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Sarko Psy Show

A l’Elysée, on a dû angoisser. Cela faisait au moins une semaine, peut-être même deux ou trois, que le Président n’était pas à la une des magazines. Au point que la rumeur sournoise a même couru qu’il ne vendait plus (ce qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. Pas de panique. A en juger par les covers de Marianne et du Point, la mainmise de Nicolas Sarkozy sur les médias (en tout cas sur leur agenda) ne s’est pas desserrée. « Le cas Sarkozy expliqué par les femmes », annonce l’hebdomadaire fondé par JFK. Le Point, pour sa part, a préféré faire appel aux psys pour sonder le cœur et les reins du président. Et pourquoi pas « la politique de Sarkozy », tant qu’on y est ?

Diffusion de fausses nouvelles

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Quelques brèves auxquelles vous avez échappé cette semaine :

– Grève des pêcheurs, les merlans solidaires
– Le bilan des Ch’tis : 20 millions d’entrées et le retour de Martine Aubry Temps pourri, la faute à Sarkozy ?
– Attentats de la FNAR : Le MRAP lance une pétition en faveur des radars Pour ou contre l’ouverture à gauche le dimanche ?
– Encore un mariage gay annulé : Kevin avait menti sur son homosexualité.

Question de fonds

Nous avons appris, grâce à Marianne2.fr, que nonfiction.fr, site dirigé par l’aimable confrère Frédéric Martel, bénéficiait de 25.000 € de subventions accordées par 5 ministères, dont celui des Affaires européennes. Si nous étions des libéraux aussi sourcilleux que ceux qui peuplent les institutions européennes, nous dénoncerions une grave atteinte à la concurrence, car Causeur ne bénéficie, malheureusement, d’aucune aide publique. Peut-être faut-il en conclure que, contrairement aux idées saines que défendent nos confrères, celles que nous propageons sont nocives. Si nous sommes tricards au ministère de la Propagande, il doit y avoir une raison, non ?

Réalisme socialiste ou ciné-réalité ?

Sean Penn avait annoncé une palme d’or politique. Elle fut politiquement correcte. Dans ce registre, aucun poncif ne nous a été épargné depuis que le jury cannois, dirigé par une grande conscience de l’Amérique, a accordé sa plus haute distinction au film de Laurent Cantet tiré du livre de François Bégaudeau, Entre les murs. Un festival de bons sentiments, de propos édifiants et de jeux de mots à deux balles – comme « la grande classe ». Que Jérôme Béglé, mon confrère de Paris Match, soit remercié pour avoir produit une fausse note dans ce concert si consensuel que cela en devient comique. De retour de Cannes, Béglé a ironisé sur la schizophrénie du festivalier contraint de compatir aux malheurs du monde le jour et de noyer sa compassion dans le champagne la nuit. Elle est pas belle, la vie ?

Après d’atroces hésitations, on décernera la palme du commentaire benêt à la journaliste qui, sur France Inter, a découvert avec effroi « une situation totalement anachronique » : « Derrière la Palme d’or et son tapis rouge se cachent des sans-papiers. » « Il est primé à Cannes et sa mère n’a pas de papiers. » S’il est encore permis de faire appel à la raison, on aimerait comprendre le rapport entre la performance d’acteur du fils et le statut juridique de la mère. Encore qu’il y en a un : la France étant, et c’est heureux, l’un des pays les plus généreux du monde, toute personne entrée sur le territoire national peut inscrire ses enfants à l’école. Le législateur peut décider demain que le fait d’avoir des enfants scolarisés en France donne le droit d’y rester – ce qui reviendrait peu ou prou à renoncer à avoir une politique migratoire. En attendant cette « avancée » (qu’aucun gouvernement de gauche ou de droite n’a jusque-là proposée), on se contentera d’inscrire l’obtention d’une Palme d’or à Cannes dans la liste des motifs de régularisation automatique. Ainsi, peu à peu, disparaîtra, au grand soulagement de notre compassionnelle consoeur, « cette situation anachronique » que l’on nomme frontière. Il faut saluer la candeur et la franchise d’une militante de RESF (Réseau Education sans Frontières), laquelle, stimulée par l’intervieweuse, lâche le morceau. Petit dialogue bien plus instructif qu’il n’y paraît.

– « RESF est habitué à tout mais là, disent-ils, on est vraiment dans l’envers du décor », s’émeut la journaliste qui pléonasme à tout-va sur les « futures stars en herbe » (ou alors, elle veut parler de nourrissons). C’est pas marrant, l’envers du décor.
– « Cela paraît étonnant, répond la militante, que dans un monde où l’on nous parle de paillettes et de stars, la réalité ce soit autre chose. »

Elle a raison, cette dame. Le réel, c’est étonnant. Et bien embêtant. Surtout quand il y a des enfants. Merde au réel, vive le décor : avec les mômes, il faut du gentil. De l’édifiant. Du benettonnisme bon teint. D’ailleurs, Bégaudeau l’a dit : c’est un film destiné à l’édification des vieux. Il s’agit de leur montrer que, contrairement à ce que disent les anachroniques, les jeunes sont sympas. Ainsi que me l’a obligeamment soufflé Marc Cohen, Entre les Murs, ce doit être une version des Choristes pour lecteurs de Télérama et de Libération – qui, eux aussi, ont droit à leur shoot de bonne conscience malheureuse.

Cela n’a échappé à personne : Entre les Murs est un film à message. Et même à multi-messages. Ce sont ces messages que célèbrent les commentateurs. Et ce sont ces commentaires que l’on prétend ici analyser. François Bégaudeau aimerait que personne ne s’exprime avant d’avoir vu le film. Il me pardonnera de ne pas céder à cette injonction et de trouver ses interventions et d’autres fort intéressantes par elles-mêmes. Elles méritent donc d’être décryptées. Il n’est pas exclu que le film, échappant au didactisme de ses auteurs, soit réussi – et on le souhaite ardemment.

En attendant de voir le film, la vague Entre les murs a valeur de symptôme. Laissons la parole à un journaliste du Parisien qui s’est étourdiment réjoui de la mort du cinéma : « Sean Penn, laissera sur la Croisette sa signature de Zorro, privilégiant un cinéma à double vocation, politique et sociale. » On craignait que le cinéma soit un art, ce truc bourgeois, voire élitiste, en tout cas vieux, qui prétend parler du monde à travers des situations et des personnages inventés. Nous voilà rassurés. Retour au bon vieux temps du réalisme socialiste, avatar vingtièmiste de la littérature édifiante du XIXe. On ne risque pas de revoir un mauvais coucheur dans le genre de Pialat gagner la Palme d’or.

