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Le CRIF n’est pas le parti des juifs

Sur France 5, Yonathan Arfi a accusé le Rassemblement national d’instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme.


Les juifs ont de la chance. Ils sont si peu nombreux qu’ils ne peuvent soupçonner leurs défenseurs de visées électoralistes. Pascal Boniface qui sait compter l’a vu le premier : au jeu du « combien de divisions ? », ils sont en fond de classement. À l’exception de quelques places fortes où beaucoup se sont regroupés pour des raisons de sécurité (Levallois ou Paris XVIIè pour les plus fortunés, Epinay-sur-Seine ou Sarcelles pour les autres), le vote juif ne pèse pas lourd. À supposer qu’il existe. Raison de plus pour ne pas le brandir comme un moyen de pression qu’il n’est pas.

Communauté organisée

J’ai du respect, et même de l’amitié, pour Yonathan Arfi, le président du CRIF. Qu’il me permette donc de lui dire, en toute amitié, que le CRIF devrait se mêler de ses affaires et que le bulletin de vote des juifs de France n’en fait pas partie. Le CRIF n’a pas à décider que tel ou tel parti est infréquentable pour les juifs, comme il l’a fait en 2022, en proclamant « pas une voix juive pour Zemmour », appel d’ailleurs peu suivi d’effet à en juger par le succès du Z auprès des Français d’Israël. Tout comme les lamentations de l’alors inusable Gérard Miller, qui expliquait en substance dans Le Monde que les juifs ne pouvaient être que de gauche. 

Certains regretteront que le CRIF apporte de l’eau au moulin de tous les ânes convaincus que les juifs dirigent le monde en général et le gouvernement en particulier, mais ceux-là se fichent bien des déclarations d’Arfi. Ils n’ont nullement besoin du CRIF pour croire au complot juif.

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En attendant, on aimerait que le CRIF s’abstienne de décerner des brevets de cacherout politique. Il est d’une grande utilité, en particulier dans une période où la haine des juifs devient tendance dans les cours de récréation. Il représente (c’est le « R » de l’acronyme) les juifs affiliés d’une façon ou d’une autre à la Communauté organisée comme dit Soral, autrement dit tous ceux pour qui cette appartenance est un élément important de leur identité. Il doit être l’intercesseur de la rue juive auprès des pouvoirs publics et de tous les corps intermédiaires, partis, syndicats, Eglises qui tissent encore vaguement la société. Il n’est pas le Parti des juifs. Arfi a bien le droit, si ça lui chante, de désapprouver la décision du gouvernement israélien d’inviter Jordan Bardella à un colloque sur l’antisémitisme, à condition de rappeler qu’il ne parle qu’en son nom. Symétriquement, Marine Le Pen aurait dû s’abstenir d’appeler le CRIF à se dégauchiser, donnant ainsi le sentiment que les juifs sont une clientèle qu’elle dispute à la gauche.  

Fâcheuse déconnexion

Au-delà du CRIF l’obstination d’une grande partie des élites intellectuelles juives à voir dans le RN le continuateur du Front national de Jean-Marie Le Pen donc, à le considérer comme structurellement et éternellement antisémite, témoigne au minimum d’une fâcheuse déconnexion – de la réalité et d’une proportion croissante des juifs de France qui n’ont pas demandé la permission pour s’affranchir de l’interdit. Serge Klarsfeld l’a fait depuis longtemps, suscitant des grognements gênés – on ne peut tout de même pas l’accuser de complaisance avec l’antisémitisme. Il y a quelques jours, il enfonçait le clou dans Le Figaro : « Aujourd’hui, d’un côté, le Crif est réticent à respectabiliser le RN dont il condamne les origines et dont il suspecte la sincérité. De l’autre côté, une partie importante de la population juive se rend compte que l’extrême gauche est complice de l’islamisme et que le RN s’est transformé en un parti pro juif et pro-israélien. » Au risque de me répéter, je ne connais pas un juif qui songe à quitter la France par peur du RN. Mes bons amis, qui ne veulent pas répudier leur jeunesse antifasciste, me disent que, dans leur for intérieur, les dirigeants du RN n’ont pas changé. D’abord, qu’en savent-ils ? Et ensuite, pourquoi se soucier de mauvais sentiments qui ne s’expriment pas et ne cassent pas la gueule aux enfants juifs ou aux rabbins ? Tant qu’ils le gardent pour eux, les gens ont bien le droit de ne pas aimer les juifs. Je veux bien qu’on sonde les reins et les cœurs lepénistes pendant que la France insoumise hurle au « génocide » toute la journée, distillant l’idée que les « sionistes » sont les nouveaux nazis, mais parfois il faut hiérarchiser ses combats.

