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Ecole, jusqu’ici tout va mal

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Najat Vallaud-Belkacem lors d'une visite d'une école parisienne, fin janvier 2016 (Photo : SIPA.00738859_000002)

La contestation gronde de toutes parts, le bulldozer de la réforme avance. Sauf miracle qui reproduirait la défense de l’école libre en 1984, le collège Najat entrera en vigueur à la rentrée prochaine – et avec lui les nouveaux programmes dont on a tort de si peu parler.

Collège, latin-grec, orthographe : les salles des profs hésitent entre rage et désespoir, les réseaux sociaux sont en émeute, des pétitions circulent, des grèves isolées se multiplient, des parents entrent dans la danse. L’accent circonflexe ne cédera pas. Les langues mortes vivront. Fait notable, c’est une partie des bataillons traditionnels de la gauche qui s’insurge contre le progressisme scolaire sous toutes ses formes. Najat Vallaud-Belkacem peut bien admonester ses prédécesseurs, coupables de confondre dans le même opprobre une réforme de l’orthographe qui selon elle n’existe pas et à laquelle elle n’a, il est vrai, pris aucune part (sauf peut-être en encourageant les éditeurs de manuels mais c’est une supposition), il faut croire que les petits esprits se rencontrent.

Une idéologie faussement égalitaire

C’est bien la même idéologie, bétassonne, uniformisatrice et faussement égalitaire, qui préside à la simplification de l’orthographe et à la destruction du collège, lentement mais sûrement transformé en centre d’animation socio-culturel. Puisque le latin-grec, comme l’orthographe soignée, sont des marqueurs de distinction sociale, on les combattra l’un et l’autre. On pourrait au contraire rêver d’offrir à tous les élèves ces possibilités de distinction hautement méritocratiques. Mais comme l’écrit un ancien enseignant[1. Marc Le Bris, « Réforme du collège : la double faute de Najat Vallaud-Belkacem », Le Figaro, 16 février 2016.], la sottise bourdivine en milieu scolaire a pour effet que l’on « prend désormais les enfants de la classe ouvrière – et aujourd’hui des quartiers défavorisés – pour des incapables congénitaux ».[access capability= »lire_inedits »] La bonne conscience progressiste s’exprime autant dans ce mépris de dame patronnesse pour ceux que l’on prétend vouloir aider, que dans la morgue faussement compatissante réservée aux « pseudo-intellectuels » qui dénoncent en vain la catastrophe. S’il y a quelque chose de glaçant chez la ministre de l’Éducation nationale, c’est son apparente incapacité à ressentir la moindre inquiétude, mais aussi la moindre empathie pour ceux qui s’inquiètent.

Dans ce champ de ruines, on aurait tort de passer sous silence les bonnes nouvelles. La première est que, pour l’orthographe comme pour le collège, la résistance n’est pas venue de quelques hypothétiques nostalgiques des coups de règles, mais de l’ensemble de la société, des classes moyennes et des classes populaires qui veulent qu’on enseigne l’effort à leurs enfants. Cela réjouit l’académicien Alain Finkielkraut qui n’apprécie guère l’ardeur simplificatrice de ses pairs et prédécesseurs : « C’est le peuple qui défend ce bien commun qu’est la langue contre une réforme bureaucratique, c’est le peuple qui veille sur les morts et qui refuse à quelques vivants péremptoires le droit d’effacer ses traces orthographiques. » Et c’est le peuple qui ne se résigne pas à ce que l’on fasse de ses enfants des petits barbares sans racines et sans règles.

Une minsitre experte en djihadisme et mixité

La deuxième bonne nouvelle, et le deuxième point commun entre la réforme de l’orthographe et celle du collège, c’est qu’elles ne passeront pas sans les profs, ce qui signifie qu’elles ne passeront peut-être pas du tout. Ceux-ci, en effet, refusent d’être enrôlés pour éradiquer le djihadisme et supprimer les inégalités, ils veulent enseigner. Or, significativement, la plupart des interventions récentes de la ministre n’avaient strictement rien à voir avec l’enseignement. Le 24 janvier, dans le « Supplément » de Canal + , le journaliste qui l’a suivie une semaine durant, l’interroge comme experte, à la fois en djihadisme et en mixité sociale. Émerveillé, il semble penser que Najat Vallaud-Belkacem a trouvé la pierre philosophale : « Mélanger les riches et les pauvres dès l’école pour empêcher le communautarisme, terreau de l’islam radical. » Comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Affairée qu’elle est à changer le monde, la ministre ne se soucie guère des humeurs enseignantes. Sinon, elle comprendrait que, comme l’observe judicieusement Le Bris, sa réforme « enlève aux enseignants leur véritable moteur interne, la satisfaction du travail bien fait ; la satisfaction d’emmener un mauvais élève vers du mieux, mais aussi celle d’envoyer un bon élève briller plus haut, d’où qu’il vienne ». Autant changer de métier : « Le rejet massif de la réforme par les enseignants du secondaire est naturel, conclut Le Bris. On ne pourra jamais les empêcher à ce point d’enseigner. » De fait, sous le prétexte à peine inavoué de punir les bons élèves, tous seront pénalisés. Tous nuls ! – on ne peut imaginer plus égalitaire.

Une envie de sabotage

Certes, la révolte sourde des profs n’empêche pas la machine administrative d’avancer. Au lendemain de la quatrième journée de mobilisation, le 26 janvier – 22 % de grévistes selon le ministère, 50 % d’après les syndicats –, tous les établissements de France ont reçu leur « DHG », « dotation horaire globale », document qui, après plusieurs opérations passablement obscures, sort de l’alambic transformé en emplois du temps pour les élèves et pour les enseignants. Sous l’apparente simplicité du sigle, la DHG prend en compte tellement de paramètres qu’il est impossible de savoir si le nombre d’heures affecté à une discipline a augmenté ou pas, ce qui permet à la ministre d’enfumer tout le monde avec des chiffres fantaisistes. En réalité, avec ses chatoyantes inventions trans ou inter (disciplinaires), la réforme habille de considérations pédagogiques les nécessités budgétaires. Ainsi les heures dévolues aux EPI (les machins interdisciplinaires) et AP (accompagnements personnalisés) sont-elles retirées aux disciplines. Ensuite, chaque établissement se débrouille. Au collège Pierre-de-Geyter[2. Compositeur de la musique de l’Internationale.] de Saint-Denis, où enseigne notre ami Iannis Roder, on a sauvé le latin, mais avec une heure de moins (soit 2 au lieu de 3) en quatrième et en troisième.

Les professeurs ne peuvent rien faire contre le carcan horaire. Il est, heureusement, beaucoup plus difficile de contrôler ce qu’ils feront dans leurs salles de classe. Or, l’idée de résistance passive se propage. « Le mot d’ordre qui circule, observe Iannis Roder, c’est de s’opposer autant que possible à la mise en œuvre de la réforme. ». Certains profs ont été sanctionnés pour avoir boycotté les « journées d’information », que les syndicats appellent « journées de formatage », au cours desquelles des émissaires du rectorat tentent de vendre la réforme aux profs. La plupart s’y rendent et écoutent dans un silence hostile des arguments auxquels ceux qui les emploient ne croient pas.

Cette envie de sabotage est encouragée par le fait que la réforme est objectivement inapplicable, ne serait-ce qu’en raison du surplus de foutoir administratif qu’elle génère. Ainsi les fameux EPI étaient-ils prévus pour être co-animés par deux professeurs. Eh bien, nul ne s’était avisé que cela revenait à doubler la présence de chacun d’eux. Résultat, le ministère a rétropédalé sur la co-animation, et les EPI seront assurés par chacun des professeurs concernés dans son cours. Au point qu’ils pourraient bien ressembler finalement à des cours classiques.

Un jeu de cache-cache avec le ministère

Il est certes désespérant que les professeurs soient obligés de jouer à cache-cache avec l’institution qu’ils représentent pour avoir une chance de faire leur métier et de sauver ce que les bons sentiments n’ont pas encore détruit. Mais il est rassurant de savoir qu’ils ne lâcheront pas. Entre nous et le désastre absolu, ils sont le dernier rempart.

En attendant, que les jeunes Parisiens se rassurent : au terme de cette énième réforme, eux continueront à avoir accès sans problème au latin et au grec, contrairement à pas mal de leurs camarades moins bien nés, en banlieue ou en zone rurale. Cela s’appelle la justice sociale.
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Causeur de mars: Profs, ne lâchez rien!

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« Le vrai problème qu’on a aujourd’hui au collège, c’est que les élèves s’ennuient. », s’inquiétait il y a quelque temps Najat Vallaud-Belkacem sur les ondes. La ministre de l’Education nationale est décidément pleine de sollicitude pour nos petites têtes blondes, brunes ou rouquines. Après avoir déconstruit le collège au printemps dernier, l’hôte de la rue de Grenelle a sans doute un nouveau chantier en tête : le lycée. Alarmé par un récent rapport de la Cour des comptes et les conclusions d’une mission parlementaire, Laurent Cantamessi prévoit un prochain passage du collège au lycée uniques. À des fins d’efficacité, le rapport parlementaire Bréhier préconise en effet la création d’un « lycée pour tous » (aussi indiscutable que le mariage du même nom) « mêlant école à la carte et mythologie interdisciplinaire ».

Nos radars placés sous les préaux ne s’y sont pas trompés : chez les profs, la révolte gronde. Bien que le « collège Najat » entre bientôt en vigueur, Elisabeth Lévy salue la résistance passive des enseignants contraints d’appliquer l’interdisciplinarité kafkaïenne et de saborder l’enseignement des humanités. Pour notre chère directrice de la rédaction, « c’est bien la même idéologie, bêtassonne, uniformisatrice, et faussement égalitaire, qui préside à la simplification de l’orthographe et à la destruction du collège. » Et comme de bien entendu, ce n’est pas l’enfant de bourgeois latiniste de Louis-le-Grand qui trinquera mais le petit prolo de Montluçon… Aux yeux de l’ancien recteur d’académie Alain Morvan, que Régis Soubrouillard a interrogé dans nos colonnes, « la suppression des langues anciennes répond à une idéologie : celle de l’arasement » défendue par une « véritable camarilla de bien-pensance pédagogique (qui) a fait son nid au cœur de la rue de Grenelle (…) pour répandre son idéologie toxique »  de déculturation.

Bourdieu allié du management ?

Mais cédons la parole à la défense. Chef de file présumé des pédagos, Philippe Meirieu a eu l’élégance de nous accorder un entretien. Proposant « d’accompagner l’élève pour qu’il se dépasse et progresse en étant fier de ses acquisitions », il démonte les clichés qui lui collent à la peau et réaffirme son attachement à la transmission des savoirs. C’est plutôt du côté de Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire, qu’il faudrait chercher l’inspiratrice des réformes sauce Najat, fruits d’une hybridation bourdieusisme et fascination pour l’idéologie managériale.

Comme le note malicieusement Elisabeth Lévy, « c’est une partie des bataillons traditionnels de la gauche qui s’insurge contre le progressisme scolaire » débridé. L’annonce d’un virage républicain à bâbord ? En tout cas, une partie du peuple et des intellectuels de gauche redécouvre le réel en matière d’éducation, de laïcité et d’immigration. De quoi inspirer un dossier entier à Causeur, partant du constat dressé par Helvé Algalarrondo : la gauche de Tonton version Epinay, c’est fini ! Au cœur de l’aventure du Printemps républicain, collectif d’intellectuels et de personnalités issus de la gauche républicaine, Marc Cohen nous fait partager son journal d’un laïque en campagne dont l’ardeur militante a été réveillée par les attentats du 13 novembre. Plus circonspect, Gérald Andrieu dresse un état des lieux de la nébuleuse plus large qu’on pourrait qualifier de gauche conservatrice, républicaine, laïque ou tout simplement libre. Revenus des appareils partisans, ses membres divergent cependant sur le terrain économique, ce qui fait pousser un sanglot de regret à mon confrère : ce grand parti sociétaliste a beau avoir raison, faut-il pour autant oublier l’économie ?

« Si affronter le réel c’est être conservateur, alors il existe en effet une gauche conservatrice. », résume le professeur de philosophie du droit Eric Desmons. L’auteur de Mourir pour la patrie qui m’a fait la grâce d’une interview scrute le penchant de l’individu moderne à ne chercher que la poursuite de sa propre survie. Face aux légions de kamikazes de l’Etat islamique, notre incapacité à nous sacrifier pour une cause rend le combat malaisé. Sur le terrain de la lutte antiterroriste, l’expert François Heisbourg se désole de la guerre des polices qui mine l’efficacité de nos services : mises bout à bout, les bourdes et erreurs en tous genres de janvier et novembre 2015 ne laissent pas d’inquiéter…

Stallone et antimodernité

Place à la culture. Tristan Ranx retrace le destin tragique d’Eduardo Rosza-Flores dit Chico, comédien et martyr hongrois passé par les guerres de Yougoslavie, Israël puis l’Amérique du Sud avant de mourir en Bolivie en comédien et martyr du mercenariat. Quant à notre ami Luc Rosenzweig, trop content de commander L’esprit du judaïsme de Bernard-Henri Lévy en vue d’une recension, il a purement et simplement confondu cet essai avec son quasi-homonyme Le génie du judaïsme, signé d’un certain Dominique Zardi. Si une certaine parenté semble relier les deux thèses, rien de commun entre leurs auteurs : le philosophe n’a certainement jamais croisé le regretté acteur abonné aux rôles de brutes. À ce propos, ne boudons pas notre plaisir à lire le portrait-fleuve de Sylvester Stallone que Patrick Mandon a consacré à Rocky Balboa fait homme. Sans oublier un long détour par l’article de Jérôme Leroy autour de Baudouin de Bodinat, post-situ de l’Encyclopédie des nuisances, auteur d’Au fond de la couche gazeuse, dont la démolition grand style de la vie moderne enchantera autant les esthètes en quête de radicalité que les radicaux en quête de beauté.

Avec Alain Finkielkraut, Roland Jaccard, Jérôme Leroy, et L’ouvreuse comme parrains chroniqueurs, vous voilà parés pour la rentrée de février !

Agriculteurs: «L’UE organise la compétition et leur extermination»

Un stand du Salon de l’agriculture (Photo : SIPA.AP21864432_000005)

Causeur : La part des subventions dans les revenus agricoles n’a cessé d’augmenter depuis 1991, passant de 18% à 97% en 2005. Ce, malgré une production multipliée par deux depuis les années 1960 alors que les prix, eux, ont été divisés par deux. .. L’Etat français doit-il lui aussi soutenir financièrement plus avant le monde agricole ?

Philippe Collin : Il faut se méfier des chiffres. Antérieurement, les « soutiens » — terme que je préfère à celui de « subventions » — n’étaient pas donnés aux paysans mais aux transformateurs et n’apparaissaient donc pas dans les aides directes aux paysans. A la fin des années 70-80, existait ainsi un mécanisme d’aide aux exportations. On donnait par exemple comme aide aux exportateurs, pour envoyer du blé à destination de l’ex-URSS, l’équivalent de ce que l’on donnait aux producteurs pour rémunérer leur travail.
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est en fait définir un projet européen qui se fixe pour objectif de maintenir des paysans en état de vie et pas seulement en état de survie. L’enjeu est de redéfinir les conditions dans lesquelles on organise la compétition en faisant concourir de manière égalitaire un cheval de course, une formule 1 et un coureur avec un boulet au pied — ce qui est le constat que l’on peut faire de la concurrence d’aujourd’hui. Car il existe des fermes de 1 000, 2 000, 3 000 vaches en Europe qui coexistent avec des paysans qui ont 40 à 50 vaches — c’est la moyenne française.
Il faut donc rompre avec une logique de compétition alors même que l’Europe est appelée « Union ». Peut-on faire une « union » en organisant une compétition et l’extermination de son prochain, en voulant toujours être meilleur que lui ? Assurément non. Si cette Europe n’est pas capable de redéfinir son projet, elle risque donc d’exploser et de conduire à la renationalisation des politiques agricoles. Ce qui est un peu en marche et n’est pas, à terme, une solution très salutaire pour la France qui est un exportateur net de produits agricoles à la différence de la quasi-totalité des autres pays de l’UE. Le Front national devrait d’ailleurs y réfléchir à deux fois avant de proposer la nationalisation de la politique agricole.

Plusieurs modèles d’exploitations agricoles existent : de très petites exploitations (30% en 2000) et de très grandes (30%) qui tendent à se développer au détriment des exploitations de taille moyenne. Au vu de ce constat peut-on envisager une politique publique unique à la crise agricole ?

En effet, il faut cesser de penser que l’on peut avoir une seule politique agricole alors qu’il existe plusieurs agricultures. La supercherie tient à considérer que ces agricultures sont équivalentes. D’abord parce que les soutiens financiers ne sont pas distribués en fonction du nombre de personnes qui y travaillent, mais uniquement en fonction de la taille des exploitations – ils sont même proportionnels. Ensuite, parce que les lieux dans lesquels se pratiquent ces agricultures ne sont pas les mêmes non plus. Il faut admettre la nécessité de politiques agricoles différenciées centrées autour d’un objectif social, et non pas uniquement un objectif de conquête des marchés internationaux au sein desquels ni la France, ni l’Europe ne sont bien placées pour être les meilleures.

Qu’en est-il des différents plans de soutien annoncés par le gouvernement ? Les allègements de charges promis ont-ils portés leurs fruits ?

L’Etat ne peut pas dans des contextes budgétaires contraignants, mettre énormément d’argent sur la table vu l’ampleur de la crise. Il est question du lait, mais on évoquera probablement dans les années qui viennent le secteur céréalier. Dès lors, les mesures de soutiens ponctuelles permettent de traverser les périodes difficiles mais elles ne sont pas de nature à assurer un revenu réel. Les plus fragiles souffriront probablement beaucoup. Il faut ajouter qu’il y a un cadre communautaire extrêmement rigide qui s’applique aux Etats, au nom de la loi sur la concurrence, qui leur interdit de prendre des mesures considérées par l’Union européenne comme anti-concurrentielles. Par l’exemple, il est interdit aux Etats de donner plus de 15 000 euros de soutien direct à un agriculteur.

Comment pourrions-nous lutter efficacement contre la concurrence intra-européenne, notamment celle de l’Allemagne qui fait appel à une main d’œuvre à bas coût venue des pays de l’Est ?

Il faut remettre une dose ponctuelle de soutien direct au niveau communautaire. Certes, les montants distribués en valeur absolue sont déjà très importants. Mais la question tend à interroger le modèle de société dont nous voulons. Nous avons une alimentation relativement abordable avec des produits de qualité. Voulons-nous remettre cela en cause et sacrifier autonomie et sécurité alimentaire ? C’est une question éminemment politique. Je considère pour ma part que l’Europe devrait prendre des mesures adaptées, grâce à des fonds communautaires, pour permettre aux paysans de dépasser la crise agricole actuelle. Dans un second temps, la PAC devrait être remise à plat. Validée récemment, elle est déjà inadaptée car adoptée dans un contexte international moins complexe qu’il ne l’est aujourd’hui. La surproduction est désormais mondiale, car la consommation a évolué et s’est contractée. Il y a trop de lait, trop de céréales. Les pays exportateurs de pétrole ont des revenus en baisse et les pays importateurs de produits agricoles tentent de devenir autonomes. Récemment, la Chine a incité le développement de sa production laitière pour ne pas dépendre d’un marché international fluctuant. La Russie, elle, va profiter de l’embargo pour redémarrer sa production laitière. A cause des sanctions économiques contre la Russie, on ne retrouvera jamais le potentiel d’exportation que l’on avait vers ce pays.

N’existe-t-il pas une forme d’absurdité à ce que le monde agricole se soit offert majoritairement à la FNSEA alors même que son président, Xavier Beulin, incarne à travers l’entreprise qu’il préside, Avril, cette industrie agro-alimentaire qui participe activement à la mort de la paysannerie traditionnelle ? Est-il vraiment contesté par sa base, comme on nous le dit ?

Xavier Beulin est contesté de façon de plus en plus visible. On a beaucoup évoqué les sifflets réservés à François Hollande lors de sa visite au Salon de l’Agriculture, mais il y en a certains qui étaient destinés au patron de la FNSEA. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que la FNSEA, au travers de ses multiples tentacules, a sous sa coupe une grande partie des institutions et des outils économiques du monde agricole par le biais des coopératives, des Chambres de l’agriculture, des centres de gestion et autres organismes assimilés, qui assurent des missions de conseil et des services.

Pourquoi, après tout, maintenir une agriculture en France ? Au-delà du simple aspect productif, quel rôle social joue l’agriculteur au sein des campagnes ?

Les Anglais ont considéré au XIXème siècle que plutôt de maintenir une agriculture coûteuse avec des prix élevés, il valait mieux avoir une politique coloniale qui assure la sécurité alimentaire. Ce modèle est très fragile et nécessite une domination militaire…
Si l’on maintient l’agriculture en France, c’est pour assurer une alimentation à l’ensemble de nos concitoyens. Ce n’est pas un objectif si marginal que ça ! La France suffit très largement à ses besoins, mais assure également l’approvisionnement du Benelux. Notre pays est le premier exportateur européen et le premier producteur en volume.
Mais une chose apparaît essentielle aujourd’hui : il faut casser cette spirale infernale de la baisse du coût de l’alimentation. Depuis plusieurs décennies déjà, le coût de l’alimentation baisse, mais est-il pertinent par exemple d’assurer dans le même temps le développement des rentes des propriétaires immobiliers ? Cela génère un coût d’accès au logement qui est considérable et des aides qui, elles, sont peu contestées, alors que le prix de l’alimentation l’est sans cesse.
Au sein des campagnes, l’agriculteur n’a pas toujours un rôle social important. Il y a plusieurs catégories de paysans. Ceux qui participent au marché européen avec une production de masse et pour lesquels le voisin rural est avant tout un problème, et ceux pour lesquels ce voisin et non seulement un atout, mais un auxiliaire : il achète les produits des agriculteurs, visite leur ferme et la fait découvrir à ses enfants. On a en fait deux types d’agriculture. Dans ce contexte, la vente directe a tendance à se développer. Pourquoi d’ailleurs devrait-on nourrir les 12 millions de Franciliens avec un maraîchage venu du sud de l’Espagne ? Au XIXème siècle, la région parisienne était couverte de productions maraîchères et fruitières, qui ont totalement disparues aujourd’hui.
La reconnaissance du rôle social des agriculteurs est encore trop peu prise en compte dans l’acte d’achat. L’élévation des normes et l’amélioration de la qualité sont tout de même désormais porteuses d’espoir. Les poulets de Loué, garantis sans OGM, se vendent aujourd’hui beaucoup mieux que les poulets de Bretagne par exemple. Il faut véritablement redonner un sens au vivre-ensemble au travers d’identifiants tels que la qualité, la sécurité alimentaire et la proximité.