Au cas où cela aurait échappé à quelques téléspectateurs distraits, le film palmé entend être un plaidoyer pour « la richesse de la diversité culturelle », selon Nicolas Demorand, une ode à « la sociologie bigarrée », pour Bégaudeau. Il est assez rigolo, d’ailleurs, d’observer à quel point le thème de la diversité fait l’unanimité, jusque dans les rangs du gouvernement qui s’est empressé de voler au secours de cette victoire. En somme, plus on est divers culturellement, plus on se doit d’être idéologiquement homogène. Entre les murs, on cultive l’entre-soi.

Cadavres exquis

L’indélicat internaute qui avait modifié la fiche de Philippe Manœuvre sur Wikipedia, en indiquant qu’il était mort, a été interpellé par la police et son matériel informatique a été confisqué. La chasse aux annonciateurs de cadavres, comme les appelait Elias Canetti, est ouverte.

PS : Si quelqu’un a un ordinateur de seconde main à prêter à Jean-Pierre Elkabbach, faire offre.

Ma vie sexuelle

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C’était le 24 mai 1968. A 17 h 30. J’étais une jeune étudiante berlinoise de 21 ans et nous prenions un verre dans le Charlottenburg avec Willy, qui ne m’avait pas encore demandée en mariage. Il ne l’a jamais fait d’ailleurs et j’attends toujours qu’il vienne, avec des gants beurre frais, me demander ma main pour y coller de romantiques menottes que seuls le marquis de Sade et Robert Ménard savent apprécier à leur juste valeur (Robert, si tu me lis, sache que j’ai vu tes affiches et que je suis ouverte, moi aussi, aux nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour).

Le temps a fait son œuvre et je ne sais plus trop bien de quoi mon futur mari et moi parlions à ce moment précis de mai 1968. Peut-être était-il en train d’échafauder je-ne-sais-quelle organisation de sit-in ou de die-in en faveur d’une cause essentielle (Willy a toujours été revendicatif et fainéant) : solidarité avec les étudiants parisiens victimes de l’impitoyable répression gaulliste (10 000 morts), sympathie pour Rudi Dutschke qui se remettait à peine de l’attentat qui l’avait visé un mois auparavant, manifestation contre le coup d’Etat en Sierra Leone ou contre l’élection du vieil Arnulfo Arias à Panama…

Ce dont je me souviens, c’est qu’Il est entré à 17 h 30 précises dans le bar et que, dès lors, je n’ai plus vu que Lui. J’avais vu Sa photo noir et blanc dans les journaux. J’ai reconnu Ses cheveux rouges. Il s’est assis. Je me suis levée, empressée de Le saluer.

Il m’a répondu par un borborygme dont seuls les Allemands ont le secret, lorsqu’ils veulent se débarrasser d’un importun. Je L’ai quitté, pour retourner m’asseoir. Willy était déjà en train de partir, me lançant :

– Compte plus sur moi pour t’épouser… De toute façon, le mariage c’est nul !

Il est sorti. Neuf mois après nous avions notre première fille. Trois ans après nous nous mariions. Voilà trente-sept ans donc qu’à cause de Daniel Cohn-Bendit et Willy réunis, j’éprouve la nullité du mariage. Pas de quoi frapper une vierge.

Le faucheur du Champ de Mars

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En 1622, l’explorateur Josselin de Lachignolle ensemença le Champ de Mars (alors propriété de l’abbaye Sainte-Geneviève) d’une plante qu’il ramenait de l’un de ses voyages aux Amériques : le blé d’Inde, pas encore connu sous le nom de maïs. Les jeunes pousses furent fauchées en une nuit par Nicéphore Lacastagne, qui soutenait que le maïs transmettait la peste à l’homme. Cela lui valut de passer à la postérité sous les traits du Faucheur du Champ de Mars.

Diebo Velasquez, Le Faucheur du Champ de Mars. Huile première pression sur toile sans OGM, 1623, musée Mosanto. A lire, l’ouvrage de G.-M. Benamou : Le Faucheur du Champ de Mars.

Ayaan Hirsi Ali : les hérauts sont fatigués

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Aurions-nous eu raison de ne pas nous investir dans le soutien total à Ayaan Hirsi Ali ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais une nouvelle polémique se développe aux Pays-Bas à propos d’un livre pour enfants « à thèse » que l’ex-députée vient de faire publier à Amsterdam. D’après le quotidien britannique The Independant (d’ordinaire peu enclin à la caricature ou au bidonnage), le livre de la récente récipiendaire du premier « Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » raconte l’amitié contrariée entre deux gamins hollandais, Adan le musulman – battu par son père intégriste – et Eva la juive – dont la belle-mère ne pense qu’à accroître sa fortune. On s’en doute, une telle juxtaposition de clichés était de nature à faire grincer quelques dents bataves. Si cette gourderie était avérée (nous lisons mal le néerlandais et, pour l’instant, le livre n’est pas traduit), nous n’en serions que modérément surpris, cette dame ne nous ayant jamais éblouis jusque-là par sa finesse d’analyse. Ainsi, pour Ayaan Hirsi Ali, il n’y a pas et ne peut pas avoir d’islam modéré ; il faut interdire les écoles musulmanes ; il faut réviser d’urgence nos politiques d’immigration, sans quoi la charia s’étendra progressivement à toute l’Europe. Le Parti des Médias a cloué Oriana Fallacci au pilori pour moins que ça. Et la propagation publique d’un tel credo vaudrait immanquablement à Jean-Marie Le Pen un aller simple pour la correctionnelle.

Ne tournons pas autour du pot: c’est aussi grâce aux raccourcis, aux contresens et aux exagérations de quelques supposés experts en islamologie, qu’un Mouloud Aounit réussit à apparaître aux yeux de l’opinion mainstream comme vaguement crédible et somme toute modéré.