Nos grandes consciences, juives ou pas, ont mis beaucoup de temps et pris beaucoup de pincettes pour reconnaitre l’existence d’un antisémitisme islamique encouragé par la gauche insoumise. Ça ne les qualifie pas particulièrement pour arbitrer les élégances. Les juifs sont des citoyens adultes. Ils n’ont pas besoin des consignes de leur rabbin ou de leur représentant communautaire pour voter.

Mystérieux Murakami

Dans La Cité aux murs incertains, Haruki Murakami entraîne le lecteur dans un monde poétique et inquiétant. Pour entrer dans l’univers du romancier japonais, il faut abandonner toute rationalité.


Haruki Murakami est une star et chacun de ses romans un événement. Après le subtil et délicat Galette au miel, l’auteur japonais le plus lu au monde nous revient avec une somme de plus de 500 pages au titre murakamiesque en diable : La Cité aux murs incertains. Sorti au pays du Soleil-Levant il y a un an, le roman vient de prendre place dans nos librairies et attise les curiosités. De l’auteur traduit en plus de cinquante langues, on sait peu de choses. Que son nom signifie « l’arbre de printemps dans le haut du village », ce qui en soi est déjà une invitation au voyage. Qu’il a dirigé, un temps, une boîte de jazz. Qu’il a traduit des auteurs américains, dont Raymond Carver, Scott Fitzgerald, John Irving et J. D. Salinger, et qu’il a une passion pour la course à pied. Autant dire que le mystère reste entier, et que ses livres ne font que le renforcer. De La Ballade de l’impossible, son plus grand succès au Japon, à Kafka sur le rivage en passant par la trilogie 1Q84, ses romans se distinguent par un climat d’étrangeté cher à tout « harukiste » qui se respecte. À première vue, tout paraît simple dans l’univers de Murakami, à l’image de cette phrase inaugurale : « C’est toi la première qui m’a parlé de la Cité. » À première vue seulement. Son héros, un jeune homme de 17 ans qui mène une vie calme et paisible, rencontre par un matin d’été une jeune fille d’une année sa cadette. Les jeunes gens vont tomber amoureux. Ensemble, ils se plaisent alors à imaginer une cité aux murs incertains jusqu’au jour où la jeune fille, sans explication aucune, disparaît. Désespéré, le jeune homme, qui est aussi le narrateur, décide de rejoindre l’étrange cité dans l’espoir de la retrouver. À ce stade de l’histoire, le lecteur, s’il veut poursuivre sa lecture, n’a d’autre choix que de mettre son cartésianisme de côté et de s’en remettre au romancier. Ceux qui le pratiquent depuis longtemps savent que lui seul détient les clés des mondes oniriques et souvent inquiétants dont il a le secret. Dans cette mystérieuse cité, les horloges n’ont plus d’aiguilles et le temps semble s’être arrêté. Les personnages, quant à eux, n’ont plus d’ombres car ils ont été contraints de s’en séparer. Peu de constructions aussi, hormis une bibliothèque dans laquelle le jeune homme va trouver un emploi singulier : celui de liseur de rêves. Là, dans l’atmosphère feutrée de la salle de lecture, il s’essaie à les décrypter. Dehors, la neige tombe sans discontinuer et des licornes broutent des feuilles de genêt. Lorsqu’elles meurent, un étrange gardien ramasse leur dépouille pour les faire brûler hors les murs. Rêve ou réalité ? Telle est la question vertigineuse que pose La Cité aux murs incertains et qui, loin d’y répondre, en explore les arcanes avec une infinie poésie. Ode splendide aux pouvoirs de l’imagination, ce roman que l’écrivain a commencé il y a plus de quarante ans et qu’il a entièrement réécrit pourrait bien lui valoir le prix Nobel pour lequel il est depuis longtemps pressenti.

