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Darfour : la Morale contre les peuples

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Luis Moreno-Ocampo, le procureur de la Cour pénale internationale, a présenté lundi 14 juillet « des éléments de preuve qui démontrent que le Président du Soudan, Omar Al Bachir, a commis des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au Darfour.  En substance, a déclaré le procureur, les motivations du chef de l’Etat soudanais étaient, avant tout, politiques. Il prenait prétexte de la lutte contre l’insurrection pour « mettre un point final à l’histoire des peuples four, masalit et zaghawa… En fait, il visait le génocide ».

Passons sur l’appréciation selon laquelle les motivations du général Al Bachir étaient d’ordre « politique », ce qui semble constituer une circonstance aggravante, pour examiner l’évolution récente de la notion de génocide. En droit, celle-ci désigne « toute entreprise criminelle visant à détruire, en tout ou en partie, un type particulier de groupe humain, comme tel, par certains moyens. L’intention spéciale exigée pour le crime de génocide comporte un double élément : l’acte ou les actes doit (vent) viser un groupe national, ethnique, racial ou religieux ; l’acte ou les actes doit (vent) chercher à détruire tout ou partie de ce groupe. »

Le premier accusé ayant eu à répondre, en Europe, de crimes de génocide est le général Radislav Krstic, l’homme qui commandait les forces serbes lors du massacre de huit mille musulmans bosniaques à Srebrenica, en juillet 1995. « Vous avez consenti au mal… Vous êtes coupable d’avoir consenti au plan d’exécution de masse de tous les hommes [de Srebrenica] en âge de combattre. Vous êtes donc coupable de génocide, Général Krstic », a dit à l’accusé le président du tribunal, le juge Almiro Rodrigues. Rappelons que les femmes, les enfants, les vieillards ont été épargnés et que des blessés ont été évacués. Cela n’excusait évidemment pas ce terrible massacre, mais aurait pu être considéré comme une mesure humanitaire, puisqu’une distinction était faite entre combattants et non-combattants. Ce fut le contraire : cette séparation fut retenue comme élément à charge supplémentaire pour l’incrimination de génocide, puisque les victimes avaient été assassinées pour leur appartenance à un groupe, celui des musulmans bosniaques mâles en âge de porter les armes. Par ailleurs, la seule existence de préparatifs logistiques (véhicules, carburant, matériel pour le creusement des charniers, etc.) y suffisait à prouver l’intention de détruire le groupe, essentielle pour qualifier le génocide, comme on sait.

Mais un crime de masse – quelle guerre n’en connaît pas ? – n’est jamais commis par distraction. Il est le résultat d’une action préparée, donc nécessairement d’une intention. Et un groupe, même lorsqu’il est stable, est toujours une construction arbitraire : il est par définition le produit d’une sélection d’attributs parmi d’autres, comme l’âge, le statut social, la filiation religieuse, la localisation géographique, la pigmentation cutanée et bien d’autres. Sous une telle jurisprudence, tout crime provoquant un « nombre substantiel » de victimes parmi un groupe défini par des critères stables peut être qualifié de génocide. La condamnation de Krstic avait été saluée par nombre d’observateurs et d’organisations de défense des droits de l’Homme comme une avancée de la justice et de la morale. En pratique, elle annonçait que toute guerre peut désormais être considérée comme un génocide, sauf à imaginer de « bons » conflits, armés où l’on se donne rendez-vous en un lieu et un temps donné pour s’affronter comme en un duel. Du Libéria à la Tchétchénie et de la Birmanie aux deux Congo, en passant par le Rwanda et l’Ouganda (dont les dirigeants actuels sont coupables l’un et l’autre de massacres au Congo RDC), les situations pouvant donner lieu à cette incrimination devraient désormais se multiplier. Si l’on suit la logique de la Cour pénale internationale, les guerres d’Espagne, d’Algérie, du Vietnam, d’Afghanistan entre autres, marquées elles aussi par des massacres de civils, l’usage de milices, la torture et les déplacements forcés de population relèvent du crime de génocide. On ne voit pas pourquoi les victimes de ces crimes ne réclameraient pas la reconnaissance de leurs génocides. Le président Bouteflika a commencé, d’autres devraient suivre.

Outre l’inflation judiciaire qu’elle ouvre, le défaut majeur de cette perception des conflits comme « génocides » (ex-Yougoslavie, Soudan, en attendant les suivants) est qu’elle les soustrait à l’histoire et à la politique, pour les soumettre au seul jugement moral. Qualifier une guerre de génocide, c’est quitter le terrain du politique, de ses rapports de forces, de ses compromis et de ses contingences pour se situer dans un au-delà métaphysique où s’affrontent le Bien et le Mal : fanatiques contre modérés, hordes sanguinaires contre civils innocents. Que des massacres aient été perpétrés par le régime soudanais dans le cadre d’une guerre de contre-insurrection, qu’une stratégie de terreur ait été mise en œuvre par l’armée et des milices, ce sont des faits avérés. Qu’il y ait eu intention d’exterminer les peuples du Darfour en tant que tels, voilà qui relève de la spéculation. Comment, si tel était le cas, comprendre le fait que plus de deux millions de Darfouriens se sont regroupés autour des principales villes de garnison de leur province, qu’un million d’entre eux vivent à Khartoum, où ils n’ont jamais été inquiétés tout au long de cette guerre, ou encore qu’un énorme dispositif humanitaire a été mis en place et qu’il a permis d’épargner des dizaines de milliers de vies humaines ? Imagine-t-on des Tutsis cherchant abri auprès des forces armées rwandaises en 1994, ou des juifs auprès de la Wehrmacht en 1943 ? Il est vrai qu’au cours de son intervention au Conseil de sécurité le 5 juin dernier, le procureur est allé jusqu’à parler des camps de réfugiés comme de lieux où se perpétrait le génocide, ce qui est à proprement parler délirant. Ces manifestations d’incontinence intellectuelle ne sont pas les premières en ce qui concerne le Darfour, et celui-ci n’en a pas le monopole, bien qu’il les suscite en nombre. Reste qu’avec de tels arguments au service d’une telle incrimination, la qualification juridique et la compréhension politique se séparent radicalement au point que la première fait écran à la seconde. On peut se demander ce que signifie le droit dans de telles conditions.

Il y a fort à parier, de plus, que les protagonistes du conflit durcissent maintenant leurs positions. Les mouvements rebelles ont le sentiment justifié d’avoir emporté une bataille et n’ont aucune raison de s’arrêter là. Qui pourrait leur reprocher de ne pas vouloir négocier avec un régime génocidaire ? Qui pourrait les critiquer de lancer des attaques qui seront nécessairement considérées comme de la légitime défense ? Cet encouragement au combat enclencherait alors un nouveau cycle de violences et de représailles dont les conséquences seraient humainement et politiquement désastreuses. Les défenseurs de la Cour pénale internationale font valoir, non sans raison, que nul n’en sait rien à ce stade, et que cette décision pourrait au contraire entraîner une mise à l’écart des durs du régime, au profit d’une faction modérée. Quand bien même cette hypothèse peu probable serait la bonne, le problème politique posé par cette qualification resterait entier.

C’est maintenant aux juges de la Cour pénale internationale de décider de la suite à donner. Rien ne dit qu’ils vont émettre le mandat d’arrêt demandé par le procureur. S’ils le faisaient, le Conseil de sécurité aurait encore la possibilité, prévue dans les statuts de la cour, de suspendre les poursuites pour une durée d’un an renouvelable. Autant dire qu’en pratique, il y a loin de la requête du procureur au prétoire. D’autant plus que la Chine et la Russie ne sont probablement pas seules, au Conseil de sécurité, à vouloir stopper la procédure. Les Etats-Unis pourraient bien aller dans ce sens également, dans le but de préserver leur coopération avec les services secrets de Khartoum, partenaire important de la lutte contre le terrorisme.

Marlborogate

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Répondant à une question concernant la hausse de d’exportations américaines vers l’Iran pendant l’époque de Georges W Bush, notamment de cigarettes, John McCain a répondu : « Eh bien, c’est peut être une manière de les tuer… » L’agence de presse iranienne « Fars » (sic) a déclaré que les Iraniens trouvent intolérable de faire des blagues concernant un sujet aussi sérieux que le génocide.