Pour nous, il va de soi que rien, même la bêtise la plus crasse, même l’ignorance la plus rayonnante, même les opinions les plus déplorables sur l’islam, le judaïsme, l’homosexualité ou Céline Dion, ne saurait justifier le début d’un commencement de menace sur l’intégrité physique de leurs auteurs. Mais symétriquement, ce ne sont pas les appels au meurtre qui nous dicteront, par ricochet, les idées qu’il convient de défendre. Rien ni personne ne nous contraindra à penser que les cibles de fatwas, d’oukases, ou de censures diverses ont forcément raison sur tout et que leurs thèses seraient incritiquables de par leurs statuts de victimes. Ce victimisme-là, non plus, ne nous sied pas.

La graine et le muret

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Le causeur Chinasky, qui ne doute de rien, me sollicite en vue d’une critique circonstanciée d’Entre les murs. N’ayant pas vu le film, j’ai certes des choses amusantes à en dire. Sauf que n’étant ni travailleur, ni masochiste, je préfère disposer de mon temps de cerveau disponible avec Nerval, T-Rex ou Sam Peckinpah. Comme je suis pas non plus le mauvais gars, je vous propose à toutes fins utiles un kit de dépannage d’urgence.

1. Vous copiez-collez mes divagations sur La graine dans votre traitement de texte.
2. Vous recherchez-remplacez les occurrences « La graine et le mulet » et « Kechiche » par « Entre les murs » et « Laurent Cantet ».
3. Si ça ne marche pas, n’hésitez pas à ne pas m’en parler.

PS : Je pense que Cantet et Bégaudeau méritent leur Palme, tout comme les abominables frères Dardenne la méritaient. La faute de goût, c’est quand on la décerne à Pialat ou Kusturica.

Il n’y a pas d’affaire Enderlin

Une pleine page (et un édito) dans le Wall Street Journal, deux feuillets dans Le Monde (au demeurant, le seul quotidien français à avoir traité l’information) : le désaveu judiciaire infligé à France 2 n’a pas passionné les médias français. Il est vrai qu’il s’agit d’une vétille : un tribunal déclare qu’il existe de légitimes raisons de douter de la véracité d’un reportage à haute teneur symbolique diffusé dans le monde entier par la première chaîne de la télévision publique française. Au passage, le juge admet que, parmi les récits présentés comme des « faits » qui sont supposés former notre intelligence du monde, certains sont peut-être de purs bidonnages. De la réalité pour télé. Un monde en noir et blanc pour écran couleurs.

On se demandait comment allait réagir la profession, si prompte à faire feu sur les manquements moraux, réels ou supposés, de toutes les autres corporations. Par un examen de conscience collectif ? Un authentique débat interne ? La bonne blague. En serrant les coudes. Puisque que ce dont nous ne parlons pas n’existe pas, étouffons l’affaire. Il en va de l’intérêt supérieur du Parti (des médias). Lequel, comme le monde est bien fait, se confond avec celui de la démocratie : taire ou traiter comme insignifiante la défaite de France 2, c’est protéger le public (on imagine sans peine le charivari qui eût suivi un verdict inverse).

Cela devait être un remake de David contre Goliath, avec David dans le rôle du méchant. La chaîne publique avait attaqué en diffamation Philippe Karsenty, animateur d’un site internet « de notation des médias ». Après le verdict de la Cour d’Appel infirmant sa condamnation en première instance, celui-ci a été interrogé par la BBC et des médias australien, néerlandais, américains, tunisien. En France, les « grands journaux » ont signalé l’information sur leur site internet – où elle a l’avantage d’être très vite ensevelie –, mais seul Le Monde l’a jugée digne de sa « version papier ». Quant à France 2, elle a jugé que ses téléspectateurs avaient « le droit de savoir » : le soir du verdict, en fin de JT, David Pujadas a expliqué que la Cour avait « reconnu la diffamation mais relaxé l’auteur des propos diffamatoires au bénéfice du doute ». Fermez le ban. Pas un mot sur les « incohérences inexplicables » relevées par Karsenty (et le Tribunal) dans le reportage sur la mort de Mohamed Al Doura, ni sur « l’imprudente affirmation par Charles Enderlin qu’il aurait coupé au montage les images de l’agonie de l’enfant » – agonie dont il n’a pas fourni les images au Tribunal. Bref, les téléspectateurs, à qui l’on a expliqué il y a huit ans qu’ils avaient assisté à « l’assassinat d’un enfant » (terme employé par Jean-Claude Allanic, alors médiateur de France 2, quelques jours après la diffusion du reportage) ne sauront pas l’essentiel : après avoir visionné les rushes (dont ils notent les « réticences persistantes » de France 2 à les montrer), les juges estiment qu’il n’est plus possible « d’écarter les avis des professionnels entendus au cours de la procédure » qui avaient mis en doute l’authenticité du reportage. S’ils reconnaissent le caractère diffamatoire, en clair offensant, des propos de Karsenty, leur verdict signifie que l’offense était légitime. Jouant des subtilités de la loi sur la presse, France 2 se paie notre tête. En 14 secondes.

La direction de France Télévision (qui, il est vrai, a hérité à son arrivée de ce bébé pas très bien formé) s’est montrée plutôt discrète. C’est par la bouche de ses avocats qu’elle a annoncé son intention de se pourvoir en cassation, décision justifiée de façon fort cocasse par le fait que la Cour d’Appel avait cassé le jugement de la XVIIe Chambre. Si l’on pousse à son terme un tel raisonnement, il faut en déduire que l’appel est par nature superfétatoire. En attendant, la chaîne ne s’est pas fendue du moindre communiqué de soutien à son correspondant en Israël. Lequel a choisi de s’en prendre indistinctement à tous ceux qui osent le critiquer.

Entre Tintin et Galilée, Charles Enderlin se la joue « baroudeur » et chante le grand air de la victime. Après avoir annoncé sur son site que « les propos de Philippe Karsenty étaient diffamatoires », il se plaint de la « campagne de désinformation et de diffamation » dont il est l’objet. Elle est excellente. Va-t-il poursuivre les juges pour diffamation ? Ainsi qu’en atteste l’échange (si on peut qualifier ainsi ce dialogue de sourds) que nous avons eu sur son site, mon honorable confrère a beaucoup de talent, y compris pour éviter les questions qui l’ennuient et répondre à celles qu’on ne lui pose pas – en tout cas, pas moi.