Haruki Murakami (trad. Hélène Morita et Tomoko Oono), La Cité aux murs incertains, Belfond, 2025. 560 pages.

Enfin, la bible du bicross français

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Monsieur Nostalgie nous parle de l’anthologie du BMX français, œuvre collective qui en est à sa deuxième édition et retrace l’épopée d’un sport, d’un art de vivre, d’un plaisir de quartier devenu discipline olympique…


Je crois qu’il n’y a pas plus grand marqueur générationnel que le bicross (ou vélocross). Quesaco ? De mon temps, le mot BMX (Bicycle Moto Cross) était peu employé, on avait francisé cette discipline venue de Californie, même si les origines géographiques exactes sont encore floues. Étrangement, les mystères de la lexicologie sont impénétrables, on parla, quelques années plus tard, de « Mountain Bike » bien avant d’adopter le terme générique VTT. Parfois, c’est l’anglais qui prime. Parfois, c’est le français qui l’emporte.

Une génération BMX

Encore aujourd’hui, à cinquante ans passés, dans un conseil d’administration ou un comité de rédaction, je classe les hommes nés dans les années 1970 en deux catégories distinctes, ceux qui ont adhéré pleinement à ce mode de vie US et les autres, réfractaires au pédalage en liberté. C’est pareil avec Belmondo, soit on aime passionnément les films et l’attitude de Jean-Paul, soit on reste à quai, imperméable à son allure décontractée et à son humour cascadeur.

L’Université si prompte d’habitude à s’emparer de tous les sujets est complètement passée à côté de ce phénomène sociologique, sportif et artistique, d’une ampleur encore insoupçonnée. Car ce « petit » vélo de 20 pouces au grand cœur a bouleversé les adolescents du monde entier. Et la France n’a pas été en reste dans cet engouement, portée déjà à l’époque par les résultats de ses champions (garçons et filles ont toujours brillé sur les pistes), la concurrence de nos marques nationales (Motobécane, Peugeot, Gitane, etc.) et le plus bel événement de la Terre sponsorisé par Yop au POPB.

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J’ai vu de mes yeux des hommes d’affaires, tenant d’une main de fer des PME de centaines d’employés, défaillir au moment où la conversation court sur d’autres terrains que le business pur. Il a suffi que je prononce des mots magiques : Mongoose, Eddie Fiola, Hutch, Skyway Tuff Wheel, Nicole Kidman dans BMX Bandits, Mad Dogs, Xavier Redoit et Claude Vuillemot. Des larmes de bonheur coulaient presque sur leur costume. Les Parisiens se rappelaient des rassemblements au Trocadéro et les sudistes des tournées Supertour. Tous se souvenaient de l’exposition « Béton Hurlant » au Musée National du Sport à Paris en 2012.


Bicross : fruit de la débrouillardise et de l’envie de sauter des bosses

J’aurais toujours la plus profonde estime, au-delà des opinions politiques et des différences de milieux, pour un garçon de 50 ans qui sourit à l’évocation de son premier MX10 de couleur jaune offert pour son anniversaire. Je sais que nous partageons là, le même fond culturel et les mêmes élans sincères. Les spécialistes savent que le bicross tient une place à part dans l’émergence des sports non-conventionnels, comme le skate, car cette ferveur populaire n’a pas été dictée, programmée, téléguidée par des industriels, par des fédérations, par des organismes savants, elle est née de l’inventivité de gamins qui transformèrent leur vélo courant en l’adaptant à une pratique hors du bitume, pour s’amuser dans les chemins. Le bicross n’est pas une invention d’adultes à destination des enfants, il est le fruit de la débrouillardise et de l’envie de sauter des bosses. Pour mieux appréhender le bicross, de ses premiers tours de roues à son évolution olympique, il manquait une anthologie, complète, illustrée, divertissante, émouvante, nostalgique, didactique et aussi visionnaire.

