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Fin de régime sur le canal du Nivernais

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Quand l’absurdité du monde extérieur vous fauche, que le progrès semble un horizon flou, il est temps d’embarquer dans La Petite vadrouille, dernier film de Bruno Podalydès entre Nièvre et Yonne…


Un jour, tout s’est détraqué. Les maires des « petites villes » ont commencé à parler comme des technocrates. Á la veillée, possédés par l’idée de croissance, ils montraient des graphiques à leurs administrés, vantant l’attractivité économique de leur territoire. Ils projetaient leur incurie sous le masque fat de la raison. Dans les syndicats d’initiative, on traduisait des plaquettes pour attirer le batave en goguette. Les champs étaient dronés, les Intercités chargeaient les vélos à plusieurs milliers d’euros des citadins en quête d’authenticité, les sons et lumières de la saison estivale avaient remplacé la fermeture de l’hôpital de proximité et l’on cachait ces EHPAD où nos vieux allaient mourir dans cet exil intérieur. En ville, l’insécurité et l’immobilier vampirisaient les conversations des primo-accédants. On ne croyait pas plus à l’intégration européenne qu’à une victoire française à Roland-Garros. Tout avait le goût frelaté des sociétés en déshérence, d’une fin de siècle triste et inconséquente. Aux élections, il y avait plus d’assesseurs que de votants. Dans les chambres, affolés par l’électorat réfractaire, on se préparait à une tambouille peu ragoûtante. Pendant ce temps-là, exfiltré des débats publics, hors coterie, lassé par tant d’années d’imprévision, saoulé par les VRP des lendemains qui chantent, le citoyen apprenait à se dépatouiller avec ce quotidien grippé. Il a appris les vertus du désenchantement et s’est construit un système parallèle, fait de bouts de ficelle, la poétique de la mouise, et de joies simples. L’intelligence française se nourrit de ces évasions-là. Point de sarcasme, ni de colère refroidie, point de croyance en d’hypothétiques sauveurs de l’Humanité, juste le pas de côté salvateur. Le désengagement sans cymbales, ni trompettes comme moyen de survie. La débrouille des bras cassés, c’est ce qui attend tous les français.

Pour visionner la bande-annonce du film La Petite vadrouille :


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Pour se préparer à cette dissidence-là, La Petite vadrouille film de Bruno Podalydès sorti en juin, promenade comico-héroïque sur le canal du Nivernais, par son obsolescence programmée et sa fantaisie potache, raconte (sans volonté d’instruire) notre lente dérive. Les branques, les inadaptés, les « survivalistes » du 15 du mois, c’est nous tous, collectivement. Les recalés qui vivotent ont toujours quelque chose à nous dire sur le destin fracassé des démocraties. Nos écrans sont encombrés par les gagnants à gueule de croque-mort. Place aux amateurs, prime aux déclassés. Les professionnels des affaires, de l’administration et du suffrage universel sont disqualifiés depuis si longtemps. Podalydès n’est pas un de ces flibustiers du cinéma social qui dénoncent et militent, il choisit un chemin de halage plus fantaisiste et bringuebalant que la violence esthétisée, il trace une voie de délestage pour tous les invisibles. Sur sa pénichette baroque et craintive, on court après un billet, on tente de se refaire la cerise, de combler une dette, de sauver son boulot, alors on embarque avec d’autres clampins de son espèce. C’est naïf et tendre dans l’approche, donc révolutionnaire dans la vague. D’écluse en écluse, d’entraides en foirades, de toasts à la rillette en « blanc qui pique », la vie fluviale balaye les aigreurs du moment. On rencontre des jeunes idéalistes qui choisissent la fuite à la voile, Daniel Auteuil a quitté l’accent de Pagnol pour retrouver son œil de noceur, Sandrine Kiberlain en bourgeoise ou en employé de bureau a l’érotisme chaste des grandes dames. Chaque rôle a de la tenue. Denis Podalydès est un harpagon à casquette en proie à la jalousie et Florence Müller est virtuose dans tous les registres, de l’attardée à la vamp. Cette Petite vadrouille est mieux qu’un acte de foi. Dans cette fin de régime où tout semble partir a-dreuz, filer entre nos doigts, où nos rêves et nos défaites sont arrivés à quai, à la vitesse de l’escargot, le canal du Nivernais est une échappatoire. Il vaut l’ouverture des JO et l’Euro de football. Long de 174 km « reliant le bassin de la Seine à celui de la Loire », de Decize à Auxerre, ouvert seulement à la navigation d’avril à octobre, le 2ème canal de France en termes de fréquentation a de beaux restes. Il nous permet d’envisager l’avenir avec moins de certitudes et plus de légèreté. Il fut construit pour chauffer les logements des Parisiens, il transportait alors le bois « flottant » du Morvan, aujourd’hui il réchauffe le cœur des apatrides.

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Droite populiste : comment concilier souverainisme et assainissement des finances publiques ?

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La droite radicale, qu’elle soit française, italienne ou autre, a réussi à s’imposer lors des européennes mais se trouve maintenant face à un dilemme. D’un côté, elle doit réaffirmer l’identité nationale et renforcer les frontières de l’UE face à l’immigration. De l’autre, elle a promis d’améliorer le sort économique des citoyens qui ont voté pour elle sans pour autant aggraver les finances publiques. L’analyse d’Edoardo Secchi.


La nouvelle de la victoire aux européennes du Rassemblement National a été très bien accueillie par la droite italienne qui y voit une opportunité pour s’imposer sur la scène européenne à travers une grande coalition franco-italienne de droite. Pour Giorgia Meloni, cette perspective s’ajoute à sa propre victoire en Italie où son parti Fratelli d’Italia a dépassé son score des élections nationales de 2022 et se confirme comme la première formation politique avec 6,7 millions de voix et presque 29 % des voix exprimées. Ce succès a servi aussi à affaiblir la position de son allié Matteo Salvini, qui représente la plus grande menace interne à sa coalition.

Et l’économie dans tout ça ?

Pour Giorgia Meloni cette réussite est d’autant plus remarquable que ses résultats sur les plans de l’économie et de l’immigration sont modestes, voire décevants. Une chose est sûre : le gouvernement de Giorgia Meloni jouit d’un degré de soutien électoral rare dans l’UE et fera bien entendre sa voix dans la nomination des futurs commissaires européens. La première ministre italienne a désormais un choix : elle peut soit appuyer la candidature d’Ursula von der Leyen en échange de concessions sur ses propres dossiers prioritaires, soit devenir le chef de file de la droite populiste européenne et œuvrer à un changement radical de la politique de l’UE.

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La droite populiste, en Italie comme en France, a astucieusement exploité les craintes des citoyens. Non seulement celles provoquées par l’immigration incontrôlée, mais aussi celles, d’ordre économique, résultant de la série noire du Covid, de la guerre russo-ukrainienne, de l’explosion des coûts de l’énergie et de l’inflation. C’est ainsi que la droite populiste, en plus de ses objectifs concernant le contrôle des frontières, s’est donné aussi des buts importants dans le domaine économique. A cet égard, l’expérience italienne nous montre les obstacles auxquels un gouvernement populiste – y compris un éventuel gouvernement du RN en France – doit faire face.  

Réduire la dette publique, baisser les impôts… et maîtriser l’immigration ?

Le premier obstacle concerne la réduction de la dette publique. Avec une faible croissance et un déficit bien au-dessus de 3%, il n’existe pas d’autres solutions que de réduire les dépenses publiques et privatiser des actifs comme les biens immobiliers, les routes ou vendre les participations de l’État aux grandes entreprises comme Airbus, EDF, GDF Suez ou Thales. En Italie cette phase a déjà commencé avec un programme de privatisation d’actifs qui, de 2024 à 2026, devrait apporter 20 milliards dans les caisses de l’État. Vendre un actif qui génère un revenu et devoir ensuite payer plus cher les services ou produits en question, peut-être en enrichissant un propriétaire étranger, est-ce un choix intelligent dans l’intérêt de la nation ? Et comment concilier les intérêts des industriels qui demandent plus d’ouverture à l’immigration pour soutenir leur activité avec le refus des citoyens à accueillir davantage de travailleurs immigrés ?

Le deuxième obstacle concerne la baisse des impôts. Leur réduction est directement liée à la dépense publique et à la croissance. L’imposition actuelle, trop élevée, tue la consommation interne et la compétitivité des entreprises. Quelles solutions la droite populiste proposera-t-elle pour réduire la pression fiscale sur les ménages et les entreprises sans augmenter la dette publique ?

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Les marchés financiers sont confrontés à une vague d’incertitude et de volatilité. Ce n’est pas tant la perspective d’une victoire de Le Pen qui les inquiète, que l’imprévisibilité du changement et la nécessité désormais de prendre en compte des facteurs géopolitiques jusqu’ici sous-estimés. Rassurer les marchés deviendra fondamental pour éviter une fuite des investisseurs et une éventuelle dégradation par les agences de notation. 

Quant à maîtriser l’immigration, l’expérience italienne est révélatrice. Depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, et malgré ses promesses, l’immigration clandestine continue à augmenter. Conclusion : l’immigration est un sujet trop compliqué pour être géré par un État-membre tout seul.  C’est donc à Bruxelles, de concert avec d’autres États-membres, que cette question doit être traitée. Pour ce faire, il faut que la droite radicale compose avec la coalition majoritaire plutôt centriste qui domine l’UE.

La politique est un jeu de compromis et la droite populiste en devient consciente. Une fois au pouvoir, elle sera obligée de trouver un équilibre entre une aggravation des finances publiques, le retour de l’austérité, le contrôle exercé par Bruxelles, et la volonté des électeurs de maîtriser l’immigration.

La parole d’une femme n’est pas sacrée

Selon l’avocate de Roman Polanski, le jugement en sa faveur est une décision majeure à l’heure de la révolution MeToo : un homme accusé publiquement a le droit d’exprimer publiquement sa vérité. Il est peu probable, cependant, que ce jugement calmera les meutes qui, comme l’a reconnu le tribunal, poursuivent le cinéaste de leur « vindicte ».


Causeur. Vous venez de remporter une belle victoire. Charlotte Lewis attaquait Roman Polanski pour diffamation, devant la 17e chambre. Elle a été déboutée. Quelle est votre interprétation de cette décision ? 

Delphine Meillet. Cette décision concerne tous ceux qui sont accusés injustement et qui s’en défendent. Elle nous dit qu’un homme qui est accusé publiquement de crimes sexuels a le droit de se défendre publiquement. Un accusé a le droit d’exprimer aussi sa vérité, y compris en affirmant qu’une femme ment. Ce jugement est particulièrement significatif, compte tenu du symbole Polanski pour le mouvement MeToo. Il confère au célèbre metteur en scène le bénéfice de la « jurisprudence MeToo » sur la libération de la parole de la femme qui est transposé en défense à la parole de l’homme. De plus, dans le jugement, je dois préciser qu’il est satisfaisant de voir souligner par les juges eux-mêmes que la plaignante déboutée participe à « la vindicte engagée contre Roman Polanski ».

MeToo ne dit pas juste qu’une femme a le droit de se défendre, mais qu’une femme a un droit imprescriptible à être crue quand elle parle.

Ce qu’on peut déduire de ce jugement est que ce droit de se défendre publiquement dans des termes mesurés, d’accusations est désormais reconnu. Ce n’était pas le cas jusqu’au 14 mai. Auparavant, deux hommes, Éric Brion et Pierre Joxe, qui ont poursuivi leurs accusatrices en diffamation, ont été déboutés. La Cour de cassation a validé, estimant que les accusatrices étaient de bonne foi.

Cela correspond-il au droit général de la diffamation ou y a-t-il une sorte d’extraterritorialité des délits sexuels ? 

On est sur le terrain de la diffamation publique, avec un modus vivendi, énoncé explicitement par les juges français qui ont débouté Brion et Joxe au nom de la libération de la parole de la femme : on demande à la femme qui accuse de justifier ces accusations publiques en ne produisant que quelques témoignages. Les juges européens vont encore plus loin. « On ne peut faire peser sur les épaules de la femme la charge de la preuve excessive qu’elle a été agressée… » écrivent-ils dans leur dernière décision sut le thème. En clair, si elle le dit, elle n’a pas à le prouver.

Cette formule de la CEDH n’est-elle pas la négation de toute la justice ?

Évidemment. Elle correspond à l’air du temps. Tous les paramètres sont déréglés, et l’analyse de la CEDH va beaucoup trop loin.

Comment Roman Polanski a-t-il réagi à cette décision ?

Bien qu’il ait été calomnié toute sa vie, Polanski n’a jamais engagé aucune action judiciaire contre des accusatrices. Ici, ce n’est pas lui qui a initié ce procès, c’est une ancienne accusatrice anglaise qui le poursuivait en diffamation pour avoir déclaré dans une interview qu’elle mentait. Trois magistrates lui ont donné un blanc-seing pour soutenir publiquement qu’il ne l’avait pas agressé. Cette décision lui donne bien sûr satisfaction. 

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Votre plaidoirie commençait par « J’ai l’honneur de défendre Roman Polanski, un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma ». Le fait de défendre un artiste habite-t-il votre défense ? 

Oui. On ne peut pas couper les individus en tranches. Un homme est une globalité, et il exprime sa personnalité et son essence par son travail. Le talent de Polanski, c’est l’expression de sa nature. Pour autant, il aurait dû être traité comme tout justiciable et malheureusement, il ne l’a pas été. Sa célébrité et son succès lui ont valu un traitement de défaveur et non de faveur. Contrairement à ce que la plupart pense, c’est parce qu’il avait du talent, que ses films engrangeaient une grande audience et des récompenses en pagaille à travers le monde, qu’il avait une histoire extraordinaire, qu’il a subi un sort judiciaire si injuste. 

Certes, mais un artiste suscite et met en scène le désir. N’est-ce pas ce qu’on ne lui pardonne pas ? 

Je ne crois pas. Ce qui complique les choses c’est qu’un rapport de hiérarchie se superpose à la dimension du désir : un metteur en scène sur son plateau est une sorte de roi en son royaume. Il choisit les comédiens, l’équipe, le scénario, le lieu de tournage. Par essence, il exerce un pouvoir sur les comédiennes et comédiens, qui de leur côté doivent se soumettre à la volonté du metteur en scène pour le film. C’est la nature même du rapport entre le metteur en scène et ses comédiens. Que certains abusent de leur position n’est pas une raison pour en faire tous des violeurs. 

Ils en ont abusé mais beaucoup, comme Polanski, étaient eux-mêmes harcelés.

Polanski a été dévasté par la perte de sa femme dans des conditions dramatiques en 1969. Il était metteur en scène, faisait des films à succès. La liberté sexuelle était à son paroxysme, pas seulement en Californie. Relisez Libération de l’époque. Reste que ses films véhiculent des messages strictement contraires à l’image qu’on lui colle aujourd’hui. Ses personnages féminins sont toujours très forts. Tess, par exemple, évoque la dénonciation d’un viol.

Le jugement calmera-t-il les meutes haineuses ?

Hélas, je n’en suis pas sûre. 

On ne cesse de parler de viol, pour la relation de 1977 avec Samantha Geimer. Pourtant, il a été condamné pour relation illicite avec une mineure. Comment est-on passé d’une version à l’autre ?