« Enderlin contre les méchants » : tel est le récit canonique relayé par la plupart des médias – récemment encore par Canal + et l’AFP sous la plume de Marius Schattner, journaliste au bureau de Jérusalem. « Différents organismes ultra-nationalistes ont alors répandu la thèse d’un véritable complot anti-israélien, certains allant jusqu’à prétendre que le petit Mohammed n’était pas mort », écrivait celui-ci il y a quelques semaines. La défense adoptée par Charles Enderlin nécessite qu’il ait en face de lui des extrémistes juifs, des nationalistes israéliens ou des émules de Thierry Meyssan. Certains des contradicteurs d’Enderlin appartiennent aux deux premiers groupes ; et, parmi eux, il en est qui manient l’invective et l’injure plutôt que l’argumentation – rendant un fier service au Parti des Médias qui s’estime ainsi dispensé de répondre à de tels adversaires. Les menaces, y compris physiques, proférées à l’encontre de Charles Enderlin et les insultes visant ses supposées préférences politiques ou ses prétendus tourments identitaires sont inacceptables – et pour tout dire, imbéciles.

Pour autant, rien n’autorise à confondre les uns et les autres, ceux qui s’interrogent et ceux qui dénoncent. Le procédé est connu : pour évacuer toute question, on disqualifie ceux qui les posent. Et on répond à des accusations imaginaires : Charles Enderlin se plaint de ce que je l’aurais accusé de ne pas avoir été à Netzarim le 30 septembre 2000 : or, c’est un fait qu’il n’a jamais nié et que j’ai tout simplement rappelé, sans en tirer la moindre conclusion d’ailleurs, n’ayant en aucun cas la religion du terrain – qui, lui, ne ment pas. Bref, pas la moindre accusation sur ce point mais un consensus total. (Sans doute est-ce inconsciemment qu’il use du registre sémantique du procès, lui-même se voyant dans le rôle de l’innocent injustement accusé).

Il est cependant plaisant qu’Enderlin invoque ici-même (voir dans les commentaires) son statut de « journaliste aux premières loges d’un conflit sanglant », puisque précisément, ce jour-là, il n’était pas « aux premières loges » : n’est-ce pas la preuve que l’on peut faire du journalisme, parfois du bon journalisme, sans être « sur place » ? Passons sur cette légère incohérence.

Reste qu’à force de se dire odieusement diffamé et harcelé, il a contribué à personnaliser le débat. Aussi partage-t-il avec ses ennemis les plus virulents la responsabilité d’avoir transformé l’affaire Al Doura en affaire Enderlin. Il n’y a pas d’affaire Enderlin.

Cher Charles, nul n’attend de vous une autocritique en place publique. Ici en tout cas. Mais rien ne vous autorise à répondre par le mépris à tous ceux qui doutent de bonne foi. Autorisez-moi donc à vous poser ici sept questions. Ces réponses, vous nous les devez, car vous êtes le seul à pouvoir les donner. Et surtout, vous vous les devez à vous-mêmes.

– De combien de temps avez-vous disposé pour monter votre sujet à partir des rushes fournis par Talal Abu Rahma ?
– Vous avez affirmé avoir coupé l’agonie de l’enfant parce qu’elle était trop insupportable, mais vous ne l’avez pas montrée au Tribunal, ni à quiconque. Votre mémoire vous a-t-elle trompé ?
– Le 30 septembre 2000, vous avez affirmé dans votre commentaire que « l’enfant était la cible de tirs venus de l’armée israélienne ». Quelques jours après, au cours d’une émission durant laquelle vous interveniez au téléphone, le médiateur de France 2 a parlé de « l’assassinat d’un enfant ». (Plus tard, vous avez donné la parole à Yom Tov Samia mais vous admettrez que sa parole n’a pas le même statut que la vôtre ou celle du médiateur). En novembre 2004, Arlette Chabot estimait qu’ »on ne saurait jamais d’où venaient les tirs ». Quelle est aujourd’hui votre intime conviction ?
– Comment expliquez-vous les contradictions existant entre les versions successives de Talal Abu Rahma, en particulier entre sa déclaration envoyée au Centre palestinien des Droits de l’homme début octobre 2000 et le fax adressé à France 2 en 2003, mais aussi quant à la durée de « l’incident » (je sais que le terme est mal choisi) et au nombre de caméramen présents ?
– La plupart de ceux qui ont visionné les rushes ont admis qu’ils comportaient des scènes de guerre jouées. Est-il selon vous possible et probable que votre collaborateur ait filmé des mises en scènes et que, dans la foulée, tournant sa caméra, il soit tombé sur une tragédie véritable ?
– Votre réflexe immédiat, dès que les polémiques ont commencé, a été de renouveler une confiance absolue à Talal Abou Rahma, et, d’une certaine façon, ce réflexe vous honore. Mais peut-être qu’aucun être humain ne mérite une confiance absolue. Par ailleurs, votre caméraman ne cache pas qu’il exerce ce métier pour défendre la cause palestinienne. Cela vous pose-t-il problème ? Vous est-il arrivé de douter ?
– Pensez-vous que votre travail est, par principe, irréprochable, au-delà de toute critique ?

C’est un juge qui doit aujourd’hui rappeler que les journalistes ne sauraient être les seuls à pouvoir échapper à la vigilance dont ils sont les champions. « Charles Enderlin peut d’autant moins se soustraire à la critique qu’elle le vise en tant que professionnel de l’information, correspondant en Israël et dans les territoires palestiniens pour les journaux de France 2 diffusés aux heures de grande audience, et, qu’à ce titre, il s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle des plus attentifs de ses faits et gestes de la part de ses concitoyens comme de ses confrères », estime la Cour d’appel. Son arrêt est d’autant plus notable qu’il rompt avec une tradition établie depuis une trentaine d’années de bienveillance mutuelle entre la magistrature et la presse. Il est de surcroît rarissime que le juge désavoue un « grand média ». Il convient d’ailleurs de rappeler que France 2 n’a pas été condamnée mais déboutée. « Le Tribunal a accordé un permis de douter », ainsi que l’a joliment résumé Pascale Robert-Diard dans Le Monde. Les journalistes n’ont pas un permis, mais un devoir de douter. Y compris, et peut-être d’abord, d’eux-mêmes.