BICROSS EDITIONS

C’est chose faite grâce à des passionnés, Alain Massabova en tête qui a réuni tous les acteurs français. Si on ajoute à ce tableau une préface de Bob Haro himself, le prince du freestyle, ce livre doit trôner dans toutes les bibliothèques. À mon avis, un honnête homme doit le posséder et le mettre sur la même étagère que Don Quichotte, Les Trois Mousquetaires et À la recherche… Quel beau travail éditorial ! J’ai été biberonné à Bicross Magazine, mon père était abonné à Moto Verte. Il fut parmi les premiers motards à s’intéresser au Trial et acheter ses Honda chez Sammy Miller en Angleterre. Le bicross m’est donc parvenu par deux sources : l’ouverture du film « On any Sunday » produit par Steve McQueen et « E.T ».

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Dans nos provinces éloignées, nous rêvions des marques américaines en chaussant des Vans à damiers. Dans cette bible, vous apprendrez tout, de l’âge d’or, aux années 1990 plus sombres et enfin la résurrection des années 2000. Nos médailles de l’été dernier, à Paris 2024, le prouvent.

En lisant cette machine à remonter le temps, j’ai revu précisément Ludo avec son Lejeune à rétropédalage orange et tous les autres bicross de notre bande berrichonne, les Raleigh Burner, MX20 à suspension et autres Peugeot CPX ou BH espagnols.


Bicross, l’histoire du BMX français, 300 pages.

Livre BICROSS L’histoire du bmx Français Ré édition V.2

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Odyssée vers Trinidad

Visiter Trinidad se mérite. La ville cubaine classée au patrimoine mondial de l’Unesco surnage dans un chaos post-castriste qu’il faut savoir traverser. Mais dans ses ruelles pavées, derrière des façades colorées, palais et demeures familiales témoignent du riche passé de cette bourgade qui a connu la prospérité grâce à la canne à sucre.


Le 18 octobre 2024, un black-out plonge Cuba dans le noir : une panne géante affecte la plus grosse centrale électrique de l’île caribéenne. Depuis fort longtemps, elle ne fournissait déjà plus assez de jus pour satisfaire aux besoins des 10 millions de Cubains. En 2025, les coupures se multiplient. Qu’on imagine l’enfer quotidien, sous la moiteur tropicale, dans un pays où sévit par ailleurs une grave pénurie alimentaire : ventilos et clim à l’arrêt, victuailles du congélo bonnes à jeter…

Trinidad figée dans la crise

À cinq heures de route de La Havane, la bourgade de Trinidad – classée au patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1988 – ne vit pas ces avanies dans la liesse. S’y aventurer requiert de la détermination : faute de carburant, les bus poussifs de la compagnie Via Azul circulent de façon erratique ; mieux vaut opter pour un taxi collectif ou, mieux encore, réserver son taxi perso. Payable en devise forte, l’aller-retour se négocie autour de 300 euros. Louer une auto ? Pas conseillé : les tarifs surpassent largement ceux pratiqués en Europe, et vous paierez l’essence au prix fort – en CB, obligatoirement – dans des stations-service réservées aux seuls touristes. À Cuba, quand les pompes ne sont pas à sec, d’interminables files de voitures patientent huit heures durant pour un plein ! En outre, les véhicules de location sont une cible appréciée d’une police avide de prunes, cueillies à l’arbre du comique de situation. Préférable de confier votre escapade à un pro du volant : lui saura esquiver les nids-de-poule, lever le champignon aux points de contrôle, etc. Précaution supplémentaire : intimer de s’élancer matutinalement à votre chauffeur, et surtout pas la nuit, sur la vastitude autoroutière bitumée par les Américains… dans l’antiquité précastriste.