Je vous le répète : Roman Polanski est un homme symbole sur lequel on a construit des mensonges sur une vérité. Un homme qui incarne on ne peut mieux la formule de Pierre Lazareff : « Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende. » Les médias parlent de viol parce que c’est plus « vendeur ». Samantha Geimer elle-même attestera que dans son livre sur son histoire, son éditrice l’a contrainte à utiliser ce terme pour ces mêmes raisons. Ce n’était pas un viol, ça ne l’a jamais été.

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Pouvez-vous résumer ses péripéties judiciaires ?

À l’origine, les poursuites étaient engagées sur de multiples chefs d’accusation. Ils ont été abandonnés dans le cadre d’un plaider-coupable qui correspond à l’issue de 90 % des affaires aux États-Unis. En accord avec le procureur, Polanski a reconnu des relations sexuelles illicites avec une mineure, l’équivalent d’une atteinte sexuelle, car il s’agissait du seul moyen pour la jeune victime de préserver son anonymat et de la protéger de la presse déchaînée. L’accord passé consiste à se soumettre à deux expertises psychiatriques, pour déterminer s’il est ou non un prédateur sexuel. Durant les huit mois de procédure, il quittera à de nombreuses reprises le territoire américain, pour effectuer des repérages pour un film en préparation, et reviendra pour se présenter à toutes ses convocations. Les rapports en question le dédouanent de toute pathologie, mais la presse n’étant pas satisfaite, le juge sous influence lui inflige en tout abus de pouvoir quatre-vingt-dix jours de prison pour réaliser une nouvelle expertise. Cette décision est parfaitement illégale. Et pourtant il effectue cette peine, finalement ramenée à quarante-deux jours. Mais malgré un rapport très favorable, le juge Rittenband signifie, encore en toute illégalité, à son avocat que Polanski devra retourner en prison jusqu’à ce qu’il en décide autrement. Polanski décide alors de quitter les États-Unis pour Paris. Au même moment, Samantha Geimer quittait la Californie pour échapper elle aussi au juge corrompu qui, brisant toutes les lois pour faire durer cette affaire, l’avait enjointe de se présenter physiquement pour témoigner à l’audience devant tous les journalistes. Dans Roman Polanski : Wanted and Desired, le documentaire réalisé en 2006 par Marina Zenovich, la journaliste demande au procureur si Polanski a eu raison de quitter les États-Unis, sa réponse est « oui, j’aurais fait la même chose ». Le juge qui jouissait de sa relation illégale avec les médias ne voulait surtout pas que cette affaire se termine. Il a été immédiatement dessaisi du dossier. Je précise que près de 50 cas similaires avaient cours en mars 1977 dans le comté de Santa Monica, tous se sont soldés en plaider-coupable avec une simple contravention en guise de peine. 

Pour autant, la justice refusera de le déjuger…

Le 1er février 1978, Polanski débarque à Paris. Il ne retournera jamais aux États-Unis. Mais contrairement à la rumeur, jusqu’en 2005, il n’y avait pas de mandat d’arrêt exécutoire. Toute sa vie, Polanski a voyagé dans le monde entier, sauf aux États-Unis et en Angleterre. Seulement, en 2002, Le Pianiste fait la course en tête aux Oscars, face à Gangs of New York, produit par Weinstein. Ce dernier se démène pour nuire à Polanski et faire ressurgir l’affaire oubliée de 1977. Il parvient même à faire diffuser l’audition de Samantha Geimer, qui était restée sous scellés vu qu’elle était mineure au moment des faits. Et pourtant, Polanski emporte l’Oscar contre Harvey Weinstein !

Affaire Polanski, saison 2 : Roman Polanski et ses avocats lors d’une conférence de presse à Cracovie, après que la justice polonaise a refusé l’extradition aux Etats-Unis, 30 octobre 2015. © ADAM NURKIEWICZ/GETTY IMAGES EUROPE/Getty Images via AFP

Il est assez symbolique que ce soit Weinstein qui ait relancé la chasse à l’homme contre Polanski. Commence alors la saison 2 de l’affaire Polanski.

Exactement. En 2005, un procureur de Californie qui veut se faire élire proclame qu’il sera « celui qui ramènera Polanski ». Le mandat d’arrêt devient alors réellement exécutoire. Samantha Geimer implore les médias d’arrêter de la harceler avec cette affaire. La crise des subprimes va par ricochet jouer contre le cinéaste. Le fisc américain recherche les évadés fiscaux dans le monde entier, en particulier en Suisse. Et Polanski, qui n’a strictement rien à voir avec tout ça, fait figure de monnaie d’échange dans un deal obscur entre Suisses et Américains sur la levée du secret bancaire. Alors qu’il se rend en Suisse depuis cinquante ans plusieurs fois par an, il est arrêté en arrivant pour un festival en septembre 2009. Il est libéré en juillet 2010, quand la justice suisse rejette la demande d’extradition à cause du dossier incomplet et défectueux de la justice américaine.

Cet épisode remet une pièce dans le juke-box médiatique…

Bien sûr ! Polanski est interpellé en septembre 2009, Charlotte Lewis en profite opportunément pour lancer sa boîte de production dont l’objet est de faire parler d’elle à Hollywood en novembre 2009, crée son site internet en février 2010, alors qu’elle vit à Londres, donne une conférence de presse à Los Angeles où elle l’accuse de viol le 14 mai 2010, le deuxième jour du Festival de Cannes, alors que Polanski est assigné à résidence. Quand je lui ai demandé d’expliquer le choix de la date, elle m’a répondu que sa baby-sitter n’était disponible que ce jour-là !

En 2010, beaucoup de gens « en vue » défendent Polanski. 

En effet, tout le monde le défend. Puis intervient MeToo. Et les accusations reprennent de plus belle. Il y en a quatre, divulguées lors de conférences de presse. En France, la veille de la sortie de J’accuse, Valentine Monnier, elle aussi opportunément, l’accuse en une du Parisien. Elle prétend que Polanski l’a violée avec violence. Polanski conteste formellement toutes ces accusations de viol sans fondement.

Cet acharnement médiatique l’a-t-il empêché de tourner ?

L’un des arguments des féministes est que, malgré tout (malgré elles !), Polanski a réussi à tourner. Certes, il a réussi en France. Mais sans l’affaire de 1977, il aurait été l’équivalent d’un Martin Scorsese, ou d’un Francis Ford Coppola, un metteur en scène américain vivant à la grande époque d’Hollywood.

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Depuis 2017, a-t-il connu des difficultés pour tourner ?

C’est beaucoup plus difficile. Souvenez-vous des polémiques au moment de J’accuse, souvenez-vous de l’hommage qui lui a été rendu à la Cinémathèque, en 2017, perturbé par des néoféministes. Ce ne sont pas des groupuscules, ils sont influents. Le petit cinéma parisien qui devait diffuser The Palace a cédé sous la pression.

J’accuse a triomphé aux Césars. Serait-ce possible avec les nouvelles règles ?

Non, parce que Polanski a été condamné pour atteinte sexuelle. Mais en ce cas, pourquoi laisser concourir le coupable d’autres délits comme de non-paiement de la pension alimentaire, de non-présentation d’enfant ou de fraude fiscale ? Les délits sexuels ont été érigés en crimes contre l’humanité. D’ailleurs, même le crime contre l’humanité n’est pas dans le règlement des Césars…

Pourquoi ne pas clore l’affaire en négociant avec la justice américaine ?

Les avocats américains ont déjà initié de nombreuses tentatives, on ne désespère pas. Mais à en croire un attaché de presse du tribunal de Santa Monica, le retour de Polanski n’est pas vraiment souhaité, car il révélerait toutes les erreurs de la justice américaine, notamment du juge qui n’a jamais été sanctionné. Ce n’est pas pour rien que son cas est appelé le « cas poison » par les juges américains.

Au-delà de l’affaire Polanski, c’est désormais une technique éprouvée de dénoncer des faits prescrits par voie de presse, de sorte que les personnes accusées, puis lynchées ne sont jamais condamnées ni blanchies. Ne faudrait-il pas interdire de proférer des accusations publiques après les délais de prescription ?

Non ! En revanche, on devrait s’insurger contre ceux qui relayent des enquêtes très minces ou biaisées. La journaliste du Parisien qui a enquêté sur les accusations de Valentine Monnier se contente d’interroger deux ou trois de ses proches à qui Monnier a dit avoir été violée. Mais elle oublie par exemple de préciser que Valentine Monnier, photographe, conçoit alors une exposition photo intitulée curieusement également « J’accuse ». La journaliste n’a pas non plus interrogé la bonne amie de l’époque de Monnier qui a été très choquée par ses accusations. À l’été 1975, les deux ont croisé Polanski et Valentine Monnier s’est ruée sur lui en l’embrassant. C’était quelques mois après le supposé viol…

Compter sur la moralité de la presse est pour le moins naïf… 

Peut-être mais je ne serai jamais pour la censure de la parole.

Face à l’Iran : ne plus tendre l’autre joue

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Le régime des mollahs, utlra-conservateur et théocratique, menace la stabilité et la prospérité de tout le Moyen Orient. La France et ses alliés doivent se montrer fermes face aux provocations et actes d’agression des Iraniens. Sans fermer la porte à un dialogue éventuel. L’analyse de Gabriel Robin.


La crise au Moyen-Orient met en lumière un risque croissant d’emballement que nous ne pouvons plus nous permettre de négliger.. Par son action déstabilisatrice dans la région mais aussi au-delà, l’Iran est l’un des principaux responsables de cette situation. Une position ferme doit être adoptée à l’encontre du régime de Téhéran, tout en laissant ouverte la porte d’un dialogue. Il en va de la sécurité et de la prospérité mondiales. Le 13 avril dernier, l’Iran a notamment visé Israël dans une attaque sans précédent menée à l’aide de 350 drones et missiles. Si la quasi-totalité de ces derniers a été interceptée par le Dôme de fer israélien, il n’en reste pas moins que Téhéran joue un jeu dangereux. En retour, l’Etat hébreu a envoyé, le 19 avril, des drones frapper une base militaire dans la région d’Ispahan. Cette ville, dont les roses ont été immortalisées par un poème de Leconte de Lisle, transporte aujourd’hui une odeur de mort, comme la région dans son ensemble où les acteurs étatiques comme les organisations transnationales semblent emportés dans une course vers l’abîme.

Durcir le ton face à l’Iran

En décidant de franchir un nouveau palier dans ses actions de déstabilisation, le régime des mollahs prend le risque d’une escalade militaire, sortant du cadre de l’affrontement par supplétifs interposés et opérations clandestines. Ce risque doit être conjuré à tout prix. Comment ? D’abord en faisant preuve de fermeté à l’égard du régime iranien. Celui-ci, souffrant d’une popularité en berne malgré un socle de soutien inébranlable et d’un mécontentement économique généralisé, pourrait être tenté par une fuite en avant afin de remobiliser la population autour du patriotisme et d’un ennemi désigné : Israël. Le risque est réel alors que les élites dirigeantes iraniennes sont resserrées autour d’un bunker ultra-conservateur et sécuritaire prêt à tout pour sauver les fondements du régime. Cette situation explosive doit nous inciter à l’action. Nous devons faire front commun et apporter une réponse collective, à l’échelle européenne, face à un régime de Téhéran qui pratique l’ingérence tous azimuts et à qui l’appétit vient en mangeant. 

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Dans le cas français, une forme d’obligation morale doit nous servir d’incitation supplémentaire à l’action : quatre ressortissants français sont détenus en Iran. Parmi eux, Cécile Kohler, une enseignante de 39 ans en prison dans le pays depuis 2022, aux côtés de son compagnon Jacques Pâris. Le couple réalisait un voyage touristique dans le pays perse, un rêve qui s’est rapidement transformé en cauchemar, leurs proches vivant depuis dans l’incertitude. Un autre Français de 36 ans, Louis Arnaud, a également été emprisonné en 2022, étrangement libéré le 14 juin. Malgré des accusations vides de toute preuve, il croupissait depuis lors dans les geôles iraniennes. Aucune explication officielle n’a pour l’heure été donnée à cette libération, Louis Arnaud lui-même ne sachant pas selon les informations données par Le Point. Aurait-il été « échangé »  avec Bashir Biazar arrêté le 3 juin dernier ? Ce soutien sans faille du régime et probable agent d’influence iranien avait bénéficié en 2022 du regroupement familial pour s’installer en France… La perquisition le 13 juin d’un local appartenant aux moujahidins du peuple à Saint-Ouen-l’Aumône a aussi pu peser dans la balance. Elle a abouti au placement en détention administrative de trois personnes faisant l’objet d’une interdiction de demeurer sur le territoire français.

La mésentente diplomatique franco-iranienne n’a rien d’inéluctable. A l’échelle du temps long, elle n’est que l’écume des choses et ne doit pas cacher une relation bilatérale riche et ancienne. En 1925, lorsque monte sur le trône Reza Shah Pahlavi, fondateur de la dynastie du même nom, après avoir renversé la dynastie qadjare, il prend pour modèle la France. Afin de moderniser son pays, il envoie ses officiers étudier à Saint-Cyr et ses médecins à la faculté de Lyon, fasciné qu’il est par notre pays. Plus proches de nous, les liens économiques sont longtemps restés étroits, même s’ils se trouvent aujourd’hui au plus bas. La France était en 2002 le 3e fournisseur de l’Iran, avec 8,5 % des importations iraniennes et son 7e client avec 3,5 % des exportations iraniennes. Les exportations françaises étaient particulièrement dynamiques dans les secteurs de l’industrie automobile, de la pharmacie et de l’industrie pétrolière. PSA y fait assembler ses modèles Xantia, 206 et 405, alors que Renault y prépare le lancement de sa Logan sur un marché très dynamique. Le groupe PSA a gagné des parts de marché non négligeables au cours de la première décennie des années 2000, et ses marques Peugeot et Citroën forment des sociétés communes en Iran. C’était avant que le groupe annonce son intention de quitter le pays en 2018 en raison de l’embargo appliqué suite à l’intensification de la répression politique à l’encontre de ses citoyens. Il est temps de poser les premices du rétablissement de relations saines et profitables à tous.

Iran : la menace globale

Au-delà du caractère théocratique et rétrograde du régime des mollahs c’est la stabilité et la prospérité de la région qui sont menacées. Depuis les années 1980, l’Iran a tissé une vaste toile d’alliances, dans un arc qui va des rives de la Méditerranée orientale à l’Irak, décrit par Téhéran comme « l’axe de la résistance. » L’étendard de la défense des communautés chiites de la région a servi de paravent à des intérêts géostratégiques bien compris. Dans le pays du Cèdre, cette influence iranienne néfaste est ancienne. Téhéran forme et finance le mal nommé « parti de Dieu », à savoir le Hezbollah, devenu une armée quasi-professionnelle de 30 000 hommes, dont la branche politique a peu à peu rongé de l’intérieur les institutions libanaises. La guerre à Gaza a réactivé le front entre Israël et le sud du Liban, que le Hezbollah utilise pour faire diversion et fixer une partie des troupes israéliennes sur ce théâtre d’opérations. Près de 100 000 habitants du nord d’Israël ont dû abandonner leur foyer depuis le regain de tensions dans la zone frontalière. Mais Téhéran ne se cantonne pas à la supposée défense des chiites en danger. Le Hamas sunnite est largement financé et soutenu par l’Iran, qui arriverait à faire passer des armes et des munitions depuis la frontière égyptienne. Les autorités égyptiennes déploient des efforts importants pour sécuriser le Sinaï, et ces efforts commencent à porter quelques fruits. Certaines zones de la péninsule restent toutefois poreuses, et ouvrent la voie à des actions criminelles de toutes sortes. Il se pourrait que l’attaque du 7 octobre dernier en Israël ait bénéficié d’un appui iranien, sans que l’étendue de celui-ci ne puisse aujourd’hui être décrite avec exactitude. 