Sarko Psy Show

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A l’Elysée, on a dû angoisser. Cela faisait au moins une semaine, peut-être même deux ou trois, que le Président n’était pas à la une des magazines. Au point que la rumeur sournoise a même couru qu’il ne vendait plus (ce qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. Pas de panique. A en juger par les covers de Marianne et du Point, la mainmise de Nicolas Sarkozy sur les médias (en tout cas sur leur agenda) ne s’est pas desserrée. « Le cas Sarkozy expliqué par les femmes », annonce l’hebdomadaire fondé par JFK. Le Point, pour sa part, a préféré faire appel aux psys pour sonder le cœur et les reins du président. Et pourquoi pas « la politique de Sarkozy », tant qu’on y est ?

Diffusion de fausses nouvelles

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Quelques brèves auxquelles vous avez échappé cette semaine :

– Grève des pêcheurs, les merlans solidaires
– Le bilan des Ch’tis : 20 millions d’entrées et le retour de Martine Aubry Temps pourri, la faute à Sarkozy ?
– Attentats de la FNAR : Le MRAP lance une pétition en faveur des radars Pour ou contre l’ouverture à gauche le dimanche ?
– Encore un mariage gay annulé : Kevin avait menti sur son homosexualité.

Question de fonds

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Nous avons appris, grâce à Marianne2.fr, que nonfiction.fr, site dirigé par l’aimable confrère Frédéric Martel, bénéficiait de 25.000 € de subventions accordées par 5 ministères, dont celui des Affaires européennes. Si nous étions des libéraux aussi sourcilleux que ceux qui peuplent les institutions européennes, nous dénoncerions une grave atteinte à la concurrence, car Causeur ne bénéficie, malheureusement, d’aucune aide publique. Peut-être faut-il en conclure que, contrairement aux idées saines que défendent nos confrères, celles que nous propageons sont nocives. Si nous sommes tricards au ministère de la Propagande, il doit y avoir une raison, non ?

Réalisme socialiste ou ciné-réalité ?

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Sean Penn avait annoncé une palme d’or politique. Elle fut politiquement correcte. Dans ce registre, aucun poncif ne nous a été épargné depuis que le jury cannois, dirigé par une grande conscience de l’Amérique, a accordé sa plus haute distinction au film de Laurent Cantet tiré du livre de François Bégaudeau, Entre les murs. Un festival de bons sentiments, de propos édifiants et de jeux de mots à deux balles – comme « la grande classe ». Que Jérôme Béglé, mon confrère de Paris Match, soit remercié pour avoir produit une fausse note dans ce concert si consensuel que cela en devient comique. De retour de Cannes, Béglé a ironisé sur la schizophrénie du festivalier contraint de compatir aux malheurs du monde le jour et de noyer sa compassion dans le champagne la nuit. Elle est pas belle, la vie ?

Après d’atroces hésitations, on décernera la palme du commentaire benêt à la journaliste qui, sur France Inter, a découvert avec effroi « une situation totalement anachronique » : « Derrière la Palme d’or et son tapis rouge se cachent des sans-papiers. » « Il est primé à Cannes et sa mère n’a pas de papiers. » S’il est encore permis de faire appel à la raison, on aimerait comprendre le rapport entre la performance d’acteur du fils et le statut juridique de la mère. Encore qu’il y en a un : la France étant, et c’est heureux, l’un des pays les plus généreux du monde, toute personne entrée sur le territoire national peut inscrire ses enfants à l’école. Le législateur peut décider demain que le fait d’avoir des enfants scolarisés en France donne le droit d’y rester – ce qui reviendrait peu ou prou à renoncer à avoir une politique migratoire. En attendant cette « avancée » (qu’aucun gouvernement de gauche ou de droite n’a jusque-là proposée), on se contentera d’inscrire l’obtention d’une Palme d’or à Cannes dans la liste des motifs de régularisation automatique. Ainsi, peu à peu, disparaîtra, au grand soulagement de notre compassionnelle consoeur, « cette situation anachronique » que l’on nomme frontière. Il faut saluer la candeur et la franchise d’une militante de RESF (Réseau Education sans Frontières), laquelle, stimulée par l’intervieweuse, lâche le morceau. Petit dialogue bien plus instructif qu’il n’y paraît.

– « RESF est habitué à tout mais là, disent-ils, on est vraiment dans l’envers du décor », s’émeut la journaliste qui pléonasme à tout-va sur les « futures stars en herbe » (ou alors, elle veut parler de nourrissons). C’est pas marrant, l’envers du décor.
– « Cela paraît étonnant, répond la militante, que dans un monde où l’on nous parle de paillettes et de stars, la réalité ce soit autre chose. »

Elle a raison, cette dame. Le réel, c’est étonnant. Et bien embêtant. Surtout quand il y a des enfants. Merde au réel, vive le décor : avec les mômes, il faut du gentil. De l’édifiant. Du benettonnisme bon teint. D’ailleurs, Bégaudeau l’a dit : c’est un film destiné à l’édification des vieux. Il s’agit de leur montrer que, contrairement à ce que disent les anachroniques, les jeunes sont sympas. Ainsi que me l’a obligeamment soufflé Marc Cohen, Entre les Murs, ce doit être une version des Choristes pour lecteurs de Télérama et de Libération – qui, eux aussi, ont droit à leur shoot de bonne conscience malheureuse.

Cela n’a échappé à personne : Entre les Murs est un film à message. Et même à multi-messages. Ce sont ces messages que célèbrent les commentateurs. Et ce sont ces commentaires que l’on prétend ici analyser. François Bégaudeau aimerait que personne ne s’exprime avant d’avoir vu le film. Il me pardonnera de ne pas céder à cette injonction et de trouver ses interventions et d’autres fort intéressantes par elles-mêmes. Elles méritent donc d’être décryptées. Il n’est pas exclu que le film, échappant au didactisme de ses auteurs, soit réussi – et on le souhaite ardemment.

En attendant de voir le film, la vague Entre les murs a valeur de symptôme. Laissons la parole à un journaliste du Parisien qui s’est étourdiment réjoui de la mort du cinéma : « Sean Penn, laissera sur la Croisette sa signature de Zorro, privilégiant un cinéma à double vocation, politique et sociale. » On craignait que le cinéma soit un art, ce truc bourgeois, voire élitiste, en tout cas vieux, qui prétend parler du monde à travers des situations et des personnages inventés. Nous voilà rassurés. Retour au bon vieux temps du réalisme socialiste, avatar vingtièmiste de la littérature édifiante du XIXe. On ne risque pas de revoir un mauvais coucheur dans le genre de Pialat gagner la Palme d’or.