La longue marche des pro-life!

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Marche pour la vie (Washington, janvier 2016). Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA31377847_000059

Derrière un stand, deux femmes souriantes nous tendent une panière remplie de petits fœtus en plâtre du meilleur goût. « C’est gratuit, servez-vous. » Nous ne sommes pas dans un roman d’Aldous Huxley, mais dans le sous-sol de l’hôtel Renaissance, où se tiennent les quartiers généraux de la March for life, dont la 43e édition a lieu ce vendredi 22 janvier à Washington. Les antennes ont beau se relayer pour annoncer la tempête de neige du siècle, rien ne semble pouvoir entamer l’enthousiasme général. Entre le café et les croissants du matin, les conférences s’enchaînent, mise en scène et rhétorique impeccables. Et lorsque les intervenants marquent une courte pause, chacun est invité à flâner entre les dizaines de stands qui parcourent l’immense sous-sol du bâtiment, tenus par des associations qui ont fait de l’avortement leur cheval de bataille. Une jeune femme, tatouages partout sur les bras et cheveux multicolores, n’hésite pas à aborder le chaland à la manière des commerçants du souk. L’avortement ? Elle reconnaît n’en avoir eu que faire jusqu’à ce que, persuadée d’être enceinte alors qu’elle avait à peine 16 ans, son compagnon de l’époque menace de la tuer si elle ne se soumettait pas à une IVG. « À ce moment-là, il y a quelque chose en moi qui s’est passé. Je ne pouvais pas accepter le fait de répondre à une violence par une autre violence. J’ai intériorisé l’idée. Il devenait évident que j’étais pro-life. » [access capability= »lire_inedits »] Plus loin, Bob, jeune noir un peu enrobé à la voix douce s’avance timidement. Cela fait deux semaines qu’il a rejoint Care Net, une association qui souhaite offrir compassion, espoir et secours à ceux qui s’orientent vers le choix de l’avortement en leur proposant une autre solution et la parole de Jésus-Christ. « Notre vision, c’est qu’un homme et une femme qui, face à une grossesse, doivent prendre une décision, l’Évangile peut les transformer et leur donner la force de choisir la vie ». Résolument plus pragmatique, cette clinique procure ses services à des futures mères en détresse : services gynécologiques et obstétriques, traitement de l’infertilité, elle propose aussi un planning familial naturel ainsi qu’un service spécial d’accompagnement dans la période périnatale. Entre les innombrables prospectus, T-shirts, pin’s, mugs, flanqués de l’omniprésent mot-clé « life », on trouve quelques étals plus radicaux, pour ne pas dire allumés, avec par exemple, ce CD proclamant que « l’avortement est un sacrifice satanique », ou cette brochure expliquant que l’IVG doit être interdit même en cas de viol.

Ambiance subitement plus solennelle. La grande veillée de prière qui précède la Marche pour la vie va commencer. Pas loin de 20 000 jeunes s’y retrouvent pour assister à l’office présidé par le cardinal de New York, Monseigneur Dolan. Le sanctuaire de l’Immaculée Conception est plein à craquer. On compte huit cardinaux et une quarantaine d’évêques. Religieuses, prêtres et jeunes à peine sortis de l’adolescence composent essentiellement l’assistance. On s’interroge. Pourquoi aussi peu de cheveux gris ou blancs ? Comment font-ils pour drainer un public aussi jeune ? Un observateur averti explique : « Nos principaux pourvoyeurs de manifestants sont les écoles et les universités catholiques. Elles encouragent autant qu’elles peuvent les jeunes à se rendre à cette marche, en leur accordant un jour de congé à cette date-là par exemple. C’est tactique. Ces jeunes se rappelleront toute leur vie de cette marche. Demain, certains d’entre eux seront sûrement des décideurs. » Ceux qui auraient constaté la timidité de l’Église de France dans le combat pour la vie se pinceront pour y croire. Ici, l’Église catholique est à l’avant-garde et conduit la stratégie. Mais elle invite à prier aussi. Et dans cette nuit qui laissera ensuite place à la marche, les chapelets s’égrèneront.

Le scandale du Planned Parenthood

Erigé en droit constitutionnel par une décision de la Cour suprême « Roe v. Wade » du 22 janvier 1973, l’avortement s’est imposé aux États dans des conditions ultralibérales qui contrastent pour le moins avec la loi Veil. Chacun était autorisé à avorter dans les modalités qu’il choisirait. Alors qu’en France il s’agissait d’une dérogation, une exception érigée progressivement en droit, outre-Atlantique, c’est le chemin inverse qui s’est produit : un droit absolu s’est vu progressivement encadré. Jusqu’à ce qu’une loi, passée grâce à la pression des pro-life, ne l’interdise en 2003, on pouvait par exemple procéder à des « partial-birth abortions », des avortements nécessitant une naissance partielle du fœtus. Les militants pro-life peuvent donc s’enorgueillir de plusieurs victoires (des centaines de lois restreignant le droit illimité sont passées depuis quarante ans), à l’inverse de la France où ils ne cessent de perdre du terrain. D’où l’intensification du combat pour une bonne partie du pays qui croit à la bascule.

Un événement récent est venu changer la donne, marquant une rupture dans le combat des pro-life. Le scandale du Planned Parenthood, qui, à l’été 2015, a pris une ampleur inédite aux États-Unis à l’été 2015, a fait éclater au grand jour la « culture du déchet » consubstantielle à l’avortement de masse. Piégée par des militants pro-life en caméra cachée, une responsable du Planned Parenthood (planning familial américain) avait détaillé la collecte et le trafic auxquels se livre l’organisation, accusée de vendre des organes de fœtus avortés pour la recherche. La révélation de ces vidéos a créé une polémique monstre aux États-Unis, gagnant le camp des Républicains, qui à l’approche des primaires, remettaient sur le tapis l’idée de désubventionner le Planning familial. Une loi en ce sens est allée jusqu’au Congrès, mais Obama a promis d’y mettre son veto. Le scandale a fait de l’avortement un débat politique pour la présidentielle de 2016. Tous les candidats à la primaire républicaine s’affichent d’ailleurs pro-life, sauf Donald Trump, ambigu sur la question, et peu apprécié des militants de la Marche pour la vie.

Car, si dans l’Hexagone l’ensemble de la classe politique et médiatique communie dans la célébration du droit à l’avortement, aux États-Unis, les pro-life et les pro-choice s’affrontent en toute liberté, à coups de lobbys, de sondages, d’associations et d’initiatives diverses. Mais cette division, qui s’est imposée au fil des années, paraît aujourd’hui très arbitraire. En effet, l’opinion américaine se divise en deux parts à peu près égales, et ce de façon stable dans le temps. Dans un pays où la législation sur l’avortement est quasiment inexistante au niveau fédéral, le débat n’est plus tellement entre ceux qui veulent l’autoriser et ceux qui veulent l’interdire. Selon un dernier sondage, 60 % des Américains considèrent l’avortement comme « moralement répréhensible », et 81 % d’entre eux voudraient le voir limité aux cas de viol, d’inceste, ou de mise en danger de la santé de la mère. Le clivage pro-life/pro-choice a tendance à escamoter la majorité indécise, qui ne trouve pas l’avortement « amazing » mais n’affiche pas franchement ses convictions.

Comme l’explique Jeanne Mancini, la présidente de la March for Life, les objectifs du combat pro-life sont à deux niveaux. Au niveau politique, il s’agit d’influencer les décideurs politiques pour faire passer des lois fédérales posant des limites à l’avortement. Mais c’est au niveau culturel que tout se joue. Il s’agit, selon les mots des organisateurs, de « construire une culture de vie », par la diffusion de campagnes de communication et d’initiatives multiples. Celles-ci sont innombrables, dans une société civile américaine foisonnante : programmes d’éducation pour former des militants pro-vie dès la maternelle, formation des églises, et surtout, centres d’aide à la grossesse qui prennent en charge les mères. Comme l’expliquait Ron Paul, ex-candidat libertarien à la présidentielle américaine et adversaire résolu de l’avortement, « les pro-life ne vaincront pas par la politique ». « Les centres de crise pour grossesses, qui prodiguent de l’aide et de la compassion à des femmes faisant face à des grossesses non désirées ont fait beaucoup plus pour la cause pro-life que n’importe quel politicien », écrivait-il à la suite du scandale du Planned Parenthood. En effet, si en France l’aide à la maternité non planifiée est confiée principalement à des associations confidentielles et confessionnelles, aux États-Unis, de très nombreux organismes proposent d’aider les femmes à garder leurs enfants. Ainsi, sur les brochures distribuées, on trouve des compteurs des enfants sauvés par ces associations. « 66 000 vies sauvées par an », proclame ainsi Carenet, un organisme qui aide les femmes enceintes en détresse dans 1 100 « pregnancy centers » aux États-Unis.

«Abortion is an Obamination»

C’est le D-Day. Une forêt de pancartes convergent au pied du Washington Monument, au départ de la March for Life. « Vous pouvez me jeter des capotes dessus, je ne changerai pas d’avis, j’ai lu la Bible, je sais que j’ai raison » : Carly Fiorina, seule candidate féminine à la primaire républicaine, ne mâche pas ses mots. Par un froid de -5°, elle galvanise une foule acquise d’avance. À la fin de son discours, les témoignages d’élues républicaines engagées dans le combat pro-life défilent sur l’écran. Pour cette 43e marche pour la vie, le thème affiché est « Pro-women and pro-life go hand in hand » (Les féministes et les pro-life avancent ensemble). Des femmes affichent fièrement leurs T-shirts « I am a pro-life feminist ». L’idée mise en avant est que la lutte contre l’avortement est le véritable combat féministe. Stratégiquement, l’argumentaire s’est déplacé de la souffrance physique du fœtus à la souffrance psychique de la mère. Car si les « non-nés » ne peuvent par définition pas témoigner, les femmes ayant subi une IVG, elles, le peuvent. Ces dernières défilent en portant bien haut leurs panneaux « I regret my abortion ». L’une d’entre elle prend la parole, visiblement émue « J’étais seule, j’ai cédé à la pression. J’ai fait une dépression, puis une tentative de suicide. Aujourd’hui, je ne me tairai plus. » Sue Ellen Browder, auteur de Subverted : How I Helped the Sexual Revolution Hijack the Women’s Movement, vient témoigner. Cette ancienne reporter au magazine branché Cosmopolitan (équivalent américain de notre Marie-Claire), « convertie » au combat pro-life après avoir subi une IVG, dénonce dans cet essai le fait que l’avortement soit devenu une revendication féministe.

Un des rares hommes à intervenir, Matt Birk, prend le micro. Ce quadragénaire blond, ex-champion de football américain, est une égérie de la cause pro-life. Quand son équipe a gagné le Super Bowl, il a refusé de se rendre à la réception donnée en leur honneur par Obama, car celui-ci avait déclaré « God Bless Planned Parenthood ». « Si la vie des Noirs compte (« black lives matters » est un slogan de la cause noire aux États-Unis), alors la vie dans le ventre des femmes compte aussi », crie le sportif devant la foule enthousiaste. Les intervenants qui se succèdent affichent la coolitude et l’enthousiasme américain, à mille lieues de la naphtaline des cortèges de Civitas. Chacun raconte « how he became pro-life », à la manière d’une conversion. La méthode est celle du protestantisme évangélique américain, très marqué par la culture du « born-again».

Dans la foule qui s’ébranle en ordre discipliné en direction de la Cour suprême, pas de sonos hurlantes, pas de slogans scandés à l’unisson. Quelques chants entonnés ici et là (« Hey, Obama your momma chose life ! » / « Hey Hey Ho Ho Roe v Wade has got to go »), mais surtout de multiples pancartes brandies fièrement et qui mettent en exergue les différentes chapelles qui composent ce mouvement national. Une curieuse cohabitation, des plus classiques (Defend Life / Women deserve better than abortion / I am the pro-life generation) aux plus intrigantes (I regret my abortion / Abortion is an Obamination / I mourn my aborted sibling). La procession est à mi-chemin lorsque des écrans géants viennent projeter quelques courtes séquences chocs où se succèdent des images de fœtus déchiquetés et sanguinolents. Le trash et le cool, le religieux et le pragmatique, le confessionnel et le sensationnel cohabitent, à l’image d’une Amérique binaire et paradoxale. Le mouvement pro-life, qui a pu être très violent (on dénombre huit médecins ayant pratiqué l’avortement, assassinés par des fanatiques), a tout de même compris qu’il devait évoluer vers le soft pour convaincre l’opinion. L’argumentaire est uniquement centré sur l’avortement, la mère et l’enfant, dans des considérations émotionnelles et pragmatiques, éventuellement religieuses, mais jamais philosophiques ni anthropologiques, comme l’ont été les arguments de la Manif pour tous en France. La gestation pour autrui, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée et autres problématiques bioéthiques ne seront jamais évoquées. On est loin de la « révolution conservatrice » observée en France à l’occasion de la Manif pour Tous. Si l’avortement, enjeu très émotionnel a sa place dans le débat, l’anthropologie individualiste du modèle américain n’est jamais remise en cause. Sauf que des millions d’individualistes réunis autour d’une même cause, ici, ça s’appelle une communauté. Et aux USA, les communautés, ça compte, et ça gagne souvent à la fin.[/access]

Petit précis de décomposition politique

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(Photo : SIPA.AP21831429_000027)

L’une des caractéristiques de la situation actuelle est le désenchantement vis-à-vis du « rêve » européen. L’Europe, et en particulier sous sa forme de l’Union européenne, ne fait plus rêver. Elle inquiète et elle fait même peur. Le « rêve » s’est transformé en cauchemar, d’Athènes à Paris, en passant par Rome, Lisbonne et Madrid. Les causes en sont multiples : chômage de masse, politiques d’austérité à répétition dont le poids est toujours porté par les mêmes, mais aussi montée des réglementations liberticides et des détournements de souveraineté, enfin des comportements scandaleux à l’échelle internationale comme on peut le voir dans la gestion calamiteuse de la question des réfugiés ou dans l’alignement sur la politique états-unienne avec le soutien apporté, de fait, aux néo-nazis qui sévissent à Kiev. Ce désenchantement se traduit par la montée des remises en cause de l’Union européenne, dont le débat sur une sortie possible de la Grande-Bretagne (ce que l’on appelle le « Brexit ») est l’un des exemples. Il provoque en retour la crise ouverte des élites politiques, et en particulier en France où la « construction européenne » avait depuis longtemps quitté le domaine de la raison pour entrer dans celui du dogme religieux. C’est ce qui explique le spectacle de décomposition accélérée que donnent les deux partis anciennement dominant de la vie politique française, le Parti « socialiste » et l’ex-UMP rebaptisé « Les Républicains ».

Un PS incapable de faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire

Cette décomposition est aujourd’hui une évidence au sein du P« S ». La tribune co-signée par Mme Martine Aubry et quelques autres, tribune dont on a déjà parlé, en est l’un des symptômes[1. Voir Sapir J., « L’indécence et l’impudence de la tribune de Martine Aubry » note publiée le 26 février in RussEurope, http://russeurope.hypotheses.org/4746]. Dans cette « rupture », qui semble bien aujourd’hui actée[2. http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2016/02/28/25001-20160228ARTFIG00072-martine-aubry-et-ses-proches-annoncent-leur-retrait-de-la-direction-du-ps.php], entre deux lignes que pourtant tout rapproche et en particulier leur européisme, ce sont les querelles d’égo qui ont d’abord parlée. Et ceci est symptomatique d’une décomposition politique quand on n’est plus capable de faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire, ou que l’on en vient à considérer les questions de personnes comme essentielles. De fait, la cohérence du gouvernement, et des partis qui le soutiennent, est déterminée par le vote du Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (le TSCG[3. Voir le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit TSCG, URL :http://www.consilium.europa.eu/media/1478399/07_-_tscg.en12.pdf]), vote qui fut obtenu en septembre 2012[4. Voir Sapir J., « Honneur au Soixante-dix », note publiée le 9 octobre 2012 sur RussEuropehttp://russeurope.hypotheses.org/266]. Ce Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, contient en réalité trois mensonges pour le prix d’un. Quelle stabilité, quand on voit dans le rapport récent du FMI[5. http://russeurope.hypotheses.org/253] que les mêmes mécanismes qui ont été mis en œuvre depuis 2010 n’ont fait qu’aggraver la crise ? Quelle stabilité encore quand on voit la dépression que connaissent les pays en crise ? Parler de stabilité est ici un mensonge flagrant. Quelle coordination, encore, quand on sait qu’il n’y a de coordination qu’entre des agents libres et des Etats souverains, alors c’est à une autorité hiérarchique que l’on a affaire, et qu’il n’y a dans ce traité qu’asservissement à des agences dites indépendantes ? J’écrivais en octobre 2012 : « Ce Traité organise en fait le dépérissement de la démocratie en Europe avec la fin de l’autorité suprême des Parlements nationaux en matière budgétaire. Or, il faut s’en souvenir, c’est par le consentement à l’impôt que commence la démocratie. »[6. http://russeurope.hypotheses.org/266]

Quelle gouvernance, enfin, dans un Traité qui s’est avéré inapplicable et qui n’a pas eu d’autres fonctions que d’être violé à peine signé ? Mais ce traité désastreux a bien été l’inspiration des diverses mesures prises par François Hollande et ses divers gouvernements. C’était ce traité qu’il fallait combattre et non pas pleurer sur ses conséquences. Ceci ne rappelle que trop cette célèbre phrase de Bossuet qui s’applique, hélas, parfaitement à cette situation : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ».[7. Bossuet J.B., Œuvres complètes de Bossuet, vol XIV, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145. Cette citation est connue dans sa forme courte « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».]

Entre Fillon, Juppé, Le Maire et Sarkozy, où sont les différences ?

Mais, la décomposition sévit aussi dans l’opposition. La « primaire » que les « Républicains » veulent organiser n’est pas seulement une injure aux institutions, dont ce parti devrait, de par ses origines, être le meilleur défenseur. Elle se traduit par une surenchère de petites phrases, des postures dont raffolent certains dirigeants politiques, le verbe haut et les coups bas. Car, entre MM. Fillon, Juppé, Le Maire et Sarkozy, où sont les différences ? Un peu plus ou un peu moins d’austérité ? Quelques cadeaux en plus ou en moins pour le Medef ? Le jeunisme brouillon contre la calvitie couverte d’erreurs ? Ce sera, toujours, le même alignement sur Bruxelles, sur l’Union européenne et sur l’Allemagne. Il faut espérer qu’une voix se lève pour faire entendre un autre discours. Mais, en attendant, nous avons droit au même spectacle que celui donné par les « Solfériniens ».

Enfin, des histrions proposent des candidatures de fantaisies, comme celle de Nicolas Hulot, sans se soucier du programme qui pourrait la sous-tendre. Cette focalisation sur des personnalités est bien la preuve que nous sommes dans un espace politique complètement décomposé.

Le dilemme européen : la déflation ou la disparition

Pourtant, l’heure est grave. La situation de la France n’a d’égal que la crise que connaît l’Union européenne. Il suffit de lire ce qu’écrit un auteur « européiste », mais pourtant lucide, pour s’en convaincre [8. Fazi T., « Why The European Periphery Needs A Post-Euro Strategy », 25 février 2016, https://www.socialeurope.eu/2016/02/bleak-times-ahead-for-the-european-periphery/]. Car cette crise qui perdure a une origine. Cette destruction de l’ensemble du cadre économique et social que nous connaissons en France vient de ce que l’euro favorise ou impose dans les différents pays membres. Mais, elle découle aussi du cadre politique implicite qui se met en place à propos de l’euro dans les pays de la zone euro. Aujourd’hui, la plupart des Européens sont désormais conscients des effets négatifs sur l’économie de la monnaie. On sait ce qu’elle entraîne, et ce qui était prévisible depuis près de dix ans[9. voir J. Bibow, (2007), ‘Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This’, in J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007.] : croissance faible et montée du chômage. La crise de la zone euro est désormais une évidence, même pour les idéologues les plus bornés. Aucun des problèmes fondamentaux posés dès l’origine n’a été résolu, et leurs effets désormais s’accumulent. Les solutions partielles qui ont été proposées, et présentées comme des avancées historiques vers une Europe fédérale, posent en réalité bien plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. La zone euro n’a plus d’autre choix que de s’engager toujours plus dans une politique de déflation, dont les conséquences cumulées sont redoutables pour les peuples des pays qui la composent, ou de disparaître.

L’attractivité de l’euro mais aussi de l’Union européenne est en train de s’effacer. La faute en revient aux politiques d’austérité qui ont été mises en œuvres ouvertement pour « sauver » l’euro, c’est-à-dire pour résoudre la crise des dettes souveraines. Or, ces politiques ont plongé les pays qui les ont appliquées dans des récessions très profondes[10. Baum A., Marcos Poplawski-Ribeiro, et Anke Weber, (2012), « Fiscal Multipliers and the State of the Economy », IMF Working papers, WP/12/86, FMI, Washington DC. Blanchard O. et D. Leigh, (2013), « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », IMF Working Paper, WP/13/1, FMI, Washington D.C.]. Il faudra que très rapidement les dirigeants des différents pays en prennent acte et soit trouvent des thèmes susceptibles de refonder cette attractivité, soit comprennent que l’on ne peut durablement faire vivre des institutions contre la volonté des peuples.

Pour des Comités d’action de la révolte sociale

Les quolibets et les insultes que le président de la République a subis au Salon de l’agriculture le matin du samedi 27 février sont exemplaires de l’exaspération d’une profession, mais au-delà des Français. Or, les problèmes de l’agriculture française, dont les sources sont multiples et où le rôle de la grande distribution est à signaler, seraient largement réduits si une différence de 40% s’établissait entre le franc retrouvé et le deutsche mark. Cela correspond à ce que donnent les calculs dans le cas d’une dissolution de la zone euro, soit une dépréciation de 10% pour le franc et une appréciation de 30% pour le DM. Notons encore que c’est l’Union européenne qui s’oppose à la signature d’accords garantissant les prix d’achat aux producteurs, au nom du sacro-saint respect de la « concurrence libre et non faussée ». Le gouvernement français aurait parfaitement les moyens de régler cette crise en jouant sur les prix et non par des suppressions de cotisations, qui ne sont que des palliatifs temporaires.

