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De la culture des navets en général

kechiche von trier cinema

À l’instigation de mes élèves, à qui l’on avait absolument recommandé, pour des raisons pédagogiques, d’aller voir la Vie d’Adèle, j’ai donc visionné le film d’Abdellatif Kechiche. Palme d’or du dernier Festival de Cannes.

170 mn. C’est long. C’est très long. C’est même interminable.
Ça ne l’est pas quand il s’agit du Guépard (205mn — Palme d’or 1963), d’Apocalypse now ou du Tambour (respectivement 221 et 162 mn, Palmes ex-aequo 1979). Mais n’est pas utilement long qui veut…

C’est un film de cul (si, si, et ceux qui vous disent qu’il s’agit d’un documentaire sur les valeurs gustatives de l’huître et des spaghetti bolognaise mentent — j’y reviendrai).
Ce ne serait pas grave s’il s’agissait de Blow up (Palme d’or 1967), de All that jazz (ah, le chef d’œuvre de Bob Fosse, primé en 1980) ou de la Leçon de piano (1993), trois films qui savent ce que baiser veut dire, et qui le disent bien.
C’est un film « social », avec toutes les caractéristiques techniques — pseudo-réalisme, caméra portée, jeu approximatif de tous les seconds rôles — du genre.
Ça ne me gênerait pas si La Vie d’Adèle avait, dans le genre social, la force de l’Affaire Mattei (1972) ou de l’Homme de fer (Wajda, 1981).
Mais depuis qu’il a primé Entre les murs, dont j’ai eu l’occasion de dire ici même tout le bien que j’en pensais, le Festival de Cannes n’est plus une référence.
Ou il est comme le pédagogisme : une boussole qui indique constamment le Sud.

La Vie d’Adèle un film fait par un Franco-Tunisien. Ça ne devrait avoir aucune importance — nous avons tous salué en son temps la Palme donnée à Chronique des années de braise, de Lakhdar-Hamina. Mais dans les éloges forcés accordés par une certaine presse bien-pensante, j’entends rugir le politiquement correct. Je l’entends même dans le silence médiatique sur le conflit entre Kechiche et la CGT du Spectacle — le metteur en scène ayant accablé l’équipe technique sous les heures sup non payées, dans un milieu où l’exploitation est pourtant la règle. Je l’entends aussi dans le silence gêné qui a accompagné les révélations des deux actrices principales sur le harcèlement auquel les a soumises le génie de Tunis. Ce ne sont pas toutes les jeunes femmes qui disent qu’elles se sont senties souillées comme des prostituées…

C’est une Palme de discrimination positive, je ne vois pas d’autre explication.
Kechiche d’ailleurs, ardemment soutenu par la pensée unique telle qu’elle s’exprime sur Rue89, enthousiaste dès la première heure (ont-ils regardé les deux suivantes ?), n’admet pas, en autocrate qu’il est apparemment, et en paranoïaque affirmé, la moindre contestation. Le Huffington Post s’est amusé des emballements hargneux de cet autocrate au petit pied. Franchement, invoquer la lutte des classes pour justifier sa violence, ce serait comique si ça ne témoignait pas d’une distorsion gravissime des valeurs. Un réalisateur peut-il tout se permettre, dès lors qu’il est franco-tunisien ? N’est pas Maurice Pialat qui veut…

La lutte des classes, parlons-en. Eliminons d’abord ce qui a fait polémique auprès de la presse bien-pensante : La Vie d’Adèle n’est pas un film lesbien — mais alors, pas du tout. C’est une suite de scènes d’échanges lesbiens jouées par deux hétérosexuelles et filmées par un Grand Mâle Dominant — autant aller sur des sites pornos spécialisés : « Pushing her tongue deep inside », sur RedTube, cela vous a une autre gueule que La Vie d’Adèle. Pour un hétéro.

Le choix d’une prise de vue constamment extérieure aux personnages est d’ailleurs révélateur du voyeurisme touche-pipi de Kechiche et de ceux qui l’encensent.
Les lesbiennes que je connais se sont étonnées de la très très longue séquence de kamasutra lesbien dès le premier contact (alors que ce qui précédait, les émois, les reculades, les effleurements, n’était pas dépourvu d’intérêt). L’absence d’hésitation. La récitation, en quelque sorte, d’exercices gymnastiques. L’amour se réduit-il à une feuille de rose ?

Ajoutez à cela que si vous imaginez un couple d’hétéros à la place des deux héroïnes, le film se révèle être ce qu’il est : un entassement sans intérêt de scènes plus ou moins hard, L’Amant en pire. Et je ne croyais pas possible de faire pire que L’Amant.

Sans compter que le réalisateur croit compenser la pornographie (au sens propre) du film par un romantisme de bazar — Adèle contemplant le soleil à travers les feuilles des arbres, cela rappelle furieusement Emma (Bovary…) trouvant dans le même plan un prétexte pour coucher avec Rodolphe dans la campagne humide… Sauf que Flaubert y mettait une ironie sauvage, montrait justement comment on succombe à un cliché — et que le film de Kechiche est bourré de clichés insérés là pour faire joli. Ou parce qu’il y croit.
Le « joli » est d’ailleurs la caractéristique de ce film pour bobos et midinettes. Elles sont mignonnes, elles n’ont pas un poil de cellulite, elles ont la perfection que confèrent automatiquement les clairs-obscurs, bref, c’est l’érotisme du papier glacé. Rien de vraiment charnel là-dedans.
Reste l’aspect « social ». Emma aime les huîtres (elle insiste lourdement pour bien nous faire comprendre ce qu’elle y boit, au point que le spectateur se demande quelle pudeur soudaine a empêché Kechiche de lui faire aimer les moules) et Adèle les spaghettis bolognaise — oui, et alors ? La lutte des classes réduite à un conflit gastronomique, ça me semble un peu court. On pouvait mieux attendre d’un film situé dans le Nord de la France, dans des zones sans emploi ni espérance — mais nous n’en saurons rien : la géographie, ici, est purement décorative.

C’est cet aspect, paraît-il, qui a incité un prof de Sciences Economiques et Sociales de mes connaissances à conseiller (imposer serait presque plus juste) le film à ses élèves. C’est de la sociologie comme certains en font aujourd’hui : un exemple, tirez-en les conclusions générales. À ce niveau, n’importe qui est sociologue.

Pour bien faire « social » (mais n’est pas Ken Loach qui veut), Kechiche filme avec la caméra sur l’épaule — un truc déjà utilisé dans l’Esquive, et qui donne mal au cœur en trois minutes. Comme dans l’Esquive, où des adolescents inaudibles ânonnaient le Jeu de l’amour et du hasard, ça commence par du Marivaux — quinze lignes de La Vie de Marianne, le seul moment réellement glamour du film. Pour tenir le choc, encore aurait-il fallu que le reste du dialogue fût à la hauteur. Mais bon, n’est pas Michel Deville qui veut : revoyez donc Raphaël ou le débauché, ça vous rafraîchira l’haleine et les tympans après La Vie d’Adèle.
Ne soyons pas absolument négatif : un vrai metteur en scène tirera le meilleur d’Adèle Exarchopoulos, qui a du talent. Mais un vrai producteur ne fera rien avec Abdellatif Kechiche, qui croit avoir du talent. Comme le résumait assez bien Le Figaro, il lui a manqué un Selznick (le producteur d’Autant en emporte le vent) pour l’obliger à tenir le cap, et à couper une heure et demie de son film.

Quant aux Sciences sociales… Ma foi, pour ce qui est de la lutte des classes, autant retourner voir la Part des anges, qui est un vrai film — où le whisky hors d’âge est un marqueur bien plus évident que les spaghettis bolognaise. Pour les amours lesbiennes, autant en revenir à Mulholland Drive, où les corps font sens. Pour le réalisme social, autant revoir À nos amours, où Pialat découvrait pour nous Sandrine Bonnaire. Et pour les chroniques saignantes sur le Nord de la France, voir L’humanité, de Bruno Dumont — Grand Prix à Cannes en 1999, l’année où avait triomphé Rosetta, autre vrai film social comme on les aime.

Peut-être pourrait-on insérer un petit cours de cinéma dans la formation des profs de SES ? Mais je ne veux pas les mettre tous dans le même sac : il en est qui ne s’aventureraient pas à proposer un film nul en exemple à des élèves qui ne lui ont rien fait. Mais il en est d’autres, les pauvres, qui s’enthousiasment sur trois fois rien. Défaut de culture ? Mais qu’ils poussent des élèves à partager leurs enthousiasmes adolescents, cela ne s’apparente-t-il pas à de la manipulation ?

 

Au poteau, les salauds!

343 salauds feminisme

Parfois, chez Causeur, on est un peu poseur. C’est ce que m’a d’abord inspiré votre opération « 343 salauds », jusqu’à ce que je réalise qu’elle vous avait fait tomber le ciel sur la tête. N’étant pas amateur d’amours tarifées, je ne m’intéressais guère à ce qui me paraissait une espèce d’improvisation d’après-dîner, à l’heure du cognac. On discute en s’échauffant (ou l’inverse), on s’excite en rigolant, on écrit sur la nappe un manifeste « à la manière de », chipant la sémantique libertaire pour faire la nique à Libé et au Nouvel Obs, et pour finir on trouve archi-génial (avec un digestif dans le pif) un slogan comme « Touche pas à ma pute ». Pourquoi pas ?

Et voilà qu’on se retrouve sur un champ de bataille avec des balles qui sifflent de tous côtés. Pourtant, l’ex-chanteur et ex-lunettier Antoine, initiateur d’une pétition parfaitement identique sur le fond, ne ramasse pas le moindre Scud. Le problème, c’était la forme, trop vulgaire paraît-il, et plus encore les auteurs, non homologués comme provocateurs. Les libertaires se sont vexés. La rébellion, c’est leur chasse gardée depuis quarante-cinq ans. Ils ont vieilli et les vieux, voyez-vous, n’aiment pas qu’on change leurs habitudes. Or, au lieu de se faire courser par les juges et les flics, ce sont eux qui, devenus dominants, les lancent aux trousses des nouveaux chenapans. La honte. Et que cette leçon soit administrée sur le mode rigolard par des réacs-fachos-omniphobes, encore plus la honte.[access capability= »lire_inedits »]

Bref, si vous cherchiez la publicité, à Causeur, vous l’avez eue. Vous avez fait chauffer le braillomètre au rouge. Et comme si on avait voulu vous prouver que vous étiez des bouffons en matière de vulgarité de préau, on vous a traités de « connards ». Les vieux enfants sont des tyrans. Ils ne combattent pas des idées par d’autres idées, ils insultent et menacent. Épouvantés, deux salauds se sont « repentis », comme l’affiche triomphalement un site délateur, barrant leurs noms d’un rouge de honte.

Et puis la farce est devenue sinistre. En voyant, sur ce site, ces photos alignées comme au banc d’infamie et ces bandeaux rouges, en découvrant cet appel à la vindicte et au harcèlement, j’ai eu froid dans le dos. Certes, cette violence n’est pas physique, mais elle s’exerce contre des personnes, et ce n’est pas du tout bon signe dans un pays démocratique.

Pis encore, les concepteurs du site prétendent, avec une sidérante hypocrisie, qu’ils peuvent « appeler connards ceux qui se sont eux-mêmes érigés en “ salauds ” sans pour autant faire appel à la haine ». Désolé, mais c’est de la haine, ni plus ni moins. Ah oui, j’oubliais que la haine est le monopole du Front national. Les grandes consciences du Progrès ne sauraient haïr, puisqu’elles défendent ce qui est juste.