Au cas où cela aurait échappé à quelques téléspectateurs distraits, le film palmé entend être un plaidoyer pour « la richesse de la diversité culturelle », selon Nicolas Demorand, une ode à « la sociologie bigarrée », pour Bégaudeau. Il est assez rigolo, d’ailleurs, d’observer à quel point le thème de la diversité fait l’unanimité, jusque dans les rangs du gouvernement qui s’est empressé de voler au secours de cette victoire. En somme, plus on est divers culturellement, plus on se doit d’être idéologiquement homogène. Entre les murs, on cultive l’entre-soi.

Cadavres exquis

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L’indélicat internaute qui avait modifié la fiche de Philippe Manœuvre sur Wikipedia, en indiquant qu’il était mort, a été interpellé par la police et son matériel informatique a été confisqué. La chasse aux annonciateurs de cadavres, comme les appelait Elias Canetti, est ouverte.

PS : Si quelqu’un a un ordinateur de seconde main à prêter à Jean-Pierre Elkabbach, faire offre.

Ma vie sexuelle

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C’était le 24 mai 1968. A 17 h 30. J’étais une jeune étudiante berlinoise de 21 ans et nous prenions un verre dans le Charlottenburg avec Willy, qui ne m’avait pas encore demandée en mariage. Il ne l’a jamais fait d’ailleurs et j’attends toujours qu’il vienne, avec des gants beurre frais, me demander ma main pour y coller de romantiques menottes que seuls le marquis de Sade et Robert Ménard savent apprécier à leur juste valeur (Robert, si tu me lis, sache que j’ai vu tes affiches et que je suis ouverte, moi aussi, aux nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour).

Le temps a fait son œuvre et je ne sais plus trop bien de quoi mon futur mari et moi parlions à ce moment précis de mai 1968. Peut-être était-il en train d’échafauder je-ne-sais-quelle organisation de sit-in ou de die-in en faveur d’une cause essentielle (Willy a toujours été revendicatif et fainéant) : solidarité avec les étudiants parisiens victimes de l’impitoyable répression gaulliste (10 000 morts), sympathie pour Rudi Dutschke qui se remettait à peine de l’attentat qui l’avait visé un mois auparavant, manifestation contre le coup d’Etat en Sierra Leone ou contre l’élection du vieil Arnulfo Arias à Panama…

Ce dont je me souviens, c’est qu’Il est entré à 17 h 30 précises dans le bar et que, dès lors, je n’ai plus vu que Lui. J’avais vu Sa photo noir et blanc dans les journaux. J’ai reconnu Ses cheveux rouges. Il s’est assis. Je me suis levée, empressée de Le saluer.

Il m’a répondu par un borborygme dont seuls les Allemands ont le secret, lorsqu’ils veulent se débarrasser d’un importun. Je L’ai quitté, pour retourner m’asseoir. Willy était déjà en train de partir, me lançant :

– Compte plus sur moi pour t’épouser… De toute façon, le mariage c’est nul !

Il est sorti. Neuf mois après nous avions notre première fille. Trois ans après nous nous mariions. Voilà trente-sept ans donc qu’à cause de Daniel Cohn-Bendit et Willy réunis, j’éprouve la nullité du mariage. Pas de quoi frapper une vierge.

Le faucheur du Champ de Mars

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En 1622, l’explorateur Josselin de Lachignolle ensemença le Champ de Mars (alors propriété de l’abbaye Sainte-Geneviève) d’une plante qu’il ramenait de l’un de ses voyages aux Amériques : le blé d’Inde, pas encore connu sous le nom de maïs. Les jeunes pousses furent fauchées en une nuit par Nicéphore Lacastagne, qui soutenait que le maïs transmettait la peste à l’homme. Cela lui valut de passer à la postérité sous les traits du Faucheur du Champ de Mars.

Diebo Velasquez, Le Faucheur du Champ de Mars. Huile première pression sur toile sans OGM, 1623, musée Mosanto. A lire, l’ouvrage de G.-M. Benamou : Le Faucheur du Champ de Mars.

Ayaan Hirsi Ali : les hérauts sont fatigués

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Aurions-nous eu raison de ne pas nous investir dans le soutien total à Ayaan Hirsi Ali ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais une nouvelle polémique se développe aux Pays-Bas à propos d’un livre pour enfants « à thèse » que l’ex-députée vient de faire publier à Amsterdam. D’après le quotidien britannique The Independant (d’ordinaire peu enclin à la caricature ou au bidonnage), le livre de la récente récipiendaire du premier « Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » raconte l’amitié contrariée entre deux gamins hollandais, Adan le musulman – battu par son père intégriste – et Eva la juive – dont la belle-mère ne pense qu’à accroître sa fortune. On s’en doute, une telle juxtaposition de clichés était de nature à faire grincer quelques dents bataves. Si cette gourderie était avérée (nous lisons mal le néerlandais et, pour l’instant, le livre n’est pas traduit), nous n’en serions que modérément surpris, cette dame ne nous ayant jamais éblouis jusque-là par sa finesse d’analyse. Ainsi, pour Ayaan Hirsi Ali, il n’y a pas et ne peut pas avoir d’islam modéré ; il faut interdire les écoles musulmanes ; il faut réviser d’urgence nos politiques d’immigration, sans quoi la charia s’étendra progressivement à toute l’Europe. Le Parti des Médias a cloué Oriana Fallacci au pilori pour moins que ça. Et la propagation publique d’un tel credo vaudrait immanquablement à Jean-Marie Le Pen un aller simple pour la correctionnelle.

Ne tournons pas autour du pot: c’est aussi grâce aux raccourcis, aux contresens et aux exagérations de quelques supposés experts en islamologie, qu’un Mouloud Aounit réussit à apparaître aux yeux de l’opinion mainstream comme vaguement crédible et somme toute modéré.