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Les risques que font peser l’action de l’Iran hors de ses frontières ont une portée mondiale, notamment à travers le cours du baril de pétrole. À travers le soutien aux Houthis, mouvement chiite yéménite contrôlant une partie du pays, l’Iran bénéficie d’un levier de pression qui lui permet d’entraver les flux du commerce maritime mondial en mer Rouge. Face à la multiplication des attaques des rebelles houthis, l’armateur français CMA CGM a annoncé en décembre 2023 suspendre le passage de ses porte-conteneurs par la mer Rouge. 12% du commerce international transite par le détroit de Bab al-Mandeb, qui sépare la péninsule arabique de l’Afrique. Notre pays a décidé d’intervenir dans le cadre de l’opération Aspides. Depuis quelques jours, les attaques sont moins fréquentes, la réussite de cette opération se mesurera dans la durée. Cette réponse était nécessaire. D’autant plus nécessaire que l’Iran pourrait poser un pied sur l’autre rivage de la mer Rouge en raison de son implication croissante dans la guerre civile soudanaise, qui déchire le pays depuis un an maintenant. La crise humanitaire est sans précédent : la moitié des 25 millions d’habitants que compte le pays a besoin d’une assistance humanitaire, et plus de 8 millions de personnes ont été forcées de fuir à l’intérieur des frontières nationales ou dans les pays voisins. Dans ce conflit fratricide, l’Iran a choisi le camp du général Al-Burhane, à qui elle fournit des drones, éloignant les belligérants de la table des négociations. La fourniture de drones est aujourd’hui devenue un outil de déstabilisation majeur de la part de l’Iran : la Russie s’en sert dans sa guerre d’invasion en Ukraine tandis que l’Ethiopie les utilise dans ses opérations de répression sanglante contre les milices amharas. Cette situation n’est plus tolérable. 

Sanctions européennes : la voie à suivre

La stratégie à appliquer est claire, même si son exécution nécessitera sans doute tact et habileté : faire preuve de fermeté à l’égard de l’Iran sans précipiter la région tout entière dans la spirale de la violence. L’Union européenne a décidé d’appliquer de nouvelles sanctions à l’égard de l’Iran, qui visent notamment les missiles et les drones que l’Iran fournit à ses intermédiaires dans la région. Le président Emmanuel Macron a déclaré à cette occasion qu’il s’agissait d’un « devoir pour l’UE » tandis que le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, soulignait que le but visé était de «nous écarter du bord du précipice ». Ces mesures vont dans le bon sens. C’est en effet une fermeté habilement dosée ne fermant pas la porte à d’éventuelles négociations, qui écartera du précipice la région. L’ingérence croissante de l’Iran n’a rien d’une irrésistible ascension. Il faut ramener tous les acteurs à la raison, en gardant à l’esprit qu’une partie non négligeable de la population iranienne ne suit pas les divagations eschatologiques de ses dirigeants, comme le prouve une participation électorale en chute libre depuis maintenant plusieurs scrutins. Il faut faire le pari de la raison, avec lucidité et sans angélisme.

Jean Cau, l’aristo-païen


Il y a bientôt un tiers de siècle, j’ai eu le privilège d’écouter Jean Cau vitupérer la sous-culture américaine et même conseiller, en forme de boutade, de préférer, pour casser une vitrine, des boules de pétanque bien françaises aux battes de base-ball d’Outre-Atlantique.

Un spadassin aux allures de loup

Cet homme sec aux allures de loup, né « maigre », incarnait ainsi l’écrivain reître, le spadassin engagé dans une lutte sans pitié contre « l’aplatissement de l’esprit et du cœur ». Un prince. Ce jour-là, il était venu nous parler du triomphe de Mickey. La cause était entendue : le plaisir était en réalité d’approcher un Prix Goncourt qui avait fréquenté Genet, Aragon et Montherlant, un fils de prolétaire occitan monté à Paris pour préparer Normale Sup, et qui avait été, pendant une dizaine d’années, le secrétaire de Sartre, un collaborateur assidu des Temps modernes puis de L’Express – bref, le parangon de la gauche idéologique de l’immédiat après-guerre.

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Comme l’explique une remarquable biographie de Jean Cau (1925-1993), ce fils indocile de Sartre quitta la paroisse de gauche à la fin de la Guerre d’Algérie, quand, par quelques articles jugés trop indépendants, il s’aliéna les bien-pensants, par étapes jusqu’à l’apostasie totale qui lui permit de proférer bien des horreurs, telles que « Peuples et nations sont les produits d’une géographie, d’une terre, d’un climat, d’une langue, d’une religion et de ce qu’on appelle l’Histoire » (Lettre ouverte aux tête de chiens occidentaux) ou encore : « Le jacassement moral d’une civilisation est inversement proportionnel aux forces de vie qui la gonflent » (Les Écuries de l’Occident). Pour qualifier l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, que ce « gaulliste fidèle » (Alain Delon) abhorrait, Jean Cau parlait de « paresse, renoncement et démission ».

Lecteur tardif de… L’action française

Du mitan des années 60 à la fin de sa vie, Cau ferrailla, au Figaro ou à Paris Match, contre les producteurs de toxines, qu’il avait fréquentés, contre tout ce qui lui semblait hâter notre décadence. Parmi ses livres (une quarantaine en tout), je citerai ses traités de morale publiés à La Table ronde de Roland Laudenbach, tels que La Grande prostituée ou Le Chevalier, la mort et le diable. Ou deux romans profondément païens, Le Grand soleil et Mon lieutenant, sans doute l’un des plus beaux romans sur la débâcle de 1940. Cau avait été ébloui, tout jeune, par la lecture de Giono. Amateur de corrida, fidèle à son héritage occitan, il fut l’un de ces écrivains qui saluaient le Soleil invaincu.

Un élément qui me le rend encore plus proche, et que la biographie de L. Marino et L. Michaud omet, est l’attachement sans illusion à la monarchie de ce lecteur assidu, sur le tard, de L’Action française. Un autre détail qui me touche : Cau fut le compagnon de Louisa (dite Wiske) Colpeyn, une ancienne actrice d’origine anversoise qui, pendant la guerre, avait quitté la Belgique pour la France, où elle allait devenir… la mère de Patrick Modiano. C’est Jean Cau qui préfaça le premier roman du futur Prix Nobel. Dans une chronique du défunt Spectacle du Monde, son ami Alain de Benoist citait naguère une lettre de Jean Cau, qui dit tout : « J’aurai passé mon temps à me dresser et à me redresser. À essayer, contre tout ce qui incline, de me tenir droit ».

Ludovic Marino et Louis Michaud, Jean Cau l’indocile, Gallimard.

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La mort en face

Qui a envie de regarder la mort en face ? Personne. C’est pourtant ce que fait depuis une trentaine d’années la psychologue clinicienne Marie de Hennezel.


Alors que la question de la fin de vie n’a jamais été autant d’actualité, le témoignage de Marie de Hennezel s’avère essentiel. En 2023, Olivier Le Naire prend le bateau à destination de l’île d’Yeu pour aller converser avec celle qui fut l’une des pionnières des soins palliatifs en France. A priori rien ne prédisposait l’ancien journaliste à s’intéresser à ces sujets, jusqu’à ce qu’il perde son frère et soit lui-même hospitalisé pour un Covid sévère.

Refus catégorique du « suicide assisté »

Dès lors se fit jour l’idée d’inviter la psychanalyste à se confier pour la première fois et ce de manière très intime. En résulte un livre d’entretiens passionnant qui met en lumière des questions que notre société préfère occulter : le vieillissement et la fin de vie. Pour Marie de Hennezel, la familiarité avec la mort remonte à l’enfance. Dès ses cinq ans, sa grand-mère l’emmène chaque soir au cimetière. Cela laisse forcément des traces. Puis son père se suicide à l’âge de quatre-vingt-un ans. De là vient sans doute son intérêt pour les soins palliatifs. Mais aussi son refus catégorique de ce qu’elle n’appelle jamais que « le suicide assisté ». Elle est donc fortement opposée aux modalités législatives envisagées pour encadrer la fin de vie, manière trop simple, selon elle, de régler le problème majeur de notre société : le vieillissement de la population. En 2030, un Français sur trois aura plus de soixante ans. Une situation inédite dans l’histoire de l’humanité qui exige de se pencher sur la question et de trouver des solutions. Pour la psychanalyste âgée de soixante-dix-sept ans, qui fut proche de François Mitterrand et l’accompagna dans les derniers moments de sa vie, nous allons droit vers une situation explosive. « Explosive humainement, explosive socialement, explosive économiquement, explosive politiquement », et d’ajouter « je ne vois pas, à part le dérèglement climatique, une guerre ou une catastrophe nucléaire, pire bombe à retardement pour une société développée ». Or que font les gouvernements de gauche comme de droite ? Rien. Robert Badinter résumait ce désintérêt en une phrase : « En France, on n’aime pas les vieux ».

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Une question vite évacuée

Dans une société hantée par le jeunisme, la mort devient taboue. Alors autant l’évacuer. Pour cette psychologue atypique qui monte sur les lits de ses patients et les invite à s’enrouler autour d’elle en position fœtale, proposer une injection létale est une manière bien trop simple de régler le problème. Plus besoin en effet d’avoir recours aux unités de soins palliatifs compétentes, dont on sait combien elles sont engorgées. « Proposer le suicide à des personnes que l’on ne sait pas vraiment soigner ou accompagner. Voilà le scandale » s’insurge la psychanalyste. Aussi rappelle-t-elle qu’il y a d’autres façons d’aborder la mort. Sans doute moins violentes. L’anorexie finale, par exemple, dont on parle peu et qu’il est possible d’encadrer.
Les mourants, qui cessent de boire et de s’alimenter, s’éteignent en quelques jours. Sans souffrance.
« Bien sûr, chacun est libre de mourir comme il le souhaite, mais à condition d’être informé de tous les moyens légaux », précise celle qui a accompagné des centaines de mourants. A méditer.

L’Eclaireuse, entretiens avec Marie de Hennezel d’Olivier Le Naire

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Il y a quarante ans à la télé…

Que regardions-nous le dimanche 17 juin 1984 ? Du foot, des séries américaines, les résultats des élections européennes et Jacques Martin.


La télévision française, cet animal à sang froid, ne change pas. Aucune révolution numérique n’est venue modifier son ADN profond en quarante ans. La télé vit de ballons, de débats et de divertissement. Le téléspectateur de 2024 ne serait pas perturbé à la vue du programme de ce dimanche 17 juin 1984 qui, dans les grandes lignes, ne diffère que très peu du PAF actuel.

RFA-Roumanie sur la Une, Portugal-Espagne sur Antenne 2

Déjà en juin 1984, nous votions pour des élections européennes marquées par l’abstention et la montée du FN, un Euro de foot à domicile monopolisait TF1 non privatisée et Antenne 2, le Grand Prix du Canada de F1 se tenait sur le circuit Jacques Villeneuve et les 24 Heures du Mans démarraient et se clôturaient dans le département de la Sarthe. Cet immobilisme programmatique est, selon notre état d’esprit du moment, de nature à nous alarmer sur la permanence des organisations humaines, leur incapacité à se réformer ou à se réinventer, ou à nous réjouir justement de ce confort de pensée, véritable garantie des démocraties occidentales et de leur pérennité pénarde. Téléfoot et Stade 2 avaient déjà leurs supporters acquis. En février de cette même année, l’excellent Daniel Cazal avait annoncé la « presque mort » (coma dépassé) de Roger Couderc dans une séquence surréaliste.

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Ce soir du 17 juin, la Une diffusait RFA-Roumanie à Bollaert et la Deux, Portugal-Espagne au stade Vélodrome. Les Bleus de Platini allaient mater la Roja au Parc des Princes 2 à 0, dix jours plus tard. Anne Sinclair n’assurera la présentation de 7 sur 7 qu’à partir de septembre. Au début de l’été, c’est encore Jean-Louis Burgat et Erik Gilbert qui sont aux manettes. Le Journal de 20 Heures d’Antenne 2 est incarné par le regretté Bernard Rapp, ex-correspondant à Londres et pas encore cinéaste délicat. Starsky et Hutch font hurler la sirène de leur Ford Gran Torino rouge à bande blanche à 13 h 25. Il n’est pas question de traîner à table. Surtout qu’une heure plus tard, Sidney nous inculque les bases du smurf dans HIP HOP et nous initie aux cultures urbaines. Au jeu des sept différences, la télé d’hier et d’aujourd’hui offre un décalque parfait. Jacques Martin prenait le poste en « otage » à partir de 11 h 15 pour ne le lâcher que vers 17 h 05. L’inoxydable Michel Drucker ne put jamais vraiment égaler ce stakhanoviste du jour du Seigneur. Du sport, de la parlotte politique, de l’entrisme américain jubilatoire, à base de « Chips », de « Pour l’amour du risque » et du sautillant Colt Seavers, voilà par quoi est passée notre éducation cathodique que certains jugeront « lamentable ». Nos humanités valent bien les idéaux d’avant-guerre.

Bernard Tapie suant chez Véronique et Davina

Après que l’on ne vienne pas pinailler sur notre désengagement rieur, nous avons été à l’école du dérapage contrôlé, du Rap naissant et des seins décomplexés. Myriam avait enlevé le bas après la victoire de Mitterrand pour la campagne d’affichage du groupe Avenir, mais nous étions trop jeunes pour apprécier ce geste libérateur. Trois ans plus tard, Gym Tonic réveillera nos dimanches matin sur le coup des 10 h 30. Ce 17 juin, Bernard Tapie, bronzé comme un pubard, en marcel et bas de survêt vert fluo sue aux côtés de Véronique et Davina. C’est surtout le générique ensorcelant et la douche finale qui figeront notre imaginaire et non le repreneur de Wonder pour 1 franc…

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Le soir, nous avons droit à une comédie de Molinaro « Pour cent briques t’as plus rien… » datant de 1982 avec Daniel Auteuil, Anémone et Gérard Jugnot qui vient de sortir au cinéma « Pinot simple flic ». Je crois que ma passion pour Élisa Servier et Georges Géret remonte à cette époque-là. Il y a bien une différence notable dans cet océan de bonheur, une incongruité, certainement le signe de réfractaires, d’intellectuels qui résistent au rouleau compresseur de la télé commerciale, des fanatiques probablement. FR3 fait figure de mauvais coucheur avec une programmation élitiste et assommante. Pour qui se prend cette chaîne ? Entre 16 h 25 et 18 h 20, elle inflige aux travailleurs qui doivent supporter le tournant de la rigueur, un cycle Shakespeare avec « Le songe d’une nuit d’été ». La direction de FR3 ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle impose John Baez en prime time suivie du Cinéma de minuit. Nous sommes au commencement de l’exception culturelle.