La montée de l’exaspération populaire est aujourd’hui palpable, et sur l’ensemble des terrains. C’est ce qui explique le retentissement des manifestations du Salon de l’agriculture le 27 février. De la calamiteuse « loi Travail » à la situation dramatique des agriculteurs, de la révolte des enseignants contre la réforme du collège et le discours de l’Education nationale à la casse des services publics et de l’esprit public (avec son corollaire, la laïcité) sur l’ensemble du territoire, il est temps que ces diverses colères trouvent leur débouché politique. Ce débouché ne peut être qu’une position radicalement opposée à l’euro et renvoyant l’Union européenne à une réforme immédiate. Ce débouché doit prendre la forme d’un rejet immédiat des deux partis, le P« S » et les « Républicains » dont la cogestion de la France au sein de l’idéologie européiste a produit la situation actuelle. Cela impose de dire haut et fort que nous ne voterons en 2017 ni Hollande, ni Aubry, ni aucun des clones que nous produira cette « gauche » déshonorée, ni pour Juppé, ni pour Sarkozy, ni aucun de ces clowns issus de la matrice européiste.

Cette convergence des luttes doit s’organiser, si possible avec l’aide des syndicats, ce qui serait naturellement souhaitable, mais s’il le faut sans eux. Un grand mouvement de Comités d’action de la révolte sociale est possible. Ces comités doivent avoir deux principes directeurs : la volonté de faire converger les luttes et le rejet clair et sans ambiguïté du cadre européen avec la volonté affirmé de retrouver notre solidarité. Telle pourrait être la meilleure sortie possible de la situation de décomposition politique dans laquelle nous nous trouvons.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés au Brexit.

Kamel Daoud ou la victoire des intégristes de la pensée molle

Kamel Daoud (Photo : SIPA.00697366_000007)

Un quarteron de féministes en mal de mâles ou d’idées intelligentes, de sociologues en dérive et délire et d’intellectuels auto-proclamés, donc de gauche, a fini par demander la peau de Kamel Daoud, coupable d’avoir dit la vérité sur les viols à la chaîne commis dans toute l’Europe (et pas seulement à Cologne pour la Saint-Sylvestre) par des migrants orientaux ou des immigrés nord-africains. Des vérités d’évidence, mais qui contreviennent à la règle de silence imposée aux médias et à l’opinion par la mauvaise conscience occidentale.

Je dis « demander la peau » parce que clouer au pilori, sous ce prétexte, un écrivain vivant en Algérie, c’est le vouer aux gémonies des extrémistes qui pullulent dans ce joli pays, y compris dans les sphères gouvernementales, où les fondamentalistes qui hier décapitaient des moines à Tibérine et leurs concitoyens un peu partout partagent le pouvoir et les revenus du pays avec les militaires qui ont confisqué le pouvoir depuis trente ans afin d’arrondir leurs fins de mois et leurs comptes en Suisse.

C’est d’autant plus infâme que les signataires de la tribune publiée par le Monde, en expiation de celle écrite par Kamel Daoud peu auparavant — comme si toutes les opinions se valaient et pouvaient se contrebalancer, une idée inscrite dans la loi Jospin de 1989 et dans le crâne des mauvais élèves — ne risquent rien, eux. Ils sont à l’abri en Occident — et même, ils donnent des gages aux tueurs qui sommeillent ici. Ils sont réfugiés derrière la muraille de leur bonne conscience. Sans doute apprécient-ils Jean-Louis Bianco et François Hollande, ces chantres infatigables de la laïcité aménagée, et ouverte. Au pire estiment-ils que ce n’était pas grave — « juste un doigt », hein…

Dès la mi-janvier, Elisabeth Lévy notait qu’à l’occasion des centaines de viols commis en Allemagne, en Suède (combien en France ?) ou en Egypte sur la personne de journalistes occidentales (et sur combien d’Egyptiennes non conformes ?), le « parti du déni » s’était surpassé. Que c’est en tentant de dissimuler la réalité que l’on nourrit les fantasmes — non en disant, comme Kamel Daoud, que la société algérienne est une société complètement malade de son hémisphère sud, si je puis dire, comme l’a souligné une longue et passionnante étude publiée dans le Monde diplomatique. Que « la répétition de mêmes scènes, de la place Tahrir au cœur de villes européennes, permet au moins de demander s’il n’y a pas un rapport entre ces déchainement pulsionnels et la vision que nombre d’hommes, dans les sociétés arabo-musulmanes, ont des femmes, et pire encore, des femmes infidèles. » Et que la politique d’Angela Merkel en a pris un vieux coup dans l’aile.

L’aveuglement des bonnes consciences

Tâchons d’être clair.

Toute personne qui impose aux femmes un vêtement — le voile, par exemple — ou une mutilation — excision ou infibulation, des pratiques fort répandues dans nombre de sociétés musulmanes, de l’Egypte au Nigeria et à l’Indonésie  — sous prétexte de les améliorer/camoufler/soustraire à la concupiscence, est un malade qu’il faut soigner par les moyens les plus énergiques. Ce n’est pas une question d’opinion : c’est un problème constitutionnel. Et toute personne appuyant ces malades doit être inculpée, très vite, de non-assistance à personne en danger.

Passons sur le fait que Kamel Daoud a dans son petit doigt plus de talent que tous ces signataires de la bonne conscience dans toute leur personne. Mais ce qu’il dit est vérité d’évidence : y voir le reflet de fantasmes coloniaux (ah, l’arabe violeur et le nègre cannibale — sans doute n’y avait-il pas, n’y a-t-il jamais eu de cannibales en Afrique) marque encore une fois le totalitarisme mou des démocraties moribondes, via l’expression politiquement correcte de la Lingua Quarti Imperii, comme dirait un Klemperer moderne, qui marque l’irruption du fascisme des larves dans notre République.

Parce que les lieux communs ne sont pas sous la plume de Kamel Daoud. Ils sont dans l’aveuglement des bonnes consciences, qui croient que tous les hommes se ressemblent et partagent les mêmes idéaux, alors que les préjugés plombent l’esprit critique de ces civilisations venues du chaud. N’y aurait-il plus de bon musulman qu’un musulman athée ?

Non que j’ignore que si la République ne reconnaît et ne subventionne aucun culte, elle est garante du droit de croire ce que l’on veut. Mais l’islam fondamentaliste n’est plus une religion : c’est une machine de guerre. Et le viol de masse est l’un des moyens de cette guerre. Comme il le fut de tous temps et partout, des Croisades aux guerres africaines d’aujourd’hui en passant par les Américains de la Seconde guerre mondiale — on évalue à deux millions le nombre d’Allemandes violées par l’Armée rouge, quelques dizaines de milliers pour les Gi’s et leurs alliés, Français compris. Le viol est le repos du guerrier. C’est la loi de la guerre, qui est l’espace de la non-loi.

Et justement, c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, comme le disait si bienUmberto Eco — pas d’une question religieuse. C’est d’une armée qu’il s’agit — pas de « fidèles ». Et comme d’habitude les femmes paient le tribut le plus lourd et le plus immédiat. Qu’un homme — musulman de surcroît — ait le culot de le dire affole les bonnes consciences repues de ce côté de la Méditerranée — et doit à cette heure inciter à aiguiser les couteaux de l’autre côté. Quand ils l’auront tué, il se trouvera bien quelques belles âmes pour s’en émouvoir, nous prêcher quand même le « padamalgam » habituel et quelques autres qui penseront, comme pour Charlie, qu’il l’a « bien cherché ».

En attendant, Daoud s’est mis en semi-abstinence journalistique — il continuera ses chroniques au Point et c’est tout. Victoire des intégristes de la pensée molle et de la reddition annoncée. Qui ne voit que la peur de la récupération de Cologne par l’extrême droite sert en fait à cautionner cette autre extrême droite qu’est l’extrémisme religieux ? En vérité je le dis aux 19 imbéciles signataires de l’article du Monde qui croient que fustiger Kamel Daoud refourbira leur aura : dans un an et des poussières, quelques millions de Français voteront contre vos illusions — et vous balaieront. Et je ne pleurerai pas sur vos dépouilles. Comme vous diriez vous-mêmes : « Vous l’aurez bien cherché. »

PS : Jacques Julliard écrit des choses très justes sur l’affaire Daoud dans le dernier numéro de Marianne du 26 février, notant qu’« à la lâcheté ordinaire s’ajoute quelque chose qui s’apparente à la dénonciation. » Ben oui.

Allemagne: du welcome au go home

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Deux migrants, fin janvier, se tenant devant un centre d'accueil de Cologne (Photo : SIPA.AP21847714_000007)

Une fois de plus, l’Allemagne étonne. Nul ne doute que les incidents qui ont émaillé la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, quand des bandes de jeunes à moitié ivres d’origine étrangère s’en sont prises à des femmes sans défense, en combinant agressions sexuelles et vols, méritent d’être vigoureusement condamnés. Nul ne s’étonne de voir les autorités allemandes résolues à punir sévèrement les auteurs de ces exactions. Mais ce qui surprend est de voir l’Allemagne prête à basculer radicalement dans son attitude à l’égard des réfugiés, passant d’une ouverture sans égale de la part des autorités comme d’une grande partie de la population, ouverture contrastant avec l’attitude frileuse de maint pays européen, à une réaction de rejet. N’y a-t-il pas une disproportion entre l’événement, qui n’a impliqué qu’une infime minorité des réfugiés, et ses conséquences ?

Certes, les autorités ont hautement affirmé qu’il ne fallait pas stigmatiser les réfugiés, et les étrangers en général, à la lumière de ces événements. « C’est ce que font les charognards de l’extrême droite », a déclaré le ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Ralf Jäger. Mais, après un moment de flottement, parfois qualifié de « conspiration du silence » le fait que les agresseurs aient été des étrangers extra-européens, et pour une part des réfugiés, a été hautement mis en avant. Le même Ralf Jäger a souligné que les agressions de Cologne ont été commises « presque exclusivement » par des personnes « d’origine immigrée », notamment du Maghreb et d’autres pays arabes. De plus, au-delà des auteurs des faits délictueux, la législation concernant l’asile est mise en cause globalement. Il est prévu qu’un demandeur d’asile, même condamné à une simple peine de prison avec sursis verra sa demande rejetée alors qu’actuellement c’est seulement le cas des demandeurs d’asile condamnés à trois ans de prison ferme ou plus.

Ces réactions vont de pair avec le fait que l’opinion a été profondément ébranlée. Les événements ont multiplié les doutes sur la capacité du pays à intégrer le million de demandeurs d’asile venus en 2015.[access capability= »lire_inedits »] « Avec Cologne, c’est la qualité du débat sur la politique des réfugiés qui a changé », a déclaré le président de la commission des affaires européennes au Bundestag, Gunther Krichbaum (CDU). Une adjointe (Verts) au maire de Cologne pendant quatorze ans, Angela Spizig, se désole : « J’ai célébré Cologne comme une ville de deux mille ans de migrations, d’intégration réussie et de femmes fortes. J’ai eu l’impression que tout ce qui fait cette ville et qui a été construit ces dernières années a été ruiné en une nuit. » Pour Der Spiegel, « Cologne, c’est le début de la fin du politiquement correct ».

Comment comprendre que l’action de quelques individus ait pu suffire à transformer à ce point l’image d’une multitude ?

Une première explication tient à la difficulté à penser simultanément plusieurs représentations contradictoires d’une même réalité. Pensons à la fameuse image où l’on peut voir soit une très vieille femme, soit une femme très jeune, mais pas l’une et l’autre à la fois. On a affaire au même type de phénomène avec les réfugiés. Deux images s’opposent. D’un côté on a affaire à un ensemble de personnes en détresse, qui, tel l’homme de la parabole, blessé, secouru par le bon Samaritain, méritent aide et compassion. L’enfant mort noyé, abandonné sur une plage turque, dont la photo a fait le tour du monde, en fournit une représentation exemplaire. Et, simultanément, on a affaire à des individus marqués par des cultures porteuses, aux antipodes de la culture allemande, d’un certain mépris des femmes, pour lesquelles toute femme d’apparence un peu libre tend à être vue comme une femme de mœurs légères, qu’il n’est pas choquant de traiter en objet sexuel.

Les ONG qui gèrent les centres d’accueil ont cherché en vain à attirer l’attention sur les violences sexuelles

Quand l’afflux des réfugiés s’est produit, la situation dramatique qu’ils fuyaient, l’horreur de l’État islamique, la détresse où ils se trouvaient, ont conduit à activer la première représentation. L’image d’un monde social et culturel problématique a été recouverte par celle du réfugié en détresse, qui demandait que l’on vole à son secours. On a pu parler de « Willkommenskultur » – culture de l’hospitalité. On a vu des haies d’honneur saluant les réfugiés entrant en gare de Munich. La force de cette image de détresse a même rendu inacceptable d’activer l’image inquiétante. À ce titre, ceux qui, tel le mouvement Pegida, ont refusé l’accueil, ont fait scandale. Et les pays d’Europe de l’Est qui ont parlé d’effectuer des distinctions entre bons et mauvais réfugiés, en particulier entre réfugiés musulmans et chrétiens, ont choqué.

Et puis, avec les événements de la Saint-Sylvestre, cette autre image est revenue en force. Interrogée par le journal Le Monde, une célèbre féministe, Alice Schwarzer, a déclaré : « L’Allemagne, en raison de son histoire récente, nourrit une conception erronée de la tolérance, qui l’a conduite à fermer les yeux sur des ségrégations entre les sexes et des violences masculines dans la communauté musulmane ». On s’est mis à prêter attention au fait que les ONG qui gèrent les centres d’accueil cherchent en vain depuis des mois à attirer l’attention sur les violences sexuelles dans les foyers. On voit l’ancien maire social-démocrate d’un quartier multiculturel de Berlin affirmer, rapporte Libération : « Le problème, c’est l’image des femmes qu’ont de nombreux migrants venus du Moyen-Orient. Pour beaucoup d’entre eux, une femme sortant le soir n’est rien d’autre qu’une prostituée. Bien des hommes qui ont grandi dans une société patriarcale n’ont pas de honte à tripoter les femmes. Il faudra plus que des cours d’intégration pour changer cette image des femmes ! »

Après les événements de la Saint-Sylvestre, il est devenu impossible de fermer les yeux sur cet autre aspect de la réalité. On a pu avoir un changement d’image aussi brutal que celui qui conduit à cesser de voir la jeune femme pour voir la vieille femme, ou l’inverse, dans l’image ambiguë classique. Dès lors un changement de réactions très brutal lui aussi n’a rien d’étonnant.

Ce changement de regard global a en outre été favorisé par un passage d’une vision de personnes à une vision de masses. Quand on pense à la détresse des réfugiés c’est le sort de chaque personne en état de faiblesse que l’on considère et qui émeut. Au contraire, lors des événements de la Saint-Sylvestre on a eu affaire à des bandes tentant d’imposer leur loi, de plus sur le point si sensible en Allemagne du respect porté aux femmes. On a quitté alors le registre des rapports entre personnes pour passer dans celui des rapports entre les peuples et les civilisations. Ce passage a été d’autant plus aisé que, dans une vision allemande, les appartenances communautaires sont considérées comme essentielles et qu’on est loin des réticences françaises à la prise en compte des cultures.

De plus, l’intensité des réactions allemandes a été alimentée par la vision d’une vie civilisée qui prévaut en Allemagne. Kant en est un bon témoin. La préoccupation de « former un peuple » de ce qui pourrait n’être qu’une « horde de sauvages » revient sans cesse chez lui[1. E. Kant, Projet de paix perpétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, tome III, p. 366.]. Il regarde avec horreur les arbres « qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres » et, de ce fait, « poussent rabougris, tordus et courbés » pendant que, au contraire « dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits »[2. E. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, (1784), in Œuvres philosophiques, op. cit.,tome II, p. 194.]. D’après lui, l’homme a besoin d’être forcé à échapper à ses mauvais penchants, par la vertu des contraintes qu’engendre la vie avec ses semblables. Être libre, ce n’est pas agir à sa guise, c’est avoir voix au chapitre dans les orientations que prend la communauté à laquelle on appartient[3. E. Kant, Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit., tome III, p 581.]. Dans cette perspective, les « hordes » (le terme a été employé) échappant à tout contrôle pour se livrer à des comportements barbares sont source d’angoisse. Et le fait que la police a perdu le contrôle de la situation, qu’une forme d’anarchie s’est installée, n’a pu que renforcer ce sentiment.

Enfin la foi dans un monde civilisé rassemblant des hommes de toutes origines dans une même communauté, telle qu’elle a été mise en avant en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale par réaction à l’exaltation de la nation allemande au temps de la barbarie nazie, a pu être sérieusement ébranlée. Cette foi a alimenté l’accueil réservé tout d’abord aux réfugiés. Mais, dans la vision communautaire allemande, il est spécialement attendu de celui qui est traité comme membre de la communauté qu’il se comporte comme tel, adhère pleinement à l’ordre collectif régissant celle-ci. Le ministre fédéral de l’Intérieur, Thomas de Maizière, a tenu des propos très fermes sur ce point : « Nous voulons voir le processus d’intégration respecté et accepté comme une obligation des deux côtés, l’État allemand et les migrants. Il doit être clair que tous ceux qui vivent en Allemagne et qui souhaitent y vivre doivent respecter nos lois et notre ordre social, et doivent s’intégrer. Quiconque y manquera sentira la pleine force de la loi. » Dans une telle perspective, les événements de la Saint-Sylvestre ont constitué une véritable trahison.[/access]

Pourquoi être franc-maçon aujourd’hui?

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(Photo : SIPA.00665423_000005)

 

>>> Relire le texte d’Esperanza Galouzeau, « Suffisance et insuffisances de la franc-maçonnerie »

Pour répondre à la question de savoir pourquoi être franc-maçon aujourd’hui, encore faut-il avoir une idée juste de ce qu’est la franc-maçonnerie. Et pour établir une définition sur laquelle on peut s’accorder, c’est plutôt en commençant par dire ce qu’elle n’est pas, qu’on peut le mieux cerner ce qu’elle est et la dégager du vague dans lequel nombre d’esprits, et pas seulement profanes, la situent.

En premier lieu, il convient de dire que la franc-maçonnerie n’est pas une religion, même si nous affirmons la croyance en un Grand Architecte de l’Univers, entité suprême, force spirituelle dominante, ce n’est pas suffisant pour avoir le statut de religion.

En effet, ce Dieu, que nous nommons Grand Architecte, ne nous a pas parlé directement, il ne nous adressé aucun messager, fils ou prophète ; il ne nous a transmis aucun précepte à suivre, aucune loi, aucune directive, et aucun humain ne s’est déclaré porteur d’un message, ou rapporteur d’une révélation ou d’une vision.

Nous n’obéissons à aucun interdit alimentaire, vestimentaire. Nous ne proposons aucune prière, à prononcer matin et soir, nous ne vivons pas dans la hantise de péchés plus ou moins capitaux, car nous ne promettons nul enfer ou nul paradis, selon que nous aurons fait plutôt le bien ou plutôt le mal ; nous sommes responsables devant nous-mêmes, devant notre propre conscience, devant notre miroir. Nous n’imposons nul baptême, nul sacrement, nulle communion, nulle confession, nulle extrême-onction.

En fait, la franc-maçonnerie est à la base d’une morale universelle, capable de se débarrasser de dogmes autoritaires et de mettre fin au « relativisme historique et culturel des différentes religions révélées »,nous dit le philosophe, Michel Liégeois.

La franc-maçonnerie, n’est pas un parti politique. Même si certaines obédiences ont tendance à orienter leur travaux vers des sujets qui sont très mitoyens avec des thèmes qui se retrouvent plus tard dans le champ de la politique, il faut remarquer qu’à l’origine ces sujets sont d’ordre éthique, philosophique : la peine de mort, l’avortement, l’euthanasie, bien avant que d’investir les houleux débats à la chambre des députés ou au Sénat.

La franc-maçonnerie n’est pas un syndicat. Là encore, des obédiences frôlent des sujets qui ont quelques rapports avec l’organisation sociale du travail, la place de l’homme dans le monde professionnel. Quant à nous, il y a longtemps que l’on a clos le débat sur la durée du temps de travail et les 35 heures, puisque « nous travaillons de midi à minuit ! » https://fr.wikipedia.org/wiki/Vocabulaire_de_la_franc-ma%C3%A7onnerie#cite_ref-33

Enfin, la franc-maçonnerie n’est pas une association humanitaire, ou de bienfaisance. C’est l’orientation qu’en donnent nos amis américains, ouvrant des hôpitaux, des associations d’entraide, ce n’est pas du tout notre option en Europe, même si nous savons aussi faire œuvre de générosité par des dons à divers organismes.

Alors, que reste-t-il de la maçonnerie après avoir fait le tour de tout ce qu’elle n’est pas… Et pourquoi y entrer ?

Le besoin de sacré

Tout d’abord le besoin du sacré. L’espace religieux, quel qu’il soit, n’est pas le seul dépositaire du sacré. Nous entretenons une relation particulière pour l’indicible « des forces de l’esprit ». Nous avons le goût pour nous réunir dans un certain formalisme ; nous avons besoin de nous sentir élevés dans une transcendance, et la franc-maçonnerie avec ses rituels, nous apporte cette musique intérieure qui accompagne nos propos, permettant de libérer notre pensée profonde, ne nous soumettant à aucune injonction divine extérieure venue d’entre les nuages.

Nous sommes des hommes debout ; c’est même la première posture que l’on nous enseigne quand on entre en maçonnerie, nous nous tenons droits, d’équerre, par rapport au plan de la terre. Notre sacré inspire à l’élévation et non à la soumission… Le goût que nous avons pour la pratique d’un rituel est un élément capital ; notre rituel est un discours, un enseignement, nos postures, nos gestes, sont tous chargés d’une pensée et ne fait pas de nous des fidèles, assistant passivement à une cérémonie…

Nous entrons donc en maçonnerie, aujourd’hui comme hier, pour l’effet vertueux de la richesse de nos échanges culturels.

La franc-maçonnerie fait le pari que c’est par la culture que l’homme se sauvera… Non pas une culture partisane, idéologique ou dogmatique. C’est d’ailleurs là où se fourvoient tous les groupements humains. Chacun d’entre eux voudrait devenir le seul et unique qui amalgamerait tous les hommes. Les chrétiens voudraient que tous adoptent le Dieu des chrétiens, les musulmans celui des musulmans, les juifs celui des juifs… Je m’arrête là ! En économie, les libéraux voudraient que tous les habitants de cette planète soient convaincus que le libéralisme est la panacée ; le socialisme voudrait, au contraire, tout réguler. En politique certains ne jurent que par un roi, d’autres que par la République, d’autres ne peuvent rien dire, étouffés qu’ils sont par des dictatures, et tout ce monde de se battre pour faire triompher ses conceptions… Cela fait des millénaires que les hommes s’empoignent autour de ces sujets et pour quel résultat ?