Qu’une telle initiative, d’inspiration totalitaire, n’émeuve personne, que les pouvoirs publics s’y montrent indifférents a de quoi inquiéter. N’est-ce pas là une vraie dérive, pire que les « dérapages » traqués sans relâche par les porte-voix du « politiquement correct » échauffés par leur ivresse inquisitoriale ? Ils réclament l’indulgence pour les propos haineux de rappeurs, mais les signataires du « Manifeste des 343 salauds », dont on ne sache pas qu’ils aient cautionné la moindre atteinte aux droits humains, doivent être dûment dénoncés et sanctionnés : ils ont « dérapé ». Et le camp du Progrès ne rigole pas avec les dérapeurs. Il mène une guerre sainte, les amis. Comme l’armée américaine en Irak, il utilise la tactique « Choc et effroi » : écraser l’adversaire sous un déluge de feu (en l’occurrence, d’imprécations et de menaces), dominer le champ de bataille (ici, les médias), multiplier les démonstrations de force pour paralyser l’ennemi et anéantir chez lui toute volonté de combattre.

L’empoignade emblématique de l’année 2013, autour de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, a illustré de façon paroxystique le recours à cette tactique guerrière dans le débat public. En plaçant le « mariage pour tous » sous le signe de la lutte contre l’homophobie, les promoteurs du texte ont transformé d’emblée la légitime controverse entre partisans et opposants en combat sans merci entre les bons et les méchants. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai pris position, dans un article de Causeur, contre le projet de loi, avant de changer d’avis plusieurs semaines plus tard, parce que ma réflexion avait évolué.

Naïf que j’étais ! La violence des réactions m’a donné l’impression d’être un chat dans le tambour d’une machine à laver. Doublement traître, à une faction puis à l’autre, j’étais impardonnable. Il se trouve que, dans mon entourage, certains étaient contre le « mariage pour tous » et d’autres plutôt pour. En fin de compte, ce ne sont pas les commentaires énervés, voire hystériques, des lecteurs, qui m’ont le plus fait mal, mais la violence du cadrage idéologique au nom duquel on me sommait de renier une partie de mes proches – en l’occurrence les « anti-mariage gay ».

J’ai failli céder, avant de me ressaisir et de me rappeler ce que je savais : ce ne sont pas des salauds. Pour revenir à l’actualité, j’ai du mal à imaginer que Causeur n’ait pas prévu la dégelée qu’allait susciter le manifeste litigieux, qui refuse la logique binaire du bien et du mal. Les mécanismes à l’oeuvre dans cette affaire ont pourtant été analysés par une certaine Élisabeth Lévy, d’abord dans Les Maîtres censeurs, puis dans Notre métier a mal tourné, essai critique sur sa profession, écrit avec Philippe Cohen. (À l’intention des professionnels du soupçon, je n’ai aucun intérêt financier dans Causeur ni dans les maisons où ont paru ces deux ouvrages.)

La méthode de verrouillage est désormais bien rodée et interdit, dans la logosphère médiatique, tout débat digne de ce nom. Il faut faire preuve de courage pour émerger de la bouillabaisse politiquement correcte, car la peur est perceptible partout, même si elle ne s’avoue jamais. Peur de voir sa réputation ruinée, de perdre toute audience du jour au lendemain, d’être harcelé par des persécuteurs, voire traîné devant les tribunaux. Le public sent cette peur, ce couvercle de plomb, qui n’étouffe pas seulement la discussion politique, mais aussi la vie intellectuelle et le divertissement. Du jour au lendemain, n’importe qui, connu ou pas, et dans n’importe quel domaine, peut être cloué au pilori. Une personnalité politique. Un acteur. Un journaliste. Un historien. Vous, moi. Ce réprouvé subira les formes modernes du déshonneur : la ringardisation et la disqualification, le concert de ricanements qui, en France, ont remplacé l’humour.

Pendant ce temps, on s’obstine à chercher les racines de la crise française du côté de l’économie, du vivre-ensemble, sans oublier le climat rendu « délétère » par l’éternel retour de la Bête immonde. Mais sur les pratiques qui tétanisent le débat politique et médiatique, sur l’intimidation qui décourage toute velléité de divergence, pas un mot. Ces méthodes expliquent pourtant la difficulté de plus en plus grande des Français à échanger de façon policée dans l’espace commun – la politesse étant étymologiquement l’art de se conduire dans la Cité. En réalité, cette façon de les diviser arbitrairement entre vainqueurs et vaincus, modernes et ringards, salauds et héros, révolte nos compatriotes autant que l’injustice fiscale. La scène publique offre ainsi un spectacle brutal où l’agressivité, la vulgarité du langage, l’intimidation tuent ce qui fut si français : la recherche d’une vérité commune. Le siècle des Lumières l’appelait conversation et les salons célébraient celles et ceux qui y excellaient. Notre siècle, avec véhémence, promeut surtout des enragés (et peut-être plus encore des enragées) de l’interdit. Est-cela, vraiment, que nos brillants ancêtres appelaient Progrès ?[/access]

Quand le FN réécrit l’Histoire

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martel philippot fn

Dans l’entretien qu’il a accordé à Causeur, Philippe Martel, chef de cabinet de Marine Le Pen, apporte sa contribution à un travail entrepris par la direction du Front National depuis quelques mois. Il s’agit de mettre en avant des gens qui, en se revendiquant de leur passé, contribuent à l’entreprise de respectabilisation du parti. Qui ancien UMP, qui ex-chevènementiste, ex-séguiniste, gaulliste vous disent : « Nous n’avons pas changé, c’est le Front qui l’a fait ». Petit exercice, qui répond d’ailleurs à celui, caricatural et dérisoire, actuellement entrepris par Libération qui met en scène et donne la parole à des gens qui ont été au FN de bonne foi et en sont revenus tout chose…

Alors, nous dit Monsieur Martel, après Florian Philippot, le Front National serait un parti comme les autres, qui poserait les bonnes questions, dont les dirigeants seraient fréquentables et qu’il faudrait considérer comme appartenant à « l’arc républicain ». Désolé, mais tout ceci nécessite d’accepter au préalable une imposture. Les glapissements des antifascistes de pacotille de la petite gauche à l’égard du FN sont insupportables, mais ce n’est pas une raison pour marcher dans la combine. Entendre des apostats, aux parcours tout de sinuosités, tout d’aller-retours bizarres, titulaires de préférence d’un passage (vrai ou faux) dans l’aventure Chevènement du début des années 2000 ou se revendiquant de Philippe Séguin, venir nous donner des leçons, de républicanisme, de laïcité, de préoccupations sociales, et le pire, des leçons de gaullisme, voire de marxisme, c’est profondément énervant ! Pour qui connaît un peu l’histoire, voir annexer Valmy, le « petit père Combes », et maintenant Charles de Gaulle ne peut que mettre en rage. Comme de voir Philippot avec des fleurs à Colombey !

Cela oblige d’ailleurs ces petits télégraphistes à des contorsions risibles. Que nous dit l’interviewé ? «C’est ce que j’ai, hélas, mis du temps à comprendre : derrière les traités européens se cachent des politiques économiques et sociales ultralibérales » Sans blague ? Depuis Jean Monnet, le représentant en cognac, fourrier, dès la deuxième guerre mondiale, d’une intégration européenne strictement économique,  libérale, et au service de la puissance américaine, on sait très bien à quoi s’en tenir. Eh bien, dites donc, ou Monsieur Martel est spécialement « dur à la comprenette » comme on dit à Toulouse, ou il nous prend pour des imbéciles !

Qu’est le Front National, d’hier et d’aujourd’hui (car c’est le même) ? En aucun cas un parti fasciste ou fascisant, cette accusation est (volontairement ?) infondée. Il s’enracine en fait dans un vieux courant qui existe depuis longtemps dans notre pays, que l’on va qualifier en se référant à René Rémond, de droite réactionnaire entretenant avec le siècle des lumières et la Révolution un rapport de rejet. Courant éminemment français, qui a produit écrivains et penseurs parfois de grande qualité, mais rarement des hommes politiques dignes de ce nom. Le 6 février 1934, il y eut dans la société française des tentations autoritaires, mais le fascisme y était étranger. Et d’ailleurs ce spasme particulier a donné naissance à l’inverse, c’est-à-dire le Front Populaire. C’est juste après que se produira la souillure. Celle de la trahison de 1940 et de l’installation d’un régime de droite réactionnaire spécifique dans les fourgons de l’étranger. Il y avait bien sûr quelques nazis français dans les collaborationnistes, mais l’idée centrale était celle d’une revanche sur le Front Populaire et aussi sur la Révolution française. Les actes constitutionnels du 10 juillet 40 commencèrent par supprimer le mot de République. Dès ce moment-là, tout ce qui composait ce courant, vouait à de Gaulle qui était leur antithèse, une exécration qui ne s’est jamais démentie.

Pour des raisons d’unité nationale face aux prétentions américaines, de Gaulle n’enclencha pas immédiatement une épuration sévère même s’il s’opposa à l’amnistie de 1953. La IVe République fut bonne fille. Grâce à la guerre froide ce courant n’eut de cesse que de préparer sa revanche. En construisant la légende mensongère d’une épuration sanglante et aveugle, en amalgamant, en noyautant, comme par exemple le mouvement poujadiste dont Jean-Marie Le Pen fut un des premiers députés. La guerre d’Algérie lui fournit une occasion en or. La lâcheté socialiste de 1956 donnant les pleins pouvoirs à une armée divisée, désorientée et prise en main parfois par des officiers issus de l’armée de Vichy qui avaient prudemment attendu 1944 pour combattre l’ennemi. La France ne passa pas si loin d’une guerre civile que nous évita la virtuosité politique de Charles de Gaulle en 1958. La haine à son égard redoubla. L’exécration prit des proportions délirantes, les tentatives d’assassinats se multipliant. À ce sujet, j’invite à lire la déclaration liminaire de Jean-Marie Bastien Thiry à son procès. On pourra la comparer avec celle de Hélie Denoix de Saint Marc au sien, après l’échec du putsch d’Alger de 1961 (celle d’un homme d’honneur). L’hégémonie politique du gaullisme fit basculer ensuite l’extrême droite française dans un revanchisme groupusculaire. Dont elle ne sortit qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981… Aidé par le cynisme mitterrandien qui vit là une belle opportunité tactique de gêner la droite républicaine.

Jean-Marie Le Pen appartient, personnellement, culturellement, politiquement à ce courant. Toute sa trajectoire, ses prises de position, ses emportements, sa vie même en témoignent. Ce parti a été créé par ces gens-là, dirigé par ces gens-là (il l’est toujours), façonné par eux. Et l’élection de sa fille à la présidence aurait, d’un coup de baguette magique, aboli le passé, et fait de ce parti le représentant actuel d’un gaullisme social mâtiné de chevènementisme? Un mouvement défenseur acharné de la laïcité alors qu’il comporte son lot de cathos intégristes, un parti républicain alors que ses dirigeants sont les héritiers de ceux qui ont assassiné la République en 1940 ? Mais de qui se moque-t-on ? Nous sommes en présence d’une imposture strictement opportuniste. D’un mensonge.

Les électeurs du Front National ne sont pas des « salauds », sûrement pas des fascistes. Ils ne méritent aucun mépris. Les motivations de leur vote sont diverses, mais elles sont souvent l’expression d’une rage, d’une colère, d’un sentiment d’abandon. Leur but n’est pas d’amener ces gens-là au pouvoir d’État. Les élections européennes, sans enjeu institutionnel direct, et grâce à l’abstention vont en être la démonstration.