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Juifs de France: pour vivre, vivons cachés

Le revival antisémite constaté en France depuis les attaques du 7 octobre ne doit être ni exagéré ni minimisé. Dans le magazine de juin, Georges Bensoussan prédit un sombre avenir pour les Juifs de France, Céline Pina enquête sur l’antisémitisme d’atmosphère dans les universités, Olivier Douman explore les liens entre la mouvance antifa et la cause palestinienne, et Jeremy Stubbs révèle les horreurs de la nouvelle judéophobie mondialisée.


Ni exagération ni minimisation. Ce programme qui vaut pour n’importe quel domaine d’étude est aussi crucial que difficile à appliquer quand on cherche à comprendre le revival antisémite à l’œuvre en France depuis le 7 octobre – disons le 8 – et à apprécier son ampleur. Comment se protéger contre le miroir grossissant de médias qui, par nature, ne parlent que des trains qui n’arrivent pas à l’heure ? Les Français fraîchement émigrés en Israël que j’ai rencontrés récemment semblent penser que leur pays natal ressemble à l’Allemagne de 1933. On n’en est pas là, loin s’en faut, car dans ses tréfonds et quoi qu’elle pense de la guerre d’Israël à Gaza, la société française ne mange pas de ce pain-là. Le gouvernement ne fait preuve d’aucune complaisance même si, comme l’observe Georges Bensoussan (pages XX-XX) on peut légitimement lui reprocher de favoriser les causes dont il déplore les effets.

Ce qui complique l’analyse, c’est qu’il est presque aussi hasardeux de définir l’antisémitisme que de définir un juif. Reste que la preuve du pudding, c’est qu’il se mange et la preuve que cette résurgence de l’antisémitisme est bien réelle est que beaucoup de juifs ont peur, en France et dans le monde entier. Pour notre pays, des données angoissantes circulent : augmentation de 1 000 % des agressions antijuives selon un rapport publié par le CRIF (tendance confirmée par les données du ministère de l’Intérieur), une proportion significative de juifs cachent leur nom sur les applis VTC ou sur leur boîte aux lettres, les étudiants juifs sont exfiltrés de Sciences-Po Menton où on ne peut pas assurer leur sécurité. Les témoignages sur la situation à l’université rassemblés par Céline Pina sont consternants. Au point que même quelques progressistes bon teint commencent à s’alarmer, comme en témoigne la réunion organisée le 23 mai à Paris par « trois collectifs juifs d’extrême gauche », apprend-on dans Le Point.

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On dirait que les digues illusoires qu’on a cru ériger en psalmodiant « plus jamais ça » ont cédé. L’interdit de l’antisémitisme vaut pour le juif en pyjama rayé, pas pour celui en uniforme kaki. Planquée derrière l’exécration de l’État juif et abritée par les grandes causes du nouveau progressisme, la délégitimation des Juifs, comme peuple et comme individus, se porte en bandoulière. Le 22 mai, une certaine Isabelle Callaud, qui se déclare « insoumise et antifa » et, ce qui fait encore plus peur, enseignante, publie sur X un montage d’une trentaine de photos, assorti du commentaire « les complices du criminel doivent être jugés » (où votre servante a l’honneur de figurer en excellente compagnie). En concoctant son « Affiche jaune », cette dame n’a curieusement retenu que des noms et des visages juifs. Une liste de juifs ainsi offerts à la vindicte, ça devrait révulser les critiques les plus sévères de la politique israélienne, susciter les protestations d’Insoumis furieux d’être embarqués dans ce douteux combat. Nada. Rien. Le mot « Palestine » est décidément une couverture pratique pour bien des mauvais sentiments. 

Au non du père

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En ce jour de fête des pères, redécouvrons la romancière Raymonde Vincent, dont Claudel appréciait la délicatesse du style, avec la réédition de Elisabeth, suivi de Le Père, une nouvelle inédite.


D’origine berrichonne, Raymonde Vincent (1908-1985) obtient en 1937 le Prix Femina pour son roman Campagne, vendu à plus de 100 000 exemplaires, devançant des romanciers talentueux tels que Henri Bosco ou Robert Brasillach, le très influent journaliste littéraire du quotidien L’Action française. Elle récidive avec Élisabeth, roman plus épuré, qui ne rencontre pas le succès espéré. Les Éditions du Passeur, dans la remarquable collection « Les pages oubliées », republie ce roman, avec une préface de Renan Prévot, qui le mérite à bien des égards. Paul Claudel, en lisant le livre, fut touché par l’expression symbolique et personnelle, pour ne pas dire pleine de grâce, qui s’y déploie. Il écrit à la jeune femme : « De votre Élisabeth, j’ai apprécié la délicatesse ravissante et la spiritualité exquise ».

Une fille de la campagne

Raymonde Vincent est née dans une famille paysanne. Sa mère meurt alors qu’elle a 4 ans. Confiée à sa grand-mère, elle doit subir la dure éducation de son père, homme taiseux. Elle n’est pas scolarisée, travaille à la ferme, garde les chèvres. C’est une autodidacte qui apprend à lire dans le journal et au catéchisme. À 13 ans, elle rejoint la cohorte des jeunes filles engagées dans les ateliers de confection près de Châteauroux. Rêveuse, aimant se promener à bicyclette sur les chemins herbeux, elle n’apprécie pas du tout leur ambiance confinée. En 1925, elle décide de voler de ses propres ailes et « monte » à Paris. Elle fait plusieurs petits boulots, déambule dans le quartier Montparnasse, rencontre sa faune interlope, quelques artistes plus ou moins célèbres, dont Giacometti et Albert Béguin, directeur de la revue Esprit, qu’elle épouse en 1929. Avec lui, l’air devient plus enivrant. La petite fermière découvre la littérature, les voyages, se met à écrire (romans, poésies, articles). Cette fille de la campagne, fidèle à ses racines, n’accepte pas la France de Vichy, malgré le slogan du Maréchal Pétain : « La terre, elle, ne ment pas ». Courageuse, elle participe à la Résistance. Séparée de son mari à la fin des années 1950, elle revient s’installer en Berry. Elle y meurt en 1985, totalement oubliée. Son dernier roman, écrit à Saint-Chartier, département de l’Indre, Le temps d’apprendre à vivre, est largement autobiographique, comme l’ensemble de son œuvre (neuf romans).

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Élisabeth (1946) n’échappe pas aux fragments autobiographiques. Débuté à l’été 1939, où l’on redoute d’entendre le tocsin annoncer la nouvelle guerre, on y retrouve le désenchantement d’une génération, celle des jeunes écrivains partisans d’un réalisme chrétien. L’héroïne est éprise de liberté, elle cherche à quitter le milieu familial oppressant, sans toutefois rompre avec la beauté du rythme des saisons où l’on peut déceler, si l’on est attentif, un ordre supérieur. C’est alors que l’auteure apprend la mort subite de son père. Dans le roman, elle ne peut se résoudre à le dépeindre d’une manière réaliste. Elle doit en magnifier la figure. Pourtant, dans une lettre à Albert Béguin, citée dans la préface à l’édition de 2024, elle avoue : « (…) depuis que j’ai quitté ma grand-mère je suis seule au monde, depuis l’âge de 7 ans – j’ai vécu sans une caresse, ni une bonne parole de mon père. Je peux continuer, j’ai souffert de ses méchancetés, je peux souffrir de celles des autres. » Dans le roman, Élisabeth raconte le départ pour la capitale. Le père refuse de l’accompagner à la gare. Sa belle-mère lui crie : « S’il meurt, je te tue. » Comme le souligne le préfacier, Renan Prévot, à propos de l’attitude de Raymonde Vincent, « il faudra attendre les années 1970 pour qu’elle revienne sur les mêmes faits et prolonge en quelque sorte le roman d’une nouvelle, Le Père. » Nouvelle inédite à découvrir à la fin de l’ouvrage réédité. On retrouve ici la douleur d’une jeune femme qui refuse que s’efface le paradis de l’enfance. La disparition du père, même mauvais, symbolise ce déchirement. Les amis de son époux ne l’impressionnent pas. Ils ont beau se nommer, Aragon, Giraudoux, Bernanos, son instinct religieux la pousse à trouver refuge dans les replis de sa mémoire. Et l’univers romanesque permet la reconstitution du jardin de ses souvenirs. C’est pour cela qu’il faut lire Élisabeth, à l’ombre d’un châtaignier, en écoutant le chant de la grive, l’été. Extrait, ne serait-ce que pour la précision du style : « Une lumière réapparue, basse, planquée, assombrie par les lignes de forêts alentour des champs, de lourds rideaux immobiles où se dégageait tout à coup un passage merveilleusement familier, celui de la route des sous-bois, vers les ‘’Reculées’’. Les branches basses baignaient dans l’eau claire des rigoles, des cailloux délavés. » Ou encore : « Dans le paysage encore frappant de fidélité, se confondit à l’égouttement des arbres, la clameur désespérée des gens, une foule compacte, dissolue entre la supplication et la malédiction. »

Un beau roman oublié

Certaines pages d’Élisabeth rappellent celles de La terre qui meurt (1899), de René Bazin, le tragique en moins. C’est en tout cas un beau roman, revenu des limbes, décrivant la nature qui sauve et élève.

Raymonde Vincent, Élisabeth, suivi de Le Père (inédit), collection « Les pages oubliées », Le Passeur Éditeur.

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Leos Carax: poète des images et du son

Le nouveau court-métrage autobiographique du cinéaste est aussi déroutant qu’excitant.


Réalisateur de films mythiques comme Les Amants du Pont-Neuf (1991), Leos Carax, né en 1960, est Franco-allemand par son père et Américain de sang juif par sa mère.

À cheval sur plusieurs nations, ses origines balaient donc a priori un spectre couvrant les cultures des pays d’Europe centrale jusqu’aux États-Unis, terre d’immigration, avec une prédilection pour New-York. Hanté par les guerres du XXe siècle, Leos Carax est un enfant de la Shoah et de Jean-Luc Godard, cinéaste qu’il révère entre tous. Il est question de tout cela et de beaucoup d’autres choses dans son court métrage autobiographique de 42 minutes, sorti sur les écrans ce mercredi et intitulé C’est pas moi.

Une commande du Centre Pompidou

À l’origine, ce film est une commande du Centre Pompidou. Leos Carax avait carte blanche pour raconter sa vie en images. Le résultat est un poème visuel et sonore d’une grande beauté plastique. D’un point de vue formel, C’est pas moi doit beaucoup aux derniers films de Godard. Il n’y a pas de narration suivie, mais seulement des séquences qui s’enchevêtrent au gré de l’inspiration du cinéaste et de ses souvenirs. Leos Carax, reprenant la voix sourde et essoufflée de Godard, commente lui-même les images et n’hésite pas à se filmer dans des accoutrements burlesques de clochard céleste ou de dandy suranné. Ainsi de cette scène où on le voit déambuler, dans le parc verdoyant des Buttes-Chaumont, en compagnie de son comparse, l’acteur Denis Lavant, qui reprend ici le rôle de M. Merde (Holy Motors, 2012).

Pour comprendre ce que capte ici Leos Carax, il faut peut-être connaître tant soit peu sa filmographie. C’est pas moi est un film codé, qui nécessite pour y entrer l’acquisition d’un « schibboleth », c’est-à-dire d’un mot de passe perfectionné. Le film est d’ailleurs d’une telle richesse qu’une seule vision n’en épuise pas tout le sens. Leos Carax, comme Godard avant lui, ne s’inquiète pas d’être compris ou non. Il livre (aux commanditaires du Centre Pompidou) une œuvre brute. Aux spectateurs de se débrouiller, et de grappiller ici et là des éléments comestibles. Après tout, devant un tableau abstrait, on n’essaie pas de tout comprendre la première fois, de manière définitive. On attend que le sens profond s’infiltre petit à petit en soi, par intuition. Le film de Leos Carax est à ce titre une authentique expérience artistique, déroutante, imprévisible, mais particulièrement excitante dès la première projection.

Un film sur le cinéma

Leos Carax a d’abord voulu rendre hommage, dans ce film, au cinéma, et notamment aux cinéastes qu’il a aimés au cours de sa vie et qui ont été ses maîtres. Il évoque, nous l’avons dit, Godard, mais aussi Polanski, « cinéaste de petite taille et juif comme moi », et survivant de la Shoah. À plusieurs reprises, Carax revient sur la Shoah, et s’attarde sur Hitler et sa « Solution » criminelle pour assassiner le maximum d’êtres humains innocents. Des images de guerre surgissent, en l’occurrence celles d’avions larguant leurs bombes. On se souvient que ces images ouvraient déjà Pola X en 1999.

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En ce sens, C’est pas moi est une méditation historique, dans laquelle Leos Carax replace son propre destin dans le prolongement d’un XXe siècle tragique.

L’apocalypse qui se profile

Comme chez Godard, des cartons viennent souligner en quelques mots la signification aléatoire des images. On peut lire « Imposture », ou encore « Il est trop tard »,et aussi « Fin de tout ». Leos Carax n’est pas un optimiste, il reprend chez Godard, là aussi, l’idée d’une apocalypse qui se profile, d’une fin des temps sans nécessairement de messie. J’ai noté le moment où Carax parle de Dieu, mais cela reste également énigmatique. Au fond, ce qu’il y a de plus beau dans C’est pas moi, c’est précisément cette dimension quasi métaphysique qui affleure de partout. Sans croire forcément à la religion, Leos Carax fait de l’art une prière adressée au Très-Haut, une invocation qui passe par la « voix » humaine. Il s’arrête en effet sur la musique, très importante dans sa vie, comme on sait (cf. le sublime Annette, 2017, avec Marion Cotillard), mais en mettant à part tout de suite l’instrument de la « voix », comme médiation privilégiée. Leos Carax représente cette voix apaisante sur fond d’orage, dans le lointain. De son maître Godard, il a gardé le goût du romanesque, et des émotions palpitantes qui vont avec. Il parle donc volontiers de sa passion pour les actrices, les vivantes, comme Juliette Binoche, avec qui il a tourné plusieurs films, ou bien encore celles qui ont disparu, mais demeurent dans son panthéon personnel, comme Marilyn Monroe qui le fascine depuis qu’il était adolescent.

Un autre carton de C’est pas moi indique : « Trouver sa place ». Ici de nouveau, nous reconnaissons l’héritage de Godard, en tant qu’artiste dans la marge. Carax aime se représenter en cinéaste maudit ‒ ce qu’il n’est plus tout à fait, en réalité. Ses films désormais sont reconnus, appréciés et admis. Mais cela ne l’empêche pas de cultiver son originalité, voire son génie, et de poursuivre son travail avec la même exigence intellectuelle qu’à ses débuts. C’est un peu la morale pétillante de C’est pas moi, une morale qui, selon moi, renoue avec l’héritage d’un passé aboli. Leos Carax, comme quelques autres, conserve la nostalgie de ce paradis perdu.

C’est pas moi, film de Leos Carax, avec Denis Lavant, 42 mn. Ce film est en salle depuis le mercredi 12 juin.