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Franchies les extensions urbaines de la capitale, comme dans un film post-apocalyptique, s’offre au regard le spectacle exotique de cette piste à six voies, rapiécée, crevassée, aux lignes blanches effacées, sur laquelle de loin en loin s’époumonnent quelques américaines antédiluviennes et crachotantes, doublées à tombeau ouvert par ces rares, orgueilleuses berlines d’importation récente. Les rives de ce couloir vacant, monotone, surdimensionné, sont envahies par une luxuriante végétation invasive. Au fil du temps, elle a remplacé les zones cultivées. L’odyssée vers Trinidad commence par ce paysage de science-fiction.

Une ville préservée au charme colonial

C’est à 200 kilomètres de La Havane qu’apparaissent enfin, clairsemés, champs de canne à sucre et bananeraies. Aucun panneau indicateur ne vous signalera qu’aux deux tiers de cette autopista nacional, il faut bifurquer sur la droite. Passé la baie de Cienfuegos, la petite route serpente poétiquement, plus déserte que jamais, pour longer in fine la côte caraïbe jusqu’à Trinidad.

Les dommages de l’étalement urbain n’ont pas encore atteint le bourg amorti de la région joliment baptisée du nom de son chef-lieu : Sancti Spiritus. Trinidad culmine à moins de 100 mètres d’altitude, très en arrière du minuscule port de Casilda auquel fait face la péninsule d’Ancon, avec ses vastes plages de sable blond et sa haie d’hôtels d’inégale facture.

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Fondée en 1514 par Diego Velazquez (1465-1524), la Villa de la Santisima Trinidad connaît son apogée au tournant du xviiie siècle, la culture de la canne à sucre assurant la fortune de quelques dynasties. Cet âge d’or périclite en 1840 : le cours du sucre s’effondre sous la concurrence de Cienfuegos. Mais les édifices, eux, n’ont pas rendu l’âme : Palacio Brunet (qui abrite à présent le Museo romantico), Palacio Cantero (actuel Museo historico), demeure de la famille Valle-Iznaga (Museo de Arquitectura trinitara)… Sans compter les innombrables bâtisses aux toits de tejas francesas d’un joli rouge. Leurs façades pastel, leurs salons ajourés au mobilier colonial témoignant d’une opulence évanouie, font aujourd’hui l’orgueil du patelin, demeuré étonnamment dans son jus. Avec sa Plaza Mayor aux urnes de céramique qui miroitent au soleil, ses églises et autre Convento de San Francisco au campanile perché sur le panorama – il abrite le Museo nacional de la Lucha contra Bandidos, « bandits » en qui vous aurez reconnu les anticastristes réfugiés dans la sierra d’Escambray, et décimés par l’invincible Revolucion. Ces monuments s’égrènent dans l’entrelacs des ruelles où ne passent que de rares piétons, deux ou trois cavaliers solitaires, et quelques mototaxis. Au seuil des restaurants épars, ou de la Casa de la Musica, piétinent les inévitables rabatteurs en quête de touristes fantômes.

À l’écart des normes modernes

Si la crise endeuille Trinidad, par chance, les normes « inclusives » qui de nos jours régentent les hauts-lieux du tourisme de masse n’ont pas encore assigné la voirie au lot de contraintes visant chaque segment de la transhumance : ici, pas de passerelles pour les Samsonite à roulettes, de parcours fléchés pour les aveugles, d’aires de jeu pour les marmailles, de rampes pour les vieillards. Trésor multiséculaire de Trinidad, ses ruelles pavées de chinas pelonas, galets calcaires polis par les alluvions, conservent leur aspect d’origine. Comme autrefois, le marcheur doit s’accommoder de la rudesse de ce pavement lustré, inégal et pentu.

Les guides ne manquent toutefois pas de rappeler que ces empierrements servirent de ballasts aux galions chargés d’esclaves importés d’Afrique pour trimer aux plantations. Ni de vous vendre, à 16 kilomètres de Trinidad, le pèlerinage à la Torre Iznaga, millésimée 1820 et haute de 44 mètres, d’où l’on surveillait, paraît-il, les ilotes du domaine. Une version moins autorisée assure qu’on y sonnait, tout simplement, l’angélus.


Trinidad

Meilleure période : février, mars, avril.