Pour nous, il va de soi que rien, même la bêtise la plus crasse, même l’ignorance la plus rayonnante, même les opinions les plus déplorables sur l’islam, le judaïsme, l’homosexualité ou Céline Dion, ne saurait justifier le début d’un commencement de menace sur l’intégrité physique de leurs auteurs. Mais symétriquement, ce ne sont pas les appels au meurtre qui nous dicteront, par ricochet, les idées qu’il convient de défendre. Rien ni personne ne nous contraindra à penser que les cibles de fatwas, d’oukases, ou de censures diverses ont forcément raison sur tout et que leurs thèses seraient incritiquables de par leurs statuts de victimes. Ce victimisme-là, non plus, ne nous sied pas.

La graine et le muret

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Le causeur Chinasky, qui ne doute de rien, me sollicite en vue d’une critique circonstanciée d’Entre les murs. N’ayant pas vu le film, j’ai certes des choses amusantes à en dire. Sauf que n’étant ni travailleur, ni masochiste, je préfère disposer de mon temps de cerveau disponible avec Nerval, T-Rex ou Sam Peckinpah. Comme je suis pas non plus le mauvais gars, je vous propose à toutes fins utiles un kit de dépannage d’urgence.

1. Vous copiez-collez mes divagations sur La graine dans votre traitement de texte.
2. Vous recherchez-remplacez les occurrences « La graine et le mulet » et « Kechiche » par « Entre les murs » et « Laurent Cantet ».
3. Si ça ne marche pas, n’hésitez pas à ne pas m’en parler.

PS : Je pense que Cantet et Bégaudeau méritent leur Palme, tout comme les abominables frères Dardenne la méritaient. La faute de goût, c’est quand on la décerne à Pialat ou Kusturica.

Il n’y a pas d’affaire Enderlin

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Une pleine page (et un édito) dans le Wall Street Journal, deux feuillets dans Le Monde (au demeurant, le seul quotidien français à avoir traité l’information) : le désaveu judiciaire infligé à France 2 n’a pas passionné les médias français. Il est vrai qu’il s’agit d’une vétille : un tribunal déclare qu’il existe de légitimes raisons de douter de la véracité d’un reportage à haute teneur symbolique diffusé dans le monde entier par la première chaîne de la télévision publique française. Au passage, le juge admet que, parmi les récits présentés comme des « faits » qui sont supposés former notre intelligence du monde, certains sont peut-être de purs bidonnages. De la réalité pour télé. Un monde en noir et blanc pour écran couleurs.

On se demandait comment allait réagir la profession, si prompte à faire feu sur les manquements moraux, réels ou supposés, de toutes les autres corporations. Par un examen de conscience collectif ? Un authentique débat interne ? La bonne blague. En serrant les coudes. Puisque que ce dont nous ne parlons pas n’existe pas, étouffons l’affaire. Il en va de l’intérêt supérieur du Parti (des médias). Lequel, comme le monde est bien fait, se confond avec celui de la démocratie : taire ou traiter comme insignifiante la défaite de France 2, c’est protéger le public (on imagine sans peine le charivari qui eût suivi un verdict inverse).

Cela devait être un remake de David contre Goliath, avec David dans le rôle du méchant. La chaîne publique avait attaqué en diffamation Philippe Karsenty, animateur d’un site internet « de notation des médias ». Après le verdict de la Cour d’Appel infirmant sa condamnation en première instance, celui-ci a été interrogé par la BBC et des médias australien, néerlandais, américains, tunisien. En France, les « grands journaux » ont signalé l’information sur leur site internet – où elle a l’avantage d’être très vite ensevelie –, mais seul Le Monde l’a jugée digne de sa « version papier ». Quant à France 2, elle a jugé que ses téléspectateurs avaient « le droit de savoir » : le soir du verdict, en fin de JT, David Pujadas a expliqué que la Cour avait « reconnu la diffamation mais relaxé l’auteur des propos diffamatoires au bénéfice du doute ». Fermez le ban. Pas un mot sur les « incohérences inexplicables » relevées par Karsenty (et le Tribunal) dans le reportage sur la mort de Mohamed Al Doura, ni sur « l’imprudente affirmation par Charles Enderlin qu’il aurait coupé au montage les images de l’agonie de l’enfant » – agonie dont il n’a pas fourni les images au Tribunal. Bref, les téléspectateurs, à qui l’on a expliqué il y a huit ans qu’ils avaient assisté à « l’assassinat d’un enfant » (terme employé par Jean-Claude Allanic, alors médiateur de France 2, quelques jours après la diffusion du reportage) ne sauront pas l’essentiel : après avoir visionné les rushes (dont ils notent les « réticences persistantes » de France 2 à les montrer), les juges estiment qu’il n’est plus possible « d’écarter les avis des professionnels entendus au cours de la procédure » qui avaient mis en doute l’authenticité du reportage. S’ils reconnaissent le caractère diffamatoire, en clair offensant, des propos de Karsenty, leur verdict signifie que l’offense était légitime. Jouant des subtilités de la loi sur la presse, France 2 se paie notre tête. En 14 secondes.

La direction de France Télévision (qui, il est vrai, a hérité à son arrivée de ce bébé pas très bien formé) s’est montrée plutôt discrète. C’est par la bouche de ses avocats qu’elle a annoncé son intention de se pourvoir en cassation, décision justifiée de façon fort cocasse par le fait que la Cour d’Appel avait cassé le jugement de la XVIIe Chambre. Si l’on pousse à son terme un tel raisonnement, il faut en déduire que l’appel est par nature superfétatoire. En attendant, la chaîne ne s’est pas fendue du moindre communiqué de soutien à son correspondant en Israël. Lequel a choisi de s’en prendre indistinctement à tous ceux qui osent le critiquer.

Entre Tintin et Galilée, Charles Enderlin se la joue « baroudeur » et chante le grand air de la victime. Après avoir annoncé sur son site que « les propos de Philippe Karsenty étaient diffamatoires », il se plaint de la « campagne de désinformation et de diffamation » dont il est l’objet. Elle est excellente. Va-t-il poursuivre les juges pour diffamation ? Ainsi qu’en atteste l’échange (si on peut qualifier ainsi ce dialogue de sourds) que nous avons eu sur son site, mon honorable confrère a beaucoup de talent, y compris pour éviter les questions qui l’ennuient et répondre à celles qu’on ne lui pose pas – en tout cas, pas moi.