Cela pour l’Histoire, mais aujourd’hui, pour le contemporain, que voit-on ? On voit que le terrorisme est mondial, l’économie est mondiale, l’information est mondiale, les réseaux sociaux couvrent la planète, la science est mondiale, l’essor des nouvelles technologies est mondial, ce mouvement d’élargissement est inexorable… Et en regard, par peur de disparaître, par peur d’une dissolution, cela entraîne des réflexes de repliement sur soi, des désirs de restaurer des frontières, des territoires, des régions, des indépendances de provinces ; on érige des clôtures, pourquoi pas bientôt des octrois à l’entrée des villes, comme autrefois, au XIXème siècle. La peur de l’autre, de tous les autres, tourmente les esprits. On veut être entre soi, ce qui conduit à être contre tous les autres. Alors la violence explose.

Autant de raisons pour être franc-maçon aujourd’hui. Faire entendre la voix d’une diversité acceptée, qui maîtrise ce mouvement inexorable d’élargissement du monde et d’interpénétration des savoirs, des croyances, des cultures.  Nous sommes un espace rassurant d’échange entre les hommes, où l’on prend le temps de se parler, de s’écouter, de faire dialoguer les cultures entre elles, où l’on ne considère pas l’autre comme une menace, mais comme une richesse supplémentaire. Bien-sûr nous n’allons pas tout régler pour demain. C’est un très long et lent travail qui nous est demandé…

La franc-maçonnerie, telle que nous la pratiquons, a cette étonnante capacité d’assembler les différences sans mélanger, de relier les hommes sans les attacher, d’avancer sans oublier, de respecter les idées sans les figer. Alors pour répondre à la question, pourquoi être franc-maçon aujourd’hui ? Je dirai simplement, pour participer à la grande cérémonie de la pensée…

Maurras pas mort!

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action francaise maurras
Marche aux flambeaux en hommage à Louis XVI, 21 janvier 2016. Hannah Assouline

« Causeur, c’est très bien ! Je pensais que c’était un repaire de vieux droitards réacs mais j’ai beaucoup aimé votre dernier numéro, que j’ai acheté avec Society » Venant d’un militant d’Action française, le compliment ne manque pas de sel. Affublé d’un t-shirt « 0 % hipster », du haut de ses 21 ans, Louis se dit « anarcho-royaliste » et m’exhibe sa dernière lecture : l’essai de Pablo Iglesias, penseur de charme du parti espagnol Podemos classé à la gauche de la gauche.

On m’avait prévenu. Un reportage sur les jeunes d’Action française s’annonce forcément foutraque puisque le mouvement que Charles Maurras a dirigé quarante ans durant ne se définit ni comme un parti ni comme une idéologie. Un vieux de la vieille me glisse même : « Du temps de mon père et de mon grand-père, c’était formidable : on était monarchiste sans prétendant, catholique sans pape (NDLR : l’Action française a été excommuniée par le Vatican en 1926 puis récusée par les Orléans en 1937). Des sortes d’anars maurrassiens ! »

On trouve de tout à l’AF

Officiellement adeptes du « ni droite ni gauche » en raison de leur « nationalisme intégral », les camelots du roi n’appartiennent pas moins à la grande famille de la droite de la droite, et souffrent de la réputation sulfureuse de leur mentor Maurras. Il faut bien avouer que le maître de Martigues, par ailleurs germanophobe et opposé à la collaboration, a commis une faute indélébile à mes yeux : cautionner l’antisémitisme du régime de Vichy tandis que nombre de ses émules résistaient ou combattaient au sein de la France libre[1. Citons quelques exemples révélateurs des ambiguïtés de l’Histoire : alors que dès le 11 novembre 1940, des jeunes d’AF se rassemblaient aux côtés d’autres étudiants, notamment communistes, devant la flamme du Soldat inconnu pour protester contre l’occupation allemande, les juristes auteurs du tristement célèbre statut des juifs venaient de l’Action. Plus récemment, on connaît la phrase de Bernanos décrétant au sortir de la guerre qu’« Hitler a déshonoré l’antisémitisme », les déclarations d’amour enflammées de Pierre Boutang à Israël durant la guerre des Six-Jours.].

De nos jours, comme jadis à la Samaritaine, on trouve de tout au siège parisien de la formation monarchiste, sis 10, rue Croix-des-Petits-Champs : des cathos tradis, des conservateurs bon teint, des libéraux nostalgiques de l’Ancien Régime, une poignée d’« identitaires », de rares « royalistes libertaires », quelques juifs rassurés par la renonciation du mouvement à « l’antisémitisme d’État » et même… un musulman vegan. Par-delà leurs divergences, ces amoureux de la fleur de lys s’emploient à la préparation des conférences dans une atmosphère de franche camaraderie. Le contraste entre le capharnaüm sans nom du lieu et leur supposé culte de l’ordre saute aux yeux du visiteur. Si ce n’est pas la maison bleue, ça y ressemble un peu : « Ici, tout le monde vient comme il est. L’Action française a toujours refusé le port de l’uniforme, alors que dans les années 1930, tous les mouvements politiques, y compris la SFIO, imposaient leur tenue réglementaire », s’amuse Arnaud Pâris, secrétaire général adjoint de l’AF. Lucien, chef de l’Action française étudiante, renchérit : « Chez nous, il n’y a pas de catéchisme. On a toujours eu à la fois une tendance libérale incarnée par Bainville, le chroniqueur diplomatique et économique de L’AF qui s’opposait en tout point aux positions socialisantes d’un Valois. Cette diversité ne me pose aucun problème car notre but commun est de faire sacrer le roi avant de nous effacer. » Partisans d’une monarchie décentralisée au gouvernement autoritaire, sans Parlement élu mais nantie d’assemblées locales, les membres de l’Action pourfendent le « pays légal » jacobin et en appellent toujours au « pays réel », à l’image de Jérémy, jeune vendeur marseillais de fruits et légumes : « Nos us et coutumes ne sont pas du tout les mêmes que celles des gens du Nord. Il est anormal que la République impose les mêmes normes partout ! »

Génération Maurras et manif pour tous

À Paris comme en province, dans chaque cercle d’AF, se reproduit en tout cas le même rituel[2. Aux côtés de Jacques Sapir, Christian Authier et six autres contributeurs, Lapaque a participé au livre d’hommage Pour saluer Bernard Maris (Flammarion, 2016) sorti un an après l’attentat de Charlie hebdo.] : « Chaque vendredi, on vend le journal L’Action française puis on organise des conférences et on mange ensemble entre camelots », raconte Jeanne, 16 ans, lycéenne lyonnaise tombée dans le maurrassisme comme Obélix dans la marmite, c’est-à-dire dès sa plus tendre enfance du fait de ses racines familiales roycos-cathos.

L’« Inaction française » dont se gaussait l’écrivain fasciste Lucien Rebatet dans les années 1940 serait-elle rajeunie et ragaillardie ? Minute papillon. Il est loin le temps où Jacques Lacan écrivait une lettre enthousiaste à Maurras, et où des personnalités telles que Pierre Messmer, Michel Déon ou Claude Roy usaient leurs fonds de culottes sur ses bancs. La dernière portée d’intellectuels et de pamphlétaires d’AF s’en est allée loin de la maison mère, comme le rappellent les affiches-reliques de la « Génération Maurras » – qui s’autobaptisa ainsi par opposition à la « Génération Mitterrand » – aujourd’hui composée de quadras souvent en délicatesse avec leurs premières amours. Ainsi le journaliste et écrivain Sébastien Lapaque, brillant exégète de Bernanos qu’on peut lire dans Marianne et Le Figaro, figure-t-il désormais au nombre des amis officiels de l’économiste martyr de Charlie, Bernard Maris. Le bougre a même droit à son rond de serviette cathodique depuis qu’il a donné des gages à la gauche institutionnelle. « On le savait antilibéral comme nous, mais il va trop loin », se désole-t-on à l’état-major du mouvement. Si on l’avait congelé puis ressuscité tel Hibernatus, un camelot des années 1990 ne reconnaîtrait plus ses camarades de la Génération Maurras que les années ont dispersée.

Afin de m’aider à y voir plus clair, un intellectuel revenu du maurrassisme me souffle : « Depuis des décennies, l’Action française est tiraillée entre le poids des glorieux devanciers (Maurras, Daudet, Bernanos, Boutang) et la nécessité de se réinventer. Résultat : les militants veulent tuer le père mais restent prisonniers de l’idéologie maurrassienne. Cette contradiction engendre des crises chroniques qui débouchent sur des scissions tous les quinze ou vingt ans. » Régulièrement, des jeunes d’AF tentent de sortir du carcan maurrassien en élargissant leurs références et leur public, à l’image des fondateurs des revues Réaction (début des années 1990) et Immédiatement (de 1997 à 2003), qui n’hésitaient pas à citer Debord, Baudrillard ou Orwell. Rétrospectivement, l’expérience éditoriale de la Génération Maurras n’a pas profité au développement de l’AF, laquelle a connu une série de bisbilles, entraînant scissions et départs en série dans les années 1990 et 2000. « Tous les quinze ans, des tocards prétendent faire du neuf, se prennent pour Maurras ou Daudet, scissionnent, le tout en se revendiquant du canal historique ! », s’agace Pierre-Charles, 25 ans.

Malgré les querelles d’egos, l’Action française semble, sinon renaître de ses cendres, du moins connaître un certain frémissement à la suite de la Manif pour tous, dans laquelle les militants d’AF s’engagèrent corps et âme. Ana, jeune juriste transfuge du villiérisme, a par exemple découvert l’AF en 2013, « pendant les parties de cache-cache entre jeunes qui restaient après les ordres de dispersion des manifs ». Une adhésion d’abord motivée « par l’affect » avant que la jeune fille se forme, lise et assiste à des conférences. Ce genre de parcours est monnaie courante chez les roycos : on commence par suivre son instinct, puis l’on rationalise ses convictions en suivant une solide formation doctrinale.

Signe des temps, Louis l’anarcho-royaliste éloigné de l’Église, Sami le musulman vegan franco-vietnamo-marocain et Gabriel le maçon normand ont tous trois fréquenté les cortèges de la Manif pour tous. Véritable OVNI rue Croix-des-Petits-Champs, Sami, 26 ans, docteur en informatique, accumule les paradoxes : né d’un père vietnamien et d’une mère marocaine, il pratique l’islam mais critique la tendance des musulmans « à pleurnicher en se plaignant de l’islamophobie » et rejette la démocratie tout en dénonçant le piétinement de la vox populi après le 29 mai 2005. En bon maurrassien, ce zélote d’Allah reconnaît la nature catholique de la France. Ses parents « faiblement politisés » lui ont inculqué le culte de l’ordre, notamment à travers le confucianisme, une doctrine fondée sur le principe de hiérarchie. « Comme dans la pensée de Maurras, chacun doit être à sa place, la famille, l’individu et la corporation. » Parisien d’adoption né de parents catholiques plutôt de droite, son camarade Louis loue à son tour la « politique naturelle » maurrassienne avant de rêver d’un roi « qui permettrait la réappropriation populaire des moyens de production et de la propriété ». De Marx à Maurras en passant par Proudhon, son panthéon est décidément « 0 % hipster » !

L’AF, ce n’est pas seulement de jeunes étudiants intellectuellement bien formés. Aux quatre coins de la France, on y croise également des ouvriers, employés et commerçants. Au fin fond du Perche, Gabriel a créé un cercle dans son village de 600 habitants. Ce trentenaire ancien scout d’Europe, catholique convaincu, « brosse un rayon de 50 kilomètres autour de chez lui », où affluent « agriculteurs, un prêtre, un militaire, un prof, un polytechnicien retraité ». Bref, « pas de notables qui se la pètent » plastronne-t-il avant de pester contre la République née du sang des victimes de la Terreur. Grâce à l’Action, il a acquis une « structure de pensée » catho-royaliste cohérente, sauf à considérer la religion du Christ comme celle de l’amour universel. « Ici, tout le monde vote FN, on ne veut pas de n… et de b… », profère-t-il sans craindre la sortie de route raciste.

D’un militant l’autre, on passe d’une culture de haut vol à des réflexions d’une indigence crasse. L’Action française ne serait-elle qu’un mouvement d’extrême droite ripoliné par une érudition bon teint ? La vérité est complexe. Pour avoir fréquenté toutes les familles politiques de la droite, le franco-polonais Lucien m’assure : « Par rapport au milieu faf (NDLR : France aux Français), on a un pied dehors, un pied dedans. » Pour être précis, la grande majorité des camelots cultive une approbation teintée de méfiance à l’égard du Front national. Il n’y a guère que les anarcho-royalistes de stricte obédience comme Louis pour trembler devant la société de surveillance « avec des caméras, la police et l’armée partout » qu’instaurerait Marine Le Pen sitôt parvenue à l’Élysée… et opter pour l’abstention. Quant à la politique d’immigration, Louis se contenterait volontiers d’une simple application de la loi,

Électeur frontiste critique, Pierre-Charles me certifie au contraire que le Front national regorge de militants « maurrassiens, consciemment ou non ». À en croire ce petit-fils de camelot dont la langue châtiée n’a d’égale que les manières aristocratiques, il y aurait d’un côté la ligne « rad-soc marxisante » de Marine Le Pen et Philippot, de l’autre le courant catholique « royaliste de cœur, républicain de raison » des Bruno Gollnisch et Marion Le Pen. À rebours de nos élites politiques, la jeunesse d’AF juge le Front trop républicain et démocrate pour être honnête ! « Le système républicain fait que même s’ils tiennent leurs promesses, les élus du Front resteront un nombre d’années limitées au pouvoir. L’opposition va les calomnier, contrarier leur action et on reviendra à la lutte des partis », prédit Sami, résumant le sentiment prédominant chez ses frères d’armes.

Mon ami François-Marin Fleutot, dissident de longue date de l’Action française – qu’il a quittée dès 1971 pour fonder la Nouvelle Action française – me livre son explication du rapport ambivalent des maurrassiens à l’extrême droite. Pour ce royaliste de gauche, l’AF a toujours été travaillée par un dilemme : « soit garder l’héritage, soit ramener l’héritier. La première option l’ancre à droite du côté d’un conservatisme absolu, tant et si bien que Maurras a choisi l’union nationale en 1914… et en 1940 derrière Pétain. Le second choix l’aurait amenée sur le terrain risqué de l’aventure révolutionnaire. François-Marin aurait rêvé que, le 6 février 1934 ou sur les barricades de 1968, le mouvement rompe avec la société existante et rappelle l’héritier du trône de France. Or, plutôt que de se risquer au coup de force, l’Action française marine dans l’agitation estudiantine, une partie de ses membres se fantasmant en champions de l’extrême droite folklo (esthétique futuriste, marche aux flambeaux), d’autres, minoritaires, flirtant carrément avec une idéologie völkisch (ethniciste) étrangère au credo maurrassien : « Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses. »[3. Charles Maurras, Anthinéa.]

Un temps séduit par les idées de la Nouvelle droite identitaire et païenne auxquelles il a renoncé car il ne sentait pas « obnubilé par la race », Lucien a « découvert l’islam et l’immigration dans le RER » en passant de sa banlieue chic à la fac porte de Clignancourt. Doté d’une culture politique impressionnante, le jeune homme de 24 ans descendant d’une victime du Goulag entend aujourd’hui « conjuguer ordre et justice pour contrecarrer les idées abstraites de gauche qui ont conduit à des charniers ». Mi-sérieux mi-rigolard, il annonce le coup de poing monarchiste pour demain. Nous voilà mis au jus : il n’aura pas de pitié pour les tièdes : « Pour rétablir une société monarchique, on ne peut plus se permettre d’être conservateur comme à l’époque de Maurras. De Nabilla à Youporn, le pays réel n’existe plus… » Polémique d’abord !

Neuf dates qui ont fait l’AF

1898-1899 : création de l’Action française par Henri Vaugeois, Maurice Pujo et des antidreyfusards rejoints par l’écrivain provençal Charles Maurras. D’abord nationalistes républicains, le mouvement et sa revue éponyme se convertissent au monarchisme.

1914 : Maurras et l’AF appellent leurs sympathisants à soutenir l’union sacrée contre l’Allemagne autour du gouvernement.

1926 : le Vatican condamne l’Action française et excommunie son chef pour sa vision instrumentale du catholicisme (agnostique, Maurras se dit catholique parce que la France est catholique).

6 février 1934 : lors des manifestations des ligues antiparlementaires, ne croyant pas au coup de force, Maurras se tient très en retrait. L’AF perd vingt militants parmi les manifestants tués par la police.

1938 : Élection de Charles Maurras à l’Académie française. Il en sera radié en 1945.

1940 : Maurras s’inquiète de l’avancée des nazis mais soutient la Révolution nationale et les mesures antijuives décidées par le régime de Vichy.

1945-1952 : Frappé d’indignité nationale et d’une peine de prison, Maurras écrit ses derniers livres à la centrale de Clairvaux. Il se serait converti au catholicisme sur son lit de mort.

1971 : Scission de l’aile gauche de l’AF qui crée la Nouvelle Action Française bientôt rebaptisée Nouvelle Action Royaliste autour de Bertrand Renouvin. Ce dernier appellera à voter François Mitterrand au second tour de 1974.

2007-2008 : Mort du dirigeant historique Pierre Pujo et crise au sein du comité directeur. Des jeunes proches de la droite parlementaire scissionnent pour créer le microparti Dextra.

Petit conte pour un dimanche de votation

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Affiche de l'UDC (Photo : SIPA.AP21864010_000001)

J’aime la Suisse, et j’aime le lui dire. Le problème, c’est que la Suisse n’aime pas être aimée. Elle se détourne en crispant sa frimousse comme une enfant farouche qu’on essaie d’embrasser. La Suisse se méfie de l’amour. Elle sait qu’elle ne le mérite pas, par conséquent l’amour qu’on lui porte ne peut être que suspect et intéressé. On peut aimer les commodités qu’elle offre aux nantis, sa propreté et son ordre, la ponctualité de ses trains, la blancheur de ses cimes et l’onctuosité de son chocolat. Mais aimer la Suisse pour elle-même, quelle folie ! On sait d’ailleurs très bien, depuis le prodigieux slogan concocté aux frais de la Confédération pour l’expo universelle de Séville en 1992, que « la Suisse n’existe pas » ! Quand on voit des choses qui n’existent pas, on va se faire soigner…

Cela dit, il faut nuancer. Il y a deux Suisses dans la maison Helvétie. Ce sont, comme dans les contes des frères Grimm, deux sœurs jumelles vivant sous le même toit. Appelons-les Heidi et Heida. Elles sont aussi opposées de caractère qu’elles se ressemblent de visage. Heidi ne pense qu’à vivre sa vie. Heida ne pense qu’à protéger sa vertu. Celle qui refuse sa joue à qui veut l’embrasser, c’est elle, Heida. Heida ne tend sa joue que pour recevoir des gifles, toujours bien méritées.

Heidi n’a rien contre les baisers, mais elle est rarement là pour les recevoir. Elle est trop occupée par les travaux des champs, le soin du bétail ou les randonnées en montagne. Elle est fière de ce qu’elle a, car elle en connaît le prix. Après le travail, elle aime à faire la foire. Elle se frotte volontiers aux fils de famille qui feraient de bons partis ou aux garçons de ferme qui la font rire.

Heida, elle, a le sens des responsabilités. Vivant avec une sœur volage, elle s’est instituée gardienne du foyer. Elle n’en sort guère, pour ne pas éclabousser sa vertu. Aussi, si l’étranger de passage voit une joue derrière la fenêtre, et qu’il a envie de l’embrasser, ce sera à coup sûr celle de Heida. Il s’attend à une peau de pêche bien tendue, mais il tombe sur une pomme fripée.

Heida se consacre aux études, à l’administration, à l’éthique et à la morale. Elle commente et elle juge depuis sa fenêtre. Elle est tour à tour professeure ou avocate, pasteure ou activiste. Elle a la fibre humanitaire : elle fait siens tous les malheurs qu’elle n’éprouve pas. Avec le temps, la maison Helvétie est devenue un ménage où règne une stricte répartition des tâches. Heidi rapporte le fromage et la viande ; Heida prêche le végétarisme. Heidi peint en rose les pièces de la maison ; Heida recouvre la façade de goudron. Heidi travaille pour deux ; Heida parle pour deux. Heidi aime Heida comme elle s’aime elle-même ; Heida n’aime que celui qui la hait.

J’ai conçu ce petit conte il y a bien longtemps, à l’époque de mes études. Je voyageais avec un ami dans un wagon-restaurant entre Berne et Zurich. Dans notre dos, deux dames d’allure bourgeoise parlaient boulot. Elles étaient si émues qu’on ne pouvait ne pas les écouter. L’une, qui travaillait à l’accueil des réfugiés, racontait à l’autre l’agression dont elle avait fait l’objet. Un Africain s’était présenté, qui se disait opposant politique et menacé de mort dans son pays. Comme la commission lui faisait observer que son dossier ne comportait aucune preuve de persécution, l’homme s’est échauffé. Au lieu de répondre, il a sauté au cou de ma distinguée voisine.

« Oh ! Et qu’avez-vous fait ?

— Il a fallu appeler la sécurité pour le calmer. Et puis, vu sa réaction, on a compris qu’il était vraiment hypertraumatisé.

— Ah, oui, évidemment, bien sûr… »

Bref, notre martyr avait prouvé son droit à l’asile en essayant d’étrangler une juriste fédérale… Chapeau, maestro : ce fin psychologue avait scanné Heida jusqu’au tréfonds de son âme. Un étranger, pour elle, c’est déjà sacré en soi ; un étranger violent, c’est carrément un VIP !

Nous avons tous deux, mon camarade et moi, éclaté de rire en entendant la chute du récit. Les deux dindes se sont retournées avec des moues offensées. Elles ne nous ont pas dit un mot, mais ont ostensiblement quitté leur table. J’ai vu du coin de l’œil que les autres témoins de la scène n’étaient pas à l’aise. Nous pensions que ces braves Helvètes s’amuseraient de la coûteuse sottise de ces deux bureaucrates, or ils avaient tous planté le nez dans leur thé. Mais nous étions tous deux d’origine étrangère. Nous n’avions pas encore compris la loi : on ne plaisante pas avec l’asile en Suisse, en aucun cas, sous aucun prétexte. Sauf, bien entendu, pour rajouter une couche sur le racisme des Suisses…

Heida a peut-être oublié le Notre Père, elle n’a pas perdu pour autant ses réflexes puritains. Plaisanter avec l’asile et l’étranger est à ses yeux un blasphème impardonnable. Seuls les métèques osent s’y aventurer !

Cet article a été originalement publié dans ANTIPRESSE n°13.

Ecole, jusqu’ici tout va mal

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Najat Vallaud-Belkacem lors d'une visite d'une école parisienne, fin janvier 2016 (Photo : SIPA.00738859_000002)
Najat Vallaud-Belkacem lors d'une visite d'une école parisienne, fin janvier 2016 (Photo : SIPA.00738859_000002)

La contestation gronde de toutes parts, le bulldozer de la réforme avance. Sauf miracle qui reproduirait la défense de l’école libre en 1984, le collège Najat entrera en vigueur à la rentrée prochaine – et avec lui les nouveaux programmes dont on a tort de si peu parler.