Y aller depuis La Havane. En bus : www.viaazul.wetransp.com ; en taxi : Agence Estaban, tél. mobile (WhatsApp) + 53 52 71 01 65 (très fiable).

Se loger : Mansion Alameda (www.mansionalameda.com), Casa Brava Trinidad (www.casabravahotel.com). Playa Ancon (à 12 km de Trinidad) : Hôtel Melia Trinidad Peninsula (www.meliacuba.com). À éviter : Hôtel Trinidad Grand Iberostar.

À lire : Guide Lonely Planet Cuba, 2024 (nouvelle édition à paraître en avril 2025).

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Jean-Paul Enthoven ou le chemin de la liberté

Dans Je me retournerai souvent, Jean-Paul Enthoven évoque des souvenirs et des auteurs qu’il a connus, lus ou fréquentés. Pas pour les tièdes…


De sa retirance parisienne, en bordure du jardin abritant quelques œuvres célèbres de l’ogre Rodin, dont La Porte de L’Enfer, pour voir les allers-retours de Satan, Jean-Paul Enthoven nous offre une promenade littéraire et égotiste qui ravira les amoureux de la belle langue. La confession de l’ancien éditeur, devenu écrivain, vaut le détour. L’homme, de nature secrète, se met à nu, acceptant de montrer les défauts de la cuirasse, mais également ses qualités. On a l’image d’un esthète, toujours élégant, en pantalon blanc et chemise de lin, le visage halé, les lunettes fumées, le ton qui en impose, la remarque qui flatte ou qui tue, c’est selon l’interlocuteur. Il regrette l’Europe galante, en retrouve quelques éclats en Italie, notamment en Toscane, où réside sa Bien-Aimée, le long de la côte amalfitaine, sur l’île de Capri, sous le regard langoureux du fantôme de Bardot méprisé par Godard. C’est un sudiste sensuel qui prend des avions comme on fume un cigare. On lui envoie un message, il est à Miami, au Venezuela, il boit un cocktail en songeant à son prochain livre. C’est peut-être le dernier extravagant, dans le style de Paul Morand ; le Morand, visiteur du soir de Proust, l’homme des nuits ouvertes, de la nouvelle tranchante comme du diamant, du sprinter vers une ligne d’arrivée incertaine, obsédé par la camarde, de l’angoissé permanent. Mais aucunement l’écrivain statique, devenu académicien pour faire plaisir, encore une fois, à sa femme richissime et antisémite. De Gaulle a fini par retirer son veto. Il avait d’autres chats à fouetter. Le Morand crépusculaire du Journal inutile, confiant ses relents d’âme moisie à Jacques Chardonne, guère plus fréquentable que le sectateur de Pierre Laval, il le déteste, et comme il l’a aimé, sa phrase n’en est que plus assassine : « Il est toujours éblouissant – l’ignominie se déguste, même honteusement – mais il est devenu odieux et méchant », écrit Enthoven. Plus loin : « À chaque page de ce Journal, Morand se rapetisse. Ses giclées de bile le défigurent. » Il en va de même pour Pierre Drieu la Rochelle. Lui aussi est passé de l’autre côté de la rive, celle des croix gammées. Du talent, irradié par « une immaturité perpétuelle », et un antisémitisme comparable au diabète. Proche de Jacques Doriot, communiste converti au nazisme, enivré de causes perdues, il évite le recyclage d’après-guerre, dont beaucoup d’écrivains collabos ont su profiter, en se suicidant. « Le tweed et le gaz », résume Enthoven qui ne manque pas sa cible. À propos de ces écrivains talentueux, assis dans le sens inverse de l’Histoire, il note : « On ne dira jamais assez tout ce que l’on doit aux écrivains infréquentables. Ils préviennent les maux dont on pourrait mourir. Ce sont des vaccins. » Je me retournerai souvent n’est pas pour les tièdes.

