemps sous le joug d’une dictature militaire ». On croit rêver. Le PPP (Parti du peuple Pakistanais) ayant décidé de porter à sa tête le fils de la défunte qui sera coaché par le veuf, il faut saluer ce régime nouveau que l’on pourrait qualifier de démocratie dynastique. Que l’assassinat de Benazir Bhutto soit un signe supplémentaire de l’anarchie qui règne au Pakistan est indéniable. Ce n’est pas une raison pour repeindre l’histoire en rose. Redescendons sur terre.

Avant d’incarner l’espoir et la démocratie, bref, de figurer les gentils dans le western qui tient lieu de récit médiatique du monde, les Bhutto étaient de grands propriétaires terriens souvent décrits comme féodaux. Le père de Benazir, Zulfiqar Ali Bhutto, avait eu l’intelligence de devenir le concessionnaire local de la rhétorique démagogico-socialiste quand celle-ci était très en vogue, à la fin des années 1960. Mais ce grand démocrate n’a guère apprécié le résultat des élections qu’il avait appelées de ses vœux. Pour ce prince du Sindh, le bastion familial, la démocratie était une mode dictée par l’air du temps plutôt qu’une conviction. Ses calculs politiciens ont contribué à précipiter la sécession de l’est du pays et la création Bangladesh. Bref, il fut un politicien, ni pire ni meilleur que les autres. Evidemment, cela ne justifie en aucun cas son exécution en 1979. Mais une corde ne suffit pas à faire un martyr.

Quant à Madame Bhutto, son bilan est pour le moins décevant. Son premier atout était son nom. Belle (sa principale qualité selon Mitterrand et BHL), intelligente et cultivée parait-il, elle est devenue le chouchou de la presse internationale, une star mondialement reconnue – on ne saurait exclure que le voile blanc devenu sa marque de fabrique ait joué un rôle dans cette starisation. En 1988, son élection a donc été accueillie à grands renforts de superlatifs. Une femme élue dans un pays musulman : en guise d’analyse d’une réalité compliquée, le public n’avait qu’à se contenter d’idées simples et de formules creuses. Il aurait été rabat-joie d’avancer l’hypothèse que cette élection ne disait pas grand-chose du monde islamique – même pas de l’islam des Lumières tant aimé par BHL – et beaucoup du sous-continent indien. Car avant d’être une femme musulmane, Bhutto était une fille de famille de culture indienne, une Indira Gandhi à la Pakistanaise.

Seulement, la politique, la vraie, c’est un peu plus compliqué qu’un entretien au Times. Le deuxième mandat de Benazir Bhutto, entamé en 1993, n’a pas mieux tourné que le premier. Son mari Asif Ali Zardari, était aimablement surnommé « Monsieur 10% ». Les Bhutto dénonçaient ces accusations de corruption comme autant de coups montés par les militaires ou le régime pour les éliminer. Mais le dossier n’était pas tout-à-fait vide et on peut difficilement accuser la justice helvétique d’être à la solde des militaires pakistanais. Or, madame Bhutto fut condamnée en Suisse pour avoir touché plusieurs millions de dollars de pots-de-vin, avec son mari – qui se trouvait être son ministre de l’environnement pendant son deuxième mandat (C’est bien connu, en famille, on travaille mieux). Il y eut aussi la sombre affaire du manoir dans le Surrey dont le couple nia catégoriquement être propriétaire. Le fervent socialiste qu’est Monsieur Zardari s’indigna qu’on pût même le questionner : « Comment peut-on même songer à posséder un manoir en Angleterre quand tant de Pakistanais n’ont pas de toit », déclara-t-il. Et pourtant, quand la propriété fut vendue, cet enfant de Don Quichotte qui s’ignorait se souvint qu’il l’avait achetée. (Dans sa distraction, il avait aussi oublié qu’il avait demandé qu’on construise dans la cave du manoir une copie conforme du pub local – sans doute pour y boire un coup à la santé du peuple du Pakistan).

Si on ajoute le fait que Madame Bhutto n’a pas su plus que les autres anticiper la montée en puissance des Talibans et qu’elle n’a fait reculer ni la pauvreté ni la violence dans son pays, on est en droit de se demander si la ferveur et le deuil planétaires ne sont pas légèrement excessifs. Mais peut-être que je manque de cœur.