« Enderlin contre les méchants » : tel est le récit canonique relayé par la plupart des médias – récemment encore par Canal + et l’AFP sous la plume de Marius Schattner, journaliste au bureau de Jérusalem. « Différents organismes ultra-nationalistes ont alors répandu la thèse d’un véritable complot anti-israélien, certains allant jusqu’à prétendre que le petit Mohammed n’était pas mort », écrivait celui-ci il y a quelques semaines. La défense adoptée par Charles Enderlin nécessite qu’il ait en face de lui des extrémistes juifs, des nationalistes israéliens ou des émules de Thierry Meyssan. Certains des contradicteurs d’Enderlin appartiennent aux deux premiers groupes ; et, parmi eux, il en est qui manient l’invective et l’injure plutôt que l’argumentation – rendant un fier service au Parti des Médias qui s’estime ainsi dispensé de répondre à de tels adversaires. Les menaces, y compris physiques, proférées à l’encontre de Charles Enderlin et les insultes visant ses supposées préférences politiques ou ses prétendus tourments identitaires sont inacceptables – et pour tout dire, imbéciles.

Pour autant, rien n’autorise à confondre les uns et les autres, ceux qui s’interrogent et ceux qui dénoncent. Le procédé est connu : pour évacuer toute question, on disqualifie ceux qui les posent. Et on répond à des accusations imaginaires : Charles Enderlin se plaint de ce que je l’aurais accusé de ne pas avoir été à Netzarim le 30 septembre 2000 : or, c’est un fait qu’il n’a jamais nié et que j’ai tout simplement rappelé, sans en tirer la moindre conclusion d’ailleurs, n’ayant en aucun cas la religion du terrain – qui, lui, ne ment pas. Bref, pas la moindre accusation sur ce point mais un consensus total. (Sans doute est-ce inconsciemment qu’il use du registre sémantique du procès, lui-même se voyant dans le rôle de l’innocent injustement accusé).

Il est cependant plaisant qu’Enderlin invoque ici-même (voir dans les commentaires) son statut de « journaliste aux premières loges d’un conflit sanglant », puisque précisément, ce jour-là, il n’était pas « aux premières loges » : n’est-ce pas la preuve que l’on peut faire du journalisme, parfois du bon journalisme, sans être « sur place » ? Passons sur cette légère incohérence.

Reste qu’à force de se dire odieusement diffamé et harcelé, il a contribué à personnaliser le débat. Aussi partage-t-il avec ses ennemis les plus virulents la responsabilité d’avoir transformé l’affaire Al Doura en affaire Enderlin. Il n’y a pas d’affaire Enderlin.

Cher Charles, nul n’attend de vous une autocritique en place publique. Ici en tout cas. Mais rien ne vous autorise à répondre par le mépris à tous ceux qui doutent de bonne foi. Autorisez-moi donc à vous poser ici sept questions. Ces réponses, vous nous les devez, car vous êtes le seul à pouvoir les donner. Et surtout, vous vous les devez à vous-mêmes.

– De combien de temps avez-vous disposé pour monter votre sujet à partir des rushes fournis par Talal Abu Rahma ?
– Vous avez affirmé avoir coupé l’agonie de l’enfant parce qu’elle était trop insupportable, mais vous ne l’avez pas montrée au Tribunal, ni à quiconque. Votre mémoire vous a-t-elle trompé ?
– Le 30 septembre 2000, vous avez affirmé dans votre commentaire que « l’enfant était la cible de tirs venus de l’armée israélienne ». Quelques jours après, au cours d’une émission durant laquelle vous interveniez au téléphone, le médiateur de France 2 a parlé de « l’assassinat d’un enfant ». (Plus tard, vous avez donné la parole à Yom Tov Samia mais vous admettrez que sa parole n’a pas le même statut que la vôtre ou celle du médiateur). En novembre 2004, Arlette Chabot estimait qu’ »on ne saurait jamais d’où venaient les tirs ». Quelle est aujourd’hui votre intime conviction ?
– Comment expliquez-vous les contradictions existant entre les versions successives de Talal Abu Rahma, en particulier entre sa déclaration envoyée au Centre palestinien des Droits de l’homme début octobre 2000 et le fax adressé à France 2 en 2003, mais aussi quant à la durée de « l’incident » (je sais que le terme est mal choisi) et au nombre de caméramen présents ?
– La plupart de ceux qui ont visionné les rushes ont admis qu’ils comportaient des scènes de guerre jouées. Est-il selon vous possible et probable que votre collaborateur ait filmé des mises en scènes et que, dans la foulée, tournant sa caméra, il soit tombé sur une tragédie véritable ?
– Votre réflexe immédiat, dès que les polémiques ont commencé, a été de renouveler une confiance absolue à Talal Abou Rahma, et, d’une certaine façon, ce réflexe vous honore. Mais peut-être qu’aucun être humain ne mérite une confiance absolue. Par ailleurs, votre caméraman ne cache pas qu’il exerce ce métier pour défendre la cause palestinienne. Cela vous pose-t-il problème ? Vous est-il arrivé de douter ?
– Pensez-vous que votre travail est, par principe, irréprochable, au-delà de toute critique ?

C’est un juge qui doit aujourd’hui rappeler que les journalistes ne sauraient être les seuls à pouvoir échapper à la vigilance dont ils sont les champions. « Charles Enderlin peut d’autant moins se soustraire à la critique qu’elle le vise en tant que professionnel de l’information, correspondant en Israël et dans les territoires palestiniens pour les journaux de France 2 diffusés aux heures de grande audience, et, qu’à ce titre, il s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle des plus attentifs de ses faits et gestes de la part de ses concitoyens comme de ses confrères », estime la Cour d’appel. Son arrêt est d’autant plus notable qu’il rompt avec une tradition établie depuis une trentaine d’années de bienveillance mutuelle entre la magistrature et la presse. Il est de surcroît rarissime que le juge désavoue un « grand média ». Il convient d’ailleurs de rappeler que France 2 n’a pas été condamnée mais déboutée. « Le Tribunal a accordé un permis de douter », ainsi que l’a joliment résumé Pascale Robert-Diard dans Le Monde. Les journalistes n’ont pas un permis, mais un devoir de douter. Y compris, et peut-être d’abord, d’eux-mêmes.