C’est la raison pour laquelle l’attitude actuelle de la « petite gauche » qui s’imagine s’en sortir en réactivant les vieilles recettes des années 80, en essayant d’enrôler des antifascistes naïfs, est particulièrement scandaleuse. Crier au loup fasciste, cela ne marche plus. Et au contraire, compte tenu du niveau de disqualification de ces élites roses, cela produit l’effet inverse. Et c’est probablement ce qui est cyniquement recherché pour tenter de sauver les meubles aux élections municipales. Bravo la conscience civique !

Mais pour autant la réaction ne doit pas consister à faire du Front National un parti comme les autres. Sous prétexte qu’Harlem Désir et David Assouline en disent des âneries, lui décerner des brevets d’honorabilité. Ne nous laissons pas abuser par Philippe Martel, Florian Philippot et consorts. Il ne faut pas leur refuser la parole, mais dénoncer l’imposture.

*Photo : BAUDET ERIC/JDD/SIPA. 00650197_000005.

Catalogne : questions pour une Nation

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En 2014, la Catalogne commémorera la guerre de… 1714[1. Barcelone vit alors la défaite de ses troupes face à celles des Bourbons – au terme de la Guerre de succession d’Espagne.]! L’an prochain, on vient aussi de l’apprendre, la région pourrait décider de son indépendance par référendum puis connaître, selon les plus rêveurs, un destin comparable à celui du Portugal[2. Né au Moyen Âge, le Portugal a été rattaché à la couronne d’Espagne entre 1580 et 1640.]. Dans les librairies de Barcelone, fleurissent déjà les ouvrages pour la jeunesse fleurant bon l’exaltation nationaliste. Seulement, la manière dont les Catalans questionnent leur Nation – qui ne pourra jamais être qu’espagnole pour les uns, ou encore en devenir, pour les autres – ne doit pas nous laisser indifférents. Pour preuve, le dernier ouvrage[3. Xavier Casals. El pueblo contra el parlamento. El nuevo populismo en España, 1989-2013. Barcelone : Pasado & Presente, 2013. Ouvrage encore non traduit.] d’un politologue de Barcelone, qui revient sur les origines d’un mouvement nationaliste puisant ses racines au XIXe siècle et qui semble aujourd’hui s’inspirer de pratiques authentiquement populistes.

Pour nous inscrire dans un schéma connu de tous, Xavier Casals, l’auteur, compare les velléités d’indépendance défendues à Barcelone contre Madrid à celles qui opposent Milan et Rome, dans ce « Nord du Sud » européen, si fier de ses résultats économiques et jaloux d’étoffer des prérogatives politiques durement acquises au cours des siècles. Le politologue pointe les causes historiques de l’accélération ou du bégaiement – selon le camp d’où on l’observe – du phénomène nationaliste. Il nous rappelle que l’Italie comme l’Espagne sont, au XIXe siècle, des « constructions nationales inachevées », du fait de l’extension tardive des administrations de l’État et des frustrations endurées dans leurs politiques étrangères : la première est privée d’empire africain à l’époque où l’autre est définitivement chassée des Amériques. Pour s’en tenir à son pays, le politologue signale l’apparition d’un « nationalisme alternatif » catalan, se nourrissant des succès économiques de la région de Barcelone, sentiment qui ne cessera, dès lors, de s’opposer au sentiment national espagnol. La langue catalane en sera le signe le plus flamboyant.

Le terrible tunnel franquiste, au XXe siècle, éloigne durablement la Catalogne  de la « Patrie » des vainqueurs de la Guerre civile, qui déchaînèrent une impitoyable répression, durant trente années. Xavier Casals note, pour le second XXe siècle espagnol, l’échec de ce qu’il décrit comme une tentative de domestication des nationalismes périphériques par la constitution démocratique de 1977. Cette dernière aurait finement essayé de jouer les « nationalités » contre les nationalismes, avec la complicité des progressistes de gauche comme de droite – soucieux d’imposer la paix des braves à la mort de Franco.

La crise de 2008 marque donc un brusque retour de balancier. Se réveillent, depuis, les querelles refoulées par trente années de prospérité et par l’intégration européenne, censée faciliter le passage à une démocratie postnationale. Le réveil du sentiment national catalan signifie-t-il le délitement de la nation telle qu’elle a été conçue au XIXe siècle, ou sa reconfiguration, selon de nouvelles normes populistes ? L’avenir nous le dira.

Force est de constater que, pour l’instant, les forces politiques traditionnelles semblent bien impuissantes à reprendre la main. Le refus de la Couronne d’une sorte de Commonwealth à l’espagnole peut aussi paraître inquiétant. En septembre 2012, Artur Mas, le président de la Generalitat de Catalogne, avait pourtant lancé un ballon d’essai dans ce sens, en laissant entendre qu’une Catalogne indépendante pouvait ne pas être « nécessairement une République ». Le roi Juan Carlos avait vivement réagi en dénonçant des « chimères » qui divisent plus qu’elles n’unissent. L’année 2014 sera, en Espagne, riche en rebondissements… et en leçons pour toute l’Europe.


UMP : la guerre des sous-chefs (suite et sans doute pas fin)

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sarkozy morano ump

Du nouveau à l’est ! Comme nous l’avions prévu il y a trois semaines, sauf retournement extraordinaire, Nadine Morano mènera la liste de l’UMP aux européennes pour la circonscription du grand Est. D’après L’Opinion,  Nicolas Sarkozy aurait pris la décision en personne avant de l’annoncer à son ancienne ministre le 5 décembre dernier. Etonnant. Jusqu’à présent, la stratégie du chef de l’Etat était pourtant claire : apparaître comme un recours au-dessus des partis en général et de l’UMP en particulier. Sa médiation ratée[1. Au bénéfice de Jean-Pierre Raffarin. Quelle humiliation !],  entre Copé et Fillon ayant laissé des mauvais souvenirs, Sarkozy avait résolu de ne plus se mêler des bisbilles internes à l’UMP.

En désignant la tête de liste pour le Grand Est, l’ancien président a donc dérogé à la règle qu’il s’était fixée. Pour une raison simple : sans cet arbitrage, deux pions essentiels de son dispositif se seraient affrontés. Nadine Morano est la trésorière de l’association des Amis de Nicolas Sarkozy, fidèle entre les fidèles. Et Arnaud Danjean compte parmi les jeunes loups sur lesquels Sarkozy pense s’appuyer dans la bataille pour 2017. Comment expliquer que Danjean ait rendu les armes aussi facilement, alors qu’il avait annoncé virilement sa candidature au JDD et bénéficié du  soutien de Joseph Daul et Michel Barnier ? Sarko himself l’a probablement incité très fortement à se contenter de la seconde place… On imagine Copé et Fillon, respectivement soutiens de Morano et de Danjean, ravis de laisser à Nicolas Sarkozy le soin d’arbitrer ce duel fratricide, au risque d’écorner sa stratégie présidentielle en descendant dans la mêlée.

Mais que les duettistes du fol hiver dernier ne se réjouissent pas trop vite. D’autres grandes manœuvres ont commencé pour ces élections européennes, mais sur le plan idéologique. Et là, Sarko, juré-craché, laissera les belligérants se débrouiller entre eux. En cause, la position de Michel Barnier, membre de l’équipe Barroso à Bruxelles, qui court deux lièvres à la fois. La direction de l’UMP comptait faire de Barnier l’adversaire d’Harlem Désir en Ile-de-France et le coordinateur de toute sa campagne nationale. L’ancien ministre des Affaires étrangères caresse aussi l’espoir d’être le candidat du PPE à la présidence de la Commission. C’est justement ce qu’ont contesté vigoureusement le sénateur Philippe Marini et le député Pierre Lellouche au bureau politique de l’UMP la semaine dernière. Membre de la Commission et même candidat à la succession de Barroso, Barnier serait à juste titre considéré comme l’homme du « Système », un sacré handicap pour mener les listes du premier parti d’opposition. D’autant que l’UMP compte lancer un slogan du genre : « Nous aimons l’Europe donc nous en voulons une autre ». Alain Lamassoure, qui n’est par ailleurs toujours pas assuré de mener la liste dans le Sud-Ouest, s’est insurgé contre ce signe d’euroscepticisme. « Arrêtez de taper sur la Commission » a-t-il exhorté, en bon fédéraliste.

Pourtant, Marini et Lellouche ne constituent pas à proprement parler des souverainistes de l’UMP comme Myard, Guaino ou Lucca. Ce sont plutôt des libéraux à la sauce anglo-saxonne, défavorables à l’intervention de la puissance publique, qu’elle soit nationale ou européenne. En cela, il n’est pas si étonnant que Jean-François Copé leur ait donné raison face à Lamassoure. L’argument électoral anti-système se marie à merveille avec ses penchants économiques libéraux.

On imagine très bien Copé recyclant sur le plan européen la fameuse phrase de Pompidou qu’il répète tous les trois jours : « Arrêtez d’emmerder les Français ! » Face à Harlem Désir, qui appellera sans doute à « voter pour une Europe de gauche contre une Europe de droite afin qu’elle puisse vraiment changer » (je vous la fais courte), il serait suicidaire d’opposer son clone idéologique Michel Barnier, au risque d’offrir un boulevard au FN. La commission d’investiture de l’UMP devrait donc choisir un autre champion francilien que Michel Barnier et lui souhaiter bonne chance dans sa course à la présidence de la Commission européenne.

Après tout, l’UMP a des problèmes de riches. Le PS s’apprête à défendre « une autre Europe », allié au SPD allemand, qui vient de former un gouvernement de coalition avec… la chancelière Merkel. On pense aussi au Front de Gauche qui croyait se refaire la cerise avec ce scrutin européen après les bisbilles municipales, mais dont on se demande aujourd’hui s’il existera encore en avril prochain. Le Parti de Gauche de Mélenchon ne vient-il pas de suspendre sa participation au PGE (Parti de la gauche européenne) au prétexte qu’il est présidé par… son allié Pierre Laurent, secrétaire national du PCF ? On pourrait aussi évoquer les sueurs froides de Florian Philippot lorsqu’il imagine les futurs bons mots de campagne de son alter ego du Sud-Est, un certain Jean-Marie Le Pen. Décidément, le rendez-vous électoral du 25 mai sera le moment de tous les dangers. Pour tous !

*Photo : MARVAUX-POOL/SIPA. 00624078_000013.

Tombeau pour Jean-Luc

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jean luc benoziglio

Jean-Luc, maintenant que tu as pris congé

Je peux te dire que je t’admirais et que je t’enviais parfois

Nous avions vingt ans à Lausanne

Nous étions des copains de quartier

Nous passions nos étés à la piscine Montchoisi

Tu me filais des contes pour Le Peuple

Je les publiais aussitôt….tu avais déjà trop de talent

Trop d’élégance, trop d’humour, trop de pudeur.

 

Tu avais aussi une voiture de sport

Tu aimais le jazz

Tu avais touché un héritage qui te permettrait de vivre indépendant à Paris

Tu n’avais aucune contrainte

Tu aimais Laurence Sterne, Queneau et Perec

Et, surtout, les polars américains.

 

Tu pensais qu’un écrivain ne devait pas tout dire

Tu étais toujours dans l’understatement

Jamais tu ne te fâchais

Jamais tu ne prenais parti

 

Ton père était psychiatre à Monthey

Aussi secret que toi

Tu n’as appris qu’á cinquante ans que tu étais juif

Alors tu t’es mis à traduire le Deutéronome

Avant tu parlais de tes ex en jouant avec le langage et les sentiments

 

Je te voyais rarement à Paris

J’ignore pourquoi

La nuit de ta mort, j’ai rêvé de toi

À mon réveil, j’ai décidé qu’il était temps de se retrouver

C’était déjà trop tard

Beno s’en va-t-en guerre, c’était le titre d’un de tes romans.