Collège, latin-grec, orthographe : les salles des profs hésitent entre rage et désespoir, les réseaux sociaux sont en émeute, des pétitions circulent, des grèves isolées se multiplient, des parents entrent dans la danse. L’accent circonflexe ne cédera pas. Les langues mortes vivront. Fait notable, c’est une partie des bataillons traditionnels de la gauche qui s’insurge contre le progressisme scolaire sous toutes ses formes. Najat Vallaud-Belkacem peut bien admonester ses prédécesseurs, coupables de confondre dans le même opprobre une réforme de l’orthographe qui selon elle n’existe pas et à laquelle elle n’a, il est vrai, pris aucune part (sauf peut-être en encourageant les éditeurs de manuels mais c’est une supposition), il faut croire que les petits esprits se rencontrent.

Une idéologie faussement égalitaire

C’est bien la même idéologie, bétassonne, uniformisatrice et faussement égalitaire, qui préside à la simplification de l’orthographe et à la destruction du collège, lentement mais sûrement transformé en centre d’animation socio-culturel. Puisque le latin-grec, comme l’orthographe soignée, sont des marqueurs de distinction sociale, on les combattra l’un et l’autre. On pourrait au contraire rêver d’offrir à tous les élèves ces possibilités de distinction hautement méritocratiques. Mais comme l’écrit un ancien enseignant[1. Marc Le Bris, « Réforme du collège : la double faute de Najat Vallaud-Belkacem », Le Figaro, 16 février 2016.], la sottise bourdivine en milieu scolaire a pour effet que l’on « prend désormais les enfants de la classe ouvrière – et aujourd’hui des quartiers défavorisés – pour des incapables congénitaux ».[access capability= »lire_inedits »] La bonne conscience progressiste s’exprime autant dans ce mépris de dame patronnesse pour ceux que l’on prétend vouloir aider, que dans la morgue faussement compatissante réservée aux « pseudo-intellectuels » qui dénoncent en vain la catastrophe. S’il y a quelque chose de glaçant chez la ministre de l’Éducation nationale, c’est son apparente incapacité à ressentir la moindre inquiétude, mais aussi la moindre empathie pour ceux qui s’inquiètent.

Dans ce champ de ruines, on aurait tort de passer sous silence les bonnes nouvelles. La première est que, pour l’orthographe comme pour le collège, la résistance n’est pas venue de quelques hypothétiques nostalgiques des coups de règles, mais de l’ensemble de la société, des classes moyennes et des classes populaires qui veulent qu’on enseigne l’effort à leurs enfants. Cela réjouit l’académicien Alain Finkielkraut qui n’apprécie guère l’ardeur simplificatrice de ses pairs et prédécesseurs : « C’est le peuple qui défend ce bien commun qu’est la langue contre une réforme bureaucratique, c’est le peuple qui veille sur les morts et qui refuse à quelques vivants péremptoires le droit d’effacer ses traces orthographiques. » Et c’est le peuple qui ne se résigne pas à ce que l’on fasse de ses enfants des petits barbares sans racines et sans règles.

Une minsitre experte en djihadisme et mixité

La deuxième bonne nouvelle, et le deuxième point commun entre la réforme de l’orthographe et celle du collège, c’est qu’elles ne passeront pas sans les profs, ce qui signifie qu’elles ne passeront peut-être pas du tout. Ceux-ci, en effet, refusent d’être enrôlés pour éradiquer le djihadisme et supprimer les inégalités, ils veulent enseigner. Or, significativement, la plupart des interventions récentes de la ministre n’avaient strictement rien à voir avec l’enseignement. Le 24 janvier, dans le « Supplément » de Canal + , le journaliste qui l’a suivie une semaine durant, l’interroge comme experte, à la fois en djihadisme et en mixité sociale. Émerveillé, il semble penser que Najat Vallaud-Belkacem a trouvé la pierre philosophale : « Mélanger les riches et les pauvres dès l’école pour empêcher le communautarisme, terreau de l’islam radical. » Comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Affairée qu’elle est à changer le monde, la ministre ne se soucie guère des humeurs enseignantes. Sinon, elle comprendrait que, comme l’observe judicieusement Le Bris, sa réforme « enlève aux enseignants leur véritable moteur interne, la satisfaction du travail bien fait ; la satisfaction d’emmener un mauvais élève vers du mieux, mais aussi celle d’envoyer un bon élève briller plus haut, d’où qu’il vienne ». Autant changer de métier : « Le rejet massif de la réforme par les enseignants du secondaire est naturel, conclut Le Bris. On ne pourra jamais les empêcher à ce point d’enseigner. » De fait, sous le prétexte à peine inavoué de punir les bons élèves, tous seront pénalisés. Tous nuls ! – on ne peut imaginer plus égalitaire.

Une envie de sabotage

Certes, la révolte sourde des profs n’empêche pas la machine administrative d’avancer. Au lendemain de la quatrième journée de mobilisation, le 26 janvier – 22 % de grévistes selon le ministère, 50 % d’après les syndicats –, tous les établissements de France ont reçu leur « DHG », « dotation horaire globale », document qui, après plusieurs opérations passablement obscures, sort de l’alambic transformé en emplois du temps pour les élèves et pour les enseignants. Sous l’apparente simplicité du sigle, la DHG prend en compte tellement de paramètres qu’il est impossible de savoir si le nombre d’heures affecté à une discipline a augmenté ou pas, ce qui permet à la ministre d’enfumer tout le monde avec des chiffres fantaisistes. En réalité, avec ses chatoyantes inventions trans ou inter (disciplinaires), la réforme habille de considérations pédagogiques les nécessités budgétaires. Ainsi les heures dévolues aux EPI (les machins interdisciplinaires) et AP (accompagnements personnalisés) sont-elles retirées aux disciplines. Ensuite, chaque établissement se débrouille. Au collège Pierre-de-Geyter[2. Compositeur de la musique de l’Internationale.] de Saint-Denis, où enseigne notre ami Iannis Roder, on a sauvé le latin, mais avec une heure de moins (soit 2 au lieu de 3) en quatrième et en troisième.

Les professeurs ne peuvent rien faire contre le carcan horaire. Il est, heureusement, beaucoup plus difficile de contrôler ce qu’ils feront dans leurs salles de classe. Or, l’idée de résistance passive se propage. « Le mot d’ordre qui circule, observe Iannis Roder, c’est de s’opposer autant que possible à la mise en œuvre de la réforme. ». Certains profs ont été sanctionnés pour avoir boycotté les « journées d’information », que les syndicats appellent « journées de formatage », au cours desquelles des émissaires du rectorat tentent de vendre la réforme aux profs. La plupart s’y rendent et écoutent dans un silence hostile des arguments auxquels ceux qui les emploient ne croient pas.

Cette envie de sabotage est encouragée par le fait que la réforme est objectivement inapplicable, ne serait-ce qu’en raison du surplus de foutoir administratif qu’elle génère. Ainsi les fameux EPI étaient-ils prévus pour être co-animés par deux professeurs. Eh bien, nul ne s’était avisé que cela revenait à doubler la présence de chacun d’eux. Résultat, le ministère a rétropédalé sur la co-animation, et les EPI seront assurés par chacun des professeurs concernés dans son cours. Au point qu’ils pourraient bien ressembler finalement à des cours classiques.

Un jeu de cache-cache avec le ministère

Il est certes désespérant que les professeurs soient obligés de jouer à cache-cache avec l’institution qu’ils représentent pour avoir une chance de faire leur métier et de sauver ce que les bons sentiments n’ont pas encore détruit. Mais il est rassurant de savoir qu’ils ne lâcheront pas. Entre nous et le désastre absolu, ils sont le dernier rempart.

En attendant, que les jeunes Parisiens se rassurent : au terme de cette énième réforme, eux continueront à avoir accès sans problème au latin et au grec, contrairement à pas mal de leurs camarades moins bien nés, en banlieue ou en zone rurale. Cela s’appelle la justice sociale.
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Causeur de mars: Profs, ne lâchez rien!

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« Le vrai problème qu’on a aujourd’hui au collège, c’est que les élèves s’ennuient. », s’inquiétait il y a quelque temps Najat Vallaud-Belkacem sur les ondes. La ministre de l’Education nationale est décidément pleine de sollicitude pour nos petites têtes blondes, brunes ou rouquines. Après avoir déconstruit le collège au printemps dernier, l’hôte de la rue de Grenelle a sans doute un nouveau chantier en tête : le lycée. Alarmé par un récent rapport de la Cour des comptes et les conclusions d’une mission parlementaire, Laurent Cantamessi prévoit un prochain passage du collège au lycée uniques. À des fins d’efficacité, le rapport parlementaire Bréhier préconise en effet la création d’un « lycée pour tous » (aussi indiscutable que le mariage du même nom) « mêlant école à la carte et mythologie interdisciplinaire ».

Nos radars placés sous les préaux ne s’y sont pas trompés : chez les profs, la révolte gronde. Bien que le « collège Najat » entre bientôt en vigueur, Elisabeth Lévy salue la résistance passive des enseignants contraints d’appliquer l’interdisciplinarité kafkaïenne et de saborder l’enseignement des humanités. Pour notre chère directrice de la rédaction, « c’est bien la même idéologie, bêtassonne, uniformisatrice, et faussement égalitaire, qui préside à la simplification de l’orthographe et à la destruction du collège. » Et comme de bien entendu, ce n’est pas l’enfant de bourgeois latiniste de Louis-le-Grand qui trinquera mais le petit prolo de Montluçon… Aux yeux de l’ancien recteur d’académie Alain Morvan, que Régis Soubrouillard a interrogé dans nos colonnes, « la suppression des langues anciennes répond à une idéologie : celle de l’arasement » défendue par une « véritable camarilla de bien-pensance pédagogique (qui) a fait son nid au cœur de la rue de Grenelle (…) pour répandre son idéologie toxique »  de déculturation.

Bourdieu allié du management ?

Mais cédons la parole à la défense. Chef de file présumé des pédagos, Philippe Meirieu a eu l’élégance de nous accorder un entretien. Proposant « d’accompagner l’élève pour qu’il se dépasse et progresse en étant fier de ses acquisitions », il démonte les clichés qui lui collent à la peau et réaffirme son attachement à la transmission des savoirs. C’est plutôt du côté de Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire, qu’il faudrait chercher l’inspiratrice des réformes sauce Najat, fruits d’une hybridation bourdieusisme et fascination pour l’idéologie managériale.

Comme le note malicieusement Elisabeth Lévy, « c’est une partie des bataillons traditionnels de la gauche qui s’insurge contre le progressisme scolaire » débridé. L’annonce d’un virage républicain à bâbord ? En tout cas, une partie du peuple et des intellectuels de gauche redécouvre le réel en matière d’éducation, de laïcité et d’immigration. De quoi inspirer un dossier entier à Causeur, partant du constat dressé par Helvé Algalarrondo : la gauche de Tonton version Epinay, c’est fini ! Au cœur de l’aventure du Printemps républicain, collectif d’intellectuels et de personnalités issus de la gauche républicaine, Marc Cohen nous fait partager son journal d’un laïque en campagne dont l’ardeur militante a été réveillée par les attentats du 13 novembre. Plus circonspect, Gérald Andrieu dresse un état des lieux de la nébuleuse plus large qu’on pourrait qualifier de gauche conservatrice, républicaine, laïque ou tout simplement libre. Revenus des appareils partisans, ses membres divergent cependant sur le terrain économique, ce qui fait pousser un sanglot de regret à mon confrère : ce grand parti sociétaliste a beau avoir raison, faut-il pour autant oublier l’économie ?

« Si affronter le réel c’est être conservateur, alors il existe en effet une gauche conservatrice. », résume le professeur de philosophie du droit Eric Desmons. L’auteur de Mourir pour la patrie qui m’a fait la grâce d’une interview scrute le penchant de l’individu moderne à ne chercher que la poursuite de sa propre survie. Face aux légions de kamikazes de l’Etat islamique, notre incapacité à nous sacrifier pour une cause rend le combat malaisé. Sur le terrain de la lutte antiterroriste, l’expert François Heisbourg se désole de la guerre des polices qui mine l’efficacité de nos services : mises bout à bout, les bourdes et erreurs en tous genres de janvier et novembre 2015 ne laissent pas d’inquiéter…

Stallone et antimodernité

Place à la culture. Tristan Ranx retrace le destin tragique d’Eduardo Rosza-Flores dit Chico, comédien et martyr hongrois passé par les guerres de Yougoslavie, Israël puis l’Amérique du Sud avant de mourir en Bolivie en comédien et martyr du mercenariat. Quant à notre ami Luc Rosenzweig, trop content de commander L’esprit du judaïsme de Bernard-Henri Lévy en vue d’une recension, il a purement et simplement confondu cet essai avec son quasi-homonyme Le génie du judaïsme, signé d’un certain Dominique Zardi. Si une certaine parenté semble relier les deux thèses, rien de commun entre leurs auteurs : le philosophe n’a certainement jamais croisé le regretté acteur abonné aux rôles de brutes. À ce propos, ne boudons pas notre plaisir à lire le portrait-fleuve de Sylvester Stallone que Patrick Mandon a consacré à Rocky Balboa fait homme. Sans oublier un long détour par l’article de Jérôme Leroy autour de Baudouin de Bodinat, post-situ de l’Encyclopédie des nuisances, auteur d’Au fond de la couche gazeuse, dont la démolition grand style de la vie moderne enchantera autant les esthètes en quête de radicalité que les radicaux en quête de beauté.

Avec Alain Finkielkraut, Roland Jaccard, Jérôme Leroy, et L’ouvreuse comme parrains chroniqueurs, vous voilà parés pour la rentrée de février !

Agriculteurs: «L’UE organise la compétition et leur extermination»

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Un stand du Salon de l'agriculture (Photo : SIPA.AP21864432_000005)
Un stand du Salon de l’agriculture (Photo : SIPA.AP21864432_000005)

Causeur : La part des subventions dans les revenus agricoles n’a cessé d’augmenter depuis 1991, passant de 18% à 97% en 2005. Ce, malgré une production multipliée par deux depuis les années 1960 alors que les prix, eux, ont été divisés par deux. .. L’Etat français doit-il lui aussi soutenir financièrement plus avant le monde agricole ?

Philippe Collin : Il faut se méfier des chiffres. Antérieurement, les « soutiens » — terme que je préfère à celui de « subventions » — n’étaient pas donnés aux paysans mais aux transformateurs et n’apparaissaient donc pas dans les aides directes aux paysans. A la fin des années 70-80, existait ainsi un mécanisme d’aide aux exportations. On donnait par exemple comme aide aux exportateurs, pour envoyer du blé à destination de l’ex-URSS, l’équivalent de ce que l’on donnait aux producteurs pour rémunérer leur travail.
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est en fait définir un projet européen qui se fixe pour objectif de maintenir des paysans en état de vie et pas seulement en état de survie. L’enjeu est de redéfinir les conditions dans lesquelles on organise la compétition en faisant concourir de manière égalitaire un cheval de course, une formule 1 et un coureur avec un boulet au pied — ce qui est le constat que l’on peut faire de la concurrence d’aujourd’hui. Car il existe des fermes de 1 000, 2 000, 3 000 vaches en Europe qui coexistent avec des paysans qui ont 40 à 50 vaches — c’est la moyenne française.
Il faut donc rompre avec une logique de compétition alors même que l’Europe est appelée « Union ». Peut-on faire une « union » en organisant une compétition et l’extermination de son prochain, en voulant toujours être meilleur que lui ? Assurément non. Si cette Europe n’est pas capable de redéfinir son projet, elle risque donc d’exploser et de conduire à la renationalisation des politiques agricoles. Ce qui est un peu en marche et n’est pas, à terme, une solution très salutaire pour la France qui est un exportateur net de produits agricoles à la différence de la quasi-totalité des autres pays de l’UE. Le Front national devrait d’ailleurs y réfléchir à deux fois avant de proposer la nationalisation de la politique agricole.

Plusieurs modèles d’exploitations agricoles existent : de très petites exploitations (30% en 2000) et de très grandes (30%) qui tendent à se développer au détriment des exploitations de taille moyenne. Au vu de ce constat peut-on envisager une politique publique unique à la crise agricole ?

En effet, il faut cesser de penser que l’on peut avoir une seule politique agricole alors qu’il existe plusieurs agricultures. La supercherie tient à considérer que ces agricultures sont équivalentes. D’abord parce que les soutiens financiers ne sont pas distribués en fonction du nombre de personnes qui y travaillent, mais uniquement en fonction de la taille des exploitations – ils sont même proportionnels. Ensuite, parce que les lieux dans lesquels se pratiquent ces agricultures ne sont pas les mêmes non plus. Il faut admettre la nécessité de politiques agricoles différenciées centrées autour d’un objectif social, et non pas uniquement un objectif de conquête des marchés internationaux au sein desquels ni la France, ni l’Europe ne sont bien placées pour être les meilleures.

Qu’en est-il des différents plans de soutien annoncés par le gouvernement ? Les allègements de charges promis ont-ils portés leurs fruits ?

L’Etat ne peut pas dans des contextes budgétaires contraignants, mettre énormément d’argent sur la table vu l’ampleur de la crise. Il est question du lait, mais on évoquera probablement dans les années qui viennent le secteur céréalier. Dès lors, les mesures de soutiens ponctuelles permettent de traverser les périodes difficiles mais elles ne sont pas de nature à assurer un revenu réel. Les plus fragiles souffriront probablement beaucoup. Il faut ajouter qu’il y a un cadre communautaire extrêmement rigide qui s’applique aux Etats, au nom de la loi sur la concurrence, qui leur interdit de prendre des mesures considérées par l’Union européenne comme anti-concurrentielles. Par l’exemple, il est interdit aux Etats de donner plus de 15 000 euros de soutien direct à un agriculteur.

Comment pourrions-nous lutter efficacement contre la concurrence intra-européenne, notamment celle de l’Allemagne qui fait appel à une main d’œuvre à bas coût venue des pays de l’Est ?

Il faut remettre une dose ponctuelle de soutien direct au niveau communautaire. Certes, les montants distribués en valeur absolue sont déjà très importants. Mais la question tend à interroger le modèle de société dont nous voulons. Nous avons une alimentation relativement abordable avec des produits de qualité. Voulons-nous remettre cela en cause et sacrifier autonomie et sécurité alimentaire ? C’est une question éminemment politique. Je considère pour ma part que l’Europe devrait prendre des mesures adaptées, grâce à des fonds communautaires, pour permettre aux paysans de dépasser la crise agricole actuelle. Dans un second temps, la PAC devrait être remise à plat. Validée récemment, elle est déjà inadaptée car adoptée dans un contexte international moins complexe qu’il ne l’est aujourd’hui. La surproduction est désormais mondiale, car la consommation a évolué et s’est contractée. Il y a trop de lait, trop de céréales. Les pays exportateurs de pétrole ont des revenus en baisse et les pays importateurs de produits agricoles tentent de devenir autonomes. Récemment, la Chine a incité le développement de sa production laitière pour ne pas dépendre d’un marché international fluctuant. La Russie, elle, va profiter de l’embargo pour redémarrer sa production laitière. A cause des sanctions économiques contre la Russie, on ne retrouvera jamais le potentiel d’exportation que l’on avait vers ce pays.

N’existe-t-il pas une forme d’absurdité à ce que le monde agricole se soit offert majoritairement à la FNSEA alors même que son président, Xavier Beulin, incarne à travers l’entreprise qu’il préside, Avril, cette industrie agro-alimentaire qui participe activement à la mort de la paysannerie traditionnelle ? Est-il vraiment contesté par sa base, comme on nous le dit ?

Xavier Beulin est contesté de façon de plus en plus visible. On a beaucoup évoqué les sifflets réservés à François Hollande lors de sa visite au Salon de l’Agriculture, mais il y en a certains qui étaient destinés au patron de la FNSEA. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que la FNSEA, au travers de ses multiples tentacules, a sous sa coupe une grande partie des institutions et des outils économiques du monde agricole par le biais des coopératives, des Chambres de l’agriculture, des centres de gestion et autres organismes assimilés, qui assurent des missions de conseil et des services.

Pourquoi, après tout, maintenir une agriculture en France ? Au-delà du simple aspect productif, quel rôle social joue l’agriculteur au sein des campagnes ?

Les Anglais ont considéré au XIXème siècle que plutôt de maintenir une agriculture coûteuse avec des prix élevés, il valait mieux avoir une politique coloniale qui assure la sécurité alimentaire. Ce modèle est très fragile et nécessite une domination militaire…
Si l’on maintient l’agriculture en France, c’est pour assurer une alimentation à l’ensemble de nos concitoyens. Ce n’est pas un objectif si marginal que ça ! La France suffit très largement à ses besoins, mais assure également l’approvisionnement du Benelux. Notre pays est le premier exportateur européen et le premier producteur en volume.
Mais une chose apparaît essentielle aujourd’hui : il faut casser cette spirale infernale de la baisse du coût de l’alimentation. Depuis plusieurs décennies déjà, le coût de l’alimentation baisse, mais est-il pertinent par exemple d’assurer dans le même temps le développement des rentes des propriétaires immobiliers ? Cela génère un coût d’accès au logement qui est considérable et des aides qui, elles, sont peu contestées, alors que le prix de l’alimentation l’est sans cesse.
Au sein des campagnes, l’agriculteur n’a pas toujours un rôle social important. Il y a plusieurs catégories de paysans. Ceux qui participent au marché européen avec une production de masse et pour lesquels le voisin rural est avant tout un problème, et ceux pour lesquels ce voisin et non seulement un atout, mais un auxiliaire : il achète les produits des agriculteurs, visite leur ferme et la fait découvrir à ses enfants. On a en fait deux types d’agriculture. Dans ce contexte, la vente directe a tendance à se développer. Pourquoi d’ailleurs devrait-on nourrir les 12 millions de Franciliens avec un maraîchage venu du sud de l’Espagne ? Au XIXème siècle, la région parisienne était couverte de productions maraîchères et fruitières, qui ont totalement disparues aujourd’hui.
La reconnaissance du rôle social des agriculteurs est encore trop peu prise en compte dans l’acte d’achat. L’élévation des normes et l’amélioration de la qualité sont tout de même désormais porteuses d’espoir. Les poulets de Loué, garantis sans OGM, se vendent aujourd’hui beaucoup mieux que les poulets de Bretagne par exemple. Il faut véritablement redonner un sens au vivre-ensemble au travers d’identifiants tels que la qualité, la sécurité alimentaire et la proximité.