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Le titre est emprunté à un poème d’Apollinaire. Il indique que l’écrivain patrouille sur la crête de la falaise, en surplomb de la mer turquoise, et que c’est la fin de l’après-midi, comme le lui fit remarquer une jeune femme blonde qui ne pratiquait pas la langue de bois. « Cette jeune fille me tendait un miroir couleur du temps, note Enthoven. Déjà la fin de l’après-midi ? Juste avant le crépuscule ? Peu avant la nuit… » L’heure d’écrire, en tout cas. Sagan faisait la même chose, elle chinait ses titres de roman chez les poètes. Enthoven a connu l’auteure de Bonjour tristesse grâce à son amie Florence Malraux. Il consacre un chapitre très émouvant à « Miette », la fille du « barde gaulliste ». Il faudrait citer tout le livre tant il regorge de pépites. Sagan, donc, reçoit Jean-Paul et comme elle est proustienne, elle lui pose trois questions sur son auteur préféré. Ça tombe bien, Enthoven fréquente les allées sinueuses de l’asthmatique Marcel. Les réponses fusent et le voici introduit dans le cercle fermé et alcoolisé de Françoise. Enthoven parie que ses romans trouveront de nouveaux lecteurs. Sa modernité joue en sa faveur. Son « amoralisme tranquille », précise-t-il. « Elle est la seule femme qui figure sur mon Mur Sacré », ajoute-t-il. Puis, il en profite pour donner un coup de griffe au mauvais tissu de notre époque. « Qui oserait, chez nos modernes, mettre tant de riches, tant de beaux quartiers, dans un casting romanesque ? Et tant de voyages en première classe ou d’épaisses moquettes sur lesquelles des robes coutures s’affalent dans un bruissement soyeux ? » Enthoven, ici, parle de certains décors de ses romans. La guerre du goût impose de ne pas rendre les armes devant « les chiens de garde qui veillent sur le bon traitement de la ’’question sociale’’ ou de ’’la domination patriarcale’’. »

D’autres portraits savoureux sont présentés par Enthoven. Citons Barthes, « veuf de sa mère », Kundera, « homme révolté », Diderot, son « ange gardien le plus intelligent », Cioran, « absolument généreux », Gracq, « l’exquis mortifère de Saint-Florent », Louise de Vilmorin, de la race des femmes conversiationnistes, Hemingway et ses coqs de Key West, Camus, si proche par l’enfance vécue sous le soleil d’une Algérie encore française, Gary, le dépossédé de tout, et tant d’autres voyageurs du temps qu’il faut présenter à la nouvelle génération qui lit de moins en moins et perd la mémoire. Sans oublier Aragon, dont le fantôme rend visite à Enthoven – il est très présent dans son avant-dernier roman intitulé Ce qui plaisait à Blanche. Il aimerait lui poser plusieurs questions, dont celle-ci : « As-tu vraiment fait l’amour avec Pierre Drieu la Rochelle, une nuit de 1926, sur la plage d’Anglet ? »

Et puis, il y a l’évocation de Philippe Sollers – je viens de citer deux titres de ses livres. Enthoven se souvient de l’ami, du complice parfois, mais il n’hésite pas à souligner les travers du Sollers parfois trop « stratège, très parisien de province, qui voulait se la jouer fine et disait soudain : ’’bon, passons dans la salle des cartes…’’ – ce qui signifiait : où en sommes-nous avec les forces en présence ? » C’est vrai qu’il avait le talent d’un agent secret aux identités rapprochées multiples (IRM). Il éclatait de rire pour masquer sa timidité ou préserver son isthme peuplé de mouettes magiciennes. C’était un sous-marin, Philippe, avec de nombreux sas, dont un de décontamination, très efficace. À propos de l’auteur de Femmes, Enthoven révèle : « Il ne lisait jamais mes livres mais en disait le plus grand bien à des amis communs, à des critiques, à des jurés et à moi-même. J’ai commencé par en être blessé. Puis j’ai cessé de lui en vouloir. J’aurais pourtant bien aimé qu’il en soit autrement, c’était impossible, ce que j’écrivais ne l’intéressait pas. » C’est ce que Sollers appelait, à la fin du mois d’août passé à écrire face à l’Atlantique, le retour dans « la vallée des mensonges ». Mais Enthoven ne lui en veut pas. Il n’est du reste pas rancunier – explication à la page 140 –, il continue de le guetter, il sait que de là où il est, il voit tout, entend tout, comprend qu’il a raison sur toute la ligne, que Satan est aux commandes et que les esprits sont de plus en plus anesthésiés. C’est « un agité d’outre-tombe. »