© Les films du losange

Fin de régime sur le canal du Nivernais

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« La Petite vadrouille » de Bruno Podalydès. © Anne-Francois Brillot

Quand l’absurdité du monde extérieur vous fauche, que le progrès semble un horizon flou, il est temps d’embarquer dans La Petite vadrouille, dernier film de Bruno Podalydès entre Nièvre et Yonne…


Un jour, tout s’est détraqué. Les maires des « petites villes » ont commencé à parler comme des technocrates. Á la veillée, possédés par l’idée de croissance, ils montraient des graphiques à leurs administrés, vantant l’attractivité économique de leur territoire. Ils projetaient leur incurie sous le masque fat de la raison. Dans les syndicats d’initiative, on traduisait des plaquettes pour attirer le batave en goguette. Les champs étaient dronés, les Intercités chargeaient les vélos à plusieurs milliers d’euros des citadins en quête d’authenticité, les sons et lumières de la saison estivale avaient remplacé la fermeture de l’hôpital de proximité et l’on cachait ces EHPAD où nos vieux allaient mourir dans cet exil intérieur. En ville, l’insécurité et l’immobilier vampirisaient les conversations des primo-accédants. On ne croyait pas plus à l’intégration européenne qu’à une victoire française à Roland-Garros. Tout avait le goût frelaté des sociétés en déshérence, d’une fin de siècle triste et inconséquente. Aux élections, il y avait plus d’assesseurs que de votants. Dans les chambres, affolés par l’électorat réfractaire, on se préparait à une tambouille peu ragoûtante. Pendant ce temps-là, exfiltré des débats publics, hors coterie, lassé par tant d’années d’imprévision, saoulé par les VRP des lendemains qui chantent, le citoyen apprenait à se dépatouiller avec ce quotidien grippé. Il a appris les vertus du désenchantement et s’est construit un système parallèle, fait de bouts de ficelle, la poétique de la mouise, et de joies simples. L’intelligence française se nourrit de ces évasions-là. Point de sarcasme, ni de colère refroidie, point de croyance en d’hypothétiques sauveurs de l’Humanité, juste le pas de côté salvateur. Le désengagement sans cymbales, ni trompettes comme moyen de survie. La débrouille des bras cassés, c’est ce qui attend tous les français.

Pour visionner la bande-annonce du film La Petite vadrouille :


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Pour se préparer à cette dissidence-là, La Petite vadrouille film de Bruno Podalydès sorti en juin, promenade comico-héroïque sur le canal du Nivernais, par son obsolescence programmée et sa fantaisie potache, raconte (sans volonté d’instruire) notre lente dérive. Les branques, les inadaptés, les « survivalistes » du 15 du mois, c’est nous tous, collectivement. Les recalés qui vivotent ont toujours quelque chose à nous dire sur le destin fracassé des démocraties. Nos écrans sont encombrés par les gagnants à gueule de croque-mort. Place aux amateurs, prime aux déclassés. Les professionnels des affaires, de l’administration et du suffrage universel sont disqualifiés depuis si longtemps. Podalydès n’est pas un de ces flibustiers du cinéma social qui dénoncent et militent, il choisit un chemin de halage plus fantaisiste et bringuebalant que la violence esthétisée, il trace une voie de délestage pour tous les invisibles. Sur sa pénichette baroque et craintive, on court après un billet, on tente de se refaire la cerise, de combler une dette, de sauver son boulot, alors on embarque avec d’autres clampins de son espèce. C’est naïf et tendre dans l’approche, donc révolutionnaire dans la vague. D’écluse en écluse, d’entraides en foirades, de toasts à la rillette en « blanc qui pique », la vie fluviale balaye les aigreurs du moment. On rencontre des jeunes idéalistes qui choisissent la fuite à la voile, Daniel Auteuil a quitté l’accent de Pagnol pour retrouver son œil de noceur, Sandrine Kiberlain en bourgeoise ou en employé de bureau a l’érotisme chaste des grandes dames. Chaque rôle a de la tenue. Denis Podalydès est un harpagon à casquette en proie à la jalousie et Florence Müller est virtuose dans tous les registres, de l’attardée à la vamp. Cette Petite vadrouille est mieux qu’un acte de foi. Dans cette fin de régime où tout semble partir a-dreuz, filer entre nos doigts, où nos rêves et nos défaites sont arrivés à quai, à la vitesse de l’escargot, le canal du Nivernais est une échappatoire. Il vaut l’ouverture des JO et l’Euro de football. Long de 174 km « reliant le bassin de la Seine à celui de la Loire », de Decize à Auxerre, ouvert seulement à la navigation d’avril à octobre, le 2ème canal de France en termes de fréquentation a de beaux restes. Il nous permet d’envisager l’avenir avec moins de certitudes et plus de légèreté. Il fut construit pour chauffer les logements des Parisiens, il transportait alors le bois « flottant » du Morvan, aujourd’hui il réchauffe le cœur des apatrides.

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Droite populiste : comment concilier souverainisme et assainissement des finances publiques ?

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Georgia Meloni et Ursula von der Leyen au sommet G7 à Borgo Egnazia, Puglia, Bari, Italie le 13 juin 2024. Aleksy Witwicki/Sipa USA/SIPA

La droite radicale, qu’elle soit française, italienne ou autre, a réussi à s’imposer lors des européennes mais se trouve maintenant face à un dilemme. D’un côté, elle doit réaffirmer l’identité nationale et renforcer les frontières de l’UE face à l’immigration. De l’autre, elle a promis d’améliorer le sort économique des citoyens qui ont voté pour elle sans pour autant aggraver les finances publiques. L’analyse d’Edoardo Secchi.


La nouvelle de la victoire aux européennes du Rassemblement National a été très bien accueillie par la droite italienne qui y voit une opportunité pour s’imposer sur la scène européenne à travers une grande coalition franco-italienne de droite. Pour Giorgia Meloni, cette perspective s’ajoute à sa propre victoire en Italie où son parti Fratelli d’Italia a dépassé son score des élections nationales de 2022 et se confirme comme la première formation politique avec 6,7 millions de voix et presque 29 % des voix exprimées. Ce succès a servi aussi à affaiblir la position de son allié Matteo Salvini, qui représente la plus grande menace interne à sa coalition.

Et l’économie dans tout ça ?

Pour Giorgia Meloni cette réussite est d’autant plus remarquable que ses résultats sur les plans de l’économie et de l’immigration sont modestes, voire décevants. Une chose est sûre : le gouvernement de Giorgia Meloni jouit d’un degré de soutien électoral rare dans l’UE et fera bien entendre sa voix dans la nomination des futurs commissaires européens. La première ministre italienne a désormais un choix : elle peut soit appuyer la candidature d’Ursula von der Leyen en échange de concessions sur ses propres dossiers prioritaires, soit devenir le chef de file de la droite populiste européenne et œuvrer à un changement radical de la politique de l’UE.

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La droite populiste, en Italie comme en France, a astucieusement exploité les craintes des citoyens. Non seulement celles provoquées par l’immigration incontrôlée, mais aussi celles, d’ordre économique, résultant de la série noire du Covid, de la guerre russo-ukrainienne, de l’explosion des coûts de l’énergie et de l’inflation. C’est ainsi que la droite populiste, en plus de ses objectifs concernant le contrôle des frontières, s’est donné aussi des buts importants dans le domaine économique. A cet égard, l’expérience italienne nous montre les obstacles auxquels un gouvernement populiste – y compris un éventuel gouvernement du RN en France – doit faire face.  

Réduire la dette publique, baisser les impôts… et maîtriser l’immigration ?

Le premier obstacle concerne la réduction de la dette publique. Avec une faible croissance et un déficit bien au-dessus de 3%, il n’existe pas d’autres solutions que de réduire les dépenses publiques et privatiser des actifs comme les biens immobiliers, les routes ou vendre les participations de l’État aux grandes entreprises comme Airbus, EDF, GDF Suez ou Thales. En Italie cette phase a déjà commencé avec un programme de privatisation d’actifs qui, de 2024 à 2026, devrait apporter 20 milliards dans les caisses de l’État. Vendre un actif qui génère un revenu et devoir ensuite payer plus cher les services ou produits en question, peut-être en enrichissant un propriétaire étranger, est-ce un choix intelligent dans l’intérêt de la nation ? Et comment concilier les intérêts des industriels qui demandent plus d’ouverture à l’immigration pour soutenir leur activité avec le refus des citoyens à accueillir davantage de travailleurs immigrés ?

Le deuxième obstacle concerne la baisse des impôts. Leur réduction est directement liée à la dépense publique et à la croissance. L’imposition actuelle, trop élevée, tue la consommation interne et la compétitivité des entreprises. Quelles solutions la droite populiste proposera-t-elle pour réduire la pression fiscale sur les ménages et les entreprises sans augmenter la dette publique ?

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Les marchés financiers sont confrontés à une vague d’incertitude et de volatilité. Ce n’est pas tant la perspective d’une victoire de Le Pen qui les inquiète, que l’imprévisibilité du changement et la nécessité désormais de prendre en compte des facteurs géopolitiques jusqu’ici sous-estimés. Rassurer les marchés deviendra fondamental pour éviter une fuite des investisseurs et une éventuelle dégradation par les agences de notation. 

Quant à maîtriser l’immigration, l’expérience italienne est révélatrice. Depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, et malgré ses promesses, l’immigration clandestine continue à augmenter. Conclusion : l’immigration est un sujet trop compliqué pour être géré par un État-membre tout seul.  C’est donc à Bruxelles, de concert avec d’autres États-membres, que cette question doit être traitée. Pour ce faire, il faut que la droite radicale compose avec la coalition majoritaire plutôt centriste qui domine l’UE.

La politique est un jeu de compromis et la droite populiste en devient consciente. Une fois au pouvoir, elle sera obligée de trouver un équilibre entre une aggravation des finances publiques, le retour de l’austérité, le contrôle exercé par Bruxelles, et la volonté des électeurs de maîtriser l’immigration.

La parole d’une femme n’est pas sacrée

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Delphine Meillet. © Hannah Assouline

Selon l’avocate de Roman Polanski, le jugement en sa faveur est une décision majeure à l’heure de la révolution MeToo : un homme accusé publiquement a le droit d’exprimer publiquement sa vérité. Il est peu probable, cependant, que ce jugement calmera les meutes qui, comme l’a reconnu le tribunal, poursuivent le cinéaste de leur « vindicte ».


Causeur. Vous venez de remporter une belle victoire. Charlotte Lewis attaquait Roman Polanski pour diffamation, devant la 17e chambre. Elle a été déboutée. Quelle est votre interprétation de cette décision ? 

Delphine Meillet. Cette décision concerne tous ceux qui sont accusés injustement et qui s’en défendent. Elle nous dit qu’un homme qui est accusé publiquement de crimes sexuels a le droit de se défendre publiquement. Un accusé a le droit d’exprimer aussi sa vérité, y compris en affirmant qu’une femme ment. Ce jugement est particulièrement significatif, compte tenu du symbole Polanski pour le mouvement MeToo. Il confère au célèbre metteur en scène le bénéfice de la « jurisprudence MeToo » sur la libération de la parole de la femme qui est transposé en défense à la parole de l’homme. De plus, dans le jugement, je dois préciser qu’il est satisfaisant de voir souligner par les juges eux-mêmes que la plaignante déboutée participe à « la vindicte engagée contre Roman Polanski ».

MeToo ne dit pas juste qu’une femme a le droit de se défendre, mais qu’une femme a un droit imprescriptible à être crue quand elle parle.

Ce qu’on peut déduire de ce jugement est que ce droit de se défendre publiquement dans des termes mesurés, d’accusations est désormais reconnu. Ce n’était pas le cas jusqu’au 14 mai. Auparavant, deux hommes, Éric Brion et Pierre Joxe, qui ont poursuivi leurs accusatrices en diffamation, ont été déboutés. La Cour de cassation a validé, estimant que les accusatrices étaient de bonne foi.

Cela correspond-il au droit général de la diffamation ou y a-t-il une sorte d’extraterritorialité des délits sexuels ? 

On est sur le terrain de la diffamation publique, avec un modus vivendi, énoncé explicitement par les juges français qui ont débouté Brion et Joxe au nom de la libération de la parole de la femme : on demande à la femme qui accuse de justifier ces accusations publiques en ne produisant que quelques témoignages. Les juges européens vont encore plus loin. « On ne peut faire peser sur les épaules de la femme la charge de la preuve excessive qu’elle a été agressée… » écrivent-ils dans leur dernière décision sut le thème. En clair, si elle le dit, elle n’a pas à le prouver.

Cette formule de la CEDH n’est-elle pas la négation de toute la justice ?

Évidemment. Elle correspond à l’air du temps. Tous les paramètres sont déréglés, et l’analyse de la CEDH va beaucoup trop loin.

Comment Roman Polanski a-t-il réagi à cette décision ?

Bien qu’il ait été calomnié toute sa vie, Polanski n’a jamais engagé aucune action judiciaire contre des accusatrices. Ici, ce n’est pas lui qui a initié ce procès, c’est une ancienne accusatrice anglaise qui le poursuivait en diffamation pour avoir déclaré dans une interview qu’elle mentait. Trois magistrates lui ont donné un blanc-seing pour soutenir publiquement qu’il ne l’avait pas agressé. Cette décision lui donne bien sûr satisfaction. 

A lire aussi : Causeur: Contre le maccarthysme MeToo. Fanny Ardant: «Pour l’honneur de Roman Polanski»

Votre plaidoirie commençait par « J’ai l’honneur de défendre Roman Polanski, un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma ». Le fait de défendre un artiste habite-t-il votre défense ? 

Oui. On ne peut pas couper les individus en tranches. Un homme est une globalité, et il exprime sa personnalité et son essence par son travail. Le talent de Polanski, c’est l’expression de sa nature. Pour autant, il aurait dû être traité comme tout justiciable et malheureusement, il ne l’a pas été. Sa célébrité et son succès lui ont valu un traitement de défaveur et non de faveur. Contrairement à ce que la plupart pense, c’est parce qu’il avait du talent, que ses films engrangeaient une grande audience et des récompenses en pagaille à travers le monde, qu’il avait une histoire extraordinaire, qu’il a subi un sort judiciaire si injuste. 

Certes, mais un artiste suscite et met en scène le désir. N’est-ce pas ce qu’on ne lui pardonne pas ? 

Je ne crois pas. Ce qui complique les choses c’est qu’un rapport de hiérarchie se superpose à la dimension du désir : un metteur en scène sur son plateau est une sorte de roi en son royaume. Il choisit les comédiens, l’équipe, le scénario, le lieu de tournage. Par essence, il exerce un pouvoir sur les comédiennes et comédiens, qui de leur côté doivent se soumettre à la volonté du metteur en scène pour le film. C’est la nature même du rapport entre le metteur en scène et ses comédiens. Que certains abusent de leur position n’est pas une raison pour en faire tous des violeurs. 

Ils en ont abusé mais beaucoup, comme Polanski, étaient eux-mêmes harcelés.

Polanski a été dévasté par la perte de sa femme dans des conditions dramatiques en 1969. Il était metteur en scène, faisait des films à succès. La liberté sexuelle était à son paroxysme, pas seulement en Californie. Relisez Libération de l’époque. Reste que ses films véhiculent des messages strictement contraires à l’image qu’on lui colle aujourd’hui. Ses personnages féminins sont toujours très forts. Tess, par exemple, évoque la dénonciation d’un viol.

Le jugement calmera-t-il les meutes haineuses ?

Hélas, je n’en suis pas sûre. 

On ne cesse de parler de viol, pour la relation de 1977 avec Samantha Geimer. Pourtant, il a été condamné pour relation illicite avec une mineure. Comment est-on passé d’une version à l’autre ?