La longue marche des pro-life!

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marche vie washington ivg
Marche pour la vie (Washington, janvier 2016). Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA31377847_000059
marche vie washington ivg
Marche pour la vie (Washington, janvier 2016). Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA31377847_000059

Derrière un stand, deux femmes souriantes nous tendent une panière remplie de petits fœtus en plâtre du meilleur goût. « C’est gratuit, servez-vous. » Nous ne sommes pas dans un roman d’Aldous Huxley, mais dans le sous-sol de l’hôtel Renaissance, où se tiennent les quartiers généraux de la March for life, dont la 43e édition a lieu ce vendredi 22 janvier à Washington. Les antennes ont beau se relayer pour annoncer la tempête de neige du siècle, rien ne semble pouvoir entamer l’enthousiasme général. Entre le café et les croissants du matin, les conférences s’enchaînent, mise en scène et rhétorique impeccables. Et lorsque les intervenants marquent une courte pause, chacun est invité à flâner entre les dizaines de stands qui parcourent l’immense sous-sol du bâtiment, tenus par des associations qui ont fait de l’avortement leur cheval de bataille. Une jeune femme, tatouages partout sur les bras et cheveux multicolores, n’hésite pas à aborder le chaland à la manière des commerçants du souk. L’avortement ? Elle reconnaît n’en avoir eu que faire jusqu’à ce que, persuadée d’être enceinte alors qu’elle avait à peine 16 ans, son compagnon de l’époque menace de la tuer si elle ne se soumettait pas à une IVG. « À ce moment-là, il y a quelque chose en moi qui s’est passé. Je ne pouvais pas accepter le fait de répondre à une violence par une autre violence. J’ai intériorisé l’idée. Il devenait évident que j’étais pro-life. » [access capability= »lire_inedits »] Plus loin, Bob, jeune noir un peu enrobé à la voix douce s’avance timidement. Cela fait deux semaines qu’il a rejoint Care Net, une association qui souhaite offrir compassion, espoir et secours à ceux qui s’orientent vers le choix de l’avortement en leur proposant une autre solution et la parole de Jésus-Christ. « Notre vision, c’est qu’un homme et une femme qui, face à une grossesse, doivent prendre une décision, l’Évangile peut les transformer et leur donner la force de choisir la vie ». Résolument plus pragmatique, cette clinique procure ses services à des futures mères en détresse : services gynécologiques et obstétriques, traitement de l’infertilité, elle propose aussi un planning familial naturel ainsi qu’un service spécial d’accompagnement dans la période périnatale. Entre les innombrables prospectus, T-shirts, pin’s, mugs, flanqués de l’omniprésent mot-clé « life », on trouve quelques étals plus radicaux, pour ne pas dire allumés, avec par exemple, ce CD proclamant que « l’avortement est un sacrifice satanique », ou cette brochure expliquant que l’IVG doit être interdit même en cas de viol.

Ambiance subitement plus solennelle. La grande veillée de prière qui précède la Marche pour la vie va commencer. Pas loin de 20 000 jeunes s’y retrouvent pour assister à l’office présidé par le cardinal de New York, Monseigneur Dolan. Le sanctuaire de l’Immaculée Conception est plein à craquer. On compte huit cardinaux et une quarantaine d’évêques. Religieuses, prêtres et jeunes à peine sortis de l’adolescence composent essentiellement l’assistance. On s’interroge. Pourquoi aussi peu de cheveux gris ou blancs ? Comment font-ils pour drainer un public aussi jeune ? Un observateur averti explique : « Nos principaux pourvoyeurs de manifestants sont les écoles et les universités catholiques. Elles encouragent autant qu’elles peuvent les jeunes à se rendre à cette marche, en leur accordant un jour de congé à cette date-là par exemple. C’est tactique. Ces jeunes se rappelleront toute leur vie de cette marche. Demain, certains d’entre eux seront sûrement des décideurs. » Ceux qui auraient constaté la timidité de l’Église de France dans le combat pour la vie se pinceront pour y croire. Ici, l’Église catholique est à l’avant-garde et conduit la stratégie. Mais elle invite à prier aussi. Et dans cette nuit qui laissera ensuite place à la marche, les chapelets s’égrèneront.

Le scandale du Planned Parenthood

Erigé en droit constitutionnel par une décision de la Cour suprême « Roe v. Wade » du 22 janvier 1973, l’avortement s’est imposé aux États dans des conditions ultralibérales qui contrastent pour le moins avec la loi Veil. Chacun était autorisé à avorter dans les modalités qu’il choisirait. Alors qu’en France il s’agissait d’une dérogation, une exception érigée progressivement en droit, outre-Atlantique, c’est le chemin inverse qui s’est produit : un droit absolu s’est vu progressivement encadré. Jusqu’à ce qu’une loi, passée grâce à la pression des pro-life, ne l’interdise en 2003, on pouvait par exemple procéder à des « partial-birth abortions », des avortements nécessitant une naissance partielle du fœtus. Les militants pro-life peuvent donc s’enorgueillir de plusieurs victoires (des centaines de lois restreignant le droit illimité sont passées depuis quarante ans), à l’inverse de la France où ils ne cessent de perdre du terrain. D’où l’intensification du combat pour une bonne partie du pays qui croit à la bascule.

Un événement récent est venu changer la donne, marquant une rupture dans le combat des pro-life. Le scandale du Planned Parenthood, qui, à l’été 2015, a pris une ampleur inédite aux États-Unis à l’été 2015, a fait éclater au grand jour la « culture du déchet » consubstantielle à l’avortement de masse. Piégée par des militants pro-life en caméra cachée, une responsable du Planned Parenthood (planning familial américain) avait détaillé la collecte et le trafic auxquels se livre l’organisation, accusée de vendre des organes de fœtus avortés pour la recherche. La révélation de ces vidéos a créé une polémique monstre aux États-Unis, gagnant le camp des Républicains, qui à l’approche des primaires, remettaient sur le tapis l’idée de désubventionner le Planning familial. Une loi en ce sens est allée jusqu’au Congrès, mais Obama a promis d’y mettre son veto. Le scandale a fait de l’avortement un débat politique pour la présidentielle de 2016. Tous les candidats à la primaire républicaine s’affichent d’ailleurs pro-life, sauf Donald Trump, ambigu sur la question, et peu apprécié des militants de la Marche pour la vie.

Car, si dans l’Hexagone l’ensemble de la classe politique et médiatique communie dans la célébration du droit à l’avortement, aux États-Unis, les pro-life et les pro-choice s’affrontent en toute liberté, à coups de lobbys, de sondages, d’associations et d’initiatives diverses. Mais cette division, qui s’est imposée au fil des années, paraît aujourd’hui très arbitraire. En effet, l’opinion américaine se divise en deux parts à peu près égales, et ce de façon stable dans le temps. Dans un pays où la législation sur l’avortement est quasiment inexistante au niveau fédéral, le débat n’est plus tellement entre ceux qui veulent l’autoriser et ceux qui veulent l’interdire. Selon un dernier sondage, 60 % des Américains considèrent l’avortement comme « moralement répréhensible », et 81 % d’entre eux voudraient le voir limité aux cas de viol, d’inceste, ou de mise en danger de la santé de la mère. Le clivage pro-life/pro-choice a tendance à escamoter la majorité indécise, qui ne trouve pas l’avortement « amazing » mais n’affiche pas franchement ses convictions.

Comme l’explique Jeanne Mancini, la présidente de la March for Life, les objectifs du combat pro-life sont à deux niveaux. Au niveau politique, il s’agit d’influencer les décideurs politiques pour faire passer des lois fédérales posant des limites à l’avortement. Mais c’est au niveau culturel que tout se joue. Il s’agit, selon les mots des organisateurs, de « construire une culture de vie », par la diffusion de campagnes de communication et d’initiatives multiples. Celles-ci sont innombrables, dans une société civile américaine foisonnante : programmes d’éducation pour former des militants pro-vie dès la maternelle, formation des églises, et surtout, centres d’aide à la grossesse qui prennent en charge les mères. Comme l’expliquait Ron Paul, ex-candidat libertarien à la présidentielle américaine et adversaire résolu de l’avortement, « les pro-life ne vaincront pas par la politique ». « Les centres de crise pour grossesses, qui prodiguent de l’aide et de la compassion à des femmes faisant face à des grossesses non désirées ont fait beaucoup plus pour la cause pro-life que n’importe quel politicien », écrivait-il à la suite du scandale du Planned Parenthood. En effet, si en France l’aide à la maternité non planifiée est confiée principalement à des associations confidentielles et confessionnelles, aux États-Unis, de très nombreux organismes proposent d’aider les femmes à garder leurs enfants. Ainsi, sur les brochures distribuées, on trouve des compteurs des enfants sauvés par ces associations. « 66 000 vies sauvées par an », proclame ainsi Carenet, un organisme qui aide les femmes enceintes en détresse dans 1 100 « pregnancy centers » aux États-Unis.

«Abortion is an Obamination»

C’est le D-Day. Une forêt de pancartes convergent au pied du Washington Monument, au départ de la March for Life. « Vous pouvez me jeter des capotes dessus, je ne changerai pas d’avis, j’ai lu la Bible, je sais que j’ai raison » : Carly Fiorina, seule candidate féminine à la primaire républicaine, ne mâche pas ses mots. Par un froid de -5°, elle galvanise une foule acquise d’avance. À la fin de son discours, les témoignages d’élues républicaines engagées dans le combat pro-life défilent sur l’écran. Pour cette 43e marche pour la vie, le thème affiché est « Pro-women and pro-life go hand in hand » (Les féministes et les pro-life avancent ensemble). Des femmes affichent fièrement leurs T-shirts « I am a pro-life feminist ». L’idée mise en avant est que la lutte contre l’avortement est le véritable combat féministe. Stratégiquement, l’argumentaire s’est déplacé de la souffrance physique du fœtus à la souffrance psychique de la mère. Car si les « non-nés » ne peuvent par définition pas témoigner, les femmes ayant subi une IVG, elles, le peuvent. Ces dernières défilent en portant bien haut leurs panneaux « I regret my abortion ». L’une d’entre elle prend la parole, visiblement émue « J’étais seule, j’ai cédé à la pression. J’ai fait une dépression, puis une tentative de suicide. Aujourd’hui, je ne me tairai plus. » Sue Ellen Browder, auteur de Subverted : How I Helped the Sexual Revolution Hijack the Women’s Movement, vient témoigner. Cette ancienne reporter au magazine branché Cosmopolitan (équivalent américain de notre Marie-Claire), « convertie » au combat pro-life après avoir subi une IVG, dénonce dans cet essai le fait que l’avortement soit devenu une revendication féministe.

Un des rares hommes à intervenir, Matt Birk, prend le micro. Ce quadragénaire blond, ex-champion de football américain, est une égérie de la cause pro-life. Quand son équipe a gagné le Super Bowl, il a refusé de se rendre à la réception donnée en leur honneur par Obama, car celui-ci avait déclaré « God Bless Planned Parenthood ». « Si la vie des Noirs compte (« black lives matters » est un slogan de la cause noire aux États-Unis), alors la vie dans le ventre des femmes compte aussi », crie le sportif devant la foule enthousiaste. Les intervenants qui se succèdent affichent la coolitude et l’enthousiasme américain, à mille lieues de la naphtaline des cortèges de Civitas. Chacun raconte « how he became pro-life », à la manière d’une conversion. La méthode est celle du protestantisme évangélique américain, très marqué par la culture du « born-again».

Dans la foule qui s’ébranle en ordre discipliné en direction de la Cour suprême, pas de sonos hurlantes, pas de slogans scandés à l’unisson. Quelques chants entonnés ici et là (« Hey, Obama your momma chose life ! » / « Hey Hey Ho Ho Roe v Wade has got to go »), mais surtout de multiples pancartes brandies fièrement et qui mettent en exergue les différentes chapelles qui composent ce mouvement national. Une curieuse cohabitation, des plus classiques (Defend Life / Women deserve better than abortion / I am the pro-life generation) aux plus intrigantes (I regret my abortion / Abortion is an Obamination / I mourn my aborted sibling). La procession est à mi-chemin lorsque des écrans géants viennent projeter quelques courtes séquences chocs où se succèdent des images de fœtus déchiquetés et sanguinolents. Le trash et le cool, le religieux et le pragmatique, le confessionnel et le sensationnel cohabitent, à l’image d’une Amérique binaire et paradoxale. Le mouvement pro-life, qui a pu être très violent (on dénombre huit médecins ayant pratiqué l’avortement, assassinés par des fanatiques), a tout de même compris qu’il devait évoluer vers le soft pour convaincre l’opinion. L’argumentaire est uniquement centré sur l’avortement, la mère et l’enfant, dans des considérations émotionnelles et pragmatiques, éventuellement religieuses, mais jamais philosophiques ni anthropologiques, comme l’ont été les arguments de la Manif pour tous en France. La gestation pour autrui, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée et autres problématiques bioéthiques ne seront jamais évoquées. On est loin de la « révolution conservatrice » observée en France à l’occasion de la Manif pour Tous. Si l’avortement, enjeu très émotionnel a sa place dans le débat, l’anthropologie individualiste du modèle américain n’est jamais remise en cause. Sauf que des millions d’individualistes réunis autour d’une même cause, ici, ça s’appelle une communauté. Et aux USA, les communautés, ça compte, et ça gagne souvent à la fin.[/access]

Petit précis de décomposition politique

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(Photo : SIPA.AP21831429_000027)
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L’une des caractéristiques de la situation actuelle est le désenchantement vis-à-vis du « rêve » européen. L’Europe, et en particulier sous sa forme de l’Union européenne, ne fait plus rêver. Elle inquiète et elle fait même peur. Le « rêve » s’est transformé en cauchemar, d’Athènes à Paris, en passant par Rome, Lisbonne et Madrid. Les causes en sont multiples : chômage de masse, politiques d’austérité à répétition dont le poids est toujours porté par les mêmes, mais aussi montée des réglementations liberticides et des détournements de souveraineté, enfin des comportements scandaleux à l’échelle internationale comme on peut le voir dans la gestion calamiteuse de la question des réfugiés ou dans l’alignement sur la politique états-unienne avec le soutien apporté, de fait, aux néo-nazis qui sévissent à Kiev. Ce désenchantement se traduit par la montée des remises en cause de l’Union européenne, dont le débat sur une sortie possible de la Grande-Bretagne (ce que l’on appelle le « Brexit ») est l’un des exemples. Il provoque en retour la crise ouverte des élites politiques, et en particulier en France où la « construction européenne » avait depuis longtemps quitté le domaine de la raison pour entrer dans celui du dogme religieux. C’est ce qui explique le spectacle de décomposition accélérée que donnent les deux partis anciennement dominant de la vie politique française, le Parti « socialiste » et l’ex-UMP rebaptisé « Les Républicains ».

Un PS incapable de faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire

Cette décomposition est aujourd’hui une évidence au sein du P« S ». La tribune co-signée par Mme Martine Aubry et quelques autres, tribune dont on a déjà parlé, en est l’un des symptômes[1. Voir Sapir J., « L’indécence et l’impudence de la tribune de Martine Aubry » note publiée le 26 février in RussEurope, http://russeurope.hypotheses.org/4746]. Dans cette « rupture », qui semble bien aujourd’hui actée[2. http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2016/02/28/25001-20160228ARTFIG00072-martine-aubry-et-ses-proches-annoncent-leur-retrait-de-la-direction-du-ps.php], entre deux lignes que pourtant tout rapproche et en particulier leur européisme, ce sont les querelles d’égo qui ont d’abord parlée. Et ceci est symptomatique d’une décomposition politique quand on n’est plus capable de faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire, ou que l’on en vient à considérer les questions de personnes comme essentielles. De fait, la cohérence du gouvernement, et des partis qui le soutiennent, est déterminée par le vote du Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (le TSCG[3. Voir le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit TSCG, URL :http://www.consilium.europa.eu/media/1478399/07_-_tscg.en12.pdf]), vote qui fut obtenu en septembre 2012[4. Voir Sapir J., « Honneur au Soixante-dix », note publiée le 9 octobre 2012 sur RussEuropehttp://russeurope.hypotheses.org/266]. Ce Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, contient en réalité trois mensonges pour le prix d’un. Quelle stabilité, quand on voit dans le rapport récent du FMI[5. http://russeurope.hypotheses.org/253] que les mêmes mécanismes qui ont été mis en œuvre depuis 2010 n’ont fait qu’aggraver la crise ? Quelle stabilité encore quand on voit la dépression que connaissent les pays en crise ? Parler de stabilité est ici un mensonge flagrant. Quelle coordination, encore, quand on sait qu’il n’y a de coordination qu’entre des agents libres et des Etats souverains, alors c’est à une autorité hiérarchique que l’on a affaire, et qu’il n’y a dans ce traité qu’asservissement à des agences dites indépendantes ? J’écrivais en octobre 2012 : « Ce Traité organise en fait le dépérissement de la démocratie en Europe avec la fin de l’autorité suprême des Parlements nationaux en matière budgétaire. Or, il faut s’en souvenir, c’est par le consentement à l’impôt que commence la démocratie. »[6. http://russeurope.hypotheses.org/266]

Quelle gouvernance, enfin, dans un Traité qui s’est avéré inapplicable et qui n’a pas eu d’autres fonctions que d’être violé à peine signé ? Mais ce traité désastreux a bien été l’inspiration des diverses mesures prises par François Hollande et ses divers gouvernements. C’était ce traité qu’il fallait combattre et non pas pleurer sur ses conséquences. Ceci ne rappelle que trop cette célèbre phrase de Bossuet qui s’applique, hélas, parfaitement à cette situation : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ».[7. Bossuet J.B., Œuvres complètes de Bossuet, vol XIV, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145. Cette citation est connue dans sa forme courte « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».]

Entre Fillon, Juppé, Le Maire et Sarkozy, où sont les différences ?

Mais, la décomposition sévit aussi dans l’opposition. La « primaire » que les « Républicains » veulent organiser n’est pas seulement une injure aux institutions, dont ce parti devrait, de par ses origines, être le meilleur défenseur. Elle se traduit par une surenchère de petites phrases, des postures dont raffolent certains dirigeants politiques, le verbe haut et les coups bas. Car, entre MM. Fillon, Juppé, Le Maire et Sarkozy, où sont les différences ? Un peu plus ou un peu moins d’austérité ? Quelques cadeaux en plus ou en moins pour le Medef ? Le jeunisme brouillon contre la calvitie couverte d’erreurs ? Ce sera, toujours, le même alignement sur Bruxelles, sur l’Union européenne et sur l’Allemagne. Il faut espérer qu’une voix se lève pour faire entendre un autre discours. Mais, en attendant, nous avons droit au même spectacle que celui donné par les « Solfériniens ».

Enfin, des histrions proposent des candidatures de fantaisies, comme celle de Nicolas Hulot, sans se soucier du programme qui pourrait la sous-tendre. Cette focalisation sur des personnalités est bien la preuve que nous sommes dans un espace politique complètement décomposé.

Le dilemme européen : la déflation ou la disparition

Pourtant, l’heure est grave. La situation de la France n’a d’égal que la crise que connaît l’Union européenne. Il suffit de lire ce qu’écrit un auteur « européiste », mais pourtant lucide, pour s’en convaincre [8. Fazi T., « Why The European Periphery Needs A Post-Euro Strategy », 25 février 2016, https://www.socialeurope.eu/2016/02/bleak-times-ahead-for-the-european-periphery/]. Car cette crise qui perdure a une origine. Cette destruction de l’ensemble du cadre économique et social que nous connaissons en France vient de ce que l’euro favorise ou impose dans les différents pays membres. Mais, elle découle aussi du cadre politique implicite qui se met en place à propos de l’euro dans les pays de la zone euro. Aujourd’hui, la plupart des Européens sont désormais conscients des effets négatifs sur l’économie de la monnaie. On sait ce qu’elle entraîne, et ce qui était prévisible depuis près de dix ans[9. voir J. Bibow, (2007), ‘Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This’, in J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007.] : croissance faible et montée du chômage. La crise de la zone euro est désormais une évidence, même pour les idéologues les plus bornés. Aucun des problèmes fondamentaux posés dès l’origine n’a été résolu, et leurs effets désormais s’accumulent. Les solutions partielles qui ont été proposées, et présentées comme des avancées historiques vers une Europe fédérale, posent en réalité bien plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. La zone euro n’a plus d’autre choix que de s’engager toujours plus dans une politique de déflation, dont les conséquences cumulées sont redoutables pour les peuples des pays qui la composent, ou de disparaître.

L’attractivité de l’euro mais aussi de l’Union européenne est en train de s’effacer. La faute en revient aux politiques d’austérité qui ont été mises en œuvres ouvertement pour « sauver » l’euro, c’est-à-dire pour résoudre la crise des dettes souveraines. Or, ces politiques ont plongé les pays qui les ont appliquées dans des récessions très profondes[10. Baum A., Marcos Poplawski-Ribeiro, et Anke Weber, (2012), « Fiscal Multipliers and the State of the Economy », IMF Working papers, WP/12/86, FMI, Washington DC. Blanchard O. et D. Leigh, (2013), « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », IMF Working Paper, WP/13/1, FMI, Washington D.C.]. Il faudra que très rapidement les dirigeants des différents pays en prennent acte et soit trouvent des thèmes susceptibles de refonder cette attractivité, soit comprennent que l’on ne peut durablement faire vivre des institutions contre la volonté des peuples.

Pour des Comités d’action de la révolte sociale

Les quolibets et les insultes que le président de la République a subis au Salon de l’agriculture le matin du samedi 27 février sont exemplaires de l’exaspération d’une profession, mais au-delà des Français. Or, les problèmes de l’agriculture française, dont les sources sont multiples et où le rôle de la grande distribution est à signaler, seraient largement réduits si une différence de 40% s’établissait entre le franc retrouvé et le deutsche mark. Cela correspond à ce que donnent les calculs dans le cas d’une dissolution de la zone euro, soit une dépréciation de 10% pour le franc et une appréciation de 30% pour le DM. Notons encore que c’est l’Union européenne qui s’oppose à la signature d’accords garantissant les prix d’achat aux producteurs, au nom du sacro-saint respect de la « concurrence libre et non faussée ». Le gouvernement français aurait parfaitement les moyens de régler cette crise en jouant sur les prix et non par des suppressions de cotisations, qui ne sont que des palliatifs temporaires.