À Lausanne, tout le monde t’appelait Beno

La guerre est finie pour toi, Beno

Elle le sera bientôt pour moi

 

On se retrouvera à la piscine Montchoisi, dis !

 

*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA. SIPAUSA30062920_000008.

Hollande, du Bourget à la Bérézina

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centrafrique francois hollande

On relit Guerre et Paix pour échapper à l’actualité. On se dit que rien ne vaut un de ces romans universels pour être ailleurs, enfin. L’affrontement titanesque entre Napoléon et la Russie, revu par un Tolstoï visionnaire et précis, devrait normalement nous emmener très loin. En suivant Pierre et Natacha, le prince André et le comte Rostov, Napoléon et Koutouzov, on s’évadera à mille lieues du confusionnisme idéologique des bonnets rouges, des sifflets au passage du cortège présidentiel du 11-Novembre, des insultes racistes contre Christiane Taubira et de l’impuissance si manifeste de François Hollande.

Évidemment, on se trompe. Notamment sur ce dernier point : « Il ne pouvait arrêter ce qui se passait devant lui et autour de lui et qui était censé être dirigé par lui, dépendre de lui, et pour la première fois, par suite de l’échec, cette affaire lui parut inutile et horrible. »[access capability= »lire_inedits »]

Dans les chapitres XXVIII à XXXIX du troisième volume de son monument total, Tolstoï s’arrête ainsi sur les sentiments de Napoléon face à la débâcle programmée de sa campagne de Russie. Il peint l’Empereur en proie à une étrange acédie, à un sentiment d’aquoibonisme historique qui le met hors d’un jeu qu’il a pourtant lui-même initié : « Dans ses précédentes batailles, il n’envisageait que les hasards heureux, tandis que maintenant une foule de hasards malheureux se présentaient à lui et il les attendait tous. Oui, c’était comme en rêve : on voit un malfaiteur vous attaquer, on lève le bras pour lui porter le coup terrible qui, on le sait, doit l’anéantir, on sent son bras, sans force et mou, retomber comme un chiffon.»

Cette petite musique affreuse de l’impuissance qui saisit un homme en théorie au faîte de son pouvoir, c’est pourtant celle que fait aujourd’hui entendre un François Hollande tombé à 20 % dans les sondages. Napoléon en 1812 et François Hollande en 2013, aussi surprenant que cela puisse paraître, ont la même psychologie. Longtemps, tout leur a réussi, chacun à son échelle. Ils n’ont envisagé que des « hasards heureux » pour reprendre les termes de Tolstoï. Il y eut Austerlitz pour l’un et la victoire à la primaire socialiste pour l’autre ! Et puis, la chance fuit, l’énergie manque sans que l’on sache trop pourquoi.

On regarde François Hollande, et on lit encore dans Guerre et Paix, un peu plus loin : « Il attendait avec une angoisse douloureuse la fin de cette affaire à laquelle il croyait participer mais qu’il ne pouvait arrêter. » On ne saurait mieux dire.[/access]

*Photo : REX/Alon Skuy/Gallo Ima/REX/SIPA. REX40311099_000004.

Dis, maman, c’est quoi la musique juive ?

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ivry gitlis musique

Tantôt l’archet caresse, déchire ou fait pleurer l’âme, tantôt il conduit la noce et fait danser les mariés comme dans les tableaux de Chagall. On dit que les plus grands violonistes du XXe siècle ont été des Juifs. À 91 ans, l’immense Ivry Gitlis, qui sort un coffret de 5 CD (Decca) en même temps qu’une réédition de son autobiographie L’âme et la corde (Buchet-Chastel), en est le plus beau témoignage.

Mais quel rapport entre le violoniste volant au-dessus des toits de Vitebsk et la sirène jouant de la flûte pour Ulysse sur une mosaïque byzantine de Beth Shean au Musée de Jérusalem ? Entre le clarinettiste David Krakauer, le roi du klezmer, et Reinette l’Oranaise, la reine de la musique arabo-andalouse ? Entre Darius Milhaud, compositeur juif comtadin, et le Kaddish de Maurice Ravel ou le Kol Nidrei de Max Bruch (deux thèmes juifs qui ont inspiré des compositeurs non juifs) ? Entre la musique judéo-andalouse et le festival annuel Jazz’n Klezmer à Paris et, disons, la scène du théâtre des Trois Baudets créé en décembre 1947 par Jacques Canetti ? Tous appartiennent aux vastes territoires de la musique juive, une histoire d’amour qui remonte aux temps bibliques et qui accompagne les pérégrinations d’une population, voyageuse et multiforme.

Depuis 2000 ans, sa musique – ses musiques – a emprunté et essaimé, intégrant les modes et variations liées à l’environnement et à l’époque, composant un patrimoine riche et vivant, ancien et irréductible. Profondément ancré en chacun, il recèle la mémoire intime, l’enfance, le passé familial, telle une valise qu’on emporte sur le chemin de l’exil avec quelques photos jaunies. Destiné à collecter, sauvegarder et conserver cet héritage, l’Institut européen des Musiques juives (IEMJ), dirigé par Hervé Roten, a pris récemment ses quartiers dans un nouvel espace situé au 29 rue Marcel Duchamp à Paris[1. Entrée 42, rue Nationale. Ouvert du lundi au jeudi, 10-13h et 14h-18h. Tél : 01 45 82 20 52. M° : Olympiades, Nationale, Porte d’Ivry.]. Il intègre la médiathèque Henriette Halphen, fondée par sa fille Isabelle Friedman.

« Il y a des salles aux cieux qui ne s’ouvrent qu’au son des chants, » dit le Zohar. Le chant synagogal est traditionnellement très prisé. Il peut arriver que l’officiant soit, comme le grand-rabbin Olivier Kaufmann, un ténor, dont la voix et la ferveur élèvent l’âme réjouie des fidèles. Dans d’autres communautés, on s’assure la présence d’un ‘hazzan, un chantre. Les communautés hassidiques parviennent à l’extase par le chant et la danse. L’infini répertoire des chansons populaires, gaies ou tragiques, célèbrent la vie et la mère juive éternelle. Le violon rit et pleure, l’accordéon palpite et frissonne.

Aucun art ne semble aussi paradoxal, aussi complexe que la musique. « Nous représentons le centre européen le plus important pour les musiques juives » souligne Hervé Roten qui a consacré sa thèse d’ethnomusicologie aux communautés judéo-portugaises de Bordeaux et Bayonne. Confronté aux exigences matérielles et concrètes que représente la conservation de cet art « soluble dans l’air », il explique : « La musique, c’est comme la cuisine : les deux se sont transmis au fil des siècles par la tradition orale. » Une transmission fragile qui, en Europe, a été brisée, après un XXe siècle sillonné de guerres, expulsions, pogroms, exils, auxquels ont succédé oubli, rejet ou abandon des traditions.

La France est au croisement des cultures dites ashkénazes d’Europe centrale et orientale, et sépharades du pourtour méditerranéen. « Dis, maman, c’est quoi la musique juive ? » interroge une petite vidéo musicale sur le site de l’IEMJ. Parler de musique juive, c’est nécessairement faire le grand écart, comme l’illustrent deux amoureux de la musique situés aux extrêmes de cet art. D’abord l’œuvre classique du compositeur Fernand Halphen né en 1872, père d’Henriette et Georges, élève de Gabriel Fauré et de Jules Massenet. Capitaine au 13° régiment d’infanterie territoriale, ce second grand prix de Rome est « mort pour la France » en 1917. Sa Valse lente pour violon et piano ou sa Sonate pour violon et piano ont un charme obsédant (dans la collection Patrimoines musicaux des Juifs de France). Le double CD de ses Mélodies, pièces pour piano et musique de chambre a reçu l’Orphée d’or 2007 de l’Académie du disque lyrique. Un concert Fernand Halphen et les compositeurs de la guerre de 14-18 aura lieu au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme le 6 avril 2014[2. Hôtel St-Aignan, 71 rue du Temple, Paris. M° Rambuteau, Hôtel-de-Ville. Tél : 01 53 01 86 60.].

Quant à l’incontournable Jacques Canetti, qu’aurait été la chanson française du XXe s. sans ce Juif bulgare, musicien et chanteur, qui découvrit et produisit Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Charles Trenet, Edith Piaf, et tant d’autres ? Il était le frère du Nobel de littérature Elias Canetti (dont Pierre Arditi a enregistré un choix de textes à paraître en mars) et il figure parmi « Ces étrangers qui ont fait la France » (éd. Robert Laffont). Vient de paraître le coffret Jacques Canetti –  Mes 50 ans de chansons. Avec Brel,  Brassens, Vian, Higelin, Fontaine… (Prod. Jacques Canetti).

 

*Photo : BABIRAD/SIPA. 00491459_000004.

Quelques ruraux trop tranquilles

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pierric guittaut fille pluie

Pour tout bagage, Morgane Martin a 17 ans et la beauté du diable. Lorsque Hughes l’aperçoit, il croit voir un spectre : « Cette pluie, cet orage formidable sont l’onction de la Nature à sa délivrance, sa seconde naissance. L’union de la Terre et du Ciel pour célébrer sa nouvelle vie à l’aune d’une promesse brillant de mille feux dans son esprit enfiévré. Il l’aime. » En pleine cambrousse, l’ancien rugbyman reconverti dans le notariat débarque au pays des querelles de voisinage pour régler une affaire d’héritage.

Marié mais cocu, Hughes « le Nantais » tombe sous le charme de Morgane. Mais son irruption dans le marigot local réveille des haines héréditaires dont bien peu se sortiront indemnes. Voilà pour l’intrigue.

Après le sombre mais haché Beyrouth-sur-Loire, Pierric Guittaut polit sa cuirasse de romancier avec La Fille de la pluie. L’auteur joue avec les poncifs du polar rural (chasse, scènes d’amour champêtres, joutes dans les bistrots) mais il n’en renouvelle pas moins les codes par son paganisme noir. À l’image de l’ancien sanctuaire de la « Combe aux loups », théâtre d’étreintes interdites où poussent les cadavres, les lieux bousculent le songe cartésien d’une Nature domestiquée. Ici, Prométhée plie devant Gaïa. Quand les éléments se déchaînent, les corps fusionnent : la sensualité primitive des personnages féminins donne la mesure d’une Nature souvent hostile. Ainsi, il n’est pas innocent que la première et l’ultime apparition de l’héroïne se fassent sous le signe de l’orage, ni qu’elle-même ponctue le roman de références ésotériques, Morgane étant le double romanesque de la déesse celte Morrigane.

Pour son premier opus publié à la Série Noire, Pierric Guittaut a particulièrement soigné le style de ses descriptions, tour à tour lyrique et chirurgical, les mettant au service d’une intrigue menée sans temps mort.

Si l’on croit parfois lire un scénario de Chabrol transposé dans l’univers rural de Jean Becker, corneilles et louves nourricières nous ramènent vite à la terrible beauté d’une Nature vengeresse : « Sur les hauteurs rocheuses, par-delà le domaine des Rimberts, un animal au pelage détrempé est venu se réfugier à l’abri des masses de rocs jetés là par des mouvements géologiques que l’homme n’a pas connus […] Moins d’un mètre sous l’animal repose le corps d’un homme dont personne ne retrouvera jamais les restes et dont le granit multimillénaire constituera la pierre tombale anonyme ».

Méfiez-vous des rousses…

La Fille de la pluie, Pierric Guittaut, Gallimard/Série noire, 2013.

 

*Photo : tankgirlrs.