Je vous le répète : Roman Polanski est un homme symbole sur lequel on a construit des mensonges sur une vérité. Un homme qui incarne on ne peut mieux la formule de Pierre Lazareff : « Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende. » Les médias parlent de viol parce que c’est plus « vendeur ». Samantha Geimer elle-même attestera que dans son livre sur son histoire, son éditrice l’a contrainte à utiliser ce terme pour ces mêmes raisons. Ce n’était pas un viol, ça ne l’a jamais été.

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Pouvez-vous résumer ses péripéties judiciaires ?

À l’origine, les poursuites étaient engagées sur de multiples chefs d’accusation. Ils ont été abandonnés dans le cadre d’un plaider-coupable qui correspond à l’issue de 90 % des affaires aux États-Unis. En accord avec le procureur, Polanski a reconnu des relations sexuelles illicites avec une mineure, l’équivalent d’une atteinte sexuelle, car il s’agissait du seul moyen pour la jeune victime de préserver son anonymat et de la protéger de la presse déchaînée. L’accord passé consiste à se soumettre à deux expertises psychiatriques, pour déterminer s’il est ou non un prédateur sexuel. Durant les huit mois de procédure, il quittera à de nombreuses reprises le territoire américain, pour effectuer des repérages pour un film en préparation, et reviendra pour se présenter à toutes ses convocations. Les rapports en question le dédouanent de toute pathologie, mais la presse n’étant pas satisfaite, le juge sous influence lui inflige en tout abus de pouvoir quatre-vingt-dix jours de prison pour réaliser une nouvelle expertise. Cette décision est parfaitement illégale. Et pourtant il effectue cette peine, finalement ramenée à quarante-deux jours. Mais malgré un rapport très favorable, le juge Rittenband signifie, encore en toute illégalité, à son avocat que Polanski devra retourner en prison jusqu’à ce qu’il en décide autrement. Polanski décide alors de quitter les États-Unis pour Paris. Au même moment, Samantha Geimer quittait la Californie pour échapper elle aussi au juge corrompu qui, brisant toutes les lois pour faire durer cette affaire, l’avait enjointe de se présenter physiquement pour témoigner à l’audience devant tous les journalistes. Dans Roman Polanski : Wanted and Desired, le documentaire réalisé en 2006 par Marina Zenovich, la journaliste demande au procureur si Polanski a eu raison de quitter les États-Unis, sa réponse est « oui, j’aurais fait la même chose ». Le juge qui jouissait de sa relation illégale avec les médias ne voulait surtout pas que cette affaire se termine. Il a été immédiatement dessaisi du dossier. Je précise que près de 50 cas similaires avaient cours en mars 1977 dans le comté de Santa Monica, tous se sont soldés en plaider-coupable avec une simple contravention en guise de peine. 

Pour autant, la justice refusera de le déjuger…

Le 1er février 1978, Polanski débarque à Paris. Il ne retournera jamais aux États-Unis. Mais contrairement à la rumeur, jusqu’en 2005, il n’y avait pas de mandat d’arrêt exécutoire. Toute sa vie, Polanski a voyagé dans le monde entier, sauf aux États-Unis et en Angleterre. Seulement, en 2002, Le Pianiste fait la course en tête aux Oscars, face à Gangs of New York, produit par Weinstein. Ce dernier se démène pour nuire à Polanski et faire ressurgir l’affaire oubliée de 1977. Il parvient même à faire diffuser l’audition de Samantha Geimer, qui était restée sous scellés vu qu’elle était mineure au moment des faits. Et pourtant, Polanski emporte l’Oscar contre Harvey Weinstein !

Affaire Polanski, saison 2 : Roman Polanski et ses avocats lors d’une conférence de presse à Cracovie, après que la justice polonaise a refusé l’extradition aux Etats-Unis, 30 octobre 2015. © ADAM NURKIEWICZ/GETTY IMAGES EUROPE/Getty Images via AFP

Il est assez symbolique que ce soit Weinstein qui ait relancé la chasse à l’homme contre Polanski. Commence alors la saison 2 de l’affaire Polanski.

Exactement. En 2005, un procureur de Californie qui veut se faire élire proclame qu’il sera « celui qui ramènera Polanski ». Le mandat d’arrêt devient alors réellement exécutoire. Samantha Geimer implore les médias d’arrêter de la harceler avec cette affaire. La crise des subprimes va par ricochet jouer contre le cinéaste. Le fisc américain recherche les évadés fiscaux dans le monde entier, en particulier en Suisse. Et Polanski, qui n’a strictement rien à voir avec tout ça, fait figure de monnaie d’échange dans un deal obscur entre Suisses et Américains sur la levée du secret bancaire. Alors qu’il se rend en Suisse depuis cinquante ans plusieurs fois par an, il est arrêté en arrivant pour un festival en septembre 2009. Il est libéré en juillet 2010, quand la justice suisse rejette la demande d’extradition à cause du dossier incomplet et défectueux de la justice américaine.

Cet épisode remet une pièce dans le juke-box médiatique…

Bien sûr ! Polanski est interpellé en septembre 2009, Charlotte Lewis en profite opportunément pour lancer sa boîte de production dont l’objet est de faire parler d’elle à Hollywood en novembre 2009, crée son site internet en février 2010, alors qu’elle vit à Londres, donne une conférence de presse à Los Angeles où elle l’accuse de viol le 14 mai 2010, le deuxième jour du Festival de Cannes, alors que Polanski est assigné à résidence. Quand je lui ai demandé d’expliquer le choix de la date, elle m’a répondu que sa baby-sitter n’était disponible que ce jour-là !

En 2010, beaucoup de gens « en vue » défendent Polanski. 

En effet, tout le monde le défend. Puis intervient MeToo. Et les accusations reprennent de plus belle. Il y en a quatre, divulguées lors de conférences de presse. En France, la veille de la sortie de J’accuse, Valentine Monnier, elle aussi opportunément, l’accuse en une du Parisien. Elle prétend que Polanski l’a violée avec violence. Polanski conteste formellement toutes ces accusations de viol sans fondement.

Cet acharnement médiatique l’a-t-il empêché de tourner ?

L’un des arguments des féministes est que, malgré tout (malgré elles !), Polanski a réussi à tourner. Certes, il a réussi en France. Mais sans l’affaire de 1977, il aurait été l’équivalent d’un Martin Scorsese, ou d’un Francis Ford Coppola, un metteur en scène américain vivant à la grande époque d’Hollywood.

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Depuis 2017, a-t-il connu des difficultés pour tourner ?

C’est beaucoup plus difficile. Souvenez-vous des polémiques au moment de J’accuse, souvenez-vous de l’hommage qui lui a été rendu à la Cinémathèque, en 2017, perturbé par des néoféministes. Ce ne sont pas des groupuscules, ils sont influents. Le petit cinéma parisien qui devait diffuser The Palace a cédé sous la pression.

J’accuse a triomphé aux Césars. Serait-ce possible avec les nouvelles règles ?

Non, parce que Polanski a été condamné pour atteinte sexuelle. Mais en ce cas, pourquoi laisser concourir le coupable d’autres délits comme de non-paiement de la pension alimentaire, de non-présentation d’enfant ou de fraude fiscale ? Les délits sexuels ont été érigés en crimes contre l’humanité. D’ailleurs, même le crime contre l’humanité n’est pas dans le règlement des Césars…

Pourquoi ne pas clore l’affaire en négociant avec la justice américaine ?

Les avocats américains ont déjà initié de nombreuses tentatives, on ne désespère pas. Mais à en croire un attaché de presse du tribunal de Santa Monica, le retour de Polanski n’est pas vraiment souhaité, car il révélerait toutes les erreurs de la justice américaine, notamment du juge qui n’a jamais été sanctionné. Ce n’est pas pour rien que son cas est appelé le « cas poison » par les juges américains.

Au-delà de l’affaire Polanski, c’est désormais une technique éprouvée de dénoncer des faits prescrits par voie de presse, de sorte que les personnes accusées, puis lynchées ne sont jamais condamnées ni blanchies. Ne faudrait-il pas interdire de proférer des accusations publiques après les délais de prescription ?

Non ! En revanche, on devrait s’insurger contre ceux qui relayent des enquêtes très minces ou biaisées. La journaliste du Parisien qui a enquêté sur les accusations de Valentine Monnier se contente d’interroger deux ou trois de ses proches à qui Monnier a dit avoir été violée. Mais elle oublie par exemple de préciser que Valentine Monnier, photographe, conçoit alors une exposition photo intitulée curieusement également « J’accuse ». La journaliste n’a pas non plus interrogé la bonne amie de l’époque de Monnier qui a été très choquée par ses accusations. À l’été 1975, les deux ont croisé Polanski et Valentine Monnier s’est ruée sur lui en l’embrassant. C’était quelques mois après le supposé viol…

Compter sur la moralité de la presse est pour le moins naïf… 

Peut-être mais je ne serai jamais pour la censure de la parole.

Face à l’Iran : ne plus tendre l’autre joue

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Manifestation au sujet des Français détenus en Iran, dont Cécile Kohler, Paris, le 28/01/2023 SEVGI/SIPA

Le régime des mollahs, utlra-conservateur et théocratique, menace la stabilité et la prospérité de tout le Moyen Orient. La France et ses alliés doivent se montrer fermes face aux provocations et actes d’agression des Iraniens. Sans fermer la porte à un dialogue éventuel. L’analyse de Gabriel Robin.


La crise au Moyen-Orient met en lumière un risque croissant d’emballement que nous ne pouvons plus nous permettre de négliger.. Par son action déstabilisatrice dans la région mais aussi au-delà, l’Iran est l’un des principaux responsables de cette situation. Une position ferme doit être adoptée à l’encontre du régime de Téhéran, tout en laissant ouverte la porte d’un dialogue. Il en va de la sécurité et de la prospérité mondiales. Le 13 avril dernier, l’Iran a notamment visé Israël dans une attaque sans précédent menée à l’aide de 350 drones et missiles. Si la quasi-totalité de ces derniers a été interceptée par le Dôme de fer israélien, il n’en reste pas moins que Téhéran joue un jeu dangereux. En retour, l’Etat hébreu a envoyé, le 19 avril, des drones frapper une base militaire dans la région d’Ispahan. Cette ville, dont les roses ont été immortalisées par un poème de Leconte de Lisle, transporte aujourd’hui une odeur de mort, comme la région dans son ensemble où les acteurs étatiques comme les organisations transnationales semblent emportés dans une course vers l’abîme.

Durcir le ton face à l’Iran

En décidant de franchir un nouveau palier dans ses actions de déstabilisation, le régime des mollahs prend le risque d’une escalade militaire, sortant du cadre de l’affrontement par supplétifs interposés et opérations clandestines. Ce risque doit être conjuré à tout prix. Comment ? D’abord en faisant preuve de fermeté à l’égard du régime iranien. Celui-ci, souffrant d’une popularité en berne malgré un socle de soutien inébranlable et d’un mécontentement économique généralisé, pourrait être tenté par une fuite en avant afin de remobiliser la population autour du patriotisme et d’un ennemi désigné : Israël. Le risque est réel alors que les élites dirigeantes iraniennes sont resserrées autour d’un bunker ultra-conservateur et sécuritaire prêt à tout pour sauver les fondements du régime. Cette situation explosive doit nous inciter à l’action. Nous devons faire front commun et apporter une réponse collective, à l’échelle européenne, face à un régime de Téhéran qui pratique l’ingérence tous azimuts et à qui l’appétit vient en mangeant. 

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Dans le cas français, une forme d’obligation morale doit nous servir d’incitation supplémentaire à l’action : quatre ressortissants français sont détenus en Iran. Parmi eux, Cécile Kohler, une enseignante de 39 ans en prison dans le pays depuis 2022, aux côtés de son compagnon Jacques Pâris. Le couple réalisait un voyage touristique dans le pays perse, un rêve qui s’est rapidement transformé en cauchemar, leurs proches vivant depuis dans l’incertitude. Un autre Français de 36 ans, Louis Arnaud, a également été emprisonné en 2022, étrangement libéré le 14 juin. Malgré des accusations vides de toute preuve, il croupissait depuis lors dans les geôles iraniennes. Aucune explication officielle n’a pour l’heure été donnée à cette libération, Louis Arnaud lui-même ne sachant pas selon les informations données par Le Point. Aurait-il été « échangé »  avec Bashir Biazar arrêté le 3 juin dernier ? Ce soutien sans faille du régime et probable agent d’influence iranien avait bénéficié en 2022 du regroupement familial pour s’installer en France… La perquisition le 13 juin d’un local appartenant aux moujahidins du peuple à Saint-Ouen-l’Aumône a aussi pu peser dans la balance. Elle a abouti au placement en détention administrative de trois personnes faisant l’objet d’une interdiction de demeurer sur le territoire français.

La mésentente diplomatique franco-iranienne n’a rien d’inéluctable. A l’échelle du temps long, elle n’est que l’écume des choses et ne doit pas cacher une relation bilatérale riche et ancienne. En 1925, lorsque monte sur le trône Reza Shah Pahlavi, fondateur de la dynastie du même nom, après avoir renversé la dynastie qadjare, il prend pour modèle la France. Afin de moderniser son pays, il envoie ses officiers étudier à Saint-Cyr et ses médecins à la faculté de Lyon, fasciné qu’il est par notre pays. Plus proches de nous, les liens économiques sont longtemps restés étroits, même s’ils se trouvent aujourd’hui au plus bas. La France était en 2002 le 3e fournisseur de l’Iran, avec 8,5 % des importations iraniennes et son 7e client avec 3,5 % des exportations iraniennes. Les exportations françaises étaient particulièrement dynamiques dans les secteurs de l’industrie automobile, de la pharmacie et de l’industrie pétrolière. PSA y fait assembler ses modèles Xantia, 206 et 405, alors que Renault y prépare le lancement de sa Logan sur un marché très dynamique. Le groupe PSA a gagné des parts de marché non négligeables au cours de la première décennie des années 2000, et ses marques Peugeot et Citroën forment des sociétés communes en Iran. C’était avant que le groupe annonce son intention de quitter le pays en 2018 en raison de l’embargo appliqué suite à l’intensification de la répression politique à l’encontre de ses citoyens. Il est temps de poser les premices du rétablissement de relations saines et profitables à tous.

Iran : la menace globale

Au-delà du caractère théocratique et rétrograde du régime des mollahs c’est la stabilité et la prospérité de la région qui sont menacées. Depuis les années 1980, l’Iran a tissé une vaste toile d’alliances, dans un arc qui va des rives de la Méditerranée orientale à l’Irak, décrit par Téhéran comme « l’axe de la résistance. » L’étendard de la défense des communautés chiites de la région a servi de paravent à des intérêts géostratégiques bien compris. Dans le pays du Cèdre, cette influence iranienne néfaste est ancienne. Téhéran forme et finance le mal nommé « parti de Dieu », à savoir le Hezbollah, devenu une armée quasi-professionnelle de 30 000 hommes, dont la branche politique a peu à peu rongé de l’intérieur les institutions libanaises. La guerre à Gaza a réactivé le front entre Israël et le sud du Liban, que le Hezbollah utilise pour faire diversion et fixer une partie des troupes israéliennes sur ce théâtre d’opérations. Près de 100 000 habitants du nord d’Israël ont dû abandonner leur foyer depuis le regain de tensions dans la zone frontalière. Mais Téhéran ne se cantonne pas à la supposée défense des chiites en danger. Le Hamas sunnite est largement financé et soutenu par l’Iran, qui arriverait à faire passer des armes et des munitions depuis la frontière égyptienne. Les autorités égyptiennes déploient des efforts importants pour sécuriser le Sinaï, et ces efforts commencent à porter quelques fruits. Certaines zones de la péninsule restent toutefois poreuses, et ouvrent la voie à des actions criminelles de toutes sortes. Il se pourrait que l’attaque du 7 octobre dernier en Israël ait bénéficié d’un appui iranien, sans que l’étendue de celui-ci ne puisse aujourd’hui être décrite avec exactitude. 