La montée de l’exaspération populaire est aujourd’hui palpable, et sur l’ensemble des terrains. C’est ce qui explique le retentissement des manifestations du Salon de l’agriculture le 27 février. De la calamiteuse « loi Travail » à la situation dramatique des agriculteurs, de la révolte des enseignants contre la réforme du collège et le discours de l’Education nationale à la casse des services publics et de l’esprit public (avec son corollaire, la laïcité) sur l’ensemble du territoire, il est temps que ces diverses colères trouvent leur débouché politique. Ce débouché ne peut être qu’une position radicalement opposée à l’euro et renvoyant l’Union européenne à une réforme immédiate. Ce débouché doit prendre la forme d’un rejet immédiat des deux partis, le P« S » et les « Républicains » dont la cogestion de la France au sein de l’idéologie européiste a produit la situation actuelle. Cela impose de dire haut et fort que nous ne voterons en 2017 ni Hollande, ni Aubry, ni aucun des clones que nous produira cette « gauche » déshonorée, ni pour Juppé, ni pour Sarkozy, ni aucun de ces clowns issus de la matrice européiste.

Cette convergence des luttes doit s’organiser, si possible avec l’aide des syndicats, ce qui serait naturellement souhaitable, mais s’il le faut sans eux. Un grand mouvement de Comités d’action de la révolte sociale est possible. Ces comités doivent avoir deux principes directeurs : la volonté de faire converger les luttes et le rejet clair et sans ambiguïté du cadre européen avec la volonté affirmé de retrouver notre solidarité. Telle pourrait être la meilleure sortie possible de la situation de décomposition politique dans laquelle nous nous trouvons.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés au Brexit.

Kamel Daoud ou la victoire des intégristes de la pensée molle

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Kamel Daoud (Photo : SIPA.00697366_000007)
Kamel Daoud (Photo : SIPA.00697366_000007)

Un quarteron de féministes en mal de mâles ou d’idées intelligentes, de sociologues en dérive et délire et d’intellectuels auto-proclamés, donc de gauche, a fini par demander la peau de Kamel Daoud, coupable d’avoir dit la vérité sur les viols à la chaîne commis dans toute l’Europe (et pas seulement à Cologne pour la Saint-Sylvestre) par des migrants orientaux ou des immigrés nord-africains. Des vérités d’évidence, mais qui contreviennent à la règle de silence imposée aux médias et à l’opinion par la mauvaise conscience occidentale.

Je dis « demander la peau » parce que clouer au pilori, sous ce prétexte, un écrivain vivant en Algérie, c’est le vouer aux gémonies des extrémistes qui pullulent dans ce joli pays, y compris dans les sphères gouvernementales, où les fondamentalistes qui hier décapitaient des moines à Tibérine et leurs concitoyens un peu partout partagent le pouvoir et les revenus du pays avec les militaires qui ont confisqué le pouvoir depuis trente ans afin d’arrondir leurs fins de mois et leurs comptes en Suisse.

C’est d’autant plus infâme que les signataires de la tribune publiée par le Monde, en expiation de celle écrite par Kamel Daoud peu auparavant — comme si toutes les opinions se valaient et pouvaient se contrebalancer, une idée inscrite dans la loi Jospin de 1989 et dans le crâne des mauvais élèves — ne risquent rien, eux. Ils sont à l’abri en Occident — et même, ils donnent des gages aux tueurs qui sommeillent ici. Ils sont réfugiés derrière la muraille de leur bonne conscience. Sans doute apprécient-ils Jean-Louis Bianco et François Hollande, ces chantres infatigables de la laïcité aménagée, et ouverte. Au pire estiment-ils que ce n’était pas grave — « juste un doigt », hein…

Dès la mi-janvier, Elisabeth Lévy notait qu’à l’occasion des centaines de viols commis en Allemagne, en Suède (combien en France ?) ou en Egypte sur la personne de journalistes occidentales (et sur combien d’Egyptiennes non conformes ?), le « parti du déni » s’était surpassé. Que c’est en tentant de dissimuler la réalité que l’on nourrit les fantasmes — non en disant, comme Kamel Daoud, que la société algérienne est une société complètement malade de son hémisphère sud, si je puis dire, comme l’a souligné une longue et passionnante étude publiée dans le Monde diplomatique. Que « la répétition de mêmes scènes, de la place Tahrir au cœur de villes européennes, permet au moins de demander s’il n’y a pas un rapport entre ces déchainement pulsionnels et la vision que nombre d’hommes, dans les sociétés arabo-musulmanes, ont des femmes, et pire encore, des femmes infidèles. » Et que la politique d’Angela Merkel en a pris un vieux coup dans l’aile.

L’aveuglement des bonnes consciences

Tâchons d’être clair.

Toute personne qui impose aux femmes un vêtement — le voile, par exemple — ou une mutilation — excision ou infibulation, des pratiques fort répandues dans nombre de sociétés musulmanes, de l’Egypte au Nigeria et à l’Indonésie  — sous prétexte de les améliorer/camoufler/soustraire à la concupiscence, est un malade qu’il faut soigner par les moyens les plus énergiques. Ce n’est pas une question d’opinion : c’est un problème constitutionnel. Et toute personne appuyant ces malades doit être inculpée, très vite, de non-assistance à personne en danger.

Passons sur le fait que Kamel Daoud a dans son petit doigt plus de talent que tous ces signataires de la bonne conscience dans toute leur personne. Mais ce qu’il dit est vérité d’évidence : y voir le reflet de fantasmes coloniaux (ah, l’arabe violeur et le nègre cannibale — sans doute n’y avait-il pas, n’y a-t-il jamais eu de cannibales en Afrique) marque encore une fois le totalitarisme mou des démocraties moribondes, via l’expression politiquement correcte de la Lingua Quarti Imperii, comme dirait un Klemperer moderne, qui marque l’irruption du fascisme des larves dans notre République.

Parce que les lieux communs ne sont pas sous la plume de Kamel Daoud. Ils sont dans l’aveuglement des bonnes consciences, qui croient que tous les hommes se ressemblent et partagent les mêmes idéaux, alors que les préjugés plombent l’esprit critique de ces civilisations venues du chaud. N’y aurait-il plus de bon musulman qu’un musulman athée ?

Non que j’ignore que si la République ne reconnaît et ne subventionne aucun culte, elle est garante du droit de croire ce que l’on veut. Mais l’islam fondamentaliste n’est plus une religion : c’est une machine de guerre. Et le viol de masse est l’un des moyens de cette guerre. Comme il le fut de tous temps et partout, des Croisades aux guerres africaines d’aujourd’hui en passant par les Américains de la Seconde guerre mondiale — on évalue à deux millions le nombre d’Allemandes violées par l’Armée rouge, quelques dizaines de milliers pour les Gi’s et leurs alliés, Français compris. Le viol est le repos du guerrier. C’est la loi de la guerre, qui est l’espace de la non-loi.

Et justement, c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, comme le disait si bienUmberto Eco — pas d’une question religieuse. C’est d’une armée qu’il s’agit — pas de « fidèles ». Et comme d’habitude les femmes paient le tribut le plus lourd et le plus immédiat. Qu’un homme — musulman de surcroît — ait le culot de le dire affole les bonnes consciences repues de ce côté de la Méditerranée — et doit à cette heure inciter à aiguiser les couteaux de l’autre côté. Quand ils l’auront tué, il se trouvera bien quelques belles âmes pour s’en émouvoir, nous prêcher quand même le « padamalgam » habituel et quelques autres qui penseront, comme pour Charlie, qu’il l’a « bien cherché ».

En attendant, Daoud s’est mis en semi-abstinence journalistique — il continuera ses chroniques au Point et c’est tout. Victoire des intégristes de la pensée molle et de la reddition annoncée. Qui ne voit que la peur de la récupération de Cologne par l’extrême droite sert en fait à cautionner cette autre extrême droite qu’est l’extrémisme religieux ? En vérité je le dis aux 19 imbéciles signataires de l’article du Monde qui croient que fustiger Kamel Daoud refourbira leur aura : dans un an et des poussières, quelques millions de Français voteront contre vos illusions — et vous balaieront. Et je ne pleurerai pas sur vos dépouilles. Comme vous diriez vous-mêmes : « Vous l’aurez bien cherché. »

PS : Jacques Julliard écrit des choses très justes sur l’affaire Daoud dans le dernier numéro de Marianne du 26 février, notant qu’« à la lâcheté ordinaire s’ajoute quelque chose qui s’apparente à la dénonciation. » Ben oui.

Allemagne: du welcome au go home

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Deux migrants, fin janvier, se tenant devant un centre d'accueil de Cologne (Photo : SIPA.AP21847714_000007)
Deux migrants, fin janvier, se tenant devant un centre d'accueil de Cologne (Photo : SIPA.AP21847714_000007)

Une fois de plus, l’Allemagne étonne. Nul ne doute que les incidents qui ont émaillé la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, quand des bandes de jeunes à moitié ivres d’origine étrangère s’en sont prises à des femmes sans défense, en combinant agressions sexuelles et vols, méritent d’être vigoureusement condamnés. Nul ne s’étonne de voir les autorités allemandes résolues à punir sévèrement les auteurs de ces exactions. Mais ce qui surprend est de voir l’Allemagne prête à basculer radicalement dans son attitude à l’égard des réfugiés, passant d’une ouverture sans égale de la part des autorités comme d’une grande partie de la population, ouverture contrastant avec l’attitude frileuse de maint pays européen, à une réaction de rejet. N’y a-t-il pas une disproportion entre l’événement, qui n’a impliqué qu’une infime minorité des réfugiés, et ses conséquences ?

Certes, les autorités ont hautement affirmé qu’il ne fallait pas stigmatiser les réfugiés, et les étrangers en général, à la lumière de ces événements. « C’est ce que font les charognards de l’extrême droite », a déclaré le ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Ralf Jäger. Mais, après un moment de flottement, parfois qualifié de « conspiration du silence » le fait que les agresseurs aient été des étrangers extra-européens, et pour une part des réfugiés, a été hautement mis en avant. Le même Ralf Jäger a souligné que les agressions de Cologne ont été commises « presque exclusivement » par des personnes « d’origine immigrée », notamment du Maghreb et d’autres pays arabes. De plus, au-delà des auteurs des faits délictueux, la législation concernant l’asile est mise en cause globalement. Il est prévu qu’un demandeur d’asile, même condamné à une simple peine de prison avec sursis verra sa demande rejetée alors qu’actuellement c’est seulement le cas des demandeurs d’asile condamnés à trois ans de prison ferme ou plus.

Ces réactions vont de pair avec le fait que l’opinion a été profondément ébranlée. Les événements ont multiplié les doutes sur la capacité du pays à intégrer le million de demandeurs d’asile venus en 2015.[access capability= »lire_inedits »] « Avec Cologne, c’est la qualité du débat sur la politique des réfugiés qui a changé », a déclaré le président de la commission des affaires européennes au Bundestag, Gunther Krichbaum (CDU). Une adjointe (Verts) au maire de Cologne pendant quatorze ans, Angela Spizig, se désole : « J’ai célébré Cologne comme une ville de deux mille ans de migrations, d’intégration réussie et de femmes fortes. J’ai eu l’impression que tout ce qui fait cette ville et qui a été construit ces dernières années a été ruiné en une nuit. » Pour Der Spiegel, « Cologne, c’est le début de la fin du politiquement correct ».

Comment comprendre que l’action de quelques individus ait pu suffire à transformer à ce point l’image d’une multitude ?

Une première explication tient à la difficulté à penser simultanément plusieurs représentations contradictoires d’une même réalité. Pensons à la fameuse image où l’on peut voir soit une très vieille femme, soit une femme très jeune, mais pas l’une et l’autre à la fois. On a affaire au même type de phénomène avec les réfugiés. Deux images s’opposent. D’un côté on a affaire à un ensemble de personnes en détresse, qui, tel l’homme de la parabole, blessé, secouru par le bon Samaritain, méritent aide et compassion. L’enfant mort noyé, abandonné sur une plage turque, dont la photo a fait le tour du monde, en fournit une représentation exemplaire. Et, simultanément, on a affaire à des individus marqués par des cultures porteuses, aux antipodes de la culture allemande, d’un certain mépris des femmes, pour lesquelles toute femme d’apparence un peu libre tend à être vue comme une femme de mœurs légères, qu’il n’est pas choquant de traiter en objet sexuel.

Les ONG qui gèrent les centres d’accueil ont cherché en vain à attirer l’attention sur les violences sexuelles

Quand l’afflux des réfugiés s’est produit, la situation dramatique qu’ils fuyaient, l’horreur de l’État islamique, la détresse où ils se trouvaient, ont conduit à activer la première représentation. L’image d’un monde social et culturel problématique a été recouverte par celle du réfugié en détresse, qui demandait que l’on vole à son secours. On a pu parler de « Willkommenskultur » – culture de l’hospitalité. On a vu des haies d’honneur saluant les réfugiés entrant en gare de Munich. La force de cette image de détresse a même rendu inacceptable d’activer l’image inquiétante. À ce titre, ceux qui, tel le mouvement Pegida, ont refusé l’accueil, ont fait scandale. Et les pays d’Europe de l’Est qui ont parlé d’effectuer des distinctions entre bons et mauvais réfugiés, en particulier entre réfugiés musulmans et chrétiens, ont choqué.

Et puis, avec les événements de la Saint-Sylvestre, cette autre image est revenue en force. Interrogée par le journal Le Monde, une célèbre féministe, Alice Schwarzer, a déclaré : « L’Allemagne, en raison de son histoire récente, nourrit une conception erronée de la tolérance, qui l’a conduite à fermer les yeux sur des ségrégations entre les sexes et des violences masculines dans la communauté musulmane ». On s’est mis à prêter attention au fait que les ONG qui gèrent les centres d’accueil cherchent en vain depuis des mois à attirer l’attention sur les violences sexuelles dans les foyers. On voit l’ancien maire social-démocrate d’un quartier multiculturel de Berlin affirmer, rapporte Libération : « Le problème, c’est l’image des femmes qu’ont de nombreux migrants venus du Moyen-Orient. Pour beaucoup d’entre eux, une femme sortant le soir n’est rien d’autre qu’une prostituée. Bien des hommes qui ont grandi dans une société patriarcale n’ont pas de honte à tripoter les femmes. Il faudra plus que des cours d’intégration pour changer cette image des femmes ! »

Après les événements de la Saint-Sylvestre, il est devenu impossible de fermer les yeux sur cet autre aspect de la réalité. On a pu avoir un changement d’image aussi brutal que celui qui conduit à cesser de voir la jeune femme pour voir la vieille femme, ou l’inverse, dans l’image ambiguë classique. Dès lors un changement de réactions très brutal lui aussi n’a rien d’étonnant.

Ce changement de regard global a en outre été favorisé par un passage d’une vision de personnes à une vision de masses. Quand on pense à la détresse des réfugiés c’est le sort de chaque personne en état de faiblesse que l’on considère et qui émeut. Au contraire, lors des événements de la Saint-Sylvestre on a eu affaire à des bandes tentant d’imposer leur loi, de plus sur le point si sensible en Allemagne du respect porté aux femmes. On a quitté alors le registre des rapports entre personnes pour passer dans celui des rapports entre les peuples et les civilisations. Ce passage a été d’autant plus aisé que, dans une vision allemande, les appartenances communautaires sont considérées comme essentielles et qu’on est loin des réticences françaises à la prise en compte des cultures.

De plus, l’intensité des réactions allemandes a été alimentée par la vision d’une vie civilisée qui prévaut en Allemagne. Kant en est un bon témoin. La préoccupation de « former un peuple » de ce qui pourrait n’être qu’une « horde de sauvages » revient sans cesse chez lui[1. E. Kant, Projet de paix perpétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, tome III, p. 366.]. Il regarde avec horreur les arbres « qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres » et, de ce fait, « poussent rabougris, tordus et courbés » pendant que, au contraire « dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits »[2. E. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, (1784), in Œuvres philosophiques, op. cit.,tome II, p. 194.]. D’après lui, l’homme a besoin d’être forcé à échapper à ses mauvais penchants, par la vertu des contraintes qu’engendre la vie avec ses semblables. Être libre, ce n’est pas agir à sa guise, c’est avoir voix au chapitre dans les orientations que prend la communauté à laquelle on appartient[3. E. Kant, Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit., tome III, p 581.]. Dans cette perspective, les « hordes » (le terme a été employé) échappant à tout contrôle pour se livrer à des comportements barbares sont source d’angoisse. Et le fait que la police a perdu le contrôle de la situation, qu’une forme d’anarchie s’est installée, n’a pu que renforcer ce sentiment.

Enfin la foi dans un monde civilisé rassemblant des hommes de toutes origines dans une même communauté, telle qu’elle a été mise en avant en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale par réaction à l’exaltation de la nation allemande au temps de la barbarie nazie, a pu être sérieusement ébranlée. Cette foi a alimenté l’accueil réservé tout d’abord aux réfugiés. Mais, dans la vision communautaire allemande, il est spécialement attendu de celui qui est traité comme membre de la communauté qu’il se comporte comme tel, adhère pleinement à l’ordre collectif régissant celle-ci. Le ministre fédéral de l’Intérieur, Thomas de Maizière, a tenu des propos très fermes sur ce point : « Nous voulons voir le processus d’intégration respecté et accepté comme une obligation des deux côtés, l’État allemand et les migrants. Il doit être clair que tous ceux qui vivent en Allemagne et qui souhaitent y vivre doivent respecter nos lois et notre ordre social, et doivent s’intégrer. Quiconque y manquera sentira la pleine force de la loi. » Dans une telle perspective, les événements de la Saint-Sylvestre ont constitué une véritable trahison.[/access]

Pourquoi être franc-maçon aujourd’hui?

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(Photo : SIPA.00665423_000005)
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>>> Relire le texte d’Esperanza Galouzeau, « Suffisance et insuffisances de la franc-maçonnerie »

Pour répondre à la question de savoir pourquoi être franc-maçon aujourd’hui, encore faut-il avoir une idée juste de ce qu’est la franc-maçonnerie. Et pour établir une définition sur laquelle on peut s’accorder, c’est plutôt en commençant par dire ce qu’elle n’est pas, qu’on peut le mieux cerner ce qu’elle est et la dégager du vague dans lequel nombre d’esprits, et pas seulement profanes, la situent.

En premier lieu, il convient de dire que la franc-maçonnerie n’est pas une religion, même si nous affirmons la croyance en un Grand Architecte de l’Univers, entité suprême, force spirituelle dominante, ce n’est pas suffisant pour avoir le statut de religion.

En effet, ce Dieu, que nous nommons Grand Architecte, ne nous a pas parlé directement, il ne nous adressé aucun messager, fils ou prophète ; il ne nous a transmis aucun précepte à suivre, aucune loi, aucune directive, et aucun humain ne s’est déclaré porteur d’un message, ou rapporteur d’une révélation ou d’une vision.

Nous n’obéissons à aucun interdit alimentaire, vestimentaire. Nous ne proposons aucune prière, à prononcer matin et soir, nous ne vivons pas dans la hantise de péchés plus ou moins capitaux, car nous ne promettons nul enfer ou nul paradis, selon que nous aurons fait plutôt le bien ou plutôt le mal ; nous sommes responsables devant nous-mêmes, devant notre propre conscience, devant notre miroir. Nous n’imposons nul baptême, nul sacrement, nulle communion, nulle confession, nulle extrême-onction.

En fait, la franc-maçonnerie est à la base d’une morale universelle, capable de se débarrasser de dogmes autoritaires et de mettre fin au « relativisme historique et culturel des différentes religions révélées »,nous dit le philosophe, Michel Liégeois.

La franc-maçonnerie, n’est pas un parti politique. Même si certaines obédiences ont tendance à orienter leur travaux vers des sujets qui sont très mitoyens avec des thèmes qui se retrouvent plus tard dans le champ de la politique, il faut remarquer qu’à l’origine ces sujets sont d’ordre éthique, philosophique : la peine de mort, l’avortement, l’euthanasie, bien avant que d’investir les houleux débats à la chambre des députés ou au Sénat.

La franc-maçonnerie n’est pas un syndicat. Là encore, des obédiences frôlent des sujets qui ont quelques rapports avec l’organisation sociale du travail, la place de l’homme dans le monde professionnel. Quant à nous, il y a longtemps que l’on a clos le débat sur la durée du temps de travail et les 35 heures, puisque « nous travaillons de midi à minuit ! » https://fr.wikipedia.org/wiki/Vocabulaire_de_la_franc-ma%C3%A7onnerie#cite_ref-33

Enfin, la franc-maçonnerie n’est pas une association humanitaire, ou de bienfaisance. C’est l’orientation qu’en donnent nos amis américains, ouvrant des hôpitaux, des associations d’entraide, ce n’est pas du tout notre option en Europe, même si nous savons aussi faire œuvre de générosité par des dons à divers organismes.

Alors, que reste-t-il de la maçonnerie après avoir fait le tour de tout ce qu’elle n’est pas… Et pourquoi y entrer ?

Le besoin de sacré

Tout d’abord le besoin du sacré. L’espace religieux, quel qu’il soit, n’est pas le seul dépositaire du sacré. Nous entretenons une relation particulière pour l’indicible « des forces de l’esprit ». Nous avons le goût pour nous réunir dans un certain formalisme ; nous avons besoin de nous sentir élevés dans une transcendance, et la franc-maçonnerie avec ses rituels, nous apporte cette musique intérieure qui accompagne nos propos, permettant de libérer notre pensée profonde, ne nous soumettant à aucune injonction divine extérieure venue d’entre les nuages.

Nous sommes des hommes debout ; c’est même la première posture que l’on nous enseigne quand on entre en maçonnerie, nous nous tenons droits, d’équerre, par rapport au plan de la terre. Notre sacré inspire à l’élévation et non à la soumission… Le goût que nous avons pour la pratique d’un rituel est un élément capital ; notre rituel est un discours, un enseignement, nos postures, nos gestes, sont tous chargés d’une pensée et ne fait pas de nous des fidèles, assistant passivement à une cérémonie…

Nous entrons donc en maçonnerie, aujourd’hui comme hier, pour l’effet vertueux de la richesse de nos échanges culturels.

La franc-maçonnerie fait le pari que c’est par la culture que l’homme se sauvera… Non pas une culture partisane, idéologique ou dogmatique. C’est d’ailleurs là où se fourvoient tous les groupements humains. Chacun d’entre eux voudrait devenir le seul et unique qui amalgamerait tous les hommes. Les chrétiens voudraient que tous adoptent le Dieu des chrétiens, les musulmans celui des musulmans, les juifs celui des juifs… Je m’arrête là ! En économie, les libéraux voudraient que tous les habitants de cette planète soient convaincus que le libéralisme est la panacée ; le socialisme voudrait, au contraire, tout réguler. En politique certains ne jurent que par un roi, d’autres que par la République, d’autres ne peuvent rien dire, étouffés qu’ils sont par des dictatures, et tout ce monde de se battre pour faire triompher ses conceptions… Cela fait des millénaires que les hommes s’empoignent autour de ces sujets et pour quel résultat ?

Cela pour l’Histoire, mais aujourd’hui, pour le contemporain, que voit-on ? On voit que le terrorisme est mondial, l’économie est mondiale, l’information est mondiale, les réseaux sociaux couvrent la planète, la science est mondiale, l’essor des nouvelles technologies est mondial, ce mouvement d’élargissement est inexorable… Et en regard, par peur de disparaître, par peur d’une dissolution, cela entraîne des réflexes de repliement sur soi, des désirs de restaurer des frontières, des territoires, des régions, des indépendances de provinces ; on érige des clôtures, pourquoi pas bientôt des octrois à l’entrée des villes, comme autrefois, au XIXème siècle. La peur de l’autre, de tous les autres, tourmente les esprits. On veut être entre soi, ce qui conduit à être contre tous les autres. Alors la violence explose.

Autant de raisons pour être franc-maçon aujourd’hui. Faire entendre la voix d’une diversité acceptée, qui maîtrise ce mouvement inexorable d’élargissement du monde et d’interpénétration des savoirs, des croyances, des cultures.  Nous sommes un espace rassurant d’échange entre les hommes, où l’on prend le temps de se parler, de s’écouter, de faire dialoguer les cultures entre elles, où l’on ne considère pas l’autre comme une menace, mais comme une richesse supplémentaire. Bien-sûr nous n’allons pas tout régler pour demain. C’est un très long et lent travail qui nous est demandé…

La franc-maçonnerie, telle que nous la pratiquons, a cette étonnante capacité d’assembler les différences sans mélanger, de relier les hommes sans les attacher, d’avancer sans oublier, de respecter les idées sans les figer. Alors pour répondre à la question, pourquoi être franc-maçon aujourd’hui ? Je dirai simplement, pour participer à la grande cérémonie de la pensée…

Maurras pas mort!

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action francaise maurras
Marche aux flambeaux en hommage à Louis XVI, 21 janvier 2016. Hannah Assouline
action francaise maurras
Marche aux flambeaux en hommage à Louis XVI, 21 janvier 2016. Hannah Assouline

« Causeur, c’est très bien ! Je pensais que c’était un repaire de vieux droitards réacs mais j’ai beaucoup aimé votre dernier numéro, que j’ai acheté avec Society » Venant d’un militant d’Action française, le compliment ne manque pas de sel. Affublé d’un t-shirt « 0 % hipster », du haut de ses 21 ans, Louis se dit « anarcho-royaliste » et m’exhibe sa dernière lecture : l’essai de Pablo Iglesias, penseur de charme du parti espagnol Podemos classé à la gauche de la gauche.

On m’avait prévenu. Un reportage sur les jeunes d’Action française s’annonce forcément foutraque puisque le mouvement que Charles Maurras a dirigé quarante ans durant ne se définit ni comme un parti ni comme une idéologie. Un vieux de la vieille me glisse même : « Du temps de mon père et de mon grand-père, c’était formidable : on était monarchiste sans prétendant, catholique sans pape (NDLR : l’Action française a été excommuniée par le Vatican en 1926 puis récusée par les Orléans en 1937). Des sortes d’anars maurrassiens ! »

On trouve de tout à l’AF

Officiellement adeptes du « ni droite ni gauche » en raison de leur « nationalisme intégral », les camelots du roi n’appartiennent pas moins à la grande famille de la droite de la droite, et souffrent de la réputation sulfureuse de leur mentor Maurras. Il faut bien avouer que le maître de Martigues, par ailleurs germanophobe et opposé à la collaboration, a commis une faute indélébile à mes yeux : cautionner l’antisémitisme du régime de Vichy tandis que nombre de ses émules résistaient ou combattaient au sein de la France libre[1. Citons quelques exemples révélateurs des ambiguïtés de l’Histoire : alors que dès le 11 novembre 1940, des jeunes d’AF se rassemblaient aux côtés d’autres étudiants, notamment communistes, devant la flamme du Soldat inconnu pour protester contre l’occupation allemande, les juristes auteurs du tristement célèbre statut des juifs venaient de l’Action. Plus récemment, on connaît la phrase de Bernanos décrétant au sortir de la guerre qu’« Hitler a déshonoré l’antisémitisme », les déclarations d’amour enflammées de Pierre Boutang à Israël durant la guerre des Six-Jours.].

De nos jours, comme jadis à la Samaritaine, on trouve de tout au siège parisien de la formation monarchiste, sis 10, rue Croix-des-Petits-Champs : des cathos tradis, des conservateurs bon teint, des libéraux nostalgiques de l’Ancien Régime, une poignée d’« identitaires », de rares « royalistes libertaires », quelques juifs rassurés par la renonciation du mouvement à « l’antisémitisme d’État » et même… un musulman vegan. Par-delà leurs divergences, ces amoureux de la fleur de lys s’emploient à la préparation des conférences dans une atmosphère de franche camaraderie. Le contraste entre le capharnaüm sans nom du lieu et leur supposé culte de l’ordre saute aux yeux du visiteur. Si ce n’est pas la maison bleue, ça y ressemble un peu : « Ici, tout le monde vient comme il est. L’Action française a toujours refusé le port de l’uniforme, alors que dans les années 1930, tous les mouvements politiques, y compris la SFIO, imposaient leur tenue réglementaire », s’amuse Arnaud Pâris, secrétaire général adjoint de l’AF. Lucien, chef de l’Action française étudiante, renchérit : « Chez nous, il n’y a pas de catéchisme. On a toujours eu à la fois une tendance libérale incarnée par Bainville, le chroniqueur diplomatique et économique de L’AF qui s’opposait en tout point aux positions socialisantes d’un Valois. Cette diversité ne me pose aucun problème car notre but commun est de faire sacrer le roi avant de nous effacer. » Partisans d’une monarchie décentralisée au gouvernement autoritaire, sans Parlement élu mais nantie d’assemblées locales, les membres de l’Action pourfendent le « pays légal » jacobin et en appellent toujours au « pays réel », à l’image de Jérémy, jeune vendeur marseillais de fruits et légumes : « Nos us et coutumes ne sont pas du tout les mêmes que celles des gens du Nord. Il est anormal que la République impose les mêmes normes partout ! »

Génération Maurras et manif pour tous

À Paris comme en province, dans chaque cercle d’AF, se reproduit en tout cas le même rituel[2. Aux côtés de Jacques Sapir, Christian Authier et six autres contributeurs, Lapaque a participé au livre d’hommage Pour saluer Bernard Maris (Flammarion, 2016) sorti un an après l’attentat de Charlie hebdo.] : « Chaque vendredi, on vend le journal L’Action française puis on organise des conférences et on mange ensemble entre camelots », raconte Jeanne, 16 ans, lycéenne lyonnaise tombée dans le maurrassisme comme Obélix dans la marmite, c’est-à-dire dès sa plus tendre enfance du fait de ses racines familiales roycos-cathos.

L’« Inaction française » dont se gaussait l’écrivain fasciste Lucien Rebatet dans les années 1940 serait-elle rajeunie et ragaillardie ? Minute papillon. Il est loin le temps où Jacques Lacan écrivait une lettre enthousiaste à Maurras, et où des personnalités telles que Pierre Messmer, Michel Déon ou Claude Roy usaient leurs fonds de culottes sur ses bancs. La dernière portée d’intellectuels et de pamphlétaires d’AF s’en est allée loin de la maison mère, comme le rappellent les affiches-reliques de la « Génération Maurras » – qui s’autobaptisa ainsi par opposition à la « Génération Mitterrand » – aujourd’hui composée de quadras souvent en délicatesse avec leurs premières amours. Ainsi le journaliste et écrivain Sébastien Lapaque, brillant exégète de Bernanos qu’on peut lire dans Marianne et Le Figaro, figure-t-il désormais au nombre des amis officiels de l’économiste martyr de Charlie, Bernard Maris. Le bougre a même droit à son rond de serviette cathodique depuis qu’il a donné des gages à la gauche institutionnelle. « On le savait antilibéral comme nous, mais il va trop loin », se désole-t-on à l’état-major du mouvement. Si on l’avait congelé puis ressuscité tel Hibernatus, un camelot des années 1990 ne reconnaîtrait plus ses camarades de la Génération Maurras que les années ont dispersée.

Afin de m’aider à y voir plus clair, un intellectuel revenu du maurrassisme me souffle : « Depuis des décennies, l’Action française est tiraillée entre le poids des glorieux devanciers (Maurras, Daudet, Bernanos, Boutang) et la nécessité de se réinventer. Résultat : les militants veulent tuer le père mais restent prisonniers de l’idéologie maurrassienne. Cette contradiction engendre des crises chroniques qui débouchent sur des scissions tous les quinze ou vingt ans. » Régulièrement, des jeunes d’AF tentent de sortir du carcan maurrassien en élargissant leurs références et leur public, à l’image des fondateurs des revues Réaction (début des années 1990) et Immédiatement (de 1997 à 2003), qui n’hésitaient pas à citer Debord, Baudrillard ou Orwell. Rétrospectivement, l’expérience éditoriale de la Génération Maurras n’a pas profité au développement de l’AF, laquelle a connu une série de bisbilles, entraînant scissions et départs en série dans les années 1990 et 2000. « Tous les quinze ans, des tocards prétendent faire du neuf, se prennent pour Maurras ou Daudet, scissionnent, le tout en se revendiquant du canal historique ! », s’agace Pierre-Charles, 25 ans.

Malgré les querelles d’egos, l’Action française semble, sinon renaître de ses cendres, du moins connaître un certain frémissement à la suite de la Manif pour tous, dans laquelle les militants d’AF s’engagèrent corps et âme. Ana, jeune juriste transfuge du villiérisme, a par exemple découvert l’AF en 2013, « pendant les parties de cache-cache entre jeunes qui restaient après les ordres de dispersion des manifs ». Une adhésion d’abord motivée « par l’affect » avant que la jeune fille se forme, lise et assiste à des conférences. Ce genre de parcours est monnaie courante chez les roycos : on commence par suivre son instinct, puis l’on rationalise ses convictions en suivant une solide formation doctrinale.

Signe des temps, Louis l’anarcho-royaliste éloigné de l’Église, Sami le musulman vegan franco-vietnamo-marocain et Gabriel le maçon normand ont tous trois fréquenté les cortèges de la Manif pour tous. Véritable OVNI rue Croix-des-Petits-Champs, Sami, 26 ans, docteur en informatique, accumule les paradoxes : né d’un père vietnamien et d’une mère marocaine, il pratique l’islam mais critique la tendance des musulmans « à pleurnicher en se plaignant de l’islamophobie » et rejette la démocratie tout en dénonçant le piétinement de la vox populi après le 29 mai 2005. En bon maurrassien, ce zélote d’Allah reconnaît la nature catholique de la France. Ses parents « faiblement politisés » lui ont inculqué le culte de l’ordre, notamment à travers le confucianisme, une doctrine fondée sur le principe de hiérarchie. « Comme dans la pensée de Maurras, chacun doit être à sa place, la famille, l’individu et la corporation. » Parisien d’adoption né de parents catholiques plutôt de droite, son camarade Louis loue à son tour la « politique naturelle » maurrassienne avant de rêver d’un roi « qui permettrait la réappropriation populaire des moyens de production et de la propriété ». De Marx à Maurras en passant par Proudhon, son panthéon est décidément « 0 % hipster » !

L’AF, ce n’est pas seulement de jeunes étudiants intellectuellement bien formés. Aux quatre coins de la France, on y croise également des ouvriers, employés et commerçants. Au fin fond du Perche, Gabriel a créé un cercle dans son village de 600 habitants. Ce trentenaire ancien scout d’Europe, catholique convaincu, « brosse un rayon de 50 kilomètres autour de chez lui », où affluent « agriculteurs, un prêtre, un militaire, un prof, un polytechnicien retraité ». Bref, « pas de notables qui se la pètent » plastronne-t-il avant de pester contre la République née du sang des victimes de la Terreur. Grâce à l’Action, il a acquis une « structure de pensée » catho-royaliste cohérente, sauf à considérer la religion du Christ comme celle de l’amour universel. « Ici, tout le monde vote FN, on ne veut pas de n… et de b… », profère-t-il sans craindre la sortie de route raciste.

D’un militant l’autre, on passe d’une culture de haut vol à des réflexions d’une indigence crasse. L’Action française ne serait-elle qu’un mouvement d’extrême droite ripoliné par une érudition bon teint ? La vérité est complexe. Pour avoir fréquenté toutes les familles politiques de la droite, le franco-polonais Lucien m’assure : « Par rapport au milieu faf (NDLR : France aux Français), on a un pied dehors, un pied dedans. » Pour être précis, la grande majorité des camelots cultive une approbation teintée de méfiance à l’égard du Front national. Il n’y a guère que les anarcho-royalistes de stricte obédience comme Louis pour trembler devant la société de surveillance « avec des caméras, la police et l’armée partout » qu’instaurerait Marine Le Pen sitôt parvenue à l’Élysée… et opter pour l’abstention. Quant à la politique d’immigration, Louis se contenterait volontiers d’une simple application de la loi,

Électeur frontiste critique, Pierre-Charles me certifie au contraire que le Front national regorge de militants « maurrassiens, consciemment ou non ». À en croire ce petit-fils de camelot dont la langue châtiée n’a d’égale que les manières aristocratiques, il y aurait d’un côté la ligne « rad-soc marxisante » de Marine Le Pen et Philippot, de l’autre le courant catholique « royaliste de cœur, républicain de raison » des Bruno Gollnisch et Marion Le Pen. À rebours de nos élites politiques, la jeunesse d’AF juge le Front trop républicain et démocrate pour être honnête ! « Le système républicain fait que même s’ils tiennent leurs promesses, les élus du Front resteront un nombre d’années limitées au pouvoir. L’opposition va les calomnier, contrarier leur action et on reviendra à la lutte des partis », prédit Sami, résumant le sentiment prédominant chez ses frères d’armes.

Mon ami François-Marin Fleutot, dissident de longue date de l’Action française – qu’il a quittée dès 1971 pour fonder la Nouvelle Action française – me livre son explication du rapport ambivalent des maurrassiens à l’extrême droite. Pour ce royaliste de gauche, l’AF a toujours été travaillée par un dilemme : « soit garder l’héritage, soit ramener l’héritier. La première option l’ancre à droite du côté d’un conservatisme absolu, tant et si bien que Maurras a choisi l’union nationale en 1914… et en 1940 derrière Pétain. Le second choix l’aurait amenée sur le terrain risqué de l’aventure révolutionnaire. François-Marin aurait rêvé que, le 6 février 1934 ou sur les barricades de 1968, le mouvement rompe avec la société existante et rappelle l’héritier du trône de France. Or, plutôt que de se risquer au coup de force, l’Action française marine dans l’agitation estudiantine, une partie de ses membres se fantasmant en champions de l’extrême droite folklo (esthétique futuriste, marche aux flambeaux), d’autres, minoritaires, flirtant carrément avec une idéologie völkisch (ethniciste) étrangère au credo maurrassien : « Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses. »[3. Charles Maurras, Anthinéa.]

Un temps séduit par les idées de la Nouvelle droite identitaire et païenne auxquelles il a renoncé car il ne sentait pas « obnubilé par la race », Lucien a « découvert l’islam et l’immigration dans le RER » en passant de sa banlieue chic à la fac porte de Clignancourt. Doté d’une culture politique impressionnante, le jeune homme de 24 ans descendant d’une victime du Goulag entend aujourd’hui « conjuguer ordre et justice pour contrecarrer les idées abstraites de gauche qui ont conduit à des charniers ». Mi-sérieux mi-rigolard, il annonce le coup de poing monarchiste pour demain. Nous voilà mis au jus : il n’aura pas de pitié pour les tièdes : « Pour rétablir une société monarchique, on ne peut plus se permettre d’être conservateur comme à l’époque de Maurras. De Nabilla à Youporn, le pays réel n’existe plus… » Polémique d’abord !

Neuf dates qui ont fait l’AF

1898-1899 : création de l’Action française par Henri Vaugeois, Maurice Pujo et des antidreyfusards rejoints par l’écrivain provençal Charles Maurras. D’abord nationalistes républicains, le mouvement et sa revue éponyme se convertissent au monarchisme.

1914 : Maurras et l’AF appellent leurs sympathisants à soutenir l’union sacrée contre l’Allemagne autour du gouvernement.

1926 : le Vatican condamne l’Action française et excommunie son chef pour sa vision instrumentale du catholicisme (agnostique, Maurras se dit catholique parce que la France est catholique).

6 février 1934 : lors des manifestations des ligues antiparlementaires, ne croyant pas au coup de force, Maurras se tient très en retrait. L’AF perd vingt militants parmi les manifestants tués par la police.

1938 : Élection de Charles Maurras à l’Académie française. Il en sera radié en 1945.

1940 : Maurras s’inquiète de l’avancée des nazis mais soutient la Révolution nationale et les mesures antijuives décidées par le régime de Vichy.

1945-1952 : Frappé d’indignité nationale et d’une peine de prison, Maurras écrit ses derniers livres à la centrale de Clairvaux. Il se serait converti au catholicisme sur son lit de mort.

1971 : Scission de l’aile gauche de l’AF qui crée la Nouvelle Action Française bientôt rebaptisée Nouvelle Action Royaliste autour de Bertrand Renouvin. Ce dernier appellera à voter François Mitterrand au second tour de 1974.

2007-2008 : Mort du dirigeant historique Pierre Pujo et crise au sein du comité directeur. Des jeunes proches de la droite parlementaire scissionnent pour créer le microparti Dextra.

Petit conte pour un dimanche de votation

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Affiche de l'UDC (Photo : SIPA.AP21864010_000001)

J’aime la Suisse, et j’aime le lui dire. Le problème, c’est que la Suisse n’aime pas être aimée. Elle se détourne en crispant sa frimousse comme une enfant farouche qu’on essaie d’embrasser. La Suisse se méfie de l’amour. Elle sait qu’elle ne le mérite pas, par conséquent l’amour qu’on lui porte ne peut être que suspect et intéressé. On peut aimer les commodités qu’elle offre aux nantis, sa propreté et son ordre, la ponctualité de ses trains, la blancheur de ses cimes et l’onctuosité de son chocolat. Mais aimer la Suisse pour elle-même, quelle folie ! On sait d’ailleurs très bien, depuis le prodigieux slogan concocté aux frais de la Confédération pour l’expo universelle de Séville en 1992, que « la Suisse n’existe pas » ! Quand on voit des choses qui n’existent pas, on va se faire soigner…

Cela dit, il faut nuancer. Il y a deux Suisses dans la maison Helvétie. Ce sont, comme dans les contes des frères Grimm, deux sœurs jumelles vivant sous le même toit. Appelons-les Heidi et Heida. Elles sont aussi opposées de caractère qu’elles se ressemblent de visage. Heidi ne pense qu’à vivre sa vie. Heida ne pense qu’à protéger sa vertu. Celle qui refuse sa joue à qui veut l’embrasser, c’est elle, Heida. Heida ne tend sa joue que pour recevoir des gifles, toujours bien méritées.

Heidi n’a rien contre les baisers, mais elle est rarement là pour les recevoir. Elle est trop occupée par les travaux des champs, le soin du bétail ou les randonnées en montagne. Elle est fière de ce qu’elle a, car elle en connaît le prix. Après le travail, elle aime à faire la foire. Elle se frotte volontiers aux fils de famille qui feraient de bons partis ou aux garçons de ferme qui la font rire.

Heida, elle, a le sens des responsabilités. Vivant avec une sœur volage, elle s’est instituée gardienne du foyer. Elle n’en sort guère, pour ne pas éclabousser sa vertu. Aussi, si l’étranger de passage voit une joue derrière la fenêtre, et qu’il a envie de l’embrasser, ce sera à coup sûr celle de Heida. Il s’attend à une peau de pêche bien tendue, mais il tombe sur une pomme fripée.

Heida se consacre aux études, à l’administration, à l’éthique et à la morale. Elle commente et elle juge depuis sa fenêtre. Elle est tour à tour professeure ou avocate, pasteure ou activiste. Elle a la fibre humanitaire : elle fait siens tous les malheurs qu’elle n’éprouve pas. Avec le temps, la maison Helvétie est devenue un ménage où règne une stricte répartition des tâches. Heidi rapporte le fromage et la viande ; Heida prêche le végétarisme. Heidi peint en rose les pièces de la maison ; Heida recouvre la façade de goudron. Heidi travaille pour deux ; Heida parle pour deux. Heidi aime Heida comme elle s’aime elle-même ; Heida n’aime que celui qui la hait.

J’ai conçu ce petit conte il y a bien longtemps, à l’époque de mes études. Je voyageais avec un ami dans un wagon-restaurant entre Berne et Zurich. Dans notre dos, deux dames d’allure bourgeoise parlaient boulot. Elles étaient si émues qu’on ne pouvait ne pas les écouter. L’une, qui travaillait à l’accueil des réfugiés, racontait à l’autre l’agression dont elle avait fait l’objet. Un Africain s’était présenté, qui se disait opposant politique et menacé de mort dans son pays. Comme la commission lui faisait observer que son dossier ne comportait aucune preuve de persécution, l’homme s’est échauffé. Au lieu de répondre, il a sauté au cou de ma distinguée voisine.

« Oh ! Et qu’avez-vous fait ?

— Il a fallu appeler la sécurité pour le calmer. Et puis, vu sa réaction, on a compris qu’il était vraiment hypertraumatisé.

— Ah, oui, évidemment, bien sûr… »

Bref, notre martyr avait prouvé son droit à l’asile en essayant d’étrangler une juriste fédérale… Chapeau, maestro : ce fin psychologue avait scanné Heida jusqu’au tréfonds de son âme. Un étranger, pour elle, c’est déjà sacré en soi ; un étranger violent, c’est carrément un VIP !

Nous avons tous deux, mon camarade et moi, éclaté de rire en entendant la chute du récit. Les deux dindes se sont retournées avec des moues offensées. Elles ne nous ont pas dit un mot, mais ont ostensiblement quitté leur table. J’ai vu du coin de l’œil que les autres témoins de la scène n’étaient pas à l’aise. Nous pensions que ces braves Helvètes s’amuseraient de la coûteuse sottise de ces deux bureaucrates, or ils avaient tous planté le nez dans leur thé. Mais nous étions tous deux d’origine étrangère. Nous n’avions pas encore compris la loi : on ne plaisante pas avec l’asile en Suisse, en aucun cas, sous aucun prétexte. Sauf, bien entendu, pour rajouter une couche sur le racisme des Suisses…

Heida a peut-être oublié le Notre Père, elle n’a pas perdu pour autant ses réflexes puritains. Plaisanter avec l’asile et l’étranger est à ses yeux un blasphème impardonnable. Seuls les métèques osent s’y aventurer !

Cet article a été originalement publié dans ANTIPRESSE n°13.