Accueil Site Page 2803

Libé, façon Thierry Rolland

Pour ses directs de l’Euro 2008, le site de Libé voulait faire « vivant » mais « pas beauf ». C’est réussi ! Extraits des commentaires du journaliste pour Portugal-Turquie (7 juin) : « Ah ! Un match qui sent la sueur et le découpage de Kebab… » « Tunçay court vite. Est-il encore vierge ? » « La Turquie n’arrive pas à faire mentir De Villiers. Ca se jette pas mal de manière kamikaze. » Après l’ouverture du score par la Seleçao : « Heureusement pour les concierges… » Un mauvais tacle : « L’intégriste turc a confondu les jambes de Nani avec les Twin Towers. » Les Turcs menés 2-0 : « Ils commencent à comprendre que c’est mort pour eux. Nous demandons à tous les Arméniens de s’éloigner, on ne sait jamais, ils peuvent avoir envie de passer leurs nerfs… »

Annulons, annulons !

Vous aussi, Mesdames, faites annuler votre mariage au motif qu’on vous aura trompé sur la marchandise ! Pardon : sur « une qualité essentielle ». Pour ce faire, voici quelques suggestions (liste non exhaustive). Votre futur prétendait être président de la République alors qu’il est surtout Premier ministre ? Annulation. Qu’il était blond, alors qu’il est teint (et borgne) ? Annulation. Qu’il adore la poésie et le shopping, vos deux passions, alors qu’il s’en tamponne ? Annulation ! Qu’il était Commissaire politique aux pages Culture des Inrockuptibles, alors que c’est pas vrai : il est chroniqueur chez causeur.fr ? An-nu-la-tion !

Yves Saint Laurent, priez pour nous

19

« La Démocratie a remplacé le faste par le luxe. » Si cette formule de Braque dit juste, Yves Saint Laurent est l’un des penseurs politiques les plus profonds de notre ère. Avant d’autres et mieux qu’eux, il a tout compris : que le citoyen se mue en consommateur, autrement dit que la démocratie résulte de la vulgarisation culturelle de l’aristocratie. Tous privilégiés ! L’avenir radieux, l’horizon indépassable du temps, c’est l’accès de tous aux attributs des happy few transformés en produits de consommation de masse. La bourgeoisie née sous les monarchies censitaires avait commencé le travail. Mais c’est à la génération d’après-guerre que devait échoir la mission historique de mener à bien la révolution de la Consommation – par la consommation. Car le but se confond avec l’instrument et c’est peut-être ce qui confère sa singularité à ce que nous vivons.

L’épopée d’Yves Saint Laurent accompagne le triomphe des baby-boomers, cette génération montée sur le devant de la scène dans les années 1960 et avec elle sa culture, c’est-à-dire son culte, de la jeunesse.

Créer des besoins et y répondre : tel a été le génie d’YSL. Les adolescentes de la génération précédente imitaient leurs mères. Devenues mères, elles se sont mises à s’habiller comme leurs filles. Au sommet de sa hiérarchie de la mode, Saint Laurent a été l’un des agents de ce retournement. Qu’est la mode, sinon la machine où l’air du temps se transforme en modèles et en biens marchands ? Doté de capteurs particulièrement aigus, le couturier a senti qu’il fallait aussi leur permettre de s’habiller comme leurs mecs et, ce faisant, de jouer avec la symbolique du pouvoir. D’où sa géniale invention du smoking pour femme (et de sa version executive woman – le tailleur-pantalon). C’est grâce à ce pionnier que les nouveaux codes qui régissaient les relations entre générations d’abord, entre sexes ensuite ont engendré une consommation de masse.

Il ne s’agit nullement ici de contester (ni d’ailleurs de juger) « le génial artiste » célébré, comme nous l’indique Paris Match, par le tout-Paris avec force superlatifs (ce qui est un peu inquiétant pour un artiste). Si le nom Saint Laurent est devenu une super-marque internationale, c’est d’abord à un génie du marketing qu’il le doit. Peut-être ce génie était-il autant, sinon bien plus, celui de Pierre Bergé que le sien. Passée maître en l’art de vendre du rêve, la dream team qu’ils formaient a senti très tôt que la culture des swinging sixties annonçait une véritable révolution dans l’imaginaire de la consommation. Persuadés d’être animés par la puissance de leurs désirs singuliers, les consommateurs sont devenus un troupeau mais un troupeau qui s’ignore, un troupeau de non-conformistes, de « mutins de Panurge », comme disait Philippe Muray. Au passage, on peut trouver surprenant que Catherine Deneuve ait été l’inamovible icône de cette religion dont les fidèles se prennent tous pour des libres-penseurs. C’est qu’elle n’a pas toujours été l’intouchable statue du cinéma français. Dans Marie Claire de mai 1963, on peut lire qu’elle incarne « un certain laisser-aller considéré comme élégant, et surtout cette liberté dont on nous rebat les oreilles ».

Le désir de distinction, qui est la logique profonde du marché de luxe, s’est largement démocratisé avec l’enrichissement (relatif mais réel) de masses jouissant des fruits de la croissance de l’après-guerre et formant les gros bataillons de ce qu’on a appelé les classes moyennes. Ces nouveaux consommateurs entendaient simultanément jouir du confort de l’aisance et rire de se voir si rebelles en ce miroir. Adolescents aux cheveux bientôt grisonnants, ils conjuguèrent le romantisme de la pauvreté et la bonne conscience que donne la richesse. Aznavour mettra ce fantasme en musique dans La Bohème. Qu’il était doux, le temps de notre jeunesse pauvre. Reste que manger un jour sur deux, c’est tout de même plus rigolo en chanson ou en souvenirs caressés entre poire et fromage qu’en vrai.

La réalité ? Quelle réalité ?

54

En décidant de décerner la Palme d’or au film de Laurent Cantet Entre les murs, le jury du Festival de Cannes, a offert au débat actuel sur l’école et son avenir, une formidable caisse de résonance. Enfin un film qui parle du rapport entre professeurs et élèves, de ses difficultés, de ses écueils. Mais aussi de ses petits bonheurs quotidiens qui font toute la joie d’enseigner, notamment dans ces zones de relégation sociale, ces fameuses ZEP de quartiers sensibles d’où, finalement, semble se dégager une incroyable et rafraîchissante énergie. Celle de cette jeunesse à laquelle fait face le professeur, François Bégaudeau, jouant à l’écran son propre rôle de professeur de français, ce qu’il fut pendant dix ans, à Dreux puis à Paris, dans des établissements difficiles. C’est de son roman, succès de librairie de l’année 2006, qu’est adapté le scénario du film de Laurent Cantet.

Le film est salué par la presse et le milieu du cinéma, notamment parce qu’il est « en prise avec le réel », ainsi que s’en targue Bégaudeau : « J’en avais assez de tous ces livres de profs qui, sous couvert de raconter ce qui se passe, se réduisent à des essais au ton apocalyptique. Ils ne racontent rien, en fait. Ils filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques, le plus souvent réactionnaires. » La classe, voilà la réalité, celle du quotidien. Bégaudeau promet de nous donner à voir « la vraie vie d’une classe ordinaire d’aujourd’hui ». Les filtreurs de réalité disent que l’Ecole va mal et nous empêchent donc de rêver éveillés, ils nous empêchent de croire que tout le monde a du talent, que chacun a de formidables qualités qu’il suffirait de faire éclore au grand jour, que de la spontanéité maladroite et un brin charmante de ces élèves puisse sortir quelque chose de positif. J’exagère ? Bégaudeau ne nie pas les difficultés de l’école ; lui l’héritier, le fils d’enseignants, se fait le porte-parole d’un courant de pensée qui récuse la baisse de niveau et avec elle, toute nostalgie dont seraient nécessairement empreints ceux qui pensent qu’il faut donner aux élèves, à tous les élèves, de grands textes et de grands auteurs à connaître. « Il faut les prendre comme ils sont ces élèves », lui fait dire un journaliste du Monde. Ils s’expriment mal, font des fautes de syntaxe à toutes les phrases, ont un vocabulaire très limité ? Donnons-leur à lire ce qu’ils ont envie de lire (c’est déjà bien qu’ils lisent, s’ils lisent), échangeons sur ce qui les intéresse et les touche en premier lieu, ancrons notre enseignement dans leur réalité et non dans un réel abstrait qui aurait pour effet de les braquer, qui agirait comme un repoussoir. C’est touchant, c’est émouvant, c’est généreux.

Curieusement, le roman de Bégaudeau est bien plus « juste » que les propos de son auteur. Entre les Murs ne se complait ni dans le fantasme, ni dans l’idéologie. Bref, l’écrivain Bégaudeau (et sans doute le prof Bégaudeau) est dans le vrai, dans la réalité, dans le réel.

De fait, dans ces établissements sensibles de banlieue (qui depuis une décennie ont aussi essaimé dans les quartiers populaires de Paris), la défaite de l’Ecole se traduit d’abord par une défaite du langage, fort bien dépeinte par l’écrivain dans son roman. Celui-ci sonne vrai, juste. On s’y croirait.

Il pointe ainsi fort habilement la minimisation du langage, la détresse linguistique dans laquelle sont plongés nombre de jeunes gens et ses corollaires, l’incompréhension et la violence. Incompréhension du langage du professeur et au-delà, de ce qui les entoure et du monde extérieur. Les jeunes élèves dont parle Bégaudeau n’envisagent les rapports sociaux que sous l’angle du rapport de force, incapables de se plier à une autorité, comprenant les remarques comme autant de défis, les injonctions comme autant d’agressions. Oui, c’est de cette réalité-là que parle, Bégaudeau, du racisme de certains, de l’antisémitisme de beaucoup, de l’homophobie comme norme. Bref, il décrit ce que nombre de professeurs vivent au quotidien, lesquels, et cela aussi il le montre parfaitement, sont de plus en plus las, fatigués, abandonnés et impuissants face au flot de problèmes qui submerge même les plus aguerris.

Quiconque fréquente les collèges aura un sentiment de déjà-vu en lisant la fin du livre. Celui-ci s’achève par la traditionnelle pièce de théâtre et l’annuel match de foot profs-élèves qui réconcilie tout le monde sur le pré. Oui, le vécu affleure sans cesse du roman de mon ex-collègue : j’y reconnais mon quotidien.

Je n’ai pas vu le film qui ne sortira que le 18 octobre prochain, mais je suis assez perplexe. J’avoue ne pas trouver, ni dans la vraie vie, ni dans les pages d’Entre les murs de quoi me rassurer sur l’avenir, celui de ces gamins comme le nôtre. Alors, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce film, si « amazing », comme l’a annoncé Sean Penn ? Qu’est-ce qui mériterait qu’on le montre à tous les élèves dans toutes les écoles, comme l’a demandé à Christine Albanel un journaliste de Canal + ? Qu’est-ce qui semble rassurer tout un petit monde qui vit bien loin de cette fameuse réalité tant louée ? J’ose espérer que ce n’est pas, justement, la réalité.

Entre les murs

Price: 9,76 €

116 used & new available from 0,98 €

Obama est blanc !

De France 2 à Arte, de Libé au Figaro, de Ségolène Royal à Condoleezza Rice, cela n’a pas manqué : on a salué aujourd’hui la désignation de Barak Obama comme celle du « premier Noir à pouvoir prétendre devenir président » des USA. Obama est pourtant métis. Son père, Kenyan, est noir. Sa mère, du Kansas, est blanche. Pourquoi cette insistance ? On disait jadis la même chose de Yannick Noah ou de Harlem Désir. Drumont, Le Pen et autres tenants de la « souillure » auraient-ils gagné dans les esprits : un peu de « sang » noir (juif, chinois, arabe) et vous n’êtes plus vraiment un « Blanc » ? Tenons-nous en donc aux faits : Obama est aussi blanc qu’il est noir – alors qu’en l’état actuel de nos connaissances, Hillary, elle, est 100% femme?

Edition : copie à revoir

L’Unesco vient de publier un Index Translationum, qui recense les auteurs les plus traduits dans le monde. Que ressort-il de ce classement ? D’abord la suprématie des anglo-saxons, dont Agatha Christie, n°1 mondiale, suivie de Barbara Cartland, talonnée par un certain Shakespeare. Ensuite, la bonne résistance des Français ou assimilés, avec Jules Verne (n°2), Simenon et Dumas (Alexandre, pas Mireille !). Mais aussi la présence inattendue des Russes : Lénine (n°3), Dostoïevski, Tolstoï. Et, enfin, l’absence totale dans ce top 50 du moindre auteur de langue extra-européenne, qu’il soit chinois, indien ou arabophone.

Logo sans logos

Nom d’une pipe, ceci est un logo. On nous apprend que Bernard Kouchner, rentrant du Kurdistan, a présenté le « logo » de la présidence française de l’Union européenne. Le visuel ne laisse souffrir aucun doute : la french touch graphique (inaugurée dans les années 1950 par Pierre Faucheux, André François ou Massin) est bel et bien morte. Fermez le ban. FM

Les secrétaires

Que ne faut-il pas faire pour devenir secrétaire ? L’art a le pouvoir de constituer autour de nous un monde peuplé d’objets immortels. Peint en 1594, ce tableau de l’école franco-hollandaise nous en apporte la plus éclatante démonstration. Plus de quatre cents ans ont passé et la secrétitude (en latin, l’éternel de la secrétaire) demeure : savoir taper à la machine avec dix doigts participatifs gentiment vernis, se faire régulièrement péroxyder au Réjécolor, supporter l’haleine chargé d’un patron qui vous force à prendre en sténo d’invraisemblables motions. Enfin, last but not least, adopter, en toutes circonstances, l’air pincé.

Anonyme franco-hollandais, Les secrétaires. Huile sur bois, 1594. Musée des Beaux-Arts de Jarnac (Poitou-Charente).

Sexe, mensonges et idéaux

Difficile d’écrire sur le sable, surtout en période de grandes marées ! Entre le 1er et le 4 juin, il m’aura fallu remanier trois fois le présent papier[1. Appelé à faire autorité sur la question.], à propos de cet absurde jugement ch’ti annulant le mariage de deux époux consentants (au divorce).

La faute à Rachida Dati, qui est le contraire d’une imbécile. La preuve : en quatre jours, elle a changé d’avis deux fois[2. Même si son troisième avis est le même que le premier.] ! Cela dit, je ne lui en veux pas : ce pétage de plombs à répétition finit même par me rendre sympathique celle que je prenais pour une banale arriviste, « froide et sans scrupules » comme on disait déjà chez Delly.

En risquant sa carrière politique pour défendre une conviction fondée sur son expérience personnelle, Rachida a brusquement révélé à un microcosme incrédule son côté humain : « Pour être ministre, on n’en est pas moins femme », comme disait le poète.

Réussir ainsi à faire l’unanimité contre elle – du PC au FN, en passant par les associations féministes, antiracistes, laïcistes… et l’UMP en personne –, ce n’est quand même pas si fréquent. Surtout pour des idées !

Certes, les volte-face de Mme Dati m’ont donné un surcroît de boulot ; mais c’est bon pour mon karma, comme on dit chez les bouddhistes d’Oberkampf. Simplement la prochaine fois, j’écrirai de préférence sur la peine de mort dans l’Egypte ptolémaïque.

Mais revenons à notre mouton noir de la classe politique. Si jamais une telle mésaventure ne lui a pas ouvert les yeux sur ces Jeux du Cirque cruels et vains qu’on nomme aujourd’hui « politique », au moins y aura-t-elle appris le b-a-ba du métier : ne jamais, sous aucun prétexte, dire ce qu’on pense !

Tel est d’ailleurs, à mes yeux, le fond de l’affaire. Que réclame en fait le Parquet dans son appel (cf. Le Monde, 5 juin 2008) ? Non pas la réformation du jugement ; juste la suppression d’une de ses motivations : « La référence à la virginité n’est pas compatible avec l’ordre public, car elle porte atteinte à la dignité des femmes et à l’égalité des sexes. »

Une fois ôtée la virginité, si j’ose dire, que reste-t-il donc au tribunal correctionnel de Lille pour justifier sa fameuse décision du 1er avril ? Le mensonge, tout simplement.

Contrairement à ce qu’un vain peuple pense, c’était même l’essentiel de l’argumentation développée par les juges de première instance. Non pas l’état de l’hymen de Madame au moment des faits[3. Il n’y a même pas eu reconstitution des faits !], mais la tromperie concernant un point-clé du consentement mutuel : « La vie matrimoniale a commencé par un mensonge, lequel est contraire à la confiance réciproque entre époux, pourtant essentielle dans le cadre de l’union conjugale. »

Alors là, en tant que défenseur de la famille[4. De la patrie aussi, mais pour le travail, je suis pas sûr…], je dis : attention à la dérive jurisprudentielle ! Si les mensonges entre époux devenaient une cause d’annulation de leur union, on serait bientôt 60 millions de célibataires.

De quoi Al Doura est-il le nom ?

Nous ne savons pas qui a tué Mohamed Al Doura. Ce qui semblait à tous une évidence, y compris à l’auteur de ces lignes, revient désormais comme une question, suite aux diverses investigations et procédures judiciaires déclenchées à la suite du reportage de Talal Abu Rahma et Charles Enderlin. La responsabilité de l’armée israélienne, qu’un officier avait reconnue dans les suites immédiates de la fusillade, reste en effet à démontrer, contrairement à ce que nous étions nombreux à croire. Peut-être aurons-nous un jour l’aveu de l’homme qui tenait le fusil, ou une preuve irréfutable de sa nationalité. On peut toutefois avancer sans grand risque de se tromper cette fois-ci, que cela ne changera rien. Car il ne s’agit pas en l’occurrence du redressement d’une éventuelle erreur judiciaire à la manière de Gilles Perrault dans Le Pull-over rouge. L’ »affaire Al Doura » n’est qu’une péripétie d’un conflit armé et d’une occupation au cours desquels des centaines d’autres enfants ont été tués.

On peut certes rétorquer que cette « mort en direct », selon le cliché médiatique, a joué un rôle important dans l’escalade de la violence à la fin de l’année 2000. En réalité, personne n’en sait rien et l’on peut penser au contraire, et c’est mon cas, que cet événement n’eut qu’un effet marginal sur le cours de la deuxième intifada. Quoiqu’il en soit, nous ne sommes sûrs que d’une chose : les images diffusées par France 2 furent une aubaine pour les uns et un désastre pour les autres. La question importante qui me semble posée ici n’est donc pas « qui a tué Al Doura ? » mais, que Badiou me pardonne : « De quoi Al Doura est-il le nom ? » Autrement dit, ce qui est en cause ici est moins l’identité du ou des tireurs que la raison pour laquelle ces tirs ont eu lieu.

Rappelons qu’ils se sont produits à Gaza, dans les alentours immédiats de la colonie de Netzarim, dont Sharon disait, avant de changer d’avis, qu’elle était aussi importante pour Israël que Tel Aviv. Elle a été, comme chacun sait, évacuée comme les autres colonies de Gaza en 2005. Je suis passé peu de temps auparavant dans ces parages. Regardant (de l’extérieur) à quoi ressemblait une colonie juive à Gaza, je n’y ai vu que des ouvriers agricoles thaïlandais cultivant des agrumes sous serre et sous bonne garde israélienne. Dans les environs, comme c’est souvent le cas autour des colonies, la plupart des maisons avaient été vidées de leurs habitants, le paysage était celui d’un chantier de destruction. Que défendaient les soldats israéliens à Netzarim ? La sécurité d’Israël ? Le droit des juifs à vivre la promesse biblique ? La suite a montré ce qu’il en était. Ils défendaient la politique israélienne, ou plutôt l’option politique du moment.

Accuser les soldats israéliens d’être des tueurs d’enfants est une absurdité devant laquelle ne reculent pas certains militants de la cause palestinienne. S’indigner devant de telles accusations ne mène nulle part, car la réalité est bien que ces soldats tuent aussi des enfants, parce qu’ils sont des occupants en butte, comme toute force d’occupation, à une hostilité généralisée. Qu’on lise, entre autres, les témoignages de ceux d’entre eux qui se sont rassemblés sous le mot d’ordre « Breaking the silence », si l’on a encore besoin de se convaincre de la violence quotidienne et silencieuse de Tsahal en Palestine. La mort de Al Doura, tué par un inconnu lors d’un échange de tirs entre résistants et occupants aurait pu n’être qu’un dommage collatéral parmi d’autres, regrettable et fugace. Par la grâce de la télévision, elle est devenue un symbole pour les uns, un outrage pour les autres. Le partage ne se faisant pas selon le degré de confiance accordée aux images mais en fonction du jugement porté sur cette situation.

La vérité du reportage incriminé réside ailleurs que dans les images qui le composent, puisqu’elles ne sont en fait que l’allégorie de l’injustice faite aux Palestiniens pour certains, la démonstration des procès haineux faits aux Israéliens pour d’autres.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la vérité factuelle de ce reportage compte moins que sa signification symbolique, et pas seulement parce que le pathos est l’une des marques du conflit du Proche-Orient. C’est plus généralement la question du statut de l’image de reportage qui est posée ici et qui vaut, en dehors même de toute considération sur la Palestine et Israël, que l’on s’y intéresse. Ce n’est pas mon propos et je me bornerai à rappeler qu’un film quel qu’il soit est affaire de cadrage et de montage. Autrement dit, il ne s’agit pas d’enregistrer la réalité mais de la mettre en scène et que les images d’un reportage ne sont pas plus « vraies » par elles-mêmes que les mots d’un récit.

Libé, façon Thierry Rolland

11

Pour ses directs de l’Euro 2008, le site de Libé voulait faire « vivant » mais « pas beauf ». C’est réussi ! Extraits des commentaires du journaliste pour Portugal-Turquie (7 juin) : « Ah ! Un match qui sent la sueur et le découpage de Kebab… » « Tunçay court vite. Est-il encore vierge ? » « La Turquie n’arrive pas à faire mentir De Villiers. Ca se jette pas mal de manière kamikaze. » Après l’ouverture du score par la Seleçao : « Heureusement pour les concierges… » Un mauvais tacle : « L’intégriste turc a confondu les jambes de Nani avec les Twin Towers. » Les Turcs menés 2-0 : « Ils commencent à comprendre que c’est mort pour eux. Nous demandons à tous les Arméniens de s’éloigner, on ne sait jamais, ils peuvent avoir envie de passer leurs nerfs… »

Annulons, annulons !

9

Vous aussi, Mesdames, faites annuler votre mariage au motif qu’on vous aura trompé sur la marchandise ! Pardon : sur « une qualité essentielle ». Pour ce faire, voici quelques suggestions (liste non exhaustive). Votre futur prétendait être président de la République alors qu’il est surtout Premier ministre ? Annulation. Qu’il était blond, alors qu’il est teint (et borgne) ? Annulation. Qu’il adore la poésie et le shopping, vos deux passions, alors qu’il s’en tamponne ? Annulation ! Qu’il était Commissaire politique aux pages Culture des Inrockuptibles, alors que c’est pas vrai : il est chroniqueur chez causeur.fr ? An-nu-la-tion !

Yves Saint Laurent, priez pour nous

19

« La Démocratie a remplacé le faste par le luxe. » Si cette formule de Braque dit juste, Yves Saint Laurent est l’un des penseurs politiques les plus profonds de notre ère. Avant d’autres et mieux qu’eux, il a tout compris : que le citoyen se mue en consommateur, autrement dit que la démocratie résulte de la vulgarisation culturelle de l’aristocratie. Tous privilégiés ! L’avenir radieux, l’horizon indépassable du temps, c’est l’accès de tous aux attributs des happy few transformés en produits de consommation de masse. La bourgeoisie née sous les monarchies censitaires avait commencé le travail. Mais c’est à la génération d’après-guerre que devait échoir la mission historique de mener à bien la révolution de la Consommation – par la consommation. Car le but se confond avec l’instrument et c’est peut-être ce qui confère sa singularité à ce que nous vivons.

L’épopée d’Yves Saint Laurent accompagne le triomphe des baby-boomers, cette génération montée sur le devant de la scène dans les années 1960 et avec elle sa culture, c’est-à-dire son culte, de la jeunesse.

Créer des besoins et y répondre : tel a été le génie d’YSL. Les adolescentes de la génération précédente imitaient leurs mères. Devenues mères, elles se sont mises à s’habiller comme leurs filles. Au sommet de sa hiérarchie de la mode, Saint Laurent a été l’un des agents de ce retournement. Qu’est la mode, sinon la machine où l’air du temps se transforme en modèles et en biens marchands ? Doté de capteurs particulièrement aigus, le couturier a senti qu’il fallait aussi leur permettre de s’habiller comme leurs mecs et, ce faisant, de jouer avec la symbolique du pouvoir. D’où sa géniale invention du smoking pour femme (et de sa version executive woman – le tailleur-pantalon). C’est grâce à ce pionnier que les nouveaux codes qui régissaient les relations entre générations d’abord, entre sexes ensuite ont engendré une consommation de masse.

Il ne s’agit nullement ici de contester (ni d’ailleurs de juger) « le génial artiste » célébré, comme nous l’indique Paris Match, par le tout-Paris avec force superlatifs (ce qui est un peu inquiétant pour un artiste). Si le nom Saint Laurent est devenu une super-marque internationale, c’est d’abord à un génie du marketing qu’il le doit. Peut-être ce génie était-il autant, sinon bien plus, celui de Pierre Bergé que le sien. Passée maître en l’art de vendre du rêve, la dream team qu’ils formaient a senti très tôt que la culture des swinging sixties annonçait une véritable révolution dans l’imaginaire de la consommation. Persuadés d’être animés par la puissance de leurs désirs singuliers, les consommateurs sont devenus un troupeau mais un troupeau qui s’ignore, un troupeau de non-conformistes, de « mutins de Panurge », comme disait Philippe Muray. Au passage, on peut trouver surprenant que Catherine Deneuve ait été l’inamovible icône de cette religion dont les fidèles se prennent tous pour des libres-penseurs. C’est qu’elle n’a pas toujours été l’intouchable statue du cinéma français. Dans Marie Claire de mai 1963, on peut lire qu’elle incarne « un certain laisser-aller considéré comme élégant, et surtout cette liberté dont on nous rebat les oreilles ».

Le désir de distinction, qui est la logique profonde du marché de luxe, s’est largement démocratisé avec l’enrichissement (relatif mais réel) de masses jouissant des fruits de la croissance de l’après-guerre et formant les gros bataillons de ce qu’on a appelé les classes moyennes. Ces nouveaux consommateurs entendaient simultanément jouir du confort de l’aisance et rire de se voir si rebelles en ce miroir. Adolescents aux cheveux bientôt grisonnants, ils conjuguèrent le romantisme de la pauvreté et la bonne conscience que donne la richesse. Aznavour mettra ce fantasme en musique dans La Bohème. Qu’il était doux, le temps de notre jeunesse pauvre. Reste que manger un jour sur deux, c’est tout de même plus rigolo en chanson ou en souvenirs caressés entre poire et fromage qu’en vrai.

La réalité ? Quelle réalité ?

54

En décidant de décerner la Palme d’or au film de Laurent Cantet Entre les murs, le jury du Festival de Cannes, a offert au débat actuel sur l’école et son avenir, une formidable caisse de résonance. Enfin un film qui parle du rapport entre professeurs et élèves, de ses difficultés, de ses écueils. Mais aussi de ses petits bonheurs quotidiens qui font toute la joie d’enseigner, notamment dans ces zones de relégation sociale, ces fameuses ZEP de quartiers sensibles d’où, finalement, semble se dégager une incroyable et rafraîchissante énergie. Celle de cette jeunesse à laquelle fait face le professeur, François Bégaudeau, jouant à l’écran son propre rôle de professeur de français, ce qu’il fut pendant dix ans, à Dreux puis à Paris, dans des établissements difficiles. C’est de son roman, succès de librairie de l’année 2006, qu’est adapté le scénario du film de Laurent Cantet.

Le film est salué par la presse et le milieu du cinéma, notamment parce qu’il est « en prise avec le réel », ainsi que s’en targue Bégaudeau : « J’en avais assez de tous ces livres de profs qui, sous couvert de raconter ce qui se passe, se réduisent à des essais au ton apocalyptique. Ils ne racontent rien, en fait. Ils filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques, le plus souvent réactionnaires. » La classe, voilà la réalité, celle du quotidien. Bégaudeau promet de nous donner à voir « la vraie vie d’une classe ordinaire d’aujourd’hui ». Les filtreurs de réalité disent que l’Ecole va mal et nous empêchent donc de rêver éveillés, ils nous empêchent de croire que tout le monde a du talent, que chacun a de formidables qualités qu’il suffirait de faire éclore au grand jour, que de la spontanéité maladroite et un brin charmante de ces élèves puisse sortir quelque chose de positif. J’exagère ? Bégaudeau ne nie pas les difficultés de l’école ; lui l’héritier, le fils d’enseignants, se fait le porte-parole d’un courant de pensée qui récuse la baisse de niveau et avec elle, toute nostalgie dont seraient nécessairement empreints ceux qui pensent qu’il faut donner aux élèves, à tous les élèves, de grands textes et de grands auteurs à connaître. « Il faut les prendre comme ils sont ces élèves », lui fait dire un journaliste du Monde. Ils s’expriment mal, font des fautes de syntaxe à toutes les phrases, ont un vocabulaire très limité ? Donnons-leur à lire ce qu’ils ont envie de lire (c’est déjà bien qu’ils lisent, s’ils lisent), échangeons sur ce qui les intéresse et les touche en premier lieu, ancrons notre enseignement dans leur réalité et non dans un réel abstrait qui aurait pour effet de les braquer, qui agirait comme un repoussoir. C’est touchant, c’est émouvant, c’est généreux.

Curieusement, le roman de Bégaudeau est bien plus « juste » que les propos de son auteur. Entre les Murs ne se complait ni dans le fantasme, ni dans l’idéologie. Bref, l’écrivain Bégaudeau (et sans doute le prof Bégaudeau) est dans le vrai, dans la réalité, dans le réel.

De fait, dans ces établissements sensibles de banlieue (qui depuis une décennie ont aussi essaimé dans les quartiers populaires de Paris), la défaite de l’Ecole se traduit d’abord par une défaite du langage, fort bien dépeinte par l’écrivain dans son roman. Celui-ci sonne vrai, juste. On s’y croirait.

Il pointe ainsi fort habilement la minimisation du langage, la détresse linguistique dans laquelle sont plongés nombre de jeunes gens et ses corollaires, l’incompréhension et la violence. Incompréhension du langage du professeur et au-delà, de ce qui les entoure et du monde extérieur. Les jeunes élèves dont parle Bégaudeau n’envisagent les rapports sociaux que sous l’angle du rapport de force, incapables de se plier à une autorité, comprenant les remarques comme autant de défis, les injonctions comme autant d’agressions. Oui, c’est de cette réalité-là que parle, Bégaudeau, du racisme de certains, de l’antisémitisme de beaucoup, de l’homophobie comme norme. Bref, il décrit ce que nombre de professeurs vivent au quotidien, lesquels, et cela aussi il le montre parfaitement, sont de plus en plus las, fatigués, abandonnés et impuissants face au flot de problèmes qui submerge même les plus aguerris.

Quiconque fréquente les collèges aura un sentiment de déjà-vu en lisant la fin du livre. Celui-ci s’achève par la traditionnelle pièce de théâtre et l’annuel match de foot profs-élèves qui réconcilie tout le monde sur le pré. Oui, le vécu affleure sans cesse du roman de mon ex-collègue : j’y reconnais mon quotidien.

Je n’ai pas vu le film qui ne sortira que le 18 octobre prochain, mais je suis assez perplexe. J’avoue ne pas trouver, ni dans la vraie vie, ni dans les pages d’Entre les murs de quoi me rassurer sur l’avenir, celui de ces gamins comme le nôtre. Alors, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce film, si « amazing », comme l’a annoncé Sean Penn ? Qu’est-ce qui mériterait qu’on le montre à tous les élèves dans toutes les écoles, comme l’a demandé à Christine Albanel un journaliste de Canal + ? Qu’est-ce qui semble rassurer tout un petit monde qui vit bien loin de cette fameuse réalité tant louée ? J’ose espérer que ce n’est pas, justement, la réalité.

Entre les murs

Price: 9,76 €

116 used & new available from 0,98 €

Obama est blanc !

5

De France 2 à Arte, de Libé au Figaro, de Ségolène Royal à Condoleezza Rice, cela n’a pas manqué : on a salué aujourd’hui la désignation de Barak Obama comme celle du « premier Noir à pouvoir prétendre devenir président » des USA. Obama est pourtant métis. Son père, Kenyan, est noir. Sa mère, du Kansas, est blanche. Pourquoi cette insistance ? On disait jadis la même chose de Yannick Noah ou de Harlem Désir. Drumont, Le Pen et autres tenants de la « souillure » auraient-ils gagné dans les esprits : un peu de « sang » noir (juif, chinois, arabe) et vous n’êtes plus vraiment un « Blanc » ? Tenons-nous en donc aux faits : Obama est aussi blanc qu’il est noir – alors qu’en l’état actuel de nos connaissances, Hillary, elle, est 100% femme?

Edition : copie à revoir

1

L’Unesco vient de publier un Index Translationum, qui recense les auteurs les plus traduits dans le monde. Que ressort-il de ce classement ? D’abord la suprématie des anglo-saxons, dont Agatha Christie, n°1 mondiale, suivie de Barbara Cartland, talonnée par un certain Shakespeare. Ensuite, la bonne résistance des Français ou assimilés, avec Jules Verne (n°2), Simenon et Dumas (Alexandre, pas Mireille !). Mais aussi la présence inattendue des Russes : Lénine (n°3), Dostoïevski, Tolstoï. Et, enfin, l’absence totale dans ce top 50 du moindre auteur de langue extra-européenne, qu’il soit chinois, indien ou arabophone.

Logo sans logos

1

Nom d’une pipe, ceci est un logo. On nous apprend que Bernard Kouchner, rentrant du Kurdistan, a présenté le « logo » de la présidence française de l’Union européenne. Le visuel ne laisse souffrir aucun doute : la french touch graphique (inaugurée dans les années 1950 par Pierre Faucheux, André François ou Massin) est bel et bien morte. Fermez le ban. FM

Les secrétaires

19

Que ne faut-il pas faire pour devenir secrétaire ? L’art a le pouvoir de constituer autour de nous un monde peuplé d’objets immortels. Peint en 1594, ce tableau de l’école franco-hollandaise nous en apporte la plus éclatante démonstration. Plus de quatre cents ans ont passé et la secrétitude (en latin, l’éternel de la secrétaire) demeure : savoir taper à la machine avec dix doigts participatifs gentiment vernis, se faire régulièrement péroxyder au Réjécolor, supporter l’haleine chargé d’un patron qui vous force à prendre en sténo d’invraisemblables motions. Enfin, last but not least, adopter, en toutes circonstances, l’air pincé.

Anonyme franco-hollandais, Les secrétaires. Huile sur bois, 1594. Musée des Beaux-Arts de Jarnac (Poitou-Charente).

Sexe, mensonges et idéaux

26

Difficile d’écrire sur le sable, surtout en période de grandes marées ! Entre le 1er et le 4 juin, il m’aura fallu remanier trois fois le présent papier[1. Appelé à faire autorité sur la question.], à propos de cet absurde jugement ch’ti annulant le mariage de deux époux consentants (au divorce).

La faute à Rachida Dati, qui est le contraire d’une imbécile. La preuve : en quatre jours, elle a changé d’avis deux fois[2. Même si son troisième avis est le même que le premier.] ! Cela dit, je ne lui en veux pas : ce pétage de plombs à répétition finit même par me rendre sympathique celle que je prenais pour une banale arriviste, « froide et sans scrupules » comme on disait déjà chez Delly.

En risquant sa carrière politique pour défendre une conviction fondée sur son expérience personnelle, Rachida a brusquement révélé à un microcosme incrédule son côté humain : « Pour être ministre, on n’en est pas moins femme », comme disait le poète.

Réussir ainsi à faire l’unanimité contre elle – du PC au FN, en passant par les associations féministes, antiracistes, laïcistes… et l’UMP en personne –, ce n’est quand même pas si fréquent. Surtout pour des idées !

Certes, les volte-face de Mme Dati m’ont donné un surcroît de boulot ; mais c’est bon pour mon karma, comme on dit chez les bouddhistes d’Oberkampf. Simplement la prochaine fois, j’écrirai de préférence sur la peine de mort dans l’Egypte ptolémaïque.

Mais revenons à notre mouton noir de la classe politique. Si jamais une telle mésaventure ne lui a pas ouvert les yeux sur ces Jeux du Cirque cruels et vains qu’on nomme aujourd’hui « politique », au moins y aura-t-elle appris le b-a-ba du métier : ne jamais, sous aucun prétexte, dire ce qu’on pense !

Tel est d’ailleurs, à mes yeux, le fond de l’affaire. Que réclame en fait le Parquet dans son appel (cf. Le Monde, 5 juin 2008) ? Non pas la réformation du jugement ; juste la suppression d’une de ses motivations : « La référence à la virginité n’est pas compatible avec l’ordre public, car elle porte atteinte à la dignité des femmes et à l’égalité des sexes. »

Une fois ôtée la virginité, si j’ose dire, que reste-t-il donc au tribunal correctionnel de Lille pour justifier sa fameuse décision du 1er avril ? Le mensonge, tout simplement.

Contrairement à ce qu’un vain peuple pense, c’était même l’essentiel de l’argumentation développée par les juges de première instance. Non pas l’état de l’hymen de Madame au moment des faits[3. Il n’y a même pas eu reconstitution des faits !], mais la tromperie concernant un point-clé du consentement mutuel : « La vie matrimoniale a commencé par un mensonge, lequel est contraire à la confiance réciproque entre époux, pourtant essentielle dans le cadre de l’union conjugale. »

Alors là, en tant que défenseur de la famille[4. De la patrie aussi, mais pour le travail, je suis pas sûr…], je dis : attention à la dérive jurisprudentielle ! Si les mensonges entre époux devenaient une cause d’annulation de leur union, on serait bientôt 60 millions de célibataires.

De quoi Al Doura est-il le nom ?

232

Nous ne savons pas qui a tué Mohamed Al Doura. Ce qui semblait à tous une évidence, y compris à l’auteur de ces lignes, revient désormais comme une question, suite aux diverses investigations et procédures judiciaires déclenchées à la suite du reportage de Talal Abu Rahma et Charles Enderlin. La responsabilité de l’armée israélienne, qu’un officier avait reconnue dans les suites immédiates de la fusillade, reste en effet à démontrer, contrairement à ce que nous étions nombreux à croire. Peut-être aurons-nous un jour l’aveu de l’homme qui tenait le fusil, ou une preuve irréfutable de sa nationalité. On peut toutefois avancer sans grand risque de se tromper cette fois-ci, que cela ne changera rien. Car il ne s’agit pas en l’occurrence du redressement d’une éventuelle erreur judiciaire à la manière de Gilles Perrault dans Le Pull-over rouge. L’ »affaire Al Doura » n’est qu’une péripétie d’un conflit armé et d’une occupation au cours desquels des centaines d’autres enfants ont été tués.

On peut certes rétorquer que cette « mort en direct », selon le cliché médiatique, a joué un rôle important dans l’escalade de la violence à la fin de l’année 2000. En réalité, personne n’en sait rien et l’on peut penser au contraire, et c’est mon cas, que cet événement n’eut qu’un effet marginal sur le cours de la deuxième intifada. Quoiqu’il en soit, nous ne sommes sûrs que d’une chose : les images diffusées par France 2 furent une aubaine pour les uns et un désastre pour les autres. La question importante qui me semble posée ici n’est donc pas « qui a tué Al Doura ? » mais, que Badiou me pardonne : « De quoi Al Doura est-il le nom ? » Autrement dit, ce qui est en cause ici est moins l’identité du ou des tireurs que la raison pour laquelle ces tirs ont eu lieu.

Rappelons qu’ils se sont produits à Gaza, dans les alentours immédiats de la colonie de Netzarim, dont Sharon disait, avant de changer d’avis, qu’elle était aussi importante pour Israël que Tel Aviv. Elle a été, comme chacun sait, évacuée comme les autres colonies de Gaza en 2005. Je suis passé peu de temps auparavant dans ces parages. Regardant (de l’extérieur) à quoi ressemblait une colonie juive à Gaza, je n’y ai vu que des ouvriers agricoles thaïlandais cultivant des agrumes sous serre et sous bonne garde israélienne. Dans les environs, comme c’est souvent le cas autour des colonies, la plupart des maisons avaient été vidées de leurs habitants, le paysage était celui d’un chantier de destruction. Que défendaient les soldats israéliens à Netzarim ? La sécurité d’Israël ? Le droit des juifs à vivre la promesse biblique ? La suite a montré ce qu’il en était. Ils défendaient la politique israélienne, ou plutôt l’option politique du moment.

Accuser les soldats israéliens d’être des tueurs d’enfants est une absurdité devant laquelle ne reculent pas certains militants de la cause palestinienne. S’indigner devant de telles accusations ne mène nulle part, car la réalité est bien que ces soldats tuent aussi des enfants, parce qu’ils sont des occupants en butte, comme toute force d’occupation, à une hostilité généralisée. Qu’on lise, entre autres, les témoignages de ceux d’entre eux qui se sont rassemblés sous le mot d’ordre « Breaking the silence », si l’on a encore besoin de se convaincre de la violence quotidienne et silencieuse de Tsahal en Palestine. La mort de Al Doura, tué par un inconnu lors d’un échange de tirs entre résistants et occupants aurait pu n’être qu’un dommage collatéral parmi d’autres, regrettable et fugace. Par la grâce de la télévision, elle est devenue un symbole pour les uns, un outrage pour les autres. Le partage ne se faisant pas selon le degré de confiance accordée aux images mais en fonction du jugement porté sur cette situation.

La vérité du reportage incriminé réside ailleurs que dans les images qui le composent, puisqu’elles ne sont en fait que l’allégorie de l’injustice faite aux Palestiniens pour certains, la démonstration des procès haineux faits aux Israéliens pour d’autres.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la vérité factuelle de ce reportage compte moins que sa signification symbolique, et pas seulement parce que le pathos est l’une des marques du conflit du Proche-Orient. C’est plus généralement la question du statut de l’image de reportage qui est posée ici et qui vaut, en dehors même de toute considération sur la Palestine et Israël, que l’on s’y intéresse. Ce n’est pas mon propos et je me bornerai à rappeler qu’un film quel qu’il soit est affaire de cadrage et de montage. Autrement dit, il ne s’agit pas d’enregistrer la réalité mais de la mettre en scène et que les images d’un reportage ne sont pas plus « vraies » par elles-mêmes que les mots d’un récit.