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Les risques que font peser l’action de l’Iran hors de ses frontières ont une portée mondiale, notamment à travers le cours du baril de pétrole. À travers le soutien aux Houthis, mouvement chiite yéménite contrôlant une partie du pays, l’Iran bénéficie d’un levier de pression qui lui permet d’entraver les flux du commerce maritime mondial en mer Rouge. Face à la multiplication des attaques des rebelles houthis, l’armateur français CMA CGM a annoncé en décembre 2023 suspendre le passage de ses porte-conteneurs par la mer Rouge. 12% du commerce international transite par le détroit de Bab al-Mandeb, qui sépare la péninsule arabique de l’Afrique. Notre pays a décidé d’intervenir dans le cadre de l’opération Aspides. Depuis quelques jours, les attaques sont moins fréquentes, la réussite de cette opération se mesurera dans la durée. Cette réponse était nécessaire. D’autant plus nécessaire que l’Iran pourrait poser un pied sur l’autre rivage de la mer Rouge en raison de son implication croissante dans la guerre civile soudanaise, qui déchire le pays depuis un an maintenant. La crise humanitaire est sans précédent : la moitié des 25 millions d’habitants que compte le pays a besoin d’une assistance humanitaire, et plus de 8 millions de personnes ont été forcées de fuir à l’intérieur des frontières nationales ou dans les pays voisins. Dans ce conflit fratricide, l’Iran a choisi le camp du général Al-Burhane, à qui elle fournit des drones, éloignant les belligérants de la table des négociations. La fourniture de drones est aujourd’hui devenue un outil de déstabilisation majeur de la part de l’Iran : la Russie s’en sert dans sa guerre d’invasion en Ukraine tandis que l’Ethiopie les utilise dans ses opérations de répression sanglante contre les milices amharas. Cette situation n’est plus tolérable. 

Sanctions européennes : la voie à suivre

La stratégie à appliquer est claire, même si son exécution nécessitera sans doute tact et habileté : faire preuve de fermeté à l’égard de l’Iran sans précipiter la région tout entière dans la spirale de la violence. L’Union européenne a décidé d’appliquer de nouvelles sanctions à l’égard de l’Iran, qui visent notamment les missiles et les drones que l’Iran fournit à ses intermédiaires dans la région. Le président Emmanuel Macron a déclaré à cette occasion qu’il s’agissait d’un « devoir pour l’UE » tandis que le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, soulignait que le but visé était de «nous écarter du bord du précipice ». Ces mesures vont dans le bon sens. C’est en effet une fermeté habilement dosée ne fermant pas la porte à d’éventuelles négociations, qui écartera du précipice la région. L’ingérence croissante de l’Iran n’a rien d’une irrésistible ascension. Il faut ramener tous les acteurs à la raison, en gardant à l’esprit qu’une partie non négligeable de la population iranienne ne suit pas les divagations eschatologiques de ses dirigeants, comme le prouve une participation électorale en chute libre depuis maintenant plusieurs scrutins. Il faut faire le pari de la raison, avec lucidité et sans angélisme.

Jean Cau, l’aristo-païen

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Le journaliste et écrivain Jean Cau, 1985 © ANDERSEN ULF/SIPA

Il y a bientôt un tiers de siècle, j’ai eu le privilège d’écouter Jean Cau vitupérer la sous-culture américaine et même conseiller, en forme de boutade, de préférer, pour casser une vitrine, des boules de pétanque bien françaises aux battes de base-ball d’Outre-Atlantique.

Un spadassin aux allures de loup

Cet homme sec aux allures de loup, né « maigre », incarnait ainsi l’écrivain reître, le spadassin engagé dans une lutte sans pitié contre « l’aplatissement de l’esprit et du cœur ». Un prince. Ce jour-là, il était venu nous parler du triomphe de Mickey. La cause était entendue : le plaisir était en réalité d’approcher un Prix Goncourt qui avait fréquenté Genet, Aragon et Montherlant, un fils de prolétaire occitan monté à Paris pour préparer Normale Sup, et qui avait été, pendant une dizaine d’années, le secrétaire de Sartre, un collaborateur assidu des Temps modernes puis de L’Express – bref, le parangon de la gauche idéologique de l’immédiat après-guerre.

A lire aussi, Philippe Bilger: Quel type, ce Jean Cau!

Comme l’explique une remarquable biographie de Jean Cau (1925-1993), ce fils indocile de Sartre quitta la paroisse de gauche à la fin de la Guerre d’Algérie, quand, par quelques articles jugés trop indépendants, il s’aliéna les bien-pensants, par étapes jusqu’à l’apostasie totale qui lui permit de proférer bien des horreurs, telles que « Peuples et nations sont les produits d’une géographie, d’une terre, d’un climat, d’une langue, d’une religion et de ce qu’on appelle l’Histoire » (Lettre ouverte aux tête de chiens occidentaux) ou encore : « Le jacassement moral d’une civilisation est inversement proportionnel aux forces de vie qui la gonflent » (Les Écuries de l’Occident). Pour qualifier l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, que ce « gaulliste fidèle » (Alain Delon) abhorrait, Jean Cau parlait de « paresse, renoncement et démission ».

Lecteur tardif de… L’action française

Du mitan des années 60 à la fin de sa vie, Cau ferrailla, au Figaro ou à Paris Match, contre les producteurs de toxines, qu’il avait fréquentés, contre tout ce qui lui semblait hâter notre décadence. Parmi ses livres (une quarantaine en tout), je citerai ses traités de morale publiés à La Table ronde de Roland Laudenbach, tels que La Grande prostituée ou Le Chevalier, la mort et le diable. Ou deux romans profondément païens, Le Grand soleil et Mon lieutenant, sans doute l’un des plus beaux romans sur la débâcle de 1940. Cau avait été ébloui, tout jeune, par la lecture de Giono. Amateur de corrida, fidèle à son héritage occitan, il fut l’un de ces écrivains qui saluaient le Soleil invaincu.

Un élément qui me le rend encore plus proche, et que la biographie de L. Marino et L. Michaud omet, est l’attachement sans illusion à la monarchie de ce lecteur assidu, sur le tard, de L’Action française. Un autre détail qui me touche : Cau fut le compagnon de Louisa (dite Wiske) Colpeyn, une ancienne actrice d’origine anversoise qui, pendant la guerre, avait quitté la Belgique pour la France, où elle allait devenir… la mère de Patrick Modiano. C’est Jean Cau qui préfaça le premier roman du futur Prix Nobel. Dans une chronique du défunt Spectacle du Monde, son ami Alain de Benoist citait naguère une lettre de Jean Cau, qui dit tout : « J’aurai passé mon temps à me dresser et à me redresser. À essayer, contre tout ce qui incline, de me tenir droit ».

Ludovic Marino et Louis Michaud, Jean Cau l’indocile, Gallimard.

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La mort en face

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Marie de Hennezel. DR.

Qui a envie de regarder la mort en face ? Personne. C’est pourtant ce que fait depuis une trentaine d’années la psychologue clinicienne Marie de Hennezel.


Alors que la question de la fin de vie n’a jamais été autant d’actualité, le témoignage de Marie de Hennezel s’avère essentiel. En 2023, Olivier Le Naire prend le bateau à destination de l’île d’Yeu pour aller converser avec celle qui fut l’une des pionnières des soins palliatifs en France. A priori rien ne prédisposait l’ancien journaliste à s’intéresser à ces sujets, jusqu’à ce qu’il perde son frère et soit lui-même hospitalisé pour un Covid sévère.

Refus catégorique du « suicide assisté »

Dès lors se fit jour l’idée d’inviter la psychanalyste à se confier pour la première fois et ce de manière très intime. En résulte un livre d’entretiens passionnant qui met en lumière des questions que notre société préfère occulter : le vieillissement et la fin de vie. Pour Marie de Hennezel, la familiarité avec la mort remonte à l’enfance. Dès ses cinq ans, sa grand-mère l’emmène chaque soir au cimetière. Cela laisse forcément des traces. Puis son père se suicide à l’âge de quatre-vingt-un ans. De là vient sans doute son intérêt pour les soins palliatifs. Mais aussi son refus catégorique de ce qu’elle n’appelle jamais que « le suicide assisté ». Elle est donc fortement opposée aux modalités législatives envisagées pour encadrer la fin de vie, manière trop simple, selon elle, de régler le problème majeur de notre société : le vieillissement de la population. En 2030, un Français sur trois aura plus de soixante ans. Une situation inédite dans l’histoire de l’humanité qui exige de se pencher sur la question et de trouver des solutions. Pour la psychanalyste âgée de soixante-dix-sept ans, qui fut proche de François Mitterrand et l’accompagna dans les derniers moments de sa vie, nous allons droit vers une situation explosive. « Explosive humainement, explosive socialement, explosive économiquement, explosive politiquement », et d’ajouter « je ne vois pas, à part le dérèglement climatique, une guerre ou une catastrophe nucléaire, pire bombe à retardement pour une société développée ». Or que font les gouvernements de gauche comme de droite ? Rien. Robert Badinter résumait ce désintérêt en une phrase : « En France, on n’aime pas les vieux ».

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Une question vite évacuée

Dans une société hantée par le jeunisme, la mort devient taboue. Alors autant l’évacuer. Pour cette psychologue atypique qui monte sur les lits de ses patients et les invite à s’enrouler autour d’elle en position fœtale, proposer une injection létale est une manière bien trop simple de régler le problème. Plus besoin en effet d’avoir recours aux unités de soins palliatifs compétentes, dont on sait combien elles sont engorgées. « Proposer le suicide à des personnes que l’on ne sait pas vraiment soigner ou accompagner. Voilà le scandale » s’insurge la psychanalyste. Aussi rappelle-t-elle qu’il y a d’autres façons d’aborder la mort. Sans doute moins violentes. L’anorexie finale, par exemple, dont on parle peu et qu’il est possible d’encadrer.
Les mourants, qui cessent de boire et de s’alimenter, s’éteignent en quelques jours. Sans souffrance.
« Bien sûr, chacun est libre de mourir comme il le souhaite, mais à condition d’être informé de tous les moyens légaux », précise celle qui a accompagné des centaines de mourants. A méditer.

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Il y a quarante ans à la télé…

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En "Une" du "Télé Poche" n°1111, Roger Zabel invite les téléspectateurs à arrêter de fumer. DR.

Que regardions-nous le dimanche 17 juin 1984 ? Du foot, des séries américaines, les résultats des élections européennes et Jacques Martin.


La télévision française, cet animal à sang froid, ne change pas. Aucune révolution numérique n’est venue modifier son ADN profond en quarante ans. La télé vit de ballons, de débats et de divertissement. Le téléspectateur de 2024 ne serait pas perturbé à la vue du programme de ce dimanche 17 juin 1984 qui, dans les grandes lignes, ne diffère que très peu du PAF actuel.

RFA-Roumanie sur la Une, Portugal-Espagne sur Antenne 2

Déjà en juin 1984, nous votions pour des élections européennes marquées par l’abstention et la montée du FN, un Euro de foot à domicile monopolisait TF1 non privatisée et Antenne 2, le Grand Prix du Canada de F1 se tenait sur le circuit Jacques Villeneuve et les 24 Heures du Mans démarraient et se clôturaient dans le département de la Sarthe. Cet immobilisme programmatique est, selon notre état d’esprit du moment, de nature à nous alarmer sur la permanence des organisations humaines, leur incapacité à se réformer ou à se réinventer, ou à nous réjouir justement de ce confort de pensée, véritable garantie des démocraties occidentales et de leur pérennité pénarde. Téléfoot et Stade 2 avaient déjà leurs supporters acquis. En février de cette même année, l’excellent Daniel Cazal avait annoncé la « presque mort » (coma dépassé) de Roger Couderc dans une séquence surréaliste.

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Ce soir du 17 juin, la Une diffusait RFA-Roumanie à Bollaert et la Deux, Portugal-Espagne au stade Vélodrome. Les Bleus de Platini allaient mater la Roja au Parc des Princes 2 à 0, dix jours plus tard. Anne Sinclair n’assurera la présentation de 7 sur 7 qu’à partir de septembre. Au début de l’été, c’est encore Jean-Louis Burgat et Erik Gilbert qui sont aux manettes. Le Journal de 20 Heures d’Antenne 2 est incarné par le regretté Bernard Rapp, ex-correspondant à Londres et pas encore cinéaste délicat. Starsky et Hutch font hurler la sirène de leur Ford Gran Torino rouge à bande blanche à 13 h 25. Il n’est pas question de traîner à table. Surtout qu’une heure plus tard, Sidney nous inculque les bases du smurf dans HIP HOP et nous initie aux cultures urbaines. Au jeu des sept différences, la télé d’hier et d’aujourd’hui offre un décalque parfait. Jacques Martin prenait le poste en « otage » à partir de 11 h 15 pour ne le lâcher que vers 17 h 05. L’inoxydable Michel Drucker ne put jamais vraiment égaler ce stakhanoviste du jour du Seigneur. Du sport, de la parlotte politique, de l’entrisme américain jubilatoire, à base de « Chips », de « Pour l’amour du risque » et du sautillant Colt Seavers, voilà par quoi est passée notre éducation cathodique que certains jugeront « lamentable ». Nos humanités valent bien les idéaux d’avant-guerre.

Bernard Tapie suant chez Véronique et Davina

Après que l’on ne vienne pas pinailler sur notre désengagement rieur, nous avons été à l’école du dérapage contrôlé, du Rap naissant et des seins décomplexés. Myriam avait enlevé le bas après la victoire de Mitterrand pour la campagne d’affichage du groupe Avenir, mais nous étions trop jeunes pour apprécier ce geste libérateur. Trois ans plus tard, Gym Tonic réveillera nos dimanches matin sur le coup des 10 h 30. Ce 17 juin, Bernard Tapie, bronzé comme un pubard, en marcel et bas de survêt vert fluo sue aux côtés de Véronique et Davina. C’est surtout le générique ensorcelant et la douche finale qui figeront notre imaginaire et non le repreneur de Wonder pour 1 franc…

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Le soir, nous avons droit à une comédie de Molinaro « Pour cent briques t’as plus rien… » datant de 1982 avec Daniel Auteuil, Anémone et Gérard Jugnot qui vient de sortir au cinéma « Pinot simple flic ». Je crois que ma passion pour Élisa Servier et Georges Géret remonte à cette époque-là. Il y a bien une différence notable dans cet océan de bonheur, une incongruité, certainement le signe de réfractaires, d’intellectuels qui résistent au rouleau compresseur de la télé commerciale, des fanatiques probablement. FR3 fait figure de mauvais coucheur avec une programmation élitiste et assommante. Pour qui se prend cette chaîne ? Entre 16 h 25 et 18 h 20, elle inflige aux travailleurs qui doivent supporter le tournant de la rigueur, un cycle Shakespeare avec « Le songe d’une nuit d’été ». La direction de FR3 ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle impose John Baez en prime time suivie du Cinéma de minuit. Nous sommes au commencement de l’exception culturelle.