De la culture des navets en général

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kechiche von trier cinema

kechiche von trier cinema

À l’instigation de mes élèves, à qui l’on avait absolument recommandé, pour des raisons pédagogiques, d’aller voir la Vie d’Adèle, j’ai donc visionné le film d’Abdellatif Kechiche. Palme d’or du dernier Festival de Cannes.

170 mn. C’est long. C’est très long. C’est même interminable.
Ça ne l’est pas quand il s’agit du Guépard (205mn — Palme d’or 1963), d’Apocalypse now ou du Tambour (respectivement 221 et 162 mn, Palmes ex-aequo 1979). Mais n’est pas utilement long qui veut…

C’est un film de cul (si, si, et ceux qui vous disent qu’il s’agit d’un documentaire sur les valeurs gustatives de l’huître et des spaghetti bolognaise mentent — j’y reviendrai).
Ce ne serait pas grave s’il s’agissait de Blow up (Palme d’or 1967), de All that jazz (ah, le chef d’œuvre de Bob Fosse, primé en 1980) ou de la Leçon de piano (1993), trois films qui savent ce que baiser veut dire, et qui le disent bien.
C’est un film « social », avec toutes les caractéristiques techniques — pseudo-réalisme, caméra portée, jeu approximatif de tous les seconds rôles — du genre.
Ça ne me gênerait pas si La Vie d’Adèle avait, dans le genre social, la force de l’Affaire Mattei (1972) ou de l’Homme de fer (Wajda, 1981).
Mais depuis qu’il a primé Entre les murs, dont j’ai eu l’occasion de dire ici même tout le bien que j’en pensais, le Festival de Cannes n’est plus une référence.
Ou il est comme le pédagogisme : une boussole qui indique constamment le Sud.

La Vie d’Adèle un film fait par un Franco-Tunisien. Ça ne devrait avoir aucune importance — nous avons tous salué en son temps la Palme donnée à Chronique des années de braise, de Lakhdar-Hamina. Mais dans les éloges forcés accordés par une certaine presse bien-pensante, j’entends rugir le politiquement correct. Je l’entends même dans le silence médiatique sur le conflit entre Kechiche et la CGT du Spectacle — le metteur en scène ayant accablé l’équipe technique sous les heures sup non payées, dans un milieu où l’exploitation est pourtant la règle. Je l’entends aussi dans le silence gêné qui a accompagné les révélations des deux actrices principales sur le harcèlement auquel les a soumises le génie de Tunis. Ce ne sont pas toutes les jeunes femmes qui disent qu’elles se sont senties souillées comme des prostituées…

C’est une Palme de discrimination positive, je ne vois pas d’autre explication.
Kechiche d’ailleurs, ardemment soutenu par la pensée unique telle qu’elle s’exprime sur Rue89, enthousiaste dès la première heure (ont-ils regardé les deux suivantes ?), n’admet pas, en autocrate qu’il est apparemment, et en paranoïaque affirmé, la moindre contestation. Le Huffington Post s’est amusé des emballements hargneux de cet autocrate au petit pied. Franchement, invoquer la lutte des classes pour justifier sa violence, ce serait comique si ça ne témoignait pas d’une distorsion gravissime des valeurs. Un réalisateur peut-il tout se permettre, dès lors qu’il est franco-tunisien ? N’est pas Maurice Pialat qui veut…

La lutte des classes, parlons-en. Eliminons d’abord ce qui a fait polémique auprès de la presse bien-pensante : La Vie d’Adèle n’est pas un film lesbien — mais alors, pas du tout. C’est une suite de scènes d’échanges lesbiens jouées par deux hétérosexuelles et filmées par un Grand Mâle Dominant — autant aller sur des sites pornos spécialisés : « Pushing her tongue deep inside », sur RedTube, cela vous a une autre gueule que La Vie d’Adèle. Pour un hétéro.

Le choix d’une prise de vue constamment extérieure aux personnages est d’ailleurs révélateur du voyeurisme touche-pipi de Kechiche et de ceux qui l’encensent.
Les lesbiennes que je connais se sont étonnées de la très très longue séquence de kamasutra lesbien dès le premier contact (alors que ce qui précédait, les émois, les reculades, les effleurements, n’était pas dépourvu d’intérêt). L’absence d’hésitation. La récitation, en quelque sorte, d’exercices gymnastiques. L’amour se réduit-il à une feuille de rose ?

Ajoutez à cela que si vous imaginez un couple d’hétéros à la place des deux héroïnes, le film se révèle être ce qu’il est : un entassement sans intérêt de scènes plus ou moins hard, L’Amant en pire. Et je ne croyais pas possible de faire pire que L’Amant.

Sans compter que le réalisateur croit compenser la pornographie (au sens propre) du film par un romantisme de bazar — Adèle contemplant le soleil à travers les feuilles des arbres, cela rappelle furieusement Emma (Bovary…) trouvant dans le même plan un prétexte pour coucher avec Rodolphe dans la campagne humide… Sauf que Flaubert y mettait une ironie sauvage, montrait justement comment on succombe à un cliché — et que le film de Kechiche est bourré de clichés insérés là pour faire joli. Ou parce qu’il y croit.
Le « joli » est d’ailleurs la caractéristique de ce film pour bobos et midinettes. Elles sont mignonnes, elles n’ont pas un poil de cellulite, elles ont la perfection que confèrent automatiquement les clairs-obscurs, bref, c’est l’érotisme du papier glacé. Rien de vraiment charnel là-dedans.
Reste l’aspect « social ». Emma aime les huîtres (elle insiste lourdement pour bien nous faire comprendre ce qu’elle y boit, au point que le spectateur se demande quelle pudeur soudaine a empêché Kechiche de lui faire aimer les moules) et Adèle les spaghettis bolognaise — oui, et alors ? La lutte des classes réduite à un conflit gastronomique, ça me semble un peu court. On pouvait mieux attendre d’un film situé dans le Nord de la France, dans des zones sans emploi ni espérance — mais nous n’en saurons rien : la géographie, ici, est purement décorative.

C’est cet aspect, paraît-il, qui a incité un prof de Sciences Economiques et Sociales de mes connaissances à conseiller (imposer serait presque plus juste) le film à ses élèves. C’est de la sociologie comme certains en font aujourd’hui : un exemple, tirez-en les conclusions générales. À ce niveau, n’importe qui est sociologue.

Pour bien faire « social » (mais n’est pas Ken Loach qui veut), Kechiche filme avec la caméra sur l’épaule — un truc déjà utilisé dans l’Esquive, et qui donne mal au cœur en trois minutes. Comme dans l’Esquive, où des adolescents inaudibles ânonnaient le Jeu de l’amour et du hasard, ça commence par du Marivaux — quinze lignes de La Vie de Marianne, le seul moment réellement glamour du film. Pour tenir le choc, encore aurait-il fallu que le reste du dialogue fût à la hauteur. Mais bon, n’est pas Michel Deville qui veut : revoyez donc Raphaël ou le débauché, ça vous rafraîchira l’haleine et les tympans après La Vie d’Adèle.
Ne soyons pas absolument négatif : un vrai metteur en scène tirera le meilleur d’Adèle Exarchopoulos, qui a du talent. Mais un vrai producteur ne fera rien avec Abdellatif Kechiche, qui croit avoir du talent. Comme le résumait assez bien Le Figaro, il lui a manqué un Selznick (le producteur d’Autant en emporte le vent) pour l’obliger à tenir le cap, et à couper une heure et demie de son film.

Quant aux Sciences sociales… Ma foi, pour ce qui est de la lutte des classes, autant retourner voir la Part des anges, qui est un vrai film — où le whisky hors d’âge est un marqueur bien plus évident que les spaghettis bolognaise. Pour les amours lesbiennes, autant en revenir à Mulholland Drive, où les corps font sens. Pour le réalisme social, autant revoir À nos amours, où Pialat découvrait pour nous Sandrine Bonnaire. Et pour les chroniques saignantes sur le Nord de la France, voir L’humanité, de Bruno Dumont — Grand Prix à Cannes en 1999, l’année où avait triomphé Rosetta, autre vrai film social comme on les aime.

Peut-être pourrait-on insérer un petit cours de cinéma dans la formation des profs de SES ? Mais je ne veux pas les mettre tous dans le même sac : il en est qui ne s’aventureraient pas à proposer un film nul en exemple à des élèves qui ne lui ont rien fait. Mais il en est d’autres, les pauvres, qui s’enthousiasment sur trois fois rien. Défaut de culture ? Mais qu’ils poussent des élèves à partager leurs enthousiasmes adolescents, cela ne s’apparente-t-il pas à de la manipulation ?

 

Au poteau, les salauds!

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343 salauds feminisme

343 salauds feminisme

Parfois, chez Causeur, on est un peu poseur. C’est ce que m’a d’abord inspiré votre opération « 343 salauds », jusqu’à ce que je réalise qu’elle vous avait fait tomber le ciel sur la tête. N’étant pas amateur d’amours tarifées, je ne m’intéressais guère à ce qui me paraissait une espèce d’improvisation d’après-dîner, à l’heure du cognac. On discute en s’échauffant (ou l’inverse), on s’excite en rigolant, on écrit sur la nappe un manifeste « à la manière de », chipant la sémantique libertaire pour faire la nique à Libé et au Nouvel Obs, et pour finir on trouve archi-génial (avec un digestif dans le pif) un slogan comme « Touche pas à ma pute ». Pourquoi pas ?

Et voilà qu’on se retrouve sur un champ de bataille avec des balles qui sifflent de tous côtés. Pourtant, l’ex-chanteur et ex-lunettier Antoine, initiateur d’une pétition parfaitement identique sur le fond, ne ramasse pas le moindre Scud. Le problème, c’était la forme, trop vulgaire paraît-il, et plus encore les auteurs, non homologués comme provocateurs. Les libertaires se sont vexés. La rébellion, c’est leur chasse gardée depuis quarante-cinq ans. Ils ont vieilli et les vieux, voyez-vous, n’aiment pas qu’on change leurs habitudes. Or, au lieu de se faire courser par les juges et les flics, ce sont eux qui, devenus dominants, les lancent aux trousses des nouveaux chenapans. La honte. Et que cette leçon soit administrée sur le mode rigolard par des réacs-fachos-omniphobes, encore plus la honte.[access capability= »lire_inedits »]

Bref, si vous cherchiez la publicité, à Causeur, vous l’avez eue. Vous avez fait chauffer le braillomètre au rouge. Et comme si on avait voulu vous prouver que vous étiez des bouffons en matière de vulgarité de préau, on vous a traités de « connards ». Les vieux enfants sont des tyrans. Ils ne combattent pas des idées par d’autres idées, ils insultent et menacent. Épouvantés, deux salauds se sont « repentis », comme l’affiche triomphalement un site délateur, barrant leurs noms d’un rouge de honte.

Et puis la farce est devenue sinistre. En voyant, sur ce site, ces photos alignées comme au banc d’infamie et ces bandeaux rouges, en découvrant cet appel à la vindicte et au harcèlement, j’ai eu froid dans le dos. Certes, cette violence n’est pas physique, mais elle s’exerce contre des personnes, et ce n’est pas du tout bon signe dans un pays démocratique.

Pis encore, les concepteurs du site prétendent, avec une sidérante hypocrisie, qu’ils peuvent « appeler connards ceux qui se sont eux-mêmes érigés en “ salauds ” sans pour autant faire appel à la haine ». Désolé, mais c’est de la haine, ni plus ni moins. Ah oui, j’oubliais que la haine est le monopole du Front national. Les grandes consciences du Progrès ne sauraient haïr, puisqu’elles défendent ce qui est juste.

Qu’une telle initiative, d’inspiration totalitaire, n’émeuve personne, que les pouvoirs publics s’y montrent indifférents a de quoi inquiéter. N’est-ce pas là une vraie dérive, pire que les « dérapages » traqués sans relâche par les porte-voix du « politiquement correct » échauffés par leur ivresse inquisitoriale ? Ils réclament l’indulgence pour les propos haineux de rappeurs, mais les signataires du « Manifeste des 343 salauds », dont on ne sache pas qu’ils aient cautionné la moindre atteinte aux droits humains, doivent être dûment dénoncés et sanctionnés : ils ont « dérapé ». Et le camp du Progrès ne rigole pas avec les dérapeurs. Il mène une guerre sainte, les amis. Comme l’armée américaine en Irak, il utilise la tactique « Choc et effroi » : écraser l’adversaire sous un déluge de feu (en l’occurrence, d’imprécations et de menaces), dominer le champ de bataille (ici, les médias), multiplier les démonstrations de force pour paralyser l’ennemi et anéantir chez lui toute volonté de combattre.

L’empoignade emblématique de l’année 2013, autour de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, a illustré de façon paroxystique le recours à cette tactique guerrière dans le débat public. En plaçant le « mariage pour tous » sous le signe de la lutte contre l’homophobie, les promoteurs du texte ont transformé d’emblée la légitime controverse entre partisans et opposants en combat sans merci entre les bons et les méchants. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai pris position, dans un article de Causeur, contre le projet de loi, avant de changer d’avis plusieurs semaines plus tard, parce que ma réflexion avait évolué.

Naïf que j’étais ! La violence des réactions m’a donné l’impression d’être un chat dans le tambour d’une machine à laver. Doublement traître, à une faction puis à l’autre, j’étais impardonnable. Il se trouve que, dans mon entourage, certains étaient contre le « mariage pour tous » et d’autres plutôt pour. En fin de compte, ce ne sont pas les commentaires énervés, voire hystériques, des lecteurs, qui m’ont le plus fait mal, mais la violence du cadrage idéologique au nom duquel on me sommait de renier une partie de mes proches – en l’occurrence les « anti-mariage gay ».

J’ai failli céder, avant de me ressaisir et de me rappeler ce que je savais : ce ne sont pas des salauds. Pour revenir à l’actualité, j’ai du mal à imaginer que Causeur n’ait pas prévu la dégelée qu’allait susciter le manifeste litigieux, qui refuse la logique binaire du bien et du mal. Les mécanismes à l’oeuvre dans cette affaire ont pourtant été analysés par une certaine Élisabeth Lévy, d’abord dans Les Maîtres censeurs, puis dans Notre métier a mal tourné, essai critique sur sa profession, écrit avec Philippe Cohen. (À l’intention des professionnels du soupçon, je n’ai aucun intérêt financier dans Causeur ni dans les maisons où ont paru ces deux ouvrages.)

La méthode de verrouillage est désormais bien rodée et interdit, dans la logosphère médiatique, tout débat digne de ce nom. Il faut faire preuve de courage pour émerger de la bouillabaisse politiquement correcte, car la peur est perceptible partout, même si elle ne s’avoue jamais. Peur de voir sa réputation ruinée, de perdre toute audience du jour au lendemain, d’être harcelé par des persécuteurs, voire traîné devant les tribunaux. Le public sent cette peur, ce couvercle de plomb, qui n’étouffe pas seulement la discussion politique, mais aussi la vie intellectuelle et le divertissement. Du jour au lendemain, n’importe qui, connu ou pas, et dans n’importe quel domaine, peut être cloué au pilori. Une personnalité politique. Un acteur. Un journaliste. Un historien. Vous, moi. Ce réprouvé subira les formes modernes du déshonneur : la ringardisation et la disqualification, le concert de ricanements qui, en France, ont remplacé l’humour.

Pendant ce temps, on s’obstine à chercher les racines de la crise française du côté de l’économie, du vivre-ensemble, sans oublier le climat rendu « délétère » par l’éternel retour de la Bête immonde. Mais sur les pratiques qui tétanisent le débat politique et médiatique, sur l’intimidation qui décourage toute velléité de divergence, pas un mot. Ces méthodes expliquent pourtant la difficulté de plus en plus grande des Français à échanger de façon policée dans l’espace commun – la politesse étant étymologiquement l’art de se conduire dans la Cité. En réalité, cette façon de les diviser arbitrairement entre vainqueurs et vaincus, modernes et ringards, salauds et héros, révolte nos compatriotes autant que l’injustice fiscale. La scène publique offre ainsi un spectacle brutal où l’agressivité, la vulgarité du langage, l’intimidation tuent ce qui fut si français : la recherche d’une vérité commune. Le siècle des Lumières l’appelait conversation et les salons célébraient celles et ceux qui y excellaient. Notre siècle, avec véhémence, promeut surtout des enragés (et peut-être plus encore des enragées) de l’interdit. Est-cela, vraiment, que nos brillants ancêtres appelaient Progrès ?[/access]

Quand le FN réécrit l’Histoire

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martel philippot fn

Dans l’entretien qu’il a accordé à Causeur, Philippe Martel, chef de cabinet de Marine Le Pen, apporte sa contribution à un travail entrepris par la direction du Front National depuis quelques mois. Il s’agit de mettre en avant des gens qui, en se revendiquant de leur passé, contribuent à l’entreprise de respectabilisation du parti. Qui ancien UMP, qui ex-chevènementiste, ex-séguiniste, gaulliste vous disent : « Nous n’avons pas changé, c’est le Front qui l’a fait ». Petit exercice, qui répond d’ailleurs à celui, caricatural et dérisoire, actuellement entrepris par Libération qui met en scène et donne la parole à des gens qui ont été au FN de bonne foi et en sont revenus tout chose…

Alors, nous dit Monsieur Martel, après Florian Philippot, le Front National serait un parti comme les autres, qui poserait les bonnes questions, dont les dirigeants seraient fréquentables et qu’il faudrait considérer comme appartenant à « l’arc républicain ». Désolé, mais tout ceci nécessite d’accepter au préalable une imposture. Les glapissements des antifascistes de pacotille de la petite gauche à l’égard du FN sont insupportables, mais ce n’est pas une raison pour marcher dans la combine. Entendre des apostats, aux parcours tout de sinuosités, tout d’aller-retours bizarres, titulaires de préférence d’un passage (vrai ou faux) dans l’aventure Chevènement du début des années 2000 ou se revendiquant de Philippe Séguin, venir nous donner des leçons, de républicanisme, de laïcité, de préoccupations sociales, et le pire, des leçons de gaullisme, voire de marxisme, c’est profondément énervant ! Pour qui connaît un peu l’histoire, voir annexer Valmy, le « petit père Combes », et maintenant Charles de Gaulle ne peut que mettre en rage. Comme de voir Philippot avec des fleurs à Colombey !

Cela oblige d’ailleurs ces petits télégraphistes à des contorsions risibles. Que nous dit l’interviewé ? «C’est ce que j’ai, hélas, mis du temps à comprendre : derrière les traités européens se cachent des politiques économiques et sociales ultralibérales » Sans blague ? Depuis Jean Monnet, le représentant en cognac, fourrier, dès la deuxième guerre mondiale, d’une intégration européenne strictement économique,  libérale, et au service de la puissance américaine, on sait très bien à quoi s’en tenir. Eh bien, dites donc, ou Monsieur Martel est spécialement « dur à la comprenette » comme on dit à Toulouse, ou il nous prend pour des imbéciles !

Qu’est le Front National, d’hier et d’aujourd’hui (car c’est le même) ? En aucun cas un parti fasciste ou fascisant, cette accusation est (volontairement ?) infondée. Il s’enracine en fait dans un vieux courant qui existe depuis longtemps dans notre pays, que l’on va qualifier en se référant à René Rémond, de droite réactionnaire entretenant avec le siècle des lumières et la Révolution un rapport de rejet. Courant éminemment français, qui a produit écrivains et penseurs parfois de grande qualité, mais rarement des hommes politiques dignes de ce nom. Le 6 février 1934, il y eut dans la société française des tentations autoritaires, mais le fascisme y était étranger. Et d’ailleurs ce spasme particulier a donné naissance à l’inverse, c’est-à-dire le Front Populaire. C’est juste après que se produira la souillure. Celle de la trahison de 1940 et de l’installation d’un régime de droite réactionnaire spécifique dans les fourgons de l’étranger. Il y avait bien sûr quelques nazis français dans les collaborationnistes, mais l’idée centrale était celle d’une revanche sur le Front Populaire et aussi sur la Révolution française. Les actes constitutionnels du 10 juillet 40 commencèrent par supprimer le mot de République. Dès ce moment-là, tout ce qui composait ce courant, vouait à de Gaulle qui était leur antithèse, une exécration qui ne s’est jamais démentie.

Pour des raisons d’unité nationale face aux prétentions américaines, de Gaulle n’enclencha pas immédiatement une épuration sévère même s’il s’opposa à l’amnistie de 1953. La IVe République fut bonne fille. Grâce à la guerre froide ce courant n’eut de cesse que de préparer sa revanche. En construisant la légende mensongère d’une épuration sanglante et aveugle, en amalgamant, en noyautant, comme par exemple le mouvement poujadiste dont Jean-Marie Le Pen fut un des premiers députés. La guerre d’Algérie lui fournit une occasion en or. La lâcheté socialiste de 1956 donnant les pleins pouvoirs à une armée divisée, désorientée et prise en main parfois par des officiers issus de l’armée de Vichy qui avaient prudemment attendu 1944 pour combattre l’ennemi. La France ne passa pas si loin d’une guerre civile que nous évita la virtuosité politique de Charles de Gaulle en 1958. La haine à son égard redoubla. L’exécration prit des proportions délirantes, les tentatives d’assassinats se multipliant. À ce sujet, j’invite à lire la déclaration liminaire de Jean-Marie Bastien Thiry à son procès. On pourra la comparer avec celle de Hélie Denoix de Saint Marc au sien, après l’échec du putsch d’Alger de 1961 (celle d’un homme d’honneur). L’hégémonie politique du gaullisme fit basculer ensuite l’extrême droite française dans un revanchisme groupusculaire. Dont elle ne sortit qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981… Aidé par le cynisme mitterrandien qui vit là une belle opportunité tactique de gêner la droite républicaine.

Jean-Marie Le Pen appartient, personnellement, culturellement, politiquement à ce courant. Toute sa trajectoire, ses prises de position, ses emportements, sa vie même en témoignent. Ce parti a été créé par ces gens-là, dirigé par ces gens-là (il l’est toujours), façonné par eux. Et l’élection de sa fille à la présidence aurait, d’un coup de baguette magique, aboli le passé, et fait de ce parti le représentant actuel d’un gaullisme social mâtiné de chevènementisme? Un mouvement défenseur acharné de la laïcité alors qu’il comporte son lot de cathos intégristes, un parti républicain alors que ses dirigeants sont les héritiers de ceux qui ont assassiné la République en 1940 ? Mais de qui se moque-t-on ? Nous sommes en présence d’une imposture strictement opportuniste. D’un mensonge.

Les électeurs du Front National ne sont pas des « salauds », sûrement pas des fascistes. Ils ne méritent aucun mépris. Les motivations de leur vote sont diverses, mais elles sont souvent l’expression d’une rage, d’une colère, d’un sentiment d’abandon. Leur but n’est pas d’amener ces gens-là au pouvoir d’État. Les élections européennes, sans enjeu institutionnel direct, et grâce à l’abstention vont en être la démonstration.

C’est la raison pour laquelle l’attitude actuelle de la « petite gauche » qui s’imagine s’en sortir en réactivant les vieilles recettes des années 80, en essayant d’enrôler des antifascistes naïfs, est particulièrement scandaleuse. Crier au loup fasciste, cela ne marche plus. Et au contraire, compte tenu du niveau de disqualification de ces élites roses, cela produit l’effet inverse. Et c’est probablement ce qui est cyniquement recherché pour tenter de sauver les meubles aux élections municipales. Bravo la conscience civique !

Mais pour autant la réaction ne doit pas consister à faire du Front National un parti comme les autres. Sous prétexte qu’Harlem Désir et David Assouline en disent des âneries, lui décerner des brevets d’honorabilité. Ne nous laissons pas abuser par Philippe Martel, Florian Philippot et consorts. Il ne faut pas leur refuser la parole, mais dénoncer l’imposture.

*Photo : BAUDET ERIC/JDD/SIPA. 00650197_000005.

Catalogne : questions pour une Nation

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En 2014, la Catalogne commémorera la guerre de… 1714[1. Barcelone vit alors la défaite de ses troupes face à celles des Bourbons – au terme de la Guerre de succession d’Espagne.]! L’an prochain, on vient aussi de l’apprendre, la région pourrait décider de son indépendance par référendum puis connaître, selon les plus rêveurs, un destin comparable à celui du Portugal[2. Né au Moyen Âge, le Portugal a été rattaché à la couronne d’Espagne entre 1580 et 1640.]. Dans les librairies de Barcelone, fleurissent déjà les ouvrages pour la jeunesse fleurant bon l’exaltation nationaliste. Seulement, la manière dont les Catalans questionnent leur Nation – qui ne pourra jamais être qu’espagnole pour les uns, ou encore en devenir, pour les autres – ne doit pas nous laisser indifférents. Pour preuve, le dernier ouvrage[3. Xavier Casals. El pueblo contra el parlamento. El nuevo populismo en España, 1989-2013. Barcelone : Pasado & Presente, 2013. Ouvrage encore non traduit.] d’un politologue de Barcelone, qui revient sur les origines d’un mouvement nationaliste puisant ses racines au XIXe siècle et qui semble aujourd’hui s’inspirer de pratiques authentiquement populistes.

Pour nous inscrire dans un schéma connu de tous, Xavier Casals, l’auteur, compare les velléités d’indépendance défendues à Barcelone contre Madrid à celles qui opposent Milan et Rome, dans ce « Nord du Sud » européen, si fier de ses résultats économiques et jaloux d’étoffer des prérogatives politiques durement acquises au cours des siècles. Le politologue pointe les causes historiques de l’accélération ou du bégaiement – selon le camp d’où on l’observe – du phénomène nationaliste. Il nous rappelle que l’Italie comme l’Espagne sont, au XIXe siècle, des « constructions nationales inachevées », du fait de l’extension tardive des administrations de l’État et des frustrations endurées dans leurs politiques étrangères : la première est privée d’empire africain à l’époque où l’autre est définitivement chassée des Amériques. Pour s’en tenir à son pays, le politologue signale l’apparition d’un « nationalisme alternatif » catalan, se nourrissant des succès économiques de la région de Barcelone, sentiment qui ne cessera, dès lors, de s’opposer au sentiment national espagnol. La langue catalane en sera le signe le plus flamboyant.

Le terrible tunnel franquiste, au XXe siècle, éloigne durablement la Catalogne  de la « Patrie » des vainqueurs de la Guerre civile, qui déchaînèrent une impitoyable répression, durant trente années. Xavier Casals note, pour le second XXe siècle espagnol, l’échec de ce qu’il décrit comme une tentative de domestication des nationalismes périphériques par la constitution démocratique de 1977. Cette dernière aurait finement essayé de jouer les « nationalités » contre les nationalismes, avec la complicité des progressistes de gauche comme de droite – soucieux d’imposer la paix des braves à la mort de Franco.

La crise de 2008 marque donc un brusque retour de balancier. Se réveillent, depuis, les querelles refoulées par trente années de prospérité et par l’intégration européenne, censée faciliter le passage à une démocratie postnationale. Le réveil du sentiment national catalan signifie-t-il le délitement de la nation telle qu’elle a été conçue au XIXe siècle, ou sa reconfiguration, selon de nouvelles normes populistes ? L’avenir nous le dira.

Force est de constater que, pour l’instant, les forces politiques traditionnelles semblent bien impuissantes à reprendre la main. Le refus de la Couronne d’une sorte de Commonwealth à l’espagnole peut aussi paraître inquiétant. En septembre 2012, Artur Mas, le président de la Generalitat de Catalogne, avait pourtant lancé un ballon d’essai dans ce sens, en laissant entendre qu’une Catalogne indépendante pouvait ne pas être « nécessairement une République ». Le roi Juan Carlos avait vivement réagi en dénonçant des « chimères » qui divisent plus qu’elles n’unissent. L’année 2014 sera, en Espagne, riche en rebondissements… et en leçons pour toute l’Europe.


UMP : la guerre des sous-chefs (suite et sans doute pas fin)

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sarkozy morano ump

sarkozy morano ump

Du nouveau à l’est ! Comme nous l’avions prévu il y a trois semaines, sauf retournement extraordinaire, Nadine Morano mènera la liste de l’UMP aux européennes pour la circonscription du grand Est. D’après L’Opinion,  Nicolas Sarkozy aurait pris la décision en personne avant de l’annoncer à son ancienne ministre le 5 décembre dernier. Etonnant. Jusqu’à présent, la stratégie du chef de l’Etat était pourtant claire : apparaître comme un recours au-dessus des partis en général et de l’UMP en particulier. Sa médiation ratée[1. Au bénéfice de Jean-Pierre Raffarin. Quelle humiliation !],  entre Copé et Fillon ayant laissé des mauvais souvenirs, Sarkozy avait résolu de ne plus se mêler des bisbilles internes à l’UMP.

En désignant la tête de liste pour le Grand Est, l’ancien président a donc dérogé à la règle qu’il s’était fixée. Pour une raison simple : sans cet arbitrage, deux pions essentiels de son dispositif se seraient affrontés. Nadine Morano est la trésorière de l’association des Amis de Nicolas Sarkozy, fidèle entre les fidèles. Et Arnaud Danjean compte parmi les jeunes loups sur lesquels Sarkozy pense s’appuyer dans la bataille pour 2017. Comment expliquer que Danjean ait rendu les armes aussi facilement, alors qu’il avait annoncé virilement sa candidature au JDD et bénéficié du  soutien de Joseph Daul et Michel Barnier ? Sarko himself l’a probablement incité très fortement à se contenter de la seconde place… On imagine Copé et Fillon, respectivement soutiens de Morano et de Danjean, ravis de laisser à Nicolas Sarkozy le soin d’arbitrer ce duel fratricide, au risque d’écorner sa stratégie présidentielle en descendant dans la mêlée.

Mais que les duettistes du fol hiver dernier ne se réjouissent pas trop vite. D’autres grandes manœuvres ont commencé pour ces élections européennes, mais sur le plan idéologique. Et là, Sarko, juré-craché, laissera les belligérants se débrouiller entre eux. En cause, la position de Michel Barnier, membre de l’équipe Barroso à Bruxelles, qui court deux lièvres à la fois. La direction de l’UMP comptait faire de Barnier l’adversaire d’Harlem Désir en Ile-de-France et le coordinateur de toute sa campagne nationale. L’ancien ministre des Affaires étrangères caresse aussi l’espoir d’être le candidat du PPE à la présidence de la Commission. C’est justement ce qu’ont contesté vigoureusement le sénateur Philippe Marini et le député Pierre Lellouche au bureau politique de l’UMP la semaine dernière. Membre de la Commission et même candidat à la succession de Barroso, Barnier serait à juste titre considéré comme l’homme du « Système », un sacré handicap pour mener les listes du premier parti d’opposition. D’autant que l’UMP compte lancer un slogan du genre : « Nous aimons l’Europe donc nous en voulons une autre ». Alain Lamassoure, qui n’est par ailleurs toujours pas assuré de mener la liste dans le Sud-Ouest, s’est insurgé contre ce signe d’euroscepticisme. « Arrêtez de taper sur la Commission » a-t-il exhorté, en bon fédéraliste.

Pourtant, Marini et Lellouche ne constituent pas à proprement parler des souverainistes de l’UMP comme Myard, Guaino ou Lucca. Ce sont plutôt des libéraux à la sauce anglo-saxonne, défavorables à l’intervention de la puissance publique, qu’elle soit nationale ou européenne. En cela, il n’est pas si étonnant que Jean-François Copé leur ait donné raison face à Lamassoure. L’argument électoral anti-système se marie à merveille avec ses penchants économiques libéraux.

On imagine très bien Copé recyclant sur le plan européen la fameuse phrase de Pompidou qu’il répète tous les trois jours : « Arrêtez d’emmerder les Français ! » Face à Harlem Désir, qui appellera sans doute à « voter pour une Europe de gauche contre une Europe de droite afin qu’elle puisse vraiment changer » (je vous la fais courte), il serait suicidaire d’opposer son clone idéologique Michel Barnier, au risque d’offrir un boulevard au FN. La commission d’investiture de l’UMP devrait donc choisir un autre champion francilien que Michel Barnier et lui souhaiter bonne chance dans sa course à la présidence de la Commission européenne.

Après tout, l’UMP a des problèmes de riches. Le PS s’apprête à défendre « une autre Europe », allié au SPD allemand, qui vient de former un gouvernement de coalition avec… la chancelière Merkel. On pense aussi au Front de Gauche qui croyait se refaire la cerise avec ce scrutin européen après les bisbilles municipales, mais dont on se demande aujourd’hui s’il existera encore en avril prochain. Le Parti de Gauche de Mélenchon ne vient-il pas de suspendre sa participation au PGE (Parti de la gauche européenne) au prétexte qu’il est présidé par… son allié Pierre Laurent, secrétaire national du PCF ? On pourrait aussi évoquer les sueurs froides de Florian Philippot lorsqu’il imagine les futurs bons mots de campagne de son alter ego du Sud-Est, un certain Jean-Marie Le Pen. Décidément, le rendez-vous électoral du 25 mai sera le moment de tous les dangers. Pour tous !

*Photo : MARVAUX-POOL/SIPA. 00624078_000013.

Tombeau pour Jean-Luc

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jean luc benoziglio

jean luc benoziglio

Jean-Luc, maintenant que tu as pris congé

Je peux te dire que je t’admirais et que je t’enviais parfois

Nous avions vingt ans à Lausanne

Nous étions des copains de quartier

Nous passions nos étés à la piscine Montchoisi

Tu me filais des contes pour Le Peuple

Je les publiais aussitôt….tu avais déjà trop de talent

Trop d’élégance, trop d’humour, trop de pudeur.

 

Tu avais aussi une voiture de sport

Tu aimais le jazz

Tu avais touché un héritage qui te permettrait de vivre indépendant à Paris

Tu n’avais aucune contrainte

Tu aimais Laurence Sterne, Queneau et Perec

Et, surtout, les polars américains.

 

Tu pensais qu’un écrivain ne devait pas tout dire

Tu étais toujours dans l’understatement

Jamais tu ne te fâchais

Jamais tu ne prenais parti

 

Ton père était psychiatre à Monthey

Aussi secret que toi

Tu n’as appris qu’á cinquante ans que tu étais juif

Alors tu t’es mis à traduire le Deutéronome

Avant tu parlais de tes ex en jouant avec le langage et les sentiments

 

Je te voyais rarement à Paris

J’ignore pourquoi

La nuit de ta mort, j’ai rêvé de toi

À mon réveil, j’ai décidé qu’il était temps de se retrouver

C’était déjà trop tard

Beno s’en va-t-en guerre, c’était le titre d’un de tes romans.

À Lausanne, tout le monde t’appelait Beno

La guerre est finie pour toi, Beno

Elle le sera bientôt pour moi

 

On se retrouvera à la piscine Montchoisi, dis !

 

*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA. SIPAUSA30062920_000008.

Hollande, du Bourget à la Bérézina

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centrafrique francois hollande

centrafrique francois hollande

On relit Guerre et Paix pour échapper à l’actualité. On se dit que rien ne vaut un de ces romans universels pour être ailleurs, enfin. L’affrontement titanesque entre Napoléon et la Russie, revu par un Tolstoï visionnaire et précis, devrait normalement nous emmener très loin. En suivant Pierre et Natacha, le prince André et le comte Rostov, Napoléon et Koutouzov, on s’évadera à mille lieues du confusionnisme idéologique des bonnets rouges, des sifflets au passage du cortège présidentiel du 11-Novembre, des insultes racistes contre Christiane Taubira et de l’impuissance si manifeste de François Hollande.

Évidemment, on se trompe. Notamment sur ce dernier point : « Il ne pouvait arrêter ce qui se passait devant lui et autour de lui et qui était censé être dirigé par lui, dépendre de lui, et pour la première fois, par suite de l’échec, cette affaire lui parut inutile et horrible. »[access capability= »lire_inedits »]

Dans les chapitres XXVIII à XXXIX du troisième volume de son monument total, Tolstoï s’arrête ainsi sur les sentiments de Napoléon face à la débâcle programmée de sa campagne de Russie. Il peint l’Empereur en proie à une étrange acédie, à un sentiment d’aquoibonisme historique qui le met hors d’un jeu qu’il a pourtant lui-même initié : « Dans ses précédentes batailles, il n’envisageait que les hasards heureux, tandis que maintenant une foule de hasards malheureux se présentaient à lui et il les attendait tous. Oui, c’était comme en rêve : on voit un malfaiteur vous attaquer, on lève le bras pour lui porter le coup terrible qui, on le sait, doit l’anéantir, on sent son bras, sans force et mou, retomber comme un chiffon.»

Cette petite musique affreuse de l’impuissance qui saisit un homme en théorie au faîte de son pouvoir, c’est pourtant celle que fait aujourd’hui entendre un François Hollande tombé à 20 % dans les sondages. Napoléon en 1812 et François Hollande en 2013, aussi surprenant que cela puisse paraître, ont la même psychologie. Longtemps, tout leur a réussi, chacun à son échelle. Ils n’ont envisagé que des « hasards heureux » pour reprendre les termes de Tolstoï. Il y eut Austerlitz pour l’un et la victoire à la primaire socialiste pour l’autre ! Et puis, la chance fuit, l’énergie manque sans que l’on sache trop pourquoi.

On regarde François Hollande, et on lit encore dans Guerre et Paix, un peu plus loin : « Il attendait avec une angoisse douloureuse la fin de cette affaire à laquelle il croyait participer mais qu’il ne pouvait arrêter. » On ne saurait mieux dire.[/access]

*Photo : REX/Alon Skuy/Gallo Ima/REX/SIPA. REX40311099_000004.

Dis, maman, c’est quoi la musique juive ?

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ivry gitlis musique

ivry gitlis musique

Tantôt l’archet caresse, déchire ou fait pleurer l’âme, tantôt il conduit la noce et fait danser les mariés comme dans les tableaux de Chagall. On dit que les plus grands violonistes du XXe siècle ont été des Juifs. À 91 ans, l’immense Ivry Gitlis, qui sort un coffret de 5 CD (Decca) en même temps qu’une réédition de son autobiographie L’âme et la corde (Buchet-Chastel), en est le plus beau témoignage.

Mais quel rapport entre le violoniste volant au-dessus des toits de Vitebsk et la sirène jouant de la flûte pour Ulysse sur une mosaïque byzantine de Beth Shean au Musée de Jérusalem ? Entre le clarinettiste David Krakauer, le roi du klezmer, et Reinette l’Oranaise, la reine de la musique arabo-andalouse ? Entre Darius Milhaud, compositeur juif comtadin, et le Kaddish de Maurice Ravel ou le Kol Nidrei de Max Bruch (deux thèmes juifs qui ont inspiré des compositeurs non juifs) ? Entre la musique judéo-andalouse et le festival annuel Jazz’n Klezmer à Paris et, disons, la scène du théâtre des Trois Baudets créé en décembre 1947 par Jacques Canetti ? Tous appartiennent aux vastes territoires de la musique juive, une histoire d’amour qui remonte aux temps bibliques et qui accompagne les pérégrinations d’une population, voyageuse et multiforme.

Depuis 2000 ans, sa musique – ses musiques – a emprunté et essaimé, intégrant les modes et variations liées à l’environnement et à l’époque, composant un patrimoine riche et vivant, ancien et irréductible. Profondément ancré en chacun, il recèle la mémoire intime, l’enfance, le passé familial, telle une valise qu’on emporte sur le chemin de l’exil avec quelques photos jaunies. Destiné à collecter, sauvegarder et conserver cet héritage, l’Institut européen des Musiques juives (IEMJ), dirigé par Hervé Roten, a pris récemment ses quartiers dans un nouvel espace situé au 29 rue Marcel Duchamp à Paris[1. Entrée 42, rue Nationale. Ouvert du lundi au jeudi, 10-13h et 14h-18h. Tél : 01 45 82 20 52. M° : Olympiades, Nationale, Porte d’Ivry.]. Il intègre la médiathèque Henriette Halphen, fondée par sa fille Isabelle Friedman.

« Il y a des salles aux cieux qui ne s’ouvrent qu’au son des chants, » dit le Zohar. Le chant synagogal est traditionnellement très prisé. Il peut arriver que l’officiant soit, comme le grand-rabbin Olivier Kaufmann, un ténor, dont la voix et la ferveur élèvent l’âme réjouie des fidèles. Dans d’autres communautés, on s’assure la présence d’un ‘hazzan, un chantre. Les communautés hassidiques parviennent à l’extase par le chant et la danse. L’infini répertoire des chansons populaires, gaies ou tragiques, célèbrent la vie et la mère juive éternelle. Le violon rit et pleure, l’accordéon palpite et frissonne.

Aucun art ne semble aussi paradoxal, aussi complexe que la musique. « Nous représentons le centre européen le plus important pour les musiques juives » souligne Hervé Roten qui a consacré sa thèse d’ethnomusicologie aux communautés judéo-portugaises de Bordeaux et Bayonne. Confronté aux exigences matérielles et concrètes que représente la conservation de cet art « soluble dans l’air », il explique : « La musique, c’est comme la cuisine : les deux se sont transmis au fil des siècles par la tradition orale. » Une transmission fragile qui, en Europe, a été brisée, après un XXe siècle sillonné de guerres, expulsions, pogroms, exils, auxquels ont succédé oubli, rejet ou abandon des traditions.

La France est au croisement des cultures dites ashkénazes d’Europe centrale et orientale, et sépharades du pourtour méditerranéen. « Dis, maman, c’est quoi la musique juive ? » interroge une petite vidéo musicale sur le site de l’IEMJ. Parler de musique juive, c’est nécessairement faire le grand écart, comme l’illustrent deux amoureux de la musique situés aux extrêmes de cet art. D’abord l’œuvre classique du compositeur Fernand Halphen né en 1872, père d’Henriette et Georges, élève de Gabriel Fauré et de Jules Massenet. Capitaine au 13° régiment d’infanterie territoriale, ce second grand prix de Rome est « mort pour la France » en 1917. Sa Valse lente pour violon et piano ou sa Sonate pour violon et piano ont un charme obsédant (dans la collection Patrimoines musicaux des Juifs de France). Le double CD de ses Mélodies, pièces pour piano et musique de chambre a reçu l’Orphée d’or 2007 de l’Académie du disque lyrique. Un concert Fernand Halphen et les compositeurs de la guerre de 14-18 aura lieu au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme le 6 avril 2014[2. Hôtel St-Aignan, 71 rue du Temple, Paris. M° Rambuteau, Hôtel-de-Ville. Tél : 01 53 01 86 60.].

Quant à l’incontournable Jacques Canetti, qu’aurait été la chanson française du XXe s. sans ce Juif bulgare, musicien et chanteur, qui découvrit et produisit Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Charles Trenet, Edith Piaf, et tant d’autres ? Il était le frère du Nobel de littérature Elias Canetti (dont Pierre Arditi a enregistré un choix de textes à paraître en mars) et il figure parmi « Ces étrangers qui ont fait la France » (éd. Robert Laffont). Vient de paraître le coffret Jacques Canetti –  Mes 50 ans de chansons. Avec Brel,  Brassens, Vian, Higelin, Fontaine… (Prod. Jacques Canetti).

 

*Photo : BABIRAD/SIPA. 00491459_000004.

Quelques ruraux trop tranquilles

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pierric guittaut fille pluie

pierric guittaut fille pluie

Pour tout bagage, Morgane Martin a 17 ans et la beauté du diable. Lorsque Hughes l’aperçoit, il croit voir un spectre : « Cette pluie, cet orage formidable sont l’onction de la Nature à sa délivrance, sa seconde naissance. L’union de la Terre et du Ciel pour célébrer sa nouvelle vie à l’aune d’une promesse brillant de mille feux dans son esprit enfiévré. Il l’aime. » En pleine cambrousse, l’ancien rugbyman reconverti dans le notariat débarque au pays des querelles de voisinage pour régler une affaire d’héritage.

Marié mais cocu, Hughes « le Nantais » tombe sous le charme de Morgane. Mais son irruption dans le marigot local réveille des haines héréditaires dont bien peu se sortiront indemnes. Voilà pour l’intrigue.

Après le sombre mais haché Beyrouth-sur-Loire, Pierric Guittaut polit sa cuirasse de romancier avec La Fille de la pluie. L’auteur joue avec les poncifs du polar rural (chasse, scènes d’amour champêtres, joutes dans les bistrots) mais il n’en renouvelle pas moins les codes par son paganisme noir. À l’image de l’ancien sanctuaire de la « Combe aux loups », théâtre d’étreintes interdites où poussent les cadavres, les lieux bousculent le songe cartésien d’une Nature domestiquée. Ici, Prométhée plie devant Gaïa. Quand les éléments se déchaînent, les corps fusionnent : la sensualité primitive des personnages féminins donne la mesure d’une Nature souvent hostile. Ainsi, il n’est pas innocent que la première et l’ultime apparition de l’héroïne se fassent sous le signe de l’orage, ni qu’elle-même ponctue le roman de références ésotériques, Morgane étant le double romanesque de la déesse celte Morrigane.

Pour son premier opus publié à la Série Noire, Pierric Guittaut a particulièrement soigné le style de ses descriptions, tour à tour lyrique et chirurgical, les mettant au service d’une intrigue menée sans temps mort.

Si l’on croit parfois lire un scénario de Chabrol transposé dans l’univers rural de Jean Becker, corneilles et louves nourricières nous ramènent vite à la terrible beauté d’une Nature vengeresse : « Sur les hauteurs rocheuses, par-delà le domaine des Rimberts, un animal au pelage détrempé est venu se réfugier à l’abri des masses de rocs jetés là par des mouvements géologiques que l’homme n’a pas connus […] Moins d’un mètre sous l’animal repose le corps d’un homme dont personne ne retrouvera jamais les restes et dont le granit multimillénaire constituera la pierre tombale anonyme ».

Méfiez-vous des rousses…

La Fille de la pluie, Pierric Guittaut, Gallimard/Série noire, 2013.

 

*Photo : tankgirlrs.