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À travers ces portraits, se dessine, par petites touches impressionnistes, l’autoportrait de l’auteur. Il ne dit pas tout, bien sûr, l’homme est pudique et le savoir-vivre l’empêche de citer le nom de ses ennemis. Mais il sème des indices, comme il supprime la ponctuation quand il rejette Morand. Il faut prendre le temps de le relire, comme il prend le temps de se retourner souvent. Il tait également certaines blessures profondes. Ça s’appelle l’élégance du cœur, ce cœur tout neuf après une violente alerte. Il nous dit également qu’un jugement ne doit jamais être définitif, sauf pour les traitres. Il commence le livre par être critique à l’égard de René Char, puis il nous recommande la lecture d’un de ses poèmes, Allégeance, et il nous dit pourquoi – ah, l’amour.

Jean-Paul Enthoven est fidèle en amitié. Fidèle à son « frère choisi », Bernard-Henri Lévy, qu’il orthographie « Les Vies ». Le philosophe ne tient pas en place. « Ce remue-ménage, c’est son élément, écrit son ami – le mot n’est pas galvaudé. Il est convaincu qu’il est né pour le chahut et la renommée. » Entre les deux personnalités, des engueulades, des désaccords, des digressions, mais rien de grave, ils s’estiment trop. Jean-Paul Enthoven dit encore en parlant de Bernard-Henri Lévy : « Il essaie de réparer le vaste monde tandis que, par tempérament, je ne me penche que sur les alentours de mon seul nombril. »

Une phrase, soudain, me vient. Elle est signée Paul Valéry : « Je me suis détesté, je me suis adoré – puis, nous avons vieilli ensemble. »

Je me retournerai souvent appartient à la catégorie des livres – rares – qui protègent.

Jean-Paul Enthoven, Je me retournerai souvent, Grasset. 272 pages.

Je me retournerai souvent

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Les femmes savantes, les yeux fermés

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il y a peu, ma Sauvageonne – encore plus ébouriffée qu’à son habitude, ses cheveux me font penser à des plumes – et moi, nous sommes rendus à la Comédie de Picardie, à Amiens, pour assister à la représentation des Femmes savantes, de Molière, dans une mise en scène de Christian Schiaretti.

Faut-il présenter cette pièce jouée pour la première fois en 1672, entre Les fourberies de Scapin (1671) et Le malade imaginaire (1673) ? Rappelons simplement que le célèbre dramaturge s’en prend aux pédantes et pédants, et en particulier à l’abbé Cotin – qui lui inspira le truculent personnage de Trissotin – qu’il avait pris en grippe depuis L’école des femmes. Trissotin ? Parlons-en. Il était ici interprété avec brio par Olivier Balazuc, au jeu subtil et nuancé, qualités que l’on peut attribuer sans hésitation à l’ensemble des comédiens, et en particulier à Francine Bergé (Bélise) et Louise Chevillotte (Armande). « L’art de l’interprétation, que ce soit celui des actrices et acteurs ou celui du metteur en scène, est celui de cacher son effort ou ses intentions, de rendre l’incarnation du texte non pas vraie mais évidente », explique Christian Schiaretti dans un texte de présentation. « Ne pas souligner la pertinence de sa lecture par l’accumulation des signes extérieurs saupoudrés sur l’ouvrage comme autant de bouées jetées là, à destination de pauvres spectateurs se noyant dans l’immensité du texte. Présomption. »

Ce soir-là, je n’ai pas eu l’impression d’être un « pauvre spectateur », non ; et pourtant, je me suis laissé emporter, noyer par l’immensité du texte. Emporté, oui, par les mélodies des mots, les rythmes, de ces versifications et prosodies classiques. Il m’est arrivé de fermer les yeux pour mieux m’imprégner du beat fait de glissades, d’allitérations, de ruptures. J’avais le sentiment d’écouