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Albert Cossard n’écrira plus

Joséphine Baker avait deux amours, moi j’avais trois Albert. Cohen, Camus, Cossery. Et ce dernier, plus lent que les autres, vient de les rejoindre en ayant, assez inexplicablement, la mauvaise idée de mourir le 22 juin. Son œuvre, aussi maigre que lui, a ses fidèles. Il leur revient, désormais, d’en assurer ce qui lui répugnait tant : la publicité.

Albert Cossery ? La première fois que j’ai croisé le fantôme – 1m69 pour 45 kilos tout habillé… – l’Egyptien hantait déjà le cimetière des lettres de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept ans, une Delphine séraphique à laquelle j’expliquais que les romans n’étaient rien (comparés aux essais, à Hegel…) ; elle était indulgente, me rabrouait à peine, si délicatement – et soudain face à nous, en terrasse, une momie au ricanement fatigué m’ignorait et sermonnait l’ange : « Aimez-le, pourquoi pas, mais ne l’écoutez pas : il n’y a que les romans… » Vingt ans plus tard, au Flore, c’était à une Hannah étincelante que j’expliquais combien la littérature primait, et citait Cossery au nombre de mes favoris. Elle était assez splendide et de tête pour se montrer, elle aussi, indulgente, me disant avec toute la diplomatie dont est capable une Constantinoise que je découvrais la Lune. Mais la chance ne sourit qu’aux canailles : soudain, au coin de la rue Saint-Benoît, Cossery était immobile à grands pas. Me souvenant qu’il fut complice de drague de Camus, je bondissais le trouver. A l’aide ! Qui, entreprenant au Luco une étudiante hors de portée, n’a jamais rêvé de l’apparition de Sartre (yak !) ou de Laclos (yeah !), venu prêter main forte ? Je lui expliquais mon affaire, il grimaça un sourire, jeta un œil, opina, approuva même, mais ne pipa mot : le crabe lui avait déjà cisaillé les cordes vocales. Entre les deux, quand j’y pense, il n’y aura guère que la mère de mes enfants, pourtant élevée en Egypte, que j’aurai vainement attirée à lui.

Albert Cossery ? Sept petits volumes, chez Joëlle Losfeld (Gallimard). Sept bijoux, qu’on pourrait dire identiques – toujours la même histoire, toujours la même figure : un Solal égyptien, trop las pour courir les filles, trop désabusé pour rechercher l’argent, trop lucide pour être un oriental player… – au point de composer un boléro infernalement ensoleillé. Or donc, on a reproché à Cossery de raconter indéfiniment la même histoire. Certains l’ont tenu pour un feignant (« Travailler ? Quelle drôle d’idée ! »). Soit : jamais auteur n’aura été si fidèle à ses personnages. Bienfaisant lésineur, pour reprendre le titre d’une plaquette de Morand, Cossery se la coulait douce dans ce naufrage qu’est la vie. Taciturne, pauvre, lent, discret, paresseux et sardonique, il occupait la même et modeste chambre à l’hôtel Louisiane (réglé par son éditrice) depuis… Depuis toujours, semble-t-il. Autour d’un petit pâté de rues fameuses, il promenait « une sérénité insolente, apanage de l’homme sans ambition ». Sa philosophie se ramassait en des sentences aussi charmantes qu’insupportables – « L’unique sagesse réside dans une attitude passive et nonchalante… » Bling-bling en diable.

Peut-on le dire, à présent qu’il s’est donné le mal de mourir ? Albert Cossery était parent de Claude François. Non pas qu’il fut vraiment plus habile à changer une ampoule (grillée ? grand bien lui fasse !), mais parce qu’il était, lui aussi, l’un des derniers rejetons de cette Egypte européenne d’avant les cinglés barbus – et qu’il nous laisse une poignée de tubes impérissables. Ses Alexandrie, ses Alexandra : des comiques (Les feignants dans la vallée fertile, Une ambition dans le désert), des sombres (Les hommes oubliés de Dieu, La maison de la mort certaine), des caustiques (Un complot de saltimbanques, La violence et la dérision)…

Fronceront les sourcils ses lecteurs, et ils auront bigrement raison, car, à dire vrai, tous ses romans – ai-je oublié de citer Mendiants et orgueilleux ? – étaient tour à tour sinistres, caustiques et comiques. En cela, il était proche d’un autre méditerranéen effroyablement hilare : Albert Cohen. Moins grandiloquent, c’est certain. Mais c’est qu’il s’en foutait. Tout bonnement. Tous deux partageaient, sarcasmes ou pas, une même « pitié de tendresse » pour ceux qui exercent l’impossible métier de vivant. Les puissants ne trouvaient place dans leurs récits que dans la mesure où il leur fallait des pitres. Complice des pauvres, sans logorrhée tiers-mondiste, raillant le flic, le juge, le satrape, Cossery laissera, je crois, un tableau précis et cruel de la société arabe décolonisée, qui vaut bien les essais d’Abdelwahab Meddeb. Il ne se sera pas contenté d’écumer les terrasses de Saint-Germain en compagnie de son « découvreur » français, Albert Camus. Tous deux auront gardé au cœur leurs terres perdues, le soleil, les parfums de la rive sud, une empathie pour tous les Meursault, doux ou amok, et une répugnance viscérale pour « l’imposture universelle », qui condamna Cossery à n’être jamais ni Robbe-Grillet ni Beigbeder. « Que vaut l’intelligence dans un désert ? », demandait l’un de ses personnages. De quel désert parlait-il : du Sinaï de son enfance, de notre République des Lettres ? Sa disparition, le vide qu’elle laisse, voilà la réponse.

Photographie de une : Albert Cossery, par Olivier Roller, Paris, 2006.

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Orthodoxie, la voie russe vers la démocratie ?

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Editeur et théologien, Jean-François Colosimo poursuit son exploration à la frontière du théologique et du politique, en plongeant au cœur de la « Sainte Russie ». Et il récuse avec la dernière énergie l’idée que le christianisme oriental aurait, par définition, partie liée avec l’oppression.

L’apocalypse russe s’inscrit dans une réflexion globale sur les relations entre religion et politique. Mais ce volet russe et orthodoxe est particulier dans la mesure où vous êtes vous-même professeur de théologie orthodoxe, très engagé dans la vie de votre Eglise. Pensez-vous avoir conservé sur cet objet une position de chercheur ?
Sur cette question, je m’en tiens à la formule de Carl Schmitt, auteur justement décrié mais qui a vu juste sur quelques points. « Les grands concepts politiques modernes, écrit-il, sont des idées théologiques laïcisées. » C’est ce passage de la religion à la politique qui m’intéresse. Pour moi, l’orthodoxie a deux sens très clairs. Il y a d’abord l’orthodoxie de la foi, la tradition indivise du premier millénaire du christianisme, le dogme tel qu’on peut l’étudier dans les écoles. N’oubliez pas que le christianisme est une religion orientale née à Jérusalem. Il y a un mystère dans le fait que la doctrine née avec les Evangiles se soit poursuivie, pendant un petit millénaire, sans rupture dramatique, assurant l’unité spirituelle de ce qu’on nommait alors l’Orient et l’Occident du monde connu.

Voilà pour le théologique. Quid du politique ?
L’orthodoxie n’est pas seulement une religion. C’est aussi une réalité géopolitique, un monde, une civilisation, une culture, un véhicule historique, en bref, une vision théologico-politique qui doit être jugée en tant que telle dans ses présupposés et dans ses effets. Au sein du christianisme, les pays orthodoxes démontrent que les identités politiques ne peuvent pas faire abstraction du fait religieux. D’une part, la Grèce, la Serbie, la Roumanie sont de petites nations qui ont subi l’histoire plus souvent qu’elles ne l’ont dominée ; d’autre part, elles ont en commun d’avoir connu la grande glaciation moderne : sous l’Empire ottoman, elles ont été en quelque sorte stérilisées, avant de renaître au XIXe siècle sous l’impact de l’esprit révolutionnaire, en fait « revivaliste », du romantisme.

On ne peut pas dire que la Russie tsariste soit caractérisée par le règne de la liberté de conscience !
De fait, pendant tout ce temps-là, en Russie, l’orthodoxie n’est pas libre, mais le rapport que la Russie se choisit à l’orthodoxie est libre. Et, à partir de 1812, la Russie est le seul pays où l’orthodoxie revient de plain-pied comme une culture à prétention planétaire, principalement à travers le roman russe qui se révèle vite une part du patrimoine universel. C’est pour ces raisons que le cas russe est exemplaire : c’est le cas orthodoxe dans le monde moderne. Voilà pourquoi je pense que j’ai pu dépasser mon appartenance. Car si j’appartiens à l’orthodoxie, je n’appartiens pas à la Russie.

En tout cas, en vous lisant, on se demande sans cesse si c’est la Russie qui a fait l’orthodoxie ou l’orthodoxie qui a engendré la Russie.
La Russie est l’un de ces pays où le lien entre culte et culture éclate au grand jour et se montre de manière quasiment permanente. En raison de son identité orientale et de son inspiration biblique très marquée dans la liturgie, l’orthodoxie reprend le modèle de l’ancien Israël : l’identité y est à la fois religieuse, politique, ethnique, linguistique, esthétique. C’est exactement ce qu’opère la mission byzantine : un baptême confessionnel qui est en même temps une naissance culturelle. En effet, à partir du moment où la Russie est le seul pays orthodoxe libre, tandis que, de la Méditerranée aux Balkans, tous les autres peuples orthodoxes sont sous domination ottomane, elle pourrait devenir catholique polonaise, européenne. En gardant l’héritage de Byzance, elle choisit d’être la Russie.

Mais la Russie, c’est aussi le goulag. Ce n’est pas un hasard si votre livre s’ouvre sur une description terrifiante des Solovki, ce site qui abrita un monastère avant de devenir un des lieux concentrationnaires les plus terrifiants du régime communiste.
On ne peut pas parler de modernité sans évoquer l’épreuve totalitaire. Aucun autre pays n’a fait à ce point l’expérience totalitaire. Le communisme a duré soixante-dix ans et le nazisme douze ans, ce qui signifie que les Allemands n’ont jamais cessé d’être contemporains d’une autre Allemagne que l’Allemagne nazie. Les Russes sont devenus les contemporains du seul monde soviétique sans avoir d’accès direct à l’ancien monde.

Justement, un certain nombre de gens pensent que la Russie, de Pierre Le Grand à Poutine, révèle une prédisposition à l’autocratie, voire au totalitarisme – et peut-être que l’orthodoxie n’y est pas étrangère. Qu’en pensez-vous ?
C’est la grande question. Ma réponse est que l’expérience totalitaire est exogène aux cultures. Mais, comme le virus du sida, elle est opportuniste. Dans les cultures, le totalitarisme se saisit de ce qui va lui permettre de s’asseoir définitivement. Ce n’est pas la langue de Luther qui cause le nazisme mais, de fait, le nazisme a pu utiliser un certain anti-judaïsme théologique présent chez Luther et le reprendre à son compte. C’est ce que Spengler appelle une « pseudomorphose » : en minéralogie, c’est le phénomène par lequel une pierre adopte les caractéristiques d’une autre espèce. En Russie, l’expérience totalitaire se retrouve très vite face à la possibilité de son échec. Et pour durer, elle doit procéder à la divinisation du corps social et, pour ce faire, reprendre les symboles d’éternité de l’ancien monde qu’elle prétend détruire. Résultat, le bolchevisme commence par une persécution abominable de la religion orthodoxe, avant d’en récupérer tous les symboles.

Pourquoi j’aime Ruquier, Zemmour et Besson

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On dormira quand on sera morts, écrivait mon amie Anne Vergne, elle-même morte trop tôt dans un monde trop vieux ; une femme comme il y a peu de mecs, sans vouloir être misogyne – et un écrivain comme il n’y a pas d’écrivaines… Bref je repensais à cette phrase, un peu connement d’ailleurs, à propos de Laurent Ruquier : voilà un mec qui, à coup sûr, n’aura guère eu le temps de dormir la saison passée. Pendant que j’assumais laborieusement l’écriture de deux ou trois chroniques par semaine, l’animateur Duracell cumulait deux quotidiennes radio et télé, plus une hebdo de trois heures, toujours sur France 2. Maximum respect !

L’une des motivations de Laurent relève sans doute de « la revanche de Monte Cristo » : longtemps il a tenté sans succès (et je suis poli) d’entrer dans la bulle magique de la télé ; et puis ses quatre-quarts de professionnalisme s’expliquent aussi par un cinquième quart de plaisir non simulé.

C’est ce qu’il fait qui lui plaît, le Ruquier ! Prenons l’exemple de « On n’est pas couché » (samedi 23 h 15 – 2 h 20, sauf pendant l’été). Durant la première demi-heure, il s’amuse comme un petit fou en nous ressortant sa vocation rentrée de chansonnier. Je dis bien chansonnier : l’humoriste a beau se réclamer de la stand up comedy, ses prestations restent plus proches en vérité du théâtre des Deux-Anes ou du Caveau de la République. Sur le fond comme dans la forme, c’est Pierre-Jean Vaillard ou aujourd’hui Jean Amadou beaucoup plus que Dubosc et Bigard – et c’est pas plus mal !

Hormis ce péché mignon, Laurent connaît ses limites et sait s’entourer ; deux qualités rares dans le Paf, et même partout ailleurs maintenant que j’y pense. Alors il a recruté deux porte-flingue, les fameux Zemmour & Naulleau, entre lesquels il ne fait pas bon être pris en tenailles.

Naulleau, c’est le rotweiller à tête de saint-bernard qui vous déchiquète avec l’air navré, pour votre bien ; Zemmour, c’est le bernard-l’ermite qui ne sort de sa coquille que pour vous nucléariser avec un bon sourire. Ce duo de Muppets tueurs constitue à mes yeux, et de loin, l’attraction la plus piquante du cirque Ruquier. Le boss le sait bien d’ailleurs, qui les garde à ses côtés jusqu’au bout de l’émission.

La menace permanente d’une attaque en piqué d’un des deux Eric sur n’importe quel invité est une arme efficace contre le zapping – sauf évidemment dans les cas extrêmes, comme la présence sur le plateau de Machine Truc de la « Nouvelle Star ». Quoi qu’il en soit, Laurent tient ses deux molosses en laisse et, quand ça commence à dégénérer grave, il n’a pas son pareil pour faire retomber la pression avec une bonne blague.

Parce que, figurez-vous, tout le monde n’accueille pas avec la même longanimité les assauts de nos deux réducteurs de têtes. Bien sûr il y a quelques cuirassés, et c’est un bonheur de voir les balles rebondir sur leurs blindages. En fin de saison encore, on a pu admirer la manière dont deux victimes de l’Inquisition naullo-zemmourienne parvenaient à s’en sortir avec le sourire. L’insubmersible Jack Lang bien sûr : en vieil intermittent de la politique-spectacle, il sait qu’il vaut cent fois mieux être agressé qu’ignoré – surtout quand on est candidat à tout, et pas fermé au reste… Du coup on peut le traiter de tous les noms, lui dire en face les pires vérités, jamais il ne se départit de cette mine enjouée qui semble gravée pour l’éternité sur son masque de comédien antique. Allo Jack ? Il y a plein de rôles pour toi dans Aristophane !

Dans un registre légèrement différent, Guy Marchand, qui n’a rien à vendre, est un excellent client. Même interrogé sur son âge, il répond le mieux du monde : « Vieillir, j’adore ça ! C’est le seul moyen que j’aie trouvé pour ne pas crever ! »

Mais la plupart des invités soumis à la double question ont tendance à s’énerver. Récemment Cali (figure de proue de la nouvelle chanson française de « calité ») est monté au plafond parce que Naulleau daubait sur son « œuvre »…

Quant à Jacques Weber, étrangement épaissi avec l’âge – surtout intellectuellement – il n’a pas supporté les piqûres de la Zemmouche ; au terme du troisième rappel, ce Cyrano de bergerie a bêlé sa fatwa : « Je ne parle plus à ce Monsieur-là. » On n’est pas plus borné. Au lieu de s’énerver, il n’avait qu’à répondre avec n’importe quelle citation inventée, comme un Luchini normal.

Fausse alerte sur Europe 1

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Entendu ce mardi aux infos de 23 h d’Europe 1 (je cite de mémoire, mais vous me connaissez) : « Le séjour de Nicolas Sarkozy au Proche Orient s’est donc déroulé sans problème, hormis un incident de dernière minute à l’aéroport. Alors que le couple présidentiel se dirigeait vers l’avion, des coups de feu ont été entendus (…) Fausse alerte ! Ce n’était pas un attentat, mais le suicide d’un garde frontière israélien. » Ouf ! On a eu chaud.

Les Chinois, des noirs comme les autres

Un tribunal de Pretoria (Afrique du Sud) vient de rendre mercredi 18 juin un arrêt qui fera date : les citoyens d’origine chinoise devront désormais être considérés comme des noirs à part entière par l’administration. S’estimant victimes d’une sorte d’apartheid, les quelques dix mille sino-africains réclamaient les mêmes droits à l’indemnisation et à la « discrimination positive ». On attend maintenant que Pékin prenne à son tour toutes les mesures pour endiguer le racisme maladif dont sont victimes les rares Africains étudiant ou travaillant en Chine…

Livre blanc : le bon choix des armes

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La France restera une puissance nucléaire : c’est la principale décision suggérée par le comité chargé de suggérer au président de la République une stratégie pour la défense et la sécurité nationales. Et en ces temps de ressources publiques rares, ce choix dicte tous les autres. La priorité accordée à la dissuasion se traduira par une réduction significative des moyens en hommes et en armes. Pas moyen d’y échapper : les capacités conventionnelles de la France feront les frais du maintien de son statut nucléaire.

Le comité du Livre blanc devait répondre à une question qui a tout de la quadrature du cercle : comment une nation de 62 millions d’habitants peut-elle optimiser sa défense et sa sécurité nationales et conserver la plus grande influence possible sur l’échiquier mondial, mais sans y consacrer plus de 2 % de son PIB – soit un peu moins de 40 milliards d’euros par an ?

Trois semaines avant la publication du Livre blanc, le 27 mai, Nicolas Sarkozy avait annoncé la couleur sur RTL en déclarant qu’il ne comptait pas trancher la question du second porte-avions (programme PA2) avant 2011-2012. Autant dire que le Charles de Gaulle restera probablement fils unique jusqu’à la fin de ses jours. Blair et Chirac avaient bien décidé de lui donner un demi-frère franco-britannique mais, l’argent français ne venant pas, les chantiers navals anglais ont commencé à travailler tout seuls.

Michel Rocard ne s’y est pas trompé. Dans le Figaro du 13 juin, il résume ainsi l’alternative ouverte à la politique de défense française : soit elle opte pour un maintien de sa force de frappe avec les efforts financiers que cela suppose (non seulement pour les ogives mais aussi pour les lanceurs, missiles, avions, sous-marins), soit elle adapte ses capacités conventionnelles aux menaces actuelles, option incarnée par le second porte-avions. Père du Charles de Gaulle, l’ancien Premier ministre ne cache nullement sa préférence pour la deuxième option.

Le problème est qu’il n’est pas si simple de définir clairement les intérêts de la France et encore moins les menaces susceptibles de les contrarier.

Depuis une vingtaine d’années, la France connaît une situation sans précédent: ni son intégrité territoriale, ni sa souveraineté ne sont menacées par une puissance étatique. A supposer que la Russie et la Chine constituent un jour un problème militaire, cela n’arrivera pas avant quelques décennies. En revanche, les « entités infra-étatiques », terme qui désigne les groupes terroristes dans le jargon des états-majors et les Etats-voyous, toujours susceptibles de concocter dans leurs arrière-cuisines des armes de destruction massive et les missiles à longue portée qui vont avec, posent un problème autrement plus redoutable. La lutte contre les uns et les autres exige le développement d’une capacité de projection des forces sur des théâtres d’opérations lointains.

Autant dire que l’outil militaire français est largement obsolète : conçu pour faire face à des colonnes de blindés sur un champ de bataille européen, il lui est aujourd’hui demandé d’être en mesure d’agir efficacement (c’est-à-dire à temps et avec la force nécessaire) n’importe où sur la planète – en Afghanistan, au Liban, en Afrique. Il doit également faire face à des conflits d’intensité variés, allant de la guérilla à la guerre conventionnelle de grande intensité et opérer dans des milieux urbains et semi-urbains.

La France est tout à fait en mesure d’adapter ses armées à l’ère du champ de bataille réseau-centré et de la mobilité mondiale. Cependant, même si elle consacrait l’intégralité de son budget défense à la construction d’une telle force conventionnelle, elle serait incapable de mener seule ou en première ligne des opérations telles que la guerre en Afghanistan ou l’occupation de l’Irak – que les Américains eux-mêmes n’ont pas merveilleusement réussie. Autrement dit, même en renonçant à sa dissuasion nucléaire, la France ne pourrait guère prétendre à être plus qu’une puissance conventionnelle importante mais somme toute secondaire. En revanche, elle a tout à gagner à être la seule puissance nucléaire européenne réellement indépendante (la Grande Bretagne achète ses missiles et ogives aux Etats-Unis).

Reste qu’aucun pays ne peut jouer la carte du tout-nucléaire. Il s’agit donc d’optimiser le levier stratégique conventionnel, autrement dit de maximiser la puissance en minimisant les coûts, c’est-à-dire, très concrètement, en réduisant le nombre de régiments et d’avions de chasse. Ce qui suppose sans doute une intégration renforcée aux structures supranationales telles que l’Otan et l’Europe de la Défense. Mieux vaut le savoir, cet aggiornamento a un prix politique, dès lors qu’il passe par le renoncement à une certaine idée de la souveraineté. Après tout, s’il est vrai que, comme on nous le serine, l’unique ambition des Français est d’améliorer leur pouvoir d’achat ou de sauver leurs retraites, on voit mal comment ils consentiraient aux lourds sacrifices qui seraient nécessaires au maintien d’un outil de défense réellement indépendant. Réintégrer l’ensemble des structures militaires de l’Otan, c’est admettre que le roman national tel qu’il existait jusque-là – que d’aucuns qualifient d’illusion gaullienne – n’a plus cours. Quant à l’Europe de la Défense, non seulement elle est loin de la maturité opérationnelle, mais on voit mal comment elle pourrait voir le jour quand les peuples semblent de plus en plus se défier de l’idée même de la puissance. Autant dire que la France, comme ses partenaires, est placée devant des choix douloureux qui touchent à son identité même. Il ne s’agit pas de proclamer que la France n’est plus qu’une voix parmi d’autres dans le concert des nations. Mais, comme le disait le général de Gaulle, « il faut vouloir les conséquences de ce que l’on veut ». On ne peut pas jouir en même temps du frisson de la grandeur et du confort de la torpeur.

A la loyale

9

Voilà qui ne manque pas de classe. Après que Frédéric Martel a décrété que Renaud Camus était infréquentable (ce qui lui a attiré une réplique cinglante et hilarante d’Alain Finkielkraut), David Kessler, le directeur de France Culture (oui, oui, celui-là même qui en 2005…), a décidé de débattre lui-même avec l’écrivain maudit au cours de l’émission de Julie Clarini et Brice Couturier « Du grain à moudre », mercredi 25 juin à 17 heures. En ce qui concerne les autre invités, on imagine aisément que Maryvonne de Saint-Pulgent ne se montrera guère plus enthousiaste que Camus sur les mirifiques avancées de notre riante époque. Christophe Girard, culturocrate en chef et adjoint au Maire de Paris, aura la difficile mission de défendre ses belles inventions festives comme Paris-Plage ou La Nuit blanche (une occasion, avait-il déclaré lors de sa création, de voir des gens danser devant des Rembrandt). Quant à David Kessler, on attend avec curiosité de connaître son opinion. Ne boudons pas notre plaisir : ça, c’est France Culture comme on l’aime.

Vive le sous-développement durable !

Dans sa dernière livraison, National Geographic publie une enquête sur les modes de consommation de différents pays. Conclusion sans appel : « Les pays du Sud polluent moins. » Achetant moins de voitures, moins d’écrans plats, moins de produits surgelés et prenant plus rarement l’avion que ceux du Nord, les consommateurs du Sud nuiraient moins à l’environnement. Ce qui appelle une question : pourquoi les pays en développement sont-ils, de Mexico au Fleuve Jaune, les endroits les plus pollués du monde ? Et une suggestion : quitte à vraiment « respecter » la nature, pourquoi ne pas cesser définitivement de consommer?

Histoire belge

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Trois hommes ont été découverts ce week-end sur le toit du Palais Royal de Bruxelles. Des admirateurs de Jean Giono, venus, à leur manière célébrer, par-dessus la tête d’Albert II, l’auteur du Hussard sur le toit ? Non : deux Polonais (même pas plombiers) et un Français (même pas rattachiste) travaillant (au noir ?) à la réfection de la royale toiture. Il n’y a pas à dire : l’Europe avance à Bruxelles. On peut même dire qu’elle monte en l’air !

Cuba vire sarkozyste

En leur temps, les situationnistes se demandaient si la dialectique pouvait casser des briques . Le régime cubain veut qu’elle en fasse gagner ! La résolution 9/2008 vient en effet, au prix de contorsions idéologiques assez comiques, d’annoncer aux Cubains qu’ils seront désormais payés au rendement et selon des « critères d’efficacité ». Sur l’île du Dr. Castro, la règle était, selon une blague connue, que l’Etat fasse semblant de payer les travailleurs, qui en retour faisaient semblant de travailler…

Albert Cossard n’écrira plus

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Joséphine Baker avait deux amours, moi j’avais trois Albert. Cohen, Camus, Cossery. Et ce dernier, plus lent que les autres, vient de les rejoindre en ayant, assez inexplicablement, la mauvaise idée de mourir le 22 juin. Son œuvre, aussi maigre que lui, a ses fidèles. Il leur revient, désormais, d’en assurer ce qui lui répugnait tant : la publicité.

Albert Cossery ? La première fois que j’ai croisé le fantôme – 1m69 pour 45 kilos tout habillé… – l’Egyptien hantait déjà le cimetière des lettres de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept ans, une Delphine séraphique à laquelle j’expliquais que les romans n’étaient rien (comparés aux essais, à Hegel…) ; elle était indulgente, me rabrouait à peine, si délicatement – et soudain face à nous, en terrasse, une momie au ricanement fatigué m’ignorait et sermonnait l’ange : « Aimez-le, pourquoi pas, mais ne l’écoutez pas : il n’y a que les romans… » Vingt ans plus tard, au Flore, c’était à une Hannah étincelante que j’expliquais combien la littérature primait, et citait Cossery au nombre de mes favoris. Elle était assez splendide et de tête pour se montrer, elle aussi, indulgente, me disant avec toute la diplomatie dont est capable une Constantinoise que je découvrais la Lune. Mais la chance ne sourit qu’aux canailles : soudain, au coin de la rue Saint-Benoît, Cossery était immobile à grands pas. Me souvenant qu’il fut complice de drague de Camus, je bondissais le trouver. A l’aide ! Qui, entreprenant au Luco une étudiante hors de portée, n’a jamais rêvé de l’apparition de Sartre (yak !) ou de Laclos (yeah !), venu prêter main forte ? Je lui expliquais mon affaire, il grimaça un sourire, jeta un œil, opina, approuva même, mais ne pipa mot : le crabe lui avait déjà cisaillé les cordes vocales. Entre les deux, quand j’y pense, il n’y aura guère que la mère de mes enfants, pourtant élevée en Egypte, que j’aurai vainement attirée à lui.

Albert Cossery ? Sept petits volumes, chez Joëlle Losfeld (Gallimard). Sept bijoux, qu’on pourrait dire identiques – toujours la même histoire, toujours la même figure : un Solal égyptien, trop las pour courir les filles, trop désabusé pour rechercher l’argent, trop lucide pour être un oriental player… – au point de composer un boléro infernalement ensoleillé. Or donc, on a reproché à Cossery de raconter indéfiniment la même histoire. Certains l’ont tenu pour un feignant (« Travailler ? Quelle drôle d’idée ! »). Soit : jamais auteur n’aura été si fidèle à ses personnages. Bienfaisant lésineur, pour reprendre le titre d’une plaquette de Morand, Cossery se la coulait douce dans ce naufrage qu’est la vie. Taciturne, pauvre, lent, discret, paresseux et sardonique, il occupait la même et modeste chambre à l’hôtel Louisiane (réglé par son éditrice) depuis… Depuis toujours, semble-t-il. Autour d’un petit pâté de rues fameuses, il promenait « une sérénité insolente, apanage de l’homme sans ambition ». Sa philosophie se ramassait en des sentences aussi charmantes qu’insupportables – « L’unique sagesse réside dans une attitude passive et nonchalante… » Bling-bling en diable.

Peut-on le dire, à présent qu’il s’est donné le mal de mourir ? Albert Cossery était parent de Claude François. Non pas qu’il fut vraiment plus habile à changer une ampoule (grillée ? grand bien lui fasse !), mais parce qu’il était, lui aussi, l’un des derniers rejetons de cette Egypte européenne d’avant les cinglés barbus – et qu’il nous laisse une poignée de tubes impérissables. Ses Alexandrie, ses Alexandra : des comiques (Les feignants dans la vallée fertile, Une ambition dans le désert), des sombres (Les hommes oubliés de Dieu, La maison de la mort certaine), des caustiques (Un complot de saltimbanques, La violence et la dérision)…

Fronceront les sourcils ses lecteurs, et ils auront bigrement raison, car, à dire vrai, tous ses romans – ai-je oublié de citer Mendiants et orgueilleux ? – étaient tour à tour sinistres, caustiques et comiques. En cela, il était proche d’un autre méditerranéen effroyablement hilare : Albert Cohen. Moins grandiloquent, c’est certain. Mais c’est qu’il s’en foutait. Tout bonnement. Tous deux partageaient, sarcasmes ou pas, une même « pitié de tendresse » pour ceux qui exercent l’impossible métier de vivant. Les puissants ne trouvaient place dans leurs récits que dans la mesure où il leur fallait des pitres. Complice des pauvres, sans logorrhée tiers-mondiste, raillant le flic, le juge, le satrape, Cossery laissera, je crois, un tableau précis et cruel de la société arabe décolonisée, qui vaut bien les essais d’Abdelwahab Meddeb. Il ne se sera pas contenté d’écumer les terrasses de Saint-Germain en compagnie de son « découvreur » français, Albert Camus. Tous deux auront gardé au cœur leurs terres perdues, le soleil, les parfums de la rive sud, une empathie pour tous les Meursault, doux ou amok, et une répugnance viscérale pour « l’imposture universelle », qui condamna Cossery à n’être jamais ni Robbe-Grillet ni Beigbeder. « Que vaut l’intelligence dans un désert ? », demandait l’un de ses personnages. De quel désert parlait-il : du Sinaï de son enfance, de notre République des Lettres ? Sa disparition, le vide qu’elle laisse, voilà la réponse.

Photographie de une : Albert Cossery, par Olivier Roller, Paris, 2006.

Œuvres complètes (Tome 1)

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Orthodoxie, la voie russe vers la démocratie ?

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Editeur et théologien, Jean-François Colosimo poursuit son exploration à la frontière du théologique et du politique, en plongeant au cœur de la « Sainte Russie ». Et il récuse avec la dernière énergie l’idée que le christianisme oriental aurait, par définition, partie liée avec l’oppression.

L’apocalypse russe s’inscrit dans une réflexion globale sur les relations entre religion et politique. Mais ce volet russe et orthodoxe est particulier dans la mesure où vous êtes vous-même professeur de théologie orthodoxe, très engagé dans la vie de votre Eglise. Pensez-vous avoir conservé sur cet objet une position de chercheur ?
Sur cette question, je m’en tiens à la formule de Carl Schmitt, auteur justement décrié mais qui a vu juste sur quelques points. « Les grands concepts politiques modernes, écrit-il, sont des idées théologiques laïcisées. » C’est ce passage de la religion à la politique qui m’intéresse. Pour moi, l’orthodoxie a deux sens très clairs. Il y a d’abord l’orthodoxie de la foi, la tradition indivise du premier millénaire du christianisme, le dogme tel qu’on peut l’étudier dans les écoles. N’oubliez pas que le christianisme est une religion orientale née à Jérusalem. Il y a un mystère dans le fait que la doctrine née avec les Evangiles se soit poursuivie, pendant un petit millénaire, sans rupture dramatique, assurant l’unité spirituelle de ce qu’on nommait alors l’Orient et l’Occident du monde connu.

Voilà pour le théologique. Quid du politique ?
L’orthodoxie n’est pas seulement une religion. C’est aussi une réalité géopolitique, un monde, une civilisation, une culture, un véhicule historique, en bref, une vision théologico-politique qui doit être jugée en tant que telle dans ses présupposés et dans ses effets. Au sein du christianisme, les pays orthodoxes démontrent que les identités politiques ne peuvent pas faire abstraction du fait religieux. D’une part, la Grèce, la Serbie, la Roumanie sont de petites nations qui ont subi l’histoire plus souvent qu’elles ne l’ont dominée ; d’autre part, elles ont en commun d’avoir connu la grande glaciation moderne : sous l’Empire ottoman, elles ont été en quelque sorte stérilisées, avant de renaître au XIXe siècle sous l’impact de l’esprit révolutionnaire, en fait « revivaliste », du romantisme.

On ne peut pas dire que la Russie tsariste soit caractérisée par le règne de la liberté de conscience !
De fait, pendant tout ce temps-là, en Russie, l’orthodoxie n’est pas libre, mais le rapport que la Russie se choisit à l’orthodoxie est libre. Et, à partir de 1812, la Russie est le seul pays où l’orthodoxie revient de plain-pied comme une culture à prétention planétaire, principalement à travers le roman russe qui se révèle vite une part du patrimoine universel. C’est pour ces raisons que le cas russe est exemplaire : c’est le cas orthodoxe dans le monde moderne. Voilà pourquoi je pense que j’ai pu dépasser mon appartenance. Car si j’appartiens à l’orthodoxie, je n’appartiens pas à la Russie.

En tout cas, en vous lisant, on se demande sans cesse si c’est la Russie qui a fait l’orthodoxie ou l’orthodoxie qui a engendré la Russie.
La Russie est l’un de ces pays où le lien entre culte et culture éclate au grand jour et se montre de manière quasiment permanente. En raison de son identité orientale et de son inspiration biblique très marquée dans la liturgie, l’orthodoxie reprend le modèle de l’ancien Israël : l’identité y est à la fois religieuse, politique, ethnique, linguistique, esthétique. C’est exactement ce qu’opère la mission byzantine : un baptême confessionnel qui est en même temps une naissance culturelle. En effet, à partir du moment où la Russie est le seul pays orthodoxe libre, tandis que, de la Méditerranée aux Balkans, tous les autres peuples orthodoxes sont sous domination ottomane, elle pourrait devenir catholique polonaise, européenne. En gardant l’héritage de Byzance, elle choisit d’être la Russie.

Mais la Russie, c’est aussi le goulag. Ce n’est pas un hasard si votre livre s’ouvre sur une description terrifiante des Solovki, ce site qui abrita un monastère avant de devenir un des lieux concentrationnaires les plus terrifiants du régime communiste.
On ne peut pas parler de modernité sans évoquer l’épreuve totalitaire. Aucun autre pays n’a fait à ce point l’expérience totalitaire. Le communisme a duré soixante-dix ans et le nazisme douze ans, ce qui signifie que les Allemands n’ont jamais cessé d’être contemporains d’une autre Allemagne que l’Allemagne nazie. Les Russes sont devenus les contemporains du seul monde soviétique sans avoir d’accès direct à l’ancien monde.

Justement, un certain nombre de gens pensent que la Russie, de Pierre Le Grand à Poutine, révèle une prédisposition à l’autocratie, voire au totalitarisme – et peut-être que l’orthodoxie n’y est pas étrangère. Qu’en pensez-vous ?
C’est la grande question. Ma réponse est que l’expérience totalitaire est exogène aux cultures. Mais, comme le virus du sida, elle est opportuniste. Dans les cultures, le totalitarisme se saisit de ce qui va lui permettre de s’asseoir définitivement. Ce n’est pas la langue de Luther qui cause le nazisme mais, de fait, le nazisme a pu utiliser un certain anti-judaïsme théologique présent chez Luther et le reprendre à son compte. C’est ce que Spengler appelle une « pseudomorphose » : en minéralogie, c’est le phénomène par lequel une pierre adopte les caractéristiques d’une autre espèce. En Russie, l’expérience totalitaire se retrouve très vite face à la possibilité de son échec. Et pour durer, elle doit procéder à la divinisation du corps social et, pour ce faire, reprendre les symboles d’éternité de l’ancien monde qu’elle prétend détruire. Résultat, le bolchevisme commence par une persécution abominable de la religion orthodoxe, avant d’en récupérer tous les symboles.

Pourquoi j’aime Ruquier, Zemmour et Besson

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On dormira quand on sera morts, écrivait mon amie Anne Vergne, elle-même morte trop tôt dans un monde trop vieux ; une femme comme il y a peu de mecs, sans vouloir être misogyne – et un écrivain comme il n’y a pas d’écrivaines… Bref je repensais à cette phrase, un peu connement d’ailleurs, à propos de Laurent Ruquier : voilà un mec qui, à coup sûr, n’aura guère eu le temps de dormir la saison passée. Pendant que j’assumais laborieusement l’écriture de deux ou trois chroniques par semaine, l’animateur Duracell cumulait deux quotidiennes radio et télé, plus une hebdo de trois heures, toujours sur France 2. Maximum respect !

L’une des motivations de Laurent relève sans doute de « la revanche de Monte Cristo » : longtemps il a tenté sans succès (et je suis poli) d’entrer dans la bulle magique de la télé ; et puis ses quatre-quarts de professionnalisme s’expliquent aussi par un cinquième quart de plaisir non simulé.

C’est ce qu’il fait qui lui plaît, le Ruquier ! Prenons l’exemple de « On n’est pas couché » (samedi 23 h 15 – 2 h 20, sauf pendant l’été). Durant la première demi-heure, il s’amuse comme un petit fou en nous ressortant sa vocation rentrée de chansonnier. Je dis bien chansonnier : l’humoriste a beau se réclamer de la stand up comedy, ses prestations restent plus proches en vérité du théâtre des Deux-Anes ou du Caveau de la République. Sur le fond comme dans la forme, c’est Pierre-Jean Vaillard ou aujourd’hui Jean Amadou beaucoup plus que Dubosc et Bigard – et c’est pas plus mal !

Hormis ce péché mignon, Laurent connaît ses limites et sait s’entourer ; deux qualités rares dans le Paf, et même partout ailleurs maintenant que j’y pense. Alors il a recruté deux porte-flingue, les fameux Zemmour & Naulleau, entre lesquels il ne fait pas bon être pris en tenailles.

Naulleau, c’est le rotweiller à tête de saint-bernard qui vous déchiquète avec l’air navré, pour votre bien ; Zemmour, c’est le bernard-l’ermite qui ne sort de sa coquille que pour vous nucléariser avec un bon sourire. Ce duo de Muppets tueurs constitue à mes yeux, et de loin, l’attraction la plus piquante du cirque Ruquier. Le boss le sait bien d’ailleurs, qui les garde à ses côtés jusqu’au bout de l’émission.

La menace permanente d’une attaque en piqué d’un des deux Eric sur n’importe quel invité est une arme efficace contre le zapping – sauf évidemment dans les cas extrêmes, comme la présence sur le plateau de Machine Truc de la « Nouvelle Star ». Quoi qu’il en soit, Laurent tient ses deux molosses en laisse et, quand ça commence à dégénérer grave, il n’a pas son pareil pour faire retomber la pression avec une bonne blague.

Parce que, figurez-vous, tout le monde n’accueille pas avec la même longanimité les assauts de nos deux réducteurs de têtes. Bien sûr il y a quelques cuirassés, et c’est un bonheur de voir les balles rebondir sur leurs blindages. En fin de saison encore, on a pu admirer la manière dont deux victimes de l’Inquisition naullo-zemmourienne parvenaient à s’en sortir avec le sourire. L’insubmersible Jack Lang bien sûr : en vieil intermittent de la politique-spectacle, il sait qu’il vaut cent fois mieux être agressé qu’ignoré – surtout quand on est candidat à tout, et pas fermé au reste… Du coup on peut le traiter de tous les noms, lui dire en face les pires vérités, jamais il ne se départit de cette mine enjouée qui semble gravée pour l’éternité sur son masque de comédien antique. Allo Jack ? Il y a plein de rôles pour toi dans Aristophane !

Dans un registre légèrement différent, Guy Marchand, qui n’a rien à vendre, est un excellent client. Même interrogé sur son âge, il répond le mieux du monde : « Vieillir, j’adore ça ! C’est le seul moyen que j’aie trouvé pour ne pas crever ! »

Mais la plupart des invités soumis à la double question ont tendance à s’énerver. Récemment Cali (figure de proue de la nouvelle chanson française de « calité ») est monté au plafond parce que Naulleau daubait sur son « œuvre »…

Quant à Jacques Weber, étrangement épaissi avec l’âge – surtout intellectuellement – il n’a pas supporté les piqûres de la Zemmouche ; au terme du troisième rappel, ce Cyrano de bergerie a bêlé sa fatwa : « Je ne parle plus à ce Monsieur-là. » On n’est pas plus borné. Au lieu de s’énerver, il n’avait qu’à répondre avec n’importe quelle citation inventée, comme un Luchini normal.

Fausse alerte sur Europe 1

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Entendu ce mardi aux infos de 23 h d’Europe 1 (je cite de mémoire, mais vous me connaissez) : « Le séjour de Nicolas Sarkozy au Proche Orient s’est donc déroulé sans problème, hormis un incident de dernière minute à l’aéroport. Alors que le couple présidentiel se dirigeait vers l’avion, des coups de feu ont été entendus (…) Fausse alerte ! Ce n’était pas un attentat, mais le suicide d’un garde frontière israélien. » Ouf ! On a eu chaud.

Les Chinois, des noirs comme les autres

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Un tribunal de Pretoria (Afrique du Sud) vient de rendre mercredi 18 juin un arrêt qui fera date : les citoyens d’origine chinoise devront désormais être considérés comme des noirs à part entière par l’administration. S’estimant victimes d’une sorte d’apartheid, les quelques dix mille sino-africains réclamaient les mêmes droits à l’indemnisation et à la « discrimination positive ». On attend maintenant que Pékin prenne à son tour toutes les mesures pour endiguer le racisme maladif dont sont victimes les rares Africains étudiant ou travaillant en Chine…

Livre blanc : le bon choix des armes

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La France restera une puissance nucléaire : c’est la principale décision suggérée par le comité chargé de suggérer au président de la République une stratégie pour la défense et la sécurité nationales. Et en ces temps de ressources publiques rares, ce choix dicte tous les autres. La priorité accordée à la dissuasion se traduira par une réduction significative des moyens en hommes et en armes. Pas moyen d’y échapper : les capacités conventionnelles de la France feront les frais du maintien de son statut nucléaire.

Le comité du Livre blanc devait répondre à une question qui a tout de la quadrature du cercle : comment une nation de 62 millions d’habitants peut-elle optimiser sa défense et sa sécurité nationales et conserver la plus grande influence possible sur l’échiquier mondial, mais sans y consacrer plus de 2 % de son PIB – soit un peu moins de 40 milliards d’euros par an ?

Trois semaines avant la publication du Livre blanc, le 27 mai, Nicolas Sarkozy avait annoncé la couleur sur RTL en déclarant qu’il ne comptait pas trancher la question du second porte-avions (programme PA2) avant 2011-2012. Autant dire que le Charles de Gaulle restera probablement fils unique jusqu’à la fin de ses jours. Blair et Chirac avaient bien décidé de lui donner un demi-frère franco-britannique mais, l’argent français ne venant pas, les chantiers navals anglais ont commencé à travailler tout seuls.

Michel Rocard ne s’y est pas trompé. Dans le Figaro du 13 juin, il résume ainsi l’alternative ouverte à la politique de défense française : soit elle opte pour un maintien de sa force de frappe avec les efforts financiers que cela suppose (non seulement pour les ogives mais aussi pour les lanceurs, missiles, avions, sous-marins), soit elle adapte ses capacités conventionnelles aux menaces actuelles, option incarnée par le second porte-avions. Père du Charles de Gaulle, l’ancien Premier ministre ne cache nullement sa préférence pour la deuxième option.

Le problème est qu’il n’est pas si simple de définir clairement les intérêts de la France et encore moins les menaces susceptibles de les contrarier.

Depuis une vingtaine d’années, la France connaît une situation sans précédent: ni son intégrité territoriale, ni sa souveraineté ne sont menacées par une puissance étatique. A supposer que la Russie et la Chine constituent un jour un problème militaire, cela n’arrivera pas avant quelques décennies. En revanche, les « entités infra-étatiques », terme qui désigne les groupes terroristes dans le jargon des états-majors et les Etats-voyous, toujours susceptibles de concocter dans leurs arrière-cuisines des armes de destruction massive et les missiles à longue portée qui vont avec, posent un problème autrement plus redoutable. La lutte contre les uns et les autres exige le développement d’une capacité de projection des forces sur des théâtres d’opérations lointains.

Autant dire que l’outil militaire français est largement obsolète : conçu pour faire face à des colonnes de blindés sur un champ de bataille européen, il lui est aujourd’hui demandé d’être en mesure d’agir efficacement (c’est-à-dire à temps et avec la force nécessaire) n’importe où sur la planète – en Afghanistan, au Liban, en Afrique. Il doit également faire face à des conflits d’intensité variés, allant de la guérilla à la guerre conventionnelle de grande intensité et opérer dans des milieux urbains et semi-urbains.

La France est tout à fait en mesure d’adapter ses armées à l’ère du champ de bataille réseau-centré et de la mobilité mondiale. Cependant, même si elle consacrait l’intégralité de son budget défense à la construction d’une telle force conventionnelle, elle serait incapable de mener seule ou en première ligne des opérations telles que la guerre en Afghanistan ou l’occupation de l’Irak – que les Américains eux-mêmes n’ont pas merveilleusement réussie. Autrement dit, même en renonçant à sa dissuasion nucléaire, la France ne pourrait guère prétendre à être plus qu’une puissance conventionnelle importante mais somme toute secondaire. En revanche, elle a tout à gagner à être la seule puissance nucléaire européenne réellement indépendante (la Grande Bretagne achète ses missiles et ogives aux Etats-Unis).

Reste qu’aucun pays ne peut jouer la carte du tout-nucléaire. Il s’agit donc d’optimiser le levier stratégique conventionnel, autrement dit de maximiser la puissance en minimisant les coûts, c’est-à-dire, très concrètement, en réduisant le nombre de régiments et d’avions de chasse. Ce qui suppose sans doute une intégration renforcée aux structures supranationales telles que l’Otan et l’Europe de la Défense. Mieux vaut le savoir, cet aggiornamento a un prix politique, dès lors qu’il passe par le renoncement à une certaine idée de la souveraineté. Après tout, s’il est vrai que, comme on nous le serine, l’unique ambition des Français est d’améliorer leur pouvoir d’achat ou de sauver leurs retraites, on voit mal comment ils consentiraient aux lourds sacrifices qui seraient nécessaires au maintien d’un outil de défense réellement indépendant. Réintégrer l’ensemble des structures militaires de l’Otan, c’est admettre que le roman national tel qu’il existait jusque-là – que d’aucuns qualifient d’illusion gaullienne – n’a plus cours. Quant à l’Europe de la Défense, non seulement elle est loin de la maturité opérationnelle, mais on voit mal comment elle pourrait voir le jour quand les peuples semblent de plus en plus se défier de l’idée même de la puissance. Autant dire que la France, comme ses partenaires, est placée devant des choix douloureux qui touchent à son identité même. Il ne s’agit pas de proclamer que la France n’est plus qu’une voix parmi d’autres dans le concert des nations. Mais, comme le disait le général de Gaulle, « il faut vouloir les conséquences de ce que l’on veut ». On ne peut pas jouir en même temps du frisson de la grandeur et du confort de la torpeur.

A la loyale

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Voilà qui ne manque pas de classe. Après que Frédéric Martel a décrété que Renaud Camus était infréquentable (ce qui lui a attiré une réplique cinglante et hilarante d’Alain Finkielkraut), David Kessler, le directeur de France Culture (oui, oui, celui-là même qui en 2005…), a décidé de débattre lui-même avec l’écrivain maudit au cours de l’émission de Julie Clarini et Brice Couturier « Du grain à moudre », mercredi 25 juin à 17 heures. En ce qui concerne les autre invités, on imagine aisément que Maryvonne de Saint-Pulgent ne se montrera guère plus enthousiaste que Camus sur les mirifiques avancées de notre riante époque. Christophe Girard, culturocrate en chef et adjoint au Maire de Paris, aura la difficile mission de défendre ses belles inventions festives comme Paris-Plage ou La Nuit blanche (une occasion, avait-il déclaré lors de sa création, de voir des gens danser devant des Rembrandt). Quant à David Kessler, on attend avec curiosité de connaître son opinion. Ne boudons pas notre plaisir : ça, c’est France Culture comme on l’aime.

Vive le sous-développement durable !

4

Dans sa dernière livraison, National Geographic publie une enquête sur les modes de consommation de différents pays. Conclusion sans appel : « Les pays du Sud polluent moins. » Achetant moins de voitures, moins d’écrans plats, moins de produits surgelés et prenant plus rarement l’avion que ceux du Nord, les consommateurs du Sud nuiraient moins à l’environnement. Ce qui appelle une question : pourquoi les pays en développement sont-ils, de Mexico au Fleuve Jaune, les endroits les plus pollués du monde ? Et une suggestion : quitte à vraiment « respecter » la nature, pourquoi ne pas cesser définitivement de consommer?

Histoire belge

2

Trois hommes ont été découverts ce week-end sur le toit du Palais Royal de Bruxelles. Des admirateurs de Jean Giono, venus, à leur manière célébrer, par-dessus la tête d’Albert II, l’auteur du Hussard sur le toit ? Non : deux Polonais (même pas plombiers) et un Français (même pas rattachiste) travaillant (au noir ?) à la réfection de la royale toiture. Il n’y a pas à dire : l’Europe avance à Bruxelles. On peut même dire qu’elle monte en l’air !

Cuba vire sarkozyste

4

En leur temps, les situationnistes se demandaient si la dialectique pouvait casser des briques . Le régime cubain veut qu’elle en fasse gagner ! La résolution 9/2008 vient en effet, au prix de contorsions idéologiques assez comiques, d’annoncer aux Cubains qu’ils seront désormais payés au rendement et selon des « critères d’efficacité ». Sur l’île du Dr. Castro, la règle était, selon une blague connue, que l’Etat fasse semblant de payer les travailleurs, qui en retour faisaient semblant de travailler…