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Juifs de France: pour vivre, vivons cachés

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Incendie criminel de la synagogue de Rouen, 17 mai 2024 © Robin Letellier/SIPA

Le revival antisémite constaté en France depuis les attaques du 7 octobre ne doit être ni exagéré ni minimisé. Dans le magazine de juin, Georges Bensoussan prédit un sombre avenir pour les Juifs de France, Céline Pina enquête sur l’antisémitisme d’atmosphère dans les universités, Olivier Douman explore les liens entre la mouvance antifa et la cause palestinienne, et Jeremy Stubbs révèle les horreurs de la nouvelle judéophobie mondialisée.


Ni exagération ni minimisation. Ce programme qui vaut pour n’importe quel domaine d’étude est aussi crucial que difficile à appliquer quand on cherche à comprendre le revival antisémite à l’œuvre en France depuis le 7 octobre – disons le 8 – et à apprécier son ampleur. Comment se protéger contre le miroir grossissant de médias qui, par nature, ne parlent que des trains qui n’arrivent pas à l’heure ? Les Français fraîchement émigrés en Israël que j’ai rencontrés récemment semblent penser que leur pays natal ressemble à l’Allemagne de 1933. On n’en est pas là, loin s’en faut, car dans ses tréfonds et quoi qu’elle pense de la guerre d’Israël à Gaza, la société française ne mange pas de ce pain-là. Le gouvernement ne fait preuve d’aucune complaisance même si, comme l’observe Georges Bensoussan (pages XX-XX) on peut légitimement lui reprocher de favoriser les causes dont il déplore les effets.

Ce qui complique l’analyse, c’est qu’il est presque aussi hasardeux de définir l’antisémitisme que de définir un juif. Reste que la preuve du pudding, c’est qu’il se mange et la preuve que cette résurgence de l’antisémitisme est bien réelle est que beaucoup de juifs ont peur, en France et dans le monde entier. Pour notre pays, des données angoissantes circulent : augmentation de 1 000 % des agressions antijuives selon un rapport publié par le CRIF (tendance confirmée par les données du ministère de l’Intérieur), une proportion significative de juifs cachent leur nom sur les applis VTC ou sur leur boîte aux lettres, les étudiants juifs sont exfiltrés de Sciences-Po Menton où on ne peut pas assurer leur sécurité. Les témoignages sur la situation à l’université rassemblés par Céline Pina sont consternants. Au point que même quelques progressistes bon teint commencent à s’alarmer, comme en témoigne la réunion organisée le 23 mai à Paris par « trois collectifs juifs d’extrême gauche », apprend-on dans Le Point.

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On dirait que les digues illusoires qu’on a cru ériger en psalmodiant « plus jamais ça » ont cédé. L’interdit de l’antisémitisme vaut pour le juif en pyjama rayé, pas pour celui en uniforme kaki. Planquée derrière l’exécration de l’État juif et abritée par les grandes causes du nouveau progressisme, la délégitimation des Juifs, comme peuple et comme individus, se porte en bandoulière. Le 22 mai, une certaine Isabelle Callaud, qui se déclare « insoumise et antifa » et, ce qui fait encore plus peur, enseignante, publie sur X un montage d’une trentaine de photos, assorti du commentaire « les complices du criminel doivent être jugés » (où votre servante a l’honneur de figurer en excellente compagnie). En concoctant son « Affiche jaune », cette dame n’a curieusement retenu que des noms et des visages juifs. Une liste de juifs ainsi offerts à la vindicte, ça devrait révulser les critiques les plus sévères de la politique israélienne, susciter les protestations d’Insoumis furieux d’être embarqués dans ce douteux combat. Nada. Rien. Le mot « Palestine » est décidément une couverture pratique pour bien des mauvais sentiments. 

Au non du père

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L'écrivaine française Raymonde Vincent (1908-1985). DR.

En ce jour de fête des pères, redécouvrons la romancière Raymonde Vincent, dont Claudel appréciait la délicatesse du style, avec la réédition de Elisabeth, suivi de Le Père, une nouvelle inédite.


D’origine berrichonne, Raymonde Vincent (1908-1985) obtient en 1937 le Prix Femina pour son roman Campagne, vendu à plus de 100 000 exemplaires, devançant des romanciers talentueux tels que Henri Bosco ou Robert Brasillach, le très influent journaliste littéraire du quotidien L’Action française. Elle récidive avec Élisabeth, roman plus épuré, qui ne rencontre pas le succès espéré. Les Éditions du Passeur, dans la remarquable collection « Les pages oubliées », republie ce roman, avec une préface de Renan Prévot, qui le mérite à bien des égards. Paul Claudel, en lisant le livre, fut touché par l’expression symbolique et personnelle, pour ne pas dire pleine de grâce, qui s’y déploie. Il écrit à la jeune femme : « De votre Élisabeth, j’ai apprécié la délicatesse ravissante et la spiritualité exquise ».

Une fille de la campagne

Raymonde Vincent est née dans une famille paysanne. Sa mère meurt alors qu’elle a 4 ans. Confiée à sa grand-mère, elle doit subir la dure éducation de son père, homme taiseux. Elle n’est pas scolarisée, travaille à la ferme, garde les chèvres. C’est une autodidacte qui apprend à lire dans le journal et au catéchisme. À 13 ans, elle rejoint la cohorte des jeunes filles engagées dans les ateliers de confection près de Châteauroux. Rêveuse, aimant se promener à bicyclette sur les chemins herbeux, elle n’apprécie pas du tout leur ambiance confinée. En 1925, elle décide de voler de ses propres ailes et « monte » à Paris. Elle fait plusieurs petits boulots, déambule dans le quartier Montparnasse, rencontre sa faune interlope, quelques artistes plus ou moins célèbres, dont Giacometti et Albert Béguin, directeur de la revue Esprit, qu’elle épouse en 1929. Avec lui, l’air devient plus enivrant. La petite fermière découvre la littérature, les voyages, se met à écrire (romans, poésies, articles). Cette fille de la campagne, fidèle à ses racines, n’accepte pas la France de Vichy, malgré le slogan du Maréchal Pétain : « La terre, elle, ne ment pas ». Courageuse, elle participe à la Résistance. Séparée de son mari à la fin des années 1950, elle revient s’installer en Berry. Elle y meurt en 1985, totalement oubliée. Son dernier roman, écrit à Saint-Chartier, département de l’Indre, Le temps d’apprendre à vivre, est largement autobiographique, comme l’ensemble de son œuvre (neuf romans).

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Élisabeth (1946) n’échappe pas aux fragments autobiographiques. Débuté à l’été 1939, où l’on redoute d’entendre le tocsin annoncer la nouvelle guerre, on y retrouve le désenchantement d’une génération, celle des jeunes écrivains partisans d’un réalisme chrétien. L’héroïne est éprise de liberté, elle cherche à quitter le milieu familial oppressant, sans toutefois rompre avec la beauté du rythme des saisons où l’on peut déceler, si l’on est attentif, un ordre supérieur. C’est alors que l’auteure apprend la mort subite de son père. Dans le roman, elle ne peut se résoudre à le dépeindre d’une manière réaliste. Elle doit en magnifier la figure. Pourtant, dans une lettre à Albert Béguin, citée dans la préface à l’édition de 2024, elle avoue : « (…) depuis que j’ai quitté ma grand-mère je suis seule au monde, depuis l’âge de 7 ans – j’ai vécu sans une caresse, ni une bonne parole de mon père. Je peux continuer, j’ai souffert de ses méchancetés, je peux souffrir de celles des autres. » Dans le roman, Élisabeth raconte le départ pour la capitale. Le père refuse de l’accompagner à la gare. Sa belle-mère lui crie : « S’il meurt, je te tue. » Comme le souligne le préfacier, Renan Prévot, à propos de l’attitude de Raymonde Vincent, « il faudra attendre les années 1970 pour qu’elle revienne sur les mêmes faits et prolonge en quelque sorte le roman d’une nouvelle, Le Père. » Nouvelle inédite à découvrir à la fin de l’ouvrage réédité. On retrouve ici la douleur d’une jeune femme qui refuse que s’efface le paradis de l’enfance. La disparition du père, même mauvais, symbolise ce déchirement. Les amis de son époux ne l’impressionnent pas. Ils ont beau se nommer, Aragon, Giraudoux, Bernanos, son instinct religieux la pousse à trouver refuge dans les replis de sa mémoire. Et l’univers romanesque permet la reconstitution du jardin de ses souvenirs. C’est pour cela qu’il faut lire Élisabeth, à l’ombre d’un châtaignier, en écoutant le chant de la grive, l’été. Extrait, ne serait-ce que pour la précision du style : « Une lumière réapparue, basse, planquée, assombrie par les lignes de forêts alentour des champs, de lourds rideaux immobiles où se dégageait tout à coup un passage merveilleusement familier, celui de la route des sous-bois, vers les ‘’Reculées’’. Les branches basses baignaient dans l’eau claire des rigoles, des cailloux délavés. » Ou encore : « Dans le paysage encore frappant de fidélité, se confondit à l’égouttement des arbres, la clameur désespérée des gens, une foule compacte, dissolue entre la supplication et la malédiction. »

Un beau roman oublié

Certaines pages d’Élisabeth rappellent celles de La terre qui meurt (1899), de René Bazin, le tragique en moins. C’est en tout cas un beau roman, revenu des limbes, décrivant la nature qui sauve et élève.

Raymonde Vincent, Élisabeth, suivi de Le Père (inédit), collection « Les pages oubliées », Le Passeur Éditeur.

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Leos Carax: poète des images et du son

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"C'est pas moi" de Leos Carax (2024) © Les films du losange

Le nouveau court-métrage autobiographique du cinéaste est aussi déroutant qu’excitant.


Réalisateur de films mythiques comme Les Amants du Pont-Neuf (1991), Leos Carax, né en 1960, est Franco-allemand par son père et Américain de sang juif par sa mère.

À cheval sur plusieurs nations, ses origines balaient donc a priori un spectre couvrant les cultures des pays d’Europe centrale jusqu’aux États-Unis, terre d’immigration, avec une prédilection pour New-York. Hanté par les guerres du XXe siècle, Leos Carax est un enfant de la Shoah et de Jean-Luc Godard, cinéaste qu’il révère entre tous. Il est question de tout cela et de beaucoup d’autres choses dans son court métrage autobiographique de 42 minutes, sorti sur les écrans ce mercredi et intitulé C’est pas moi.

Une commande du Centre Pompidou

À l’origine, ce film est une commande du Centre Pompidou. Leos Carax avait carte blanche pour raconter sa vie en images. Le résultat est un poème visuel et sonore d’une grande beauté plastique. D’un point de vue formel, C’est pas moi doit beaucoup aux derniers films de Godard. Il n’y a pas de narration suivie, mais seulement des séquences qui s’enchevêtrent au gré de l’inspiration du cinéaste et de ses souvenirs. Leos Carax, reprenant la voix sourde et essoufflée de Godard, commente lui-même les images et n’hésite pas à se filmer dans des accoutrements burlesques de clochard céleste ou de dandy suranné. Ainsi de cette scène où on le voit déambuler, dans le parc verdoyant des Buttes-Chaumont, en compagnie de son comparse, l’acteur Denis Lavant, qui reprend ici le rôle de M. Merde (Holy Motors, 2012).

Pour comprendre ce que capte ici Leos Carax, il faut peut-être connaître tant soit peu sa filmographie. C’est pas moi est un film codé, qui nécessite pour y entrer l’acquisition d’un « schibboleth », c’est-à-dire d’un mot de passe perfectionné. Le film est d’ailleurs d’une telle richesse qu’une seule vision n’en épuise pas tout le sens. Leos Carax, comme Godard avant lui, ne s’inquiète pas d’être compris ou non. Il livre (aux commanditaires du Centre Pompidou) une œuvre brute. Aux spectateurs de se débrouiller, et de grappiller ici et là des éléments comestibles. Après tout, devant un tableau abstrait, on n’essaie pas de tout comprendre la première fois, de manière définitive. On attend que le sens profond s’infiltre petit à petit en soi, par intuition. Le film de Leos Carax est à ce titre une authentique expérience artistique, déroutante, imprévisible, mais particulièrement excitante dès la première projection.

Un film sur le cinéma

Leos Carax a d’abord voulu rendre hommage, dans ce film, au cinéma, et notamment aux cinéastes qu’il a aimés au cours de sa vie et qui ont été ses maîtres. Il évoque, nous l’avons dit, Godard, mais aussi Polanski, « cinéaste de petite taille et juif comme moi », et survivant de la Shoah. À plusieurs reprises, Carax revient sur la Shoah, et s’attarde sur Hitler et sa « Solution » criminelle pour assassiner le maximum d’êtres humains innocents. Des images de guerre surgissent, en l’occurrence celles d’avions larguant leurs bombes. On se souvient que ces images ouvraient déjà Pola X en 1999.

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En ce sens, C’est pas moi est une méditation historique, dans laquelle Leos Carax replace son propre destin dans le prolongement d’un XXe siècle tragique.

L’apocalypse qui se profile

Comme chez Godard, des cartons viennent souligner en quelques mots la signification aléatoire des images. On peut lire « Imposture », ou encore « Il est trop tard »,et aussi « Fin de tout ». Leos Carax n’est pas un optimiste, il reprend chez Godard, là aussi, l’idée d’une apocalypse qui se profile, d’une fin des temps sans nécessairement de messie. J’ai noté le moment où Carax parle de Dieu, mais cela reste également énigmatique. Au fond, ce qu’il y a de plus beau dans C’est pas moi, c’est précisément cette dimension quasi métaphysique qui affleure de partout. Sans croire forcément à la religion, Leos Carax fait de l’art une prière adressée au Très-Haut, une invocation qui passe par la « voix » humaine. Il s’arrête en effet sur la musique, très importante dans sa vie, comme on sait (cf. le sublime Annette, 2017, avec Marion Cotillard), mais en mettant à part tout de suite l’instrument de la « voix », comme médiation privilégiée. Leos Carax représente cette voix apaisante sur fond d’orage, dans le lointain. De son maître Godard, il a gardé le goût du romanesque, et des émotions palpitantes qui vont avec. Il parle donc volontiers de sa passion pour les actrices, les vivantes, comme Juliette Binoche, avec qui il a tourné plusieurs films, ou bien encore celles qui ont disparu, mais demeurent dans son panthéon personnel, comme Marilyn Monroe qui le fascine depuis qu’il était adolescent.

Un autre carton de C’est pas moi indique : « Trouver sa place ». Ici de nouveau, nous reconnaissons l’héritage de Godard, en tant qu’artiste dans la marge. Carax aime se représenter en cinéaste maudit ‒ ce qu’il n’est plus tout à fait, en réalité. Ses films désormais sont reconnus, appréciés et admis. Mais cela ne l’empêche pas de cultiver son originalité, voire son génie, et de poursuivre son travail avec la même exigence intellectuelle qu’à ses débuts. C’est un peu la morale pétillante de C’est pas moi, une morale qui, selon moi, renoue avec l’héritage d’un passé aboli. Leos Carax, comme quelques autres, conserve la nostalgie de ce paradis perdu.

C’est pas moi, film de Leos Carax, avec Denis Lavant, 42 mn. Ce film est en salle depuis le mercredi 12 juin.

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