Raide dingue du Red Bull

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La ministre française de la Santé, Roselyne Bachelot, a un problème de boisson. Elle n’aime pas le Red Bull. Elle déteste ça au point de réunir la presse, de violer la syntaxe française et de déclarer : « Le Red Bull est une boisson qui n’a aucun intérêt en termes énergétiques, qui n’a aucun intérêt nutritionnel et qui a des dangers importants. » Oui, Red Bull avoir danger, et guerre être grosse malheur.

Je peux comprendre Roselyne. Moi, je n’aime pas le Schweppes (sauf avec du gin) ni le Coca-Cola (sauf avec du whisky) et encore moins le Red Bull (sauf avec de la vodka). Toutefois, je ne pousse pas la détestation limonadière au point de réunir la presse de mon pays ou d’enquiquiner avec ces histoires notre chancelière. Lorsque mon mari Willy rapporte à la maison du jus bio betteraves-carottes, je ne me plains ni de la couleur du liquide hésitant entre l’orange violacé et le mauve jaunissant ni du fait que l’on ne puisse réaliser aucun cocktail potable avec un tel breuvage. Je vide chacune des bouteilles dans la cuvette des waters, sans rien dire à personne.

Or, depuis quelques semaines, Roselyne n’a de cesse de monter publiquement au front contre le Red Bull. Chaque fois qu’un journaliste passe à sa portée, elle lui demande combien d’articles contre le Red Bull il a écrit dans la semaine. En dessous de cinq, c’est un collabo. Elle appelle François Fillon toutes les demi-heures :
– Allo, François, la gaulliste sociale que je suis demande au gaulliste social que tu es si tu aimes le Red Bull ?
– Jamais goûté…
– Alors, tu dois l’interdire.

Mais François Fillon, lui, ne peut pas exaucer le vœu de Roselyne. Sa ministre de l’Economie, Christine Lagarde, aime tellement le Red Bull qu’elle a levé l’interdiction française qui pesait sur sa vente et sa consommation depuis treize ans. Enfin, ce n’est pas dit qu’elle l’aime réellement : Dietrich Mateschitz, l’inventeur autrichien de cette boisson énergisante, a porté l’affaire devant le tribunal administratif de Paris pour demander 300 millions d’euros d’indemnités contre l’Etat français s’il persistait à interdire le Red Bull. Christine Lagarde a cédé : « 300 millions, c’est toujours ça que les Autrichiens n’auront pas. »

Lorsque le Red Bull a fait son apparition en Allemagne il y a une vingtaine d’années, il était illégalement importé d’Autriche et faisait l’objet d’un trafic auprès de certains clubbers adeptes des noms finissant en –ine. Avec l’autorisation de commercialiser le Red Bull, et malgré Roselyne Bachelot, la France entre donc de plain pied (ou plutôt à pieds joints) dans la vraie modernité festive.

Cette boisson énergisante permet, en effet, de fêter plus pour fêter plus, de danser plus pour danser plus – et le cas échéant, si vous n’êtes pas ministre de la Santé mais danseuse dans un peep show, de travailler plus pour gagner plus : le Red Bull est la boisson sarkozyste par excellence. Ce n’est pas simplement autorisé qu’il devrait être, mais obligatoire. Mieux encore : l’un de ses composants, la taurine (que certaines mauvaises langues médicales prétendent toxique), joue un rôle important dans le fonctionnement des cellules cérébrales et facilite l’assimilation des lipides : deux choses dont Roselyne Bachelot se passe allégrement.

Au début, moi qui suis autant scientifique que Claude Allègre est meneuse de revue aux Folies Bergères, je pensais que la taurine était extraite des couilles du taureau, un peu comme le collagène provient de la peau du veau – heureuses filles de la campagne qui pouvez, en échange de quelques mamours, tenir votre épiderme en éclatante beauté ! Puis, révisant mon jugement, j’ai cru un moment que la taurine était tirée d’un autre animal que le bovin au triste regard : combien de pitbulls faut-il presser pour obtenir un litre de Red ? Cinq ? Six ?

Las, on trouve davantage de taurine dans un chat que dans un chien, et plus encore dans le lait maternel et les huitres. Si vous souhaitez vous faire un petit verre de taurine maison, laissez les parturientes tranquilles et mélangez dans un shaker 3 cl de jus de citron, 3 cl de cognac, une larme de jus de tomate, 3 huîtres, une pincée de poivre, 1 cuillérée de sauce Worcester. Vous n’aurez avec cette recette de grand-mère qu’un ersatz de Red Bull. Plus grave encore : vous déplairez à l’inventeur de la marque, l’extraordinaire Dietrich Mateschitz.

Comme tous les Autrichiens, de Herbert von Karajan à Kurt Waldheim, Dietrich Mateschitz est un homme d’affaires comme il faut. C’est un peu le Louis Pasteur autrichien. L’histoire de sa découverte est édifiante : un jour, au milieu des années 1980, il était assis au bar d’un grand hôtel de Hong Kong. Tout était fermé aux alentours. Il s’ennuyait ferme lorsque le barman lui fit goûter un verre de Krating Daeng, boisson énergisante thaïe. Tel Archimède aux Bains Douches, il se leva de son siège, appuya ses deux mains sur le comptoir et lança le plus convaincu eurêka ! qu’un Autrichien n’ait jamais lancé depuis l’invention du ski alpin par Mathias Zdarsky.

Mateschitz, qui était justement en train de se demander ce qu’il pouvait bien faire pour les enfants à une heure si avancée de la nuit, avait trouvé la géniale idée : importer le Krating Daeng dans son pays natal sous le nom de Red Bull, afin que les jeunes Autrichiens soient d’humeur aussi enjouée que les jeunes Thaïs lorsque la nuit tombe sur Bangkok et que la Ville des anges s’allume de mille feux le long du Chao Phraya.

Le succès de son entreprise fut tel que Dietrich Mateschitz put aussitôt investir ses gains dans des actions humanitaires de premier plan : acquérir une collection d’avions anciens, s’acheter des voitures de courses, reprendre l’écurie Jaguar (y a-t-il de la taurine dans un cheval moteur ?) C’est le prix Nobel[1. Que dis-je ! Pas un prix Nobel, pas deux, pas trois, mais tous les prix Nobel : celui de la paix, cela ne se discute pas. Ceux également de science, de médecine, de chimie. Et de littérature, car aussi sûrement que Dietrich Mateschitz inventa le Red Bull, il fut le sujet – admirable – de la biographie écrite par Wolfgang Fürweger en mars 2008 : Die Red-Bull-Story. Der unglaubliche Erfolg des Dietrich Mateschitz (Ueberreuter Verlag).] que mériterait cet homme, n’en déplaise à Mme Bachelot, qui ne se soucie guère que des intérêts personnels de 60 millions de Français (quoi de plus personnel que les histoires de santé ?) et risque de faire de la France la risée des vingt-deux autres nations européennes shootées depuis longtemps déjà au Red Bull.

A la baguette !

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Arborant le tee-shirt aux menottes créé par Robert Ménard (John Galiano du journalisme français), Daniel Cohn-Bendit a vertement interpellé Nicolas Sarkozy, venu présenter devant les parlementaires européens réunis à Strasbourg jeudi dernier les objectifs de la présidence française de l’Union. Dany le Vert a commencé sa diatribe par un abrupt : « Vous allez manger avec des baguettes avec le président de Chine ! » Il a raison : ce n’est franchement pas pratique, les baguettes. On en fiche partout. Ça dégouline. Et je ne vous dis pas le nombre de tâches sur la cravate. Monsieur le Président, un seul conseil donc, pour préserver l’honneur de la France et celui de l’Europe : la fourchette, pas la baguette !

Humour, année zéro

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The Politics of Fear, caricature de Barry Flitt, The New Yorker, 21 juillet 2008.

Non seulement on peut plus rigoler de rien, mais en plus, il faut s’indigner avec tout le monde. Sachez-le : l’usage du second degré est interdit à l’échelle planétaire. La polémique suscitée par la caricature du New Yorker représentant Obama en militant islamiste et sa femme Michelle, kalachnikov en bandoulière, en terroriste, avec entre les deux un portrait de Ben Laden et un drapeau américain qui brûle, doit servir d’avertissement à tous.

Faites simple. Faites direct. Parlez sans détours. Justement, les détours étaient ce qui faisait tout l’intérêt du langage. Sous le règne du premier degré et de l’esprit de sérieux, le langage est, il est vrai, de plus en plus inutile, puisqu’il ne prétend plus que coller au réel. Défense de déconner, d’allusionner, d’impliciter, de détourner. Bref, défense de rire. Comme aime à me le dire l’ami Basile : « il y a des gens qui sont morts… »

Vous, je sais pas, mais moi quand j’ai vu l’image, j’ai compris tout de suite que le journal dénonçait ce qu’il montrait : la caricature du couple Obama agitée dans des milieux d’extrême droite. Non que j’aurais un cervelet plus véloce que la moyenne. Grâce à un vieux truc qu’on appelle le contexte. Un cerveau humain raisonnablement agile peut sans doute enregistrer, en même temps que la signification immédiate d’un dessin, le fait que ce dessin n’est pas publié dans un journal d’extrême droite ni même bushiste mais dans un hebdomadaire qu’affectionne l’intelligentsia, et en déduire instantanément que le dessin n’est pas à prendre au premier degré.

Eh bien, il faut croire que non. Plus maintenant. « Je me demande quelles auraient été les réactions si [des magazines conservateurs comme] Weekly Standard ou la National Review avaient publié cette caricature », s’interroge Jake Tapper, éditorialiste politique de la chaîne de télévision ABC, cité par Libération. Ce qui est franchement inquiétant, c’est qu’il soit nécessaire d’expliquer en quoi le sens d’une telle publication eût été différent.

Immédiatement, le chœur des vierges s’est déchaîné contre cette « caricature offensante » dénoncée non seulement par l’entourage du candidat mais par son rival républicain lui-même. Et personne n’a brandi la liberté de la presse, pas même Libé qui consacre un article mitigé à la « caricature qui fait scandale ».

L’intérêt de cette affaire est que les protestations les plus bruyantes ne viennent pas de réactionnaires défraîchis ni d’évangélistes illuminés, mais du camp du Bien – souvent appelé « gauche » dans nos contrées. Outre le bannissement du second degré, les forces vives du progressisme ont décrété que Barack Obama, leur nouvelle idole, faisait partie des sujets avec lesquels on ne rigole pas. De même que les violences faites aux femmes, la pédophilie, le nazisme, le sida, le développement durable, le racisme, la guerre. L’humour, on sait où ça peut mener. Rire, n’est-ce pas déjà justifier ? C’est bien ça : on commence par se marrer et on finit chez Le Pen.

Pour le droit au risque opposable

Prévention, Précaution, Protection : cette trilogie magique (PPP) inspire désormais toutes nos politiques publiques. En ligne de mire : le Risque. Il est devenu l’ennemi numéro 1, l’adversaire absolu, la nouvelle figure du diable. Car il est partout : dans l’air, dans l’eau, dans l’assiette ; dans le petit et dans le grand ; il est réel dans le virtuel et virtuel dans le réel ; il est aussi dans l’avenir incertain, dans le passé profané, et – toujours plus insidieux – dans le présent quotidien.

L’omniprésence du risque nous obsède. Et dire que certains pensaient qu’on en avait fini avec les grandes Causes. Que nenni ! Nous retrouvons là un nouveau combat, qui entraîne tout, justifie tout, excuse tout.

Jusqu’à nous faire oublier qu’une vie sans risque ne vaut peut-être guère la peine d’être vécue et qu’elle n’aurait surtout plus grand-chose à voir avec la condition humaine, dont la caractéristique essentielle n’a pas changé récemment. C’est toujours la finitude, à savoir l’ignorance, le mal et la mort.

Plaider aujourd’hui, cum grano salis, en faveur d’un « droit au risque opposable », c’est rappeler cette évidence. C’est rappeler que la PPP doit veiller à ne pas dépasser certaines limites au-delà desquelles elle contribue à déshumaniser l’existence.

On encourt un grand risque (encore un !) à tenir un tel plaidoyer : on a toutes les chances d’être accusé d’insensibilité aux malheurs du monde ou, pire, d’être un provocateur. Et, de fait, ce sont des penseurs bien peu recommandables qui ont jusque-là défendu cette idée : depuis Nietzsche et son fameux « il faut vivre dangereusement » jusqu’aux néo-libéraux (ou libertariens) qui soutiennent que l’action de l’Etat est, en tant que telle, une atteinte insupportable aux libertés essentielles de l’homme. Chez eux, c’est la protection de l’individu elle-même qui est liberticide.

Sans tomber dans cet excès inutile, on peut néanmoins plaider en faveur d’une critique modérée et interne de la raison PPP en essayant de trouver les critères susceptibles d’en limiter le champ d’action. Deux exemples, pour s’en convaincre.

Aucun sujet ne fait davantage consensus que la Protection de l’enfance. Elle a permis d’incontestables et fulgurants progrès dans la condition enfantine. Et pourtant, si l’on n’y prend garde, elle menace de produire des effets pervers polymorphes. Il suffit de considérer la règlementation tatillonne des sorties scolaires, les contraintes sanitaires d’une cantine, les règles de sécurité des colonies de vacances. Arrive à grands pas le temps où les pique-niques seront interdits parce qu’ils brisent la chaîne du froid. La protection de l’enfance se retournera alors contre l’éducation des enfants. Et l’on oubliera l’essentiel, à savoir que ce qu’il faut protéger, ce n’est pas l’enfance (l’innocence, la pureté, l’imagination…), mais la volonté de grandir des enfants. Et cela passe par l’autonomisation, par la responsabilisation progressive… donc par une certaine dose de prise de risque.

Le même constat vaut pour l’autre bout de l’existence. Un traitement exclusivement médical du grand âge et de la dépendance en vient paradoxalement à réduire les individus à l’état de cadavres vivotant. La focalisation sur les risques médicaux peut entraîner une déshumanisation, car le principal risque à cet âge n’est pas la mort, mais l’insipidité de la vie. On l’oublie parfois, mais sapiens vient de sapere : goûter ; et l’homo sapiens est celui qui, pour sa grande sagesse, a besoin de trouver du goût à la vie.

Grandir et vieillir : quand la PPP en vient à contrarier ces deux objectifs, c’est que les dérives sont proches. Mais cela permet à tout le moins d’identifier un critère qui permette de l’évaluer. Il suffit de se demander si elle respecte ou non l’adulte qui sommeille (parfois profondément) en nous. Quand la PPP oublie de concerner l’adulte (sa responsabilité et son autonomie), elle court un grand danger ; quand elle s’adresse à lui (même s’il n’est pas là hic et nunc – enfance, folie, grand âge…), elle ne risque jamais de s’égarer.

Alors que nos vies sont plus sûres et plus durables que jamais, nous ne cessons de nous convaincre de leur précarité ; alors que nous aurions de bons motifs d’être plus confiants, l’angoisse nous assaille de tous bords ; alors que nos destins semblent plus ouverts que jamais, la peur du vide nous paralyse. Veillons à ce que le « combat contre le risque » ne devienne pas la nouvelle idéologie aveuglante de demain. Bref, sachons aussi nous protéger contre les excès de la protection.

Philosophie des âges de la vie: Pourquoi grandir ? Pourquoi vieillir ?

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PPDA, nous voilà

Son dernier JT délivré, le présentateur vedette s’en est allé en Bretagne, dire « sa vérité ». Loin des médias, Patrick Poivre d’Arvor a déclamé son amour du grand large, car « la mer ne trahit pas, les éléments ne trahissent pas… » Quant au Tout-Paris, il a proclamé lui préférer résolument « ce qu’on appelle les vrais gens, les gens qui sont biens ». Le pays réel, quoi.

Pourquoi j’aime le Tour

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Déjà, parce qu’on n’imagine pas Hinault ou Indurain faisant de la pub pour Eurodisney ou McDo. Incarnation du succès acquis par l’effort, le vélo est antimoderne par essence.

Parce qu’aussi on ne voit jamais un cycliste chez Régine, à Saint-Trop’ ou en couverture de Gala : le cycliste se couche tôt, part en vacances à Quiberon et ne plaque pas sa femme pour un top model sitôt qu’il est devenu vedette.

Parce que, sur une étape de montagne, ni le commentaire benêt de Richard Virenque, ni les sourires forcés de Gérard Holtz – qui visiblement préfère le Dakar – n’arrivent à me gâcher le plaisir. Et durant les étapes de plaine, on peut toujours se rabattre sur la splendeur du paysage et les enluminures érudites de Jean-Paul Ollivier sur l’abbaye de Fontrevaud ou le Viaduc de Garabit. Essayez donc de faire pareil avec Roland-Garros…

Parce que la Grande Boucle a généré plusieurs petits chefs d’œuvre du rock’n’roll et notamment Tour de France de Kraftwerk, et le Jalabert des Wampas.

Parce qu’avant d’avoir été cycliste, le coureur a souvent été métallo à Dunkerque ou soudeur à Glasgow, et qu’il ne rate jamais une occasion de rappeler, avec un bon sourire que le vélo, c’est très dur, mais c’est quand même plus marrant et plus gratifiant que de limer la tôle.

Parce que personne n’est fichu de citer le nom d’un gardien de but des années 1940, d’un triple champion de ski nordique aux J.O. de Sapporo ou d’un marathonien qui arrivait régulièrement en deuxième position. Mais qui a oublié Fausto Coppi, Eddy Merckx ou Raymond Poulidor ?

Parce que le vélo est le sport le moins chauvin qui soit. Depuis vingt ans, il n’y a pas eu un seul indigène à même d’emporter le Tour. Ça n’empêche pas, chaque année, trois ou quatre millions de Français d’en bas de se masser au bord des routes.

Parce que, quand Lance Armstrong terrasse son cancer, il ne signe pas un best-seller gnangnan pour expliquer qu’il y a une vie après la maladie. Il se contente de gagner sept fois le Tour.

Parce qu’enfin le dopage n’est pas un vrai problème. On peut gaver Roselyne Bachelot d’EPO pendant dix ans, elle aura toujours besoin (et moi aussi) d’un tire-fesses pour arriver saine et sauve à l’Alpe d’Huez.

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Evelyne Dhéliat ou rien

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Comment reconnaître un grand écrivain ? Quand il rend l’âme, il laisse à la postérité de testimoniales paroles. Bernanos se dressa sur son lit en s’écriant : « A nous deux ! », quand Anatole France, moins sûr de lui, murmura : « Maman, maman… » Jeudi dernier, l’auteur de Disparaître fut, lui, beaucoup plus disert au moment de s’effacer. Et les graveurs doivent déjà se frotter les mains qui devront inscrire dans le marbre les dernières paroles de Patrick Poivre d’Arvor au JT de TF1 : « Dans un instant la météo d’Evelyne Dhéliat suivi de R.I.S., police scientifique. Très bonne soirée à tous. »

Le culte de la Révolution est mort

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Episode final de la Révolution, pour les uns, liquidation de celle-ci pour les autres : le 18 brumaire – et son principal acteur Bonaparte – sont l’enjeu d’une querelle apparemment savante mais hautement politique. Le débat sur la Révolution est-il condamné à se répéter sans cesse ?
Si je me suis intéressé à Napoléon, c’est bien pour échapper à ce débat qui me paraît complètement stérile, dès lors que la question a été tranchée au moment du Bicentenaire par la chute du communisme et la décomposition de la vulgate marxiste de la Révolution française, dont. le culte est mort aujourd’hui. On ne célèbre plus Robespierre et Saint Just. Celui-ci, dont le mythe a été fabriqué par l’historiographie révolutionnaire, est presque redevenu ce qu’il était à l’époque de la Révolution : un obscur. L’écroulement du mythe révolutionnaire explique d’ailleurs la fuite éperdue hors de ce champ d’études qu’on a pu observer, à l’échelle internationale, dans les années qui ont suivi le Bicentenaire.

C’est un peu moins vrai pour Robespierre…
Robespierre continue à fasciner ceux qui aiment la guerre civile.

Quoi qu’il en soit, l’héritage révolutionnaire ne se réduit pas à Robespierre. Que reste-t-il de la Révolution ?
Tout d’abord, ses principes les moins politiques : les droits de l’homme, le message humanitaire. D’où la révérence quasi-unanime qui entoure la figure de Condorcet : ami des femmes, ami des noirs, de la République, de l’Ecole, de la Science – bref, un ami de l’humanité et des lumières. Il n’était l’ennemi que de ses paysans : en affaires, il était impitoyable. Cela me rappelle ce que Mirabeau disait de son père : ami des hommes, mais ennemi implacable de ses propres enfants.

Le message humanitaire n’est peut-être pas toujours bien défendu par ceux qui s’en prévalent. Pour autant, il n’y a pas de quoi rougir de cet héritage.
Certainement. Mais dans le corbillon révolutionnaire figure aussi, même si la Révolution ne l’a pas inventé, ce qu’on peut appeler « l’esprit sans-culotte », nourri par l’envie et le ressentiment. Cet état d’esprit se manifeste bien avant 1789 et bien après, puisqu’il imprègne bon nombre des mouvements sociaux actuels, alors que la théorie de la dictature jacobine et la philosophie fondée sur le sens de l’histoire sont mortes avec l’espérance révolutionnaire.

Quand on lit Alain Badiou, pour citer un seul nom, il n’est pas certain qu’elle soit morte.
Vous mettez le doigt sur un problème en partie sociologique, car l’université française, où le vent du radicalisme souffle encore, est le conservatoire des valeurs les moins libérales de la gauche, valeurs qui sont à peu près mortes dans le reste de la société. On a donc vu renaître, vers la fin des années 1990, à la faveur des circonstances et grâce au relais de l’altermondialisme, un discours révolutionnaire, infiniment moins sophistiqué que le léninisme, mais plus violent. Ce serait insulter la mémoire d’Althusser que de lui comparer Badiou !

L’humanitarisme et le ressentiment : vous êtes plutôt sévère à l’égard de notre passé et donc, pessimiste quant à notre présent.
La Révolution française est le moment où s’opère la conjonction entre compassion humanitaire et le ressentiment. C’est de ce mélange d’amitié fraternelle, de compassion pour les humbles et de ressentiment social très violent que naît la violence terroriste, indépendamment de toute construction savante ou idéologique. Et cette alliance très française entre la bienveillance humanitaire et la haine née du ressentiment social, continue à opérer. La France a encore ses sans-culottes. Cela ne veut pas dire qu’ailleurs la démocratie libérale provoque un moins grand désenchantement : c’est un phénomène général, jusque dans les pays venus récemment à la démocratie ; mais, dans la plupart des pays, si on n’espère pas grand-chose du libéralisme, on ne croit pas non plus à la révolution : c’est peut-être cela la définition de la démocratie parvenue à maturité. Personne n’y croit mais personne ne songe à la renverser. En France non plus, mais la passion révolutionnaire y subsiste sous la forme d’un fonds d’aigreur qui pourrait, un jour, pour peu que les circonstances s’y prêtent, nous valoir un de ces épisodes dont l’histoire française est prodigue.

Vous inscrivez Napoléon dans la continuité révolutionnaire. Il n’admirait pas vraiment la Révolution.
Il avait la nostalgie de l’Ancien régime et n’aimait pas la Révolution, en particulier dans ce qu’elle a de libéral – par exemple, il déteste les Constituants de 1789, auxquels il préfère les Conventionnels. Mais il n’aime pas beaucoup plus les Jacobins. En réalité, Napoléon méprise la plupart de ses contemporains, tout en considérant leurs engagements avec indulgence. Par delà ses préférences personnelles, il comprend l’importance des principes de la Révolution, en particulier de ses conquêtes sociales, c’est-à-dire de l’égalité. Il garantit l’égalité proclamée par la Révolution mais il liquide la liberté – telle est en somme sa mission historique. Et cela correspond à son jugement sur ce que les Français attendent. « La liberté, il s’en dégoûteront vite », dit-il.

Darfour : la Morale contre les peuples

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Luis Moreno-Ocampo, le procureur de la Cour pénale internationale, a présenté lundi 14 juillet « des éléments de preuve qui démontrent que le Président du Soudan, Omar Al Bachir, a commis des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au Darfour.  En substance, a déclaré le procureur, les motivations du chef de l’Etat soudanais étaient, avant tout, politiques. Il prenait prétexte de la lutte contre l’insurrection pour « mettre un point final à l’histoire des peuples four, masalit et zaghawa… En fait, il visait le génocide ».

Passons sur l’appréciation selon laquelle les motivations du général Al Bachir étaient d’ordre « politique », ce qui semble constituer une circonstance aggravante, pour examiner l’évolution récente de la notion de génocide. En droit, celle-ci désigne « toute entreprise criminelle visant à détruire, en tout ou en partie, un type particulier de groupe humain, comme tel, par certains moyens. L’intention spéciale exigée pour le crime de génocide comporte un double élément : l’acte ou les actes doit (vent) viser un groupe national, ethnique, racial ou religieux ; l’acte ou les actes doit (vent) chercher à détruire tout ou partie de ce groupe. »

Le premier accusé ayant eu à répondre, en Europe, de crimes de génocide est le général Radislav Krstic, l’homme qui commandait les forces serbes lors du massacre de huit mille musulmans bosniaques à Srebrenica, en juillet 1995. « Vous avez consenti au mal… Vous êtes coupable d’avoir consenti au plan d’exécution de masse de tous les hommes [de Srebrenica] en âge de combattre. Vous êtes donc coupable de génocide, Général Krstic », a dit à l’accusé le président du tribunal, le juge Almiro Rodrigues. Rappelons que les femmes, les enfants, les vieillards ont été épargnés et que des blessés ont été évacués. Cela n’excusait évidemment pas ce terrible massacre, mais aurait pu être considéré comme une mesure humanitaire, puisqu’une distinction était faite entre combattants et non-combattants. Ce fut le contraire : cette séparation fut retenue comme élément à charge supplémentaire pour l’incrimination de génocide, puisque les victimes avaient été assassinées pour leur appartenance à un groupe, celui des musulmans bosniaques mâles en âge de porter les armes. Par ailleurs, la seule existence de préparatifs logistiques (véhicules, carburant, matériel pour le creusement des charniers, etc.) y suffisait à prouver l’intention de détruire le groupe, essentielle pour qualifier le génocide, comme on sait.

Mais un crime de masse – quelle guerre n’en connaît pas ? – n’est jamais commis par distraction. Il est le résultat d’une action préparée, donc nécessairement d’une intention. Et un groupe, même lorsqu’il est stable, est toujours une construction arbitraire : il est par définition le produit d’une sélection d’attributs parmi d’autres, comme l’âge, le statut social, la filiation religieuse, la localisation géographique, la pigmentation cutanée et bien d’autres. Sous une telle jurisprudence, tout crime provoquant un « nombre substantiel » de victimes parmi un groupe défini par des critères stables peut être qualifié de génocide. La condamnation de Krstic avait été saluée par nombre d’observateurs et d’organisations de défense des droits de l’Homme comme une avancée de la justice et de la morale. En pratique, elle annonçait que toute guerre peut désormais être considérée comme un génocide, sauf à imaginer de « bons » conflits, armés où l’on se donne rendez-vous en un lieu et un temps donné pour s’affronter comme en un duel. Du Libéria à la Tchétchénie et de la Birmanie aux deux Congo, en passant par le Rwanda et l’Ouganda (dont les dirigeants actuels sont coupables l’un et l’autre de massacres au Congo RDC), les situations pouvant donner lieu à cette incrimination devraient désormais se multiplier. Si l’on suit la logique de la Cour pénale internationale, les guerres d’Espagne, d’Algérie, du Vietnam, d’Afghanistan entre autres, marquées elles aussi par des massacres de civils, l’usage de milices, la torture et les déplacements forcés de population relèvent du crime de génocide. On ne voit pas pourquoi les victimes de ces crimes ne réclameraient pas la reconnaissance de leurs génocides. Le président Bouteflika a commencé, d’autres devraient suivre.

Outre l’inflation judiciaire qu’elle ouvre, le défaut majeur de cette perception des conflits comme « génocides » (ex-Yougoslavie, Soudan, en attendant les suivants) est qu’elle les soustrait à l’histoire et à la politique, pour les soumettre au seul jugement moral. Qualifier une guerre de génocide, c’est quitter le terrain du politique, de ses rapports de forces, de ses compromis et de ses contingences pour se situer dans un au-delà métaphysique où s’affrontent le Bien et le Mal : fanatiques contre modérés, hordes sanguinaires contre civils innocents. Que des massacres aient été perpétrés par le régime soudanais dans le cadre d’une guerre de contre-insurrection, qu’une stratégie de terreur ait été mise en œuvre par l’armée et des milices, ce sont des faits avérés. Qu’il y ait eu intention d’exterminer les peuples du Darfour en tant que tels, voilà qui relève de la spéculation. Comment, si tel était le cas, comprendre le fait que plus de deux millions de Darfouriens se sont regroupés autour des principales villes de garnison de leur province, qu’un million d’entre eux vivent à Khartoum, où ils n’ont jamais été inquiétés tout au long de cette guerre, ou encore qu’un énorme dispositif humanitaire a été mis en place et qu’il a permis d’épargner des dizaines de milliers de vies humaines ? Imagine-t-on des Tutsis cherchant abri auprès des forces armées rwandaises en 1994, ou des juifs auprès de la Wehrmacht en 1943 ? Il est vrai qu’au cours de son intervention au Conseil de sécurité le 5 juin dernier, le procureur est allé jusqu’à parler des camps de réfugiés comme de lieux où se perpétrait le génocide, ce qui est à proprement parler délirant. Ces manifestations d’incontinence intellectuelle ne sont pas les premières en ce qui concerne le Darfour, et celui-ci n’en a pas le monopole, bien qu’il les suscite en nombre. Reste qu’avec de tels arguments au service d’une telle incrimination, la qualification juridique et la compréhension politique se séparent radicalement au point que la première fait écran à la seconde. On peut se demander ce que signifie le droit dans de telles conditions.

Il y a fort à parier, de plus, que les protagonistes du conflit durcissent maintenant leurs positions. Les mouvements rebelles ont le sentiment justifié d’avoir emporté une bataille et n’ont aucune raison de s’arrêter là. Qui pourrait leur reprocher de ne pas vouloir négocier avec un régime génocidaire ? Qui pourrait les critiquer de lancer des attaques qui seront nécessairement considérées comme de la légitime défense ? Cet encouragement au combat enclencherait alors un nouveau cycle de violences et de représailles dont les conséquences seraient humainement et politiquement désastreuses. Les défenseurs de la Cour pénale internationale font valoir, non sans raison, que nul n’en sait rien à ce stade, et que cette décision pourrait au contraire entraîner une mise à l’écart des durs du régime, au profit d’une faction modérée. Quand bien même cette hypothèse peu probable serait la bonne, le problème politique posé par cette qualification resterait entier.

C’est maintenant aux juges de la Cour pénale internationale de décider de la suite à donner. Rien ne dit qu’ils vont émettre le mandat d’arrêt demandé par le procureur. S’ils le faisaient, le Conseil de sécurité aurait encore la possibilité, prévue dans les statuts de la cour, de suspendre les poursuites pour une durée d’un an renouvelable. Autant dire qu’en pratique, il y a loin de la requête du procureur au prétoire. D’autant plus que la Chine et la Russie ne sont probablement pas seules, au Conseil de sécurité, à vouloir stopper la procédure. Les Etats-Unis pourraient bien aller dans ce sens également, dans le but de préserver leur coopération avec les services secrets de Khartoum, partenaire important de la lutte contre le terrorisme.

Marlborogate

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Répondant à une question concernant la hausse de d’exportations américaines vers l’Iran pendant l’époque de Georges W Bush, notamment de cigarettes, John McCain a répondu : « Eh bien, c’est peut être une manière de les tuer… » L’agence de presse iranienne « Fars » (sic) a déclaré que les Iraniens trouvent intolérable de faire des blagues concernant un sujet aussi sérieux que le génocide.

Raide dingue du Red Bull

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La ministre française de la Santé, Roselyne Bachelot, a un problème de boisson. Elle n’aime pas le Red Bull. Elle déteste ça au point de réunir la presse, de violer la syntaxe française et de déclarer : « Le Red Bull est une boisson qui n’a aucun intérêt en termes énergétiques, qui n’a aucun intérêt nutritionnel et qui a des dangers importants. » Oui, Red Bull avoir danger, et guerre être grosse malheur.

Je peux comprendre Roselyne. Moi, je n’aime pas le Schweppes (sauf avec du gin) ni le Coca-Cola (sauf avec du whisky) et encore moins le Red Bull (sauf avec de la vodka). Toutefois, je ne pousse pas la détestation limonadière au point de réunir la presse de mon pays ou d’enquiquiner avec ces histoires notre chancelière. Lorsque mon mari Willy rapporte à la maison du jus bio betteraves-carottes, je ne me plains ni de la couleur du liquide hésitant entre l’orange violacé et le mauve jaunissant ni du fait que l’on ne puisse réaliser aucun cocktail potable avec un tel breuvage. Je vide chacune des bouteilles dans la cuvette des waters, sans rien dire à personne.

Or, depuis quelques semaines, Roselyne n’a de cesse de monter publiquement au front contre le Red Bull. Chaque fois qu’un journaliste passe à sa portée, elle lui demande combien d’articles contre le Red Bull il a écrit dans la semaine. En dessous de cinq, c’est un collabo. Elle appelle François Fillon toutes les demi-heures :
– Allo, François, la gaulliste sociale que je suis demande au gaulliste social que tu es si tu aimes le Red Bull ?
– Jamais goûté…
– Alors, tu dois l’interdire.

Mais François Fillon, lui, ne peut pas exaucer le vœu de Roselyne. Sa ministre de l’Economie, Christine Lagarde, aime tellement le Red Bull qu’elle a levé l’interdiction française qui pesait sur sa vente et sa consommation depuis treize ans. Enfin, ce n’est pas dit qu’elle l’aime réellement : Dietrich Mateschitz, l’inventeur autrichien de cette boisson énergisante, a porté l’affaire devant le tribunal administratif de Paris pour demander 300 millions d’euros d’indemnités contre l’Etat français s’il persistait à interdire le Red Bull. Christine Lagarde a cédé : « 300 millions, c’est toujours ça que les Autrichiens n’auront pas. »

Lorsque le Red Bull a fait son apparition en Allemagne il y a une vingtaine d’années, il était illégalement importé d’Autriche et faisait l’objet d’un trafic auprès de certains clubbers adeptes des noms finissant en –ine. Avec l’autorisation de commercialiser le Red Bull, et malgré Roselyne Bachelot, la France entre donc de plain pied (ou plutôt à pieds joints) dans la vraie modernité festive.

Cette boisson énergisante permet, en effet, de fêter plus pour fêter plus, de danser plus pour danser plus – et le cas échéant, si vous n’êtes pas ministre de la Santé mais danseuse dans un peep show, de travailler plus pour gagner plus : le Red Bull est la boisson sarkozyste par excellence. Ce n’est pas simplement autorisé qu’il devrait être, mais obligatoire. Mieux encore : l’un de ses composants, la taurine (que certaines mauvaises langues médicales prétendent toxique), joue un rôle important dans le fonctionnement des cellules cérébrales et facilite l’assimilation des lipides : deux choses dont Roselyne Bachelot se passe allégrement.

Au début, moi qui suis autant scientifique que Claude Allègre est meneuse de revue aux Folies Bergères, je pensais que la taurine était extraite des couilles du taureau, un peu comme le collagène provient de la peau du veau – heureuses filles de la campagne qui pouvez, en échange de quelques mamours, tenir votre épiderme en éclatante beauté ! Puis, révisant mon jugement, j’ai cru un moment que la taurine était tirée d’un autre animal que le bovin au triste regard : combien de pitbulls faut-il presser pour obtenir un litre de Red ? Cinq ? Six ?

Las, on trouve davantage de taurine dans un chat que dans un chien, et plus encore dans le lait maternel et les huitres. Si vous souhaitez vous faire un petit verre de taurine maison, laissez les parturientes tranquilles et mélangez dans un shaker 3 cl de jus de citron, 3 cl de cognac, une larme de jus de tomate, 3 huîtres, une pincée de poivre, 1 cuillérée de sauce Worcester. Vous n’aurez avec cette recette de grand-mère qu’un ersatz de Red Bull. Plus grave encore : vous déplairez à l’inventeur de la marque, l’extraordinaire Dietrich Mateschitz.

Comme tous les Autrichiens, de Herbert von Karajan à Kurt Waldheim, Dietrich Mateschitz est un homme d’affaires comme il faut. C’est un peu le Louis Pasteur autrichien. L’histoire de sa découverte est édifiante : un jour, au milieu des années 1980, il était assis au bar d’un grand hôtel de Hong Kong. Tout était fermé aux alentours. Il s’ennuyait ferme lorsque le barman lui fit goûter un verre de Krating Daeng, boisson énergisante thaïe. Tel Archimède aux Bains Douches, il se leva de son siège, appuya ses deux mains sur le comptoir et lança le plus convaincu eurêka ! qu’un Autrichien n’ait jamais lancé depuis l’invention du ski alpin par Mathias Zdarsky.

Mateschitz, qui était justement en train de se demander ce qu’il pouvait bien faire pour les enfants à une heure si avancée de la nuit, avait trouvé la géniale idée : importer le Krating Daeng dans son pays natal sous le nom de Red Bull, afin que les jeunes Autrichiens soient d’humeur aussi enjouée que les jeunes Thaïs lorsque la nuit tombe sur Bangkok et que la Ville des anges s’allume de mille feux le long du Chao Phraya.

Le succès de son entreprise fut tel que Dietrich Mateschitz put aussitôt investir ses gains dans des actions humanitaires de premier plan : acquérir une collection d’avions anciens, s’acheter des voitures de courses, reprendre l’écurie Jaguar (y a-t-il de la taurine dans un cheval moteur ?) C’est le prix Nobel[1. Que dis-je ! Pas un prix Nobel, pas deux, pas trois, mais tous les prix Nobel : celui de la paix, cela ne se discute pas. Ceux également de science, de médecine, de chimie. Et de littérature, car aussi sûrement que Dietrich Mateschitz inventa le Red Bull, il fut le sujet – admirable – de la biographie écrite par Wolfgang Fürweger en mars 2008 : Die Red-Bull-Story. Der unglaubliche Erfolg des Dietrich Mateschitz (Ueberreuter Verlag).] que mériterait cet homme, n’en déplaise à Mme Bachelot, qui ne se soucie guère que des intérêts personnels de 60 millions de Français (quoi de plus personnel que les histoires de santé ?) et risque de faire de la France la risée des vingt-deux autres nations européennes shootées depuis longtemps déjà au Red Bull.

A la baguette !

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Arborant le tee-shirt aux menottes créé par Robert Ménard (John Galiano du journalisme français), Daniel Cohn-Bendit a vertement interpellé Nicolas Sarkozy, venu présenter devant les parlementaires européens réunis à Strasbourg jeudi dernier les objectifs de la présidence française de l’Union. Dany le Vert a commencé sa diatribe par un abrupt : « Vous allez manger avec des baguettes avec le président de Chine ! » Il a raison : ce n’est franchement pas pratique, les baguettes. On en fiche partout. Ça dégouline. Et je ne vous dis pas le nombre de tâches sur la cravate. Monsieur le Président, un seul conseil donc, pour préserver l’honneur de la France et celui de l’Europe : la fourchette, pas la baguette !

Humour, année zéro

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La caricature publiée dans le New-Yorker

The Politics of Fear, caricature de Barry Flitt, The New Yorker, 21 juillet 2008.

Non seulement on peut plus rigoler de rien, mais en plus, il faut s’indigner avec tout le monde. Sachez-le : l’usage du second degré est interdit à l’échelle planétaire. La polémique suscitée par la caricature du New Yorker représentant Obama en militant islamiste et sa femme Michelle, kalachnikov en bandoulière, en terroriste, avec entre les deux un portrait de Ben Laden et un drapeau américain qui brûle, doit servir d’avertissement à tous.

Faites simple. Faites direct. Parlez sans détours. Justement, les détours étaient ce qui faisait tout l’intérêt du langage. Sous le règne du premier degré et de l’esprit de sérieux, le langage est, il est vrai, de plus en plus inutile, puisqu’il ne prétend plus que coller au réel. Défense de déconner, d’allusionner, d’impliciter, de détourner. Bref, défense de rire. Comme aime à me le dire l’ami Basile : « il y a des gens qui sont morts… »

Vous, je sais pas, mais moi quand j’ai vu l’image, j’ai compris tout de suite que le journal dénonçait ce qu’il montrait : la caricature du couple Obama agitée dans des milieux d’extrême droite. Non que j’aurais un cervelet plus véloce que la moyenne. Grâce à un vieux truc qu’on appelle le contexte. Un cerveau humain raisonnablement agile peut sans doute enregistrer, en même temps que la signification immédiate d’un dessin, le fait que ce dessin n’est pas publié dans un journal d’extrême droite ni même bushiste mais dans un hebdomadaire qu’affectionne l’intelligentsia, et en déduire instantanément que le dessin n’est pas à prendre au premier degré.

Eh bien, il faut croire que non. Plus maintenant. « Je me demande quelles auraient été les réactions si [des magazines conservateurs comme] Weekly Standard ou la National Review avaient publié cette caricature », s’interroge Jake Tapper, éditorialiste politique de la chaîne de télévision ABC, cité par Libération. Ce qui est franchement inquiétant, c’est qu’il soit nécessaire d’expliquer en quoi le sens d’une telle publication eût été différent.

Immédiatement, le chœur des vierges s’est déchaîné contre cette « caricature offensante » dénoncée non seulement par l’entourage du candidat mais par son rival républicain lui-même. Et personne n’a brandi la liberté de la presse, pas même Libé qui consacre un article mitigé à la « caricature qui fait scandale ».

L’intérêt de cette affaire est que les protestations les plus bruyantes ne viennent pas de réactionnaires défraîchis ni d’évangélistes illuminés, mais du camp du Bien – souvent appelé « gauche » dans nos contrées. Outre le bannissement du second degré, les forces vives du progressisme ont décrété que Barack Obama, leur nouvelle idole, faisait partie des sujets avec lesquels on ne rigole pas. De même que les violences faites aux femmes, la pédophilie, le nazisme, le sida, le développement durable, le racisme, la guerre. L’humour, on sait où ça peut mener. Rire, n’est-ce pas déjà justifier ? C’est bien ça : on commence par se marrer et on finit chez Le Pen.

Pour le droit au risque opposable

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Prévention, Précaution, Protection : cette trilogie magique (PPP) inspire désormais toutes nos politiques publiques. En ligne de mire : le Risque. Il est devenu l’ennemi numéro 1, l’adversaire absolu, la nouvelle figure du diable. Car il est partout : dans l’air, dans l’eau, dans l’assiette ; dans le petit et dans le grand ; il est réel dans le virtuel et virtuel dans le réel ; il est aussi dans l’avenir incertain, dans le passé profané, et – toujours plus insidieux – dans le présent quotidien.

L’omniprésence du risque nous obsède. Et dire que certains pensaient qu’on en avait fini avec les grandes Causes. Que nenni ! Nous retrouvons là un nouveau combat, qui entraîne tout, justifie tout, excuse tout.

Jusqu’à nous faire oublier qu’une vie sans risque ne vaut peut-être guère la peine d’être vécue et qu’elle n’aurait surtout plus grand-chose à voir avec la condition humaine, dont la caractéristique essentielle n’a pas changé récemment. C’est toujours la finitude, à savoir l’ignorance, le mal et la mort.

Plaider aujourd’hui, cum grano salis, en faveur d’un « droit au risque opposable », c’est rappeler cette évidence. C’est rappeler que la PPP doit veiller à ne pas dépasser certaines limites au-delà desquelles elle contribue à déshumaniser l’existence.

On encourt un grand risque (encore un !) à tenir un tel plaidoyer : on a toutes les chances d’être accusé d’insensibilité aux malheurs du monde ou, pire, d’être un provocateur. Et, de fait, ce sont des penseurs bien peu recommandables qui ont jusque-là défendu cette idée : depuis Nietzsche et son fameux « il faut vivre dangereusement » jusqu’aux néo-libéraux (ou libertariens) qui soutiennent que l’action de l’Etat est, en tant que telle, une atteinte insupportable aux libertés essentielles de l’homme. Chez eux, c’est la protection de l’individu elle-même qui est liberticide.

Sans tomber dans cet excès inutile, on peut néanmoins plaider en faveur d’une critique modérée et interne de la raison PPP en essayant de trouver les critères susceptibles d’en limiter le champ d’action. Deux exemples, pour s’en convaincre.

Aucun sujet ne fait davantage consensus que la Protection de l’enfance. Elle a permis d’incontestables et fulgurants progrès dans la condition enfantine. Et pourtant, si l’on n’y prend garde, elle menace de produire des effets pervers polymorphes. Il suffit de considérer la règlementation tatillonne des sorties scolaires, les contraintes sanitaires d’une cantine, les règles de sécurité des colonies de vacances. Arrive à grands pas le temps où les pique-niques seront interdits parce qu’ils brisent la chaîne du froid. La protection de l’enfance se retournera alors contre l’éducation des enfants. Et l’on oubliera l’essentiel, à savoir que ce qu’il faut protéger, ce n’est pas l’enfance (l’innocence, la pureté, l’imagination…), mais la volonté de grandir des enfants. Et cela passe par l’autonomisation, par la responsabilisation progressive… donc par une certaine dose de prise de risque.

Le même constat vaut pour l’autre bout de l’existence. Un traitement exclusivement médical du grand âge et de la dépendance en vient paradoxalement à réduire les individus à l’état de cadavres vivotant. La focalisation sur les risques médicaux peut entraîner une déshumanisation, car le principal risque à cet âge n’est pas la mort, mais l’insipidité de la vie. On l’oublie parfois, mais sapiens vient de sapere : goûter ; et l’homo sapiens est celui qui, pour sa grande sagesse, a besoin de trouver du goût à la vie.

Grandir et vieillir : quand la PPP en vient à contrarier ces deux objectifs, c’est que les dérives sont proches. Mais cela permet à tout le moins d’identifier un critère qui permette de l’évaluer. Il suffit de se demander si elle respecte ou non l’adulte qui sommeille (parfois profondément) en nous. Quand la PPP oublie de concerner l’adulte (sa responsabilité et son autonomie), elle court un grand danger ; quand elle s’adresse à lui (même s’il n’est pas là hic et nunc – enfance, folie, grand âge…), elle ne risque jamais de s’égarer.

Alors que nos vies sont plus sûres et plus durables que jamais, nous ne cessons de nous convaincre de leur précarité ; alors que nous aurions de bons motifs d’être plus confiants, l’angoisse nous assaille de tous bords ; alors que nos destins semblent plus ouverts que jamais, la peur du vide nous paralyse. Veillons à ce que le « combat contre le risque » ne devienne pas la nouvelle idéologie aveuglante de demain. Bref, sachons aussi nous protéger contre les excès de la protection.

Philosophie des âges de la vie: Pourquoi grandir ? Pourquoi vieillir ?

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PPDA, nous voilà

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Son dernier JT délivré, le présentateur vedette s’en est allé en Bretagne, dire « sa vérité ». Loin des médias, Patrick Poivre d’Arvor a déclamé son amour du grand large, car « la mer ne trahit pas, les éléments ne trahissent pas… » Quant au Tout-Paris, il a proclamé lui préférer résolument « ce qu’on appelle les vrais gens, les gens qui sont biens ». Le pays réel, quoi.

Pourquoi j’aime le Tour

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Déjà, parce qu’on n’imagine pas Hinault ou Indurain faisant de la pub pour Eurodisney ou McDo. Incarnation du succès acquis par l’effort, le vélo est antimoderne par essence.

Parce qu’aussi on ne voit jamais un cycliste chez Régine, à Saint-Trop’ ou en couverture de Gala : le cycliste se couche tôt, part en vacances à Quiberon et ne plaque pas sa femme pour un top model sitôt qu’il est devenu vedette.

Parce que, sur une étape de montagne, ni le commentaire benêt de Richard Virenque, ni les sourires forcés de Gérard Holtz – qui visiblement préfère le Dakar – n’arrivent à me gâcher le plaisir. Et durant les étapes de plaine, on peut toujours se rabattre sur la splendeur du paysage et les enluminures érudites de Jean-Paul Ollivier sur l’abbaye de Fontrevaud ou le Viaduc de Garabit. Essayez donc de faire pareil avec Roland-Garros…

Parce que la Grande Boucle a généré plusieurs petits chefs d’œuvre du rock’n’roll et notamment Tour de France de Kraftwerk, et le Jalabert des Wampas.

Parce qu’avant d’avoir été cycliste, le coureur a souvent été métallo à Dunkerque ou soudeur à Glasgow, et qu’il ne rate jamais une occasion de rappeler, avec un bon sourire que le vélo, c’est très dur, mais c’est quand même plus marrant et plus gratifiant que de limer la tôle.

Parce que personne n’est fichu de citer le nom d’un gardien de but des années 1940, d’un triple champion de ski nordique aux J.O. de Sapporo ou d’un marathonien qui arrivait régulièrement en deuxième position. Mais qui a oublié Fausto Coppi, Eddy Merckx ou Raymond Poulidor ?

Parce que le vélo est le sport le moins chauvin qui soit. Depuis vingt ans, il n’y a pas eu un seul indigène à même d’emporter le Tour. Ça n’empêche pas, chaque année, trois ou quatre millions de Français d’en bas de se masser au bord des routes.

Parce que, quand Lance Armstrong terrasse son cancer, il ne signe pas un best-seller gnangnan pour expliquer qu’il y a une vie après la maladie. Il se contente de gagner sept fois le Tour.

Parce qu’enfin le dopage n’est pas un vrai problème. On peut gaver Roselyne Bachelot d’EPO pendant dix ans, elle aura toujours besoin (et moi aussi) d’un tire-fesses pour arriver saine et sauve à l’Alpe d’Huez.

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Evelyne Dhéliat ou rien

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Comment reconnaître un grand écrivain ? Quand il rend l’âme, il laisse à la postérité de testimoniales paroles. Bernanos se dressa sur son lit en s’écriant : « A nous deux ! », quand Anatole France, moins sûr de lui, murmura : « Maman, maman… » Jeudi dernier, l’auteur de Disparaître fut, lui, beaucoup plus disert au moment de s’effacer. Et les graveurs doivent déjà se frotter les mains qui devront inscrire dans le marbre les dernières paroles de Patrick Poivre d’Arvor au JT de TF1 : « Dans un instant la météo d’Evelyne Dhéliat suivi de R.I.S., police scientifique. Très bonne soirée à tous. »

Le culte de la Révolution est mort

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Episode final de la Révolution, pour les uns, liquidation de celle-ci pour les autres : le 18 brumaire – et son principal acteur Bonaparte – sont l’enjeu d’une querelle apparemment savante mais hautement politique. Le débat sur la Révolution est-il condamné à se répéter sans cesse ?
Si je me suis intéressé à Napoléon, c’est bien pour échapper à ce débat qui me paraît complètement stérile, dès lors que la question a été tranchée au moment du Bicentenaire par la chute du communisme et la décomposition de la vulgate marxiste de la Révolution française, dont. le culte est mort aujourd’hui. On ne célèbre plus Robespierre et Saint Just. Celui-ci, dont le mythe a été fabriqué par l’historiographie révolutionnaire, est presque redevenu ce qu’il était à l’époque de la Révolution : un obscur. L’écroulement du mythe révolutionnaire explique d’ailleurs la fuite éperdue hors de ce champ d’études qu’on a pu observer, à l’échelle internationale, dans les années qui ont suivi le Bicentenaire.

C’est un peu moins vrai pour Robespierre…
Robespierre continue à fasciner ceux qui aiment la guerre civile.

Quoi qu’il en soit, l’héritage révolutionnaire ne se réduit pas à Robespierre. Que reste-t-il de la Révolution ?
Tout d’abord, ses principes les moins politiques : les droits de l’homme, le message humanitaire. D’où la révérence quasi-unanime qui entoure la figure de Condorcet : ami des femmes, ami des noirs, de la République, de l’Ecole, de la Science – bref, un ami de l’humanité et des lumières. Il n’était l’ennemi que de ses paysans : en affaires, il était impitoyable. Cela me rappelle ce que Mirabeau disait de son père : ami des hommes, mais ennemi implacable de ses propres enfants.

Le message humanitaire n’est peut-être pas toujours bien défendu par ceux qui s’en prévalent. Pour autant, il n’y a pas de quoi rougir de cet héritage.
Certainement. Mais dans le corbillon révolutionnaire figure aussi, même si la Révolution ne l’a pas inventé, ce qu’on peut appeler « l’esprit sans-culotte », nourri par l’envie et le ressentiment. Cet état d’esprit se manifeste bien avant 1789 et bien après, puisqu’il imprègne bon nombre des mouvements sociaux actuels, alors que la théorie de la dictature jacobine et la philosophie fondée sur le sens de l’histoire sont mortes avec l’espérance révolutionnaire.

Quand on lit Alain Badiou, pour citer un seul nom, il n’est pas certain qu’elle soit morte.
Vous mettez le doigt sur un problème en partie sociologique, car l’université française, où le vent du radicalisme souffle encore, est le conservatoire des valeurs les moins libérales de la gauche, valeurs qui sont à peu près mortes dans le reste de la société. On a donc vu renaître, vers la fin des années 1990, à la faveur des circonstances et grâce au relais de l’altermondialisme, un discours révolutionnaire, infiniment moins sophistiqué que le léninisme, mais plus violent. Ce serait insulter la mémoire d’Althusser que de lui comparer Badiou !

L’humanitarisme et le ressentiment : vous êtes plutôt sévère à l’égard de notre passé et donc, pessimiste quant à notre présent.
La Révolution française est le moment où s’opère la conjonction entre compassion humanitaire et le ressentiment. C’est de ce mélange d’amitié fraternelle, de compassion pour les humbles et de ressentiment social très violent que naît la violence terroriste, indépendamment de toute construction savante ou idéologique. Et cette alliance très française entre la bienveillance humanitaire et la haine née du ressentiment social, continue à opérer. La France a encore ses sans-culottes. Cela ne veut pas dire qu’ailleurs la démocratie libérale provoque un moins grand désenchantement : c’est un phénomène général, jusque dans les pays venus récemment à la démocratie ; mais, dans la plupart des pays, si on n’espère pas grand-chose du libéralisme, on ne croit pas non plus à la révolution : c’est peut-être cela la définition de la démocratie parvenue à maturité. Personne n’y croit mais personne ne songe à la renverser. En France non plus, mais la passion révolutionnaire y subsiste sous la forme d’un fonds d’aigreur qui pourrait, un jour, pour peu que les circonstances s’y prêtent, nous valoir un de ces épisodes dont l’histoire française est prodigue.

Vous inscrivez Napoléon dans la continuité révolutionnaire. Il n’admirait pas vraiment la Révolution.
Il avait la nostalgie de l’Ancien régime et n’aimait pas la Révolution, en particulier dans ce qu’elle a de libéral – par exemple, il déteste les Constituants de 1789, auxquels il préfère les Conventionnels. Mais il n’aime pas beaucoup plus les Jacobins. En réalité, Napoléon méprise la plupart de ses contemporains, tout en considérant leurs engagements avec indulgence. Par delà ses préférences personnelles, il comprend l’importance des principes de la Révolution, en particulier de ses conquêtes sociales, c’est-à-dire de l’égalité. Il garantit l’égalité proclamée par la Révolution mais il liquide la liberté – telle est en somme sa mission historique. Et cela correspond à son jugement sur ce que les Français attendent. « La liberté, il s’en dégoûteront vite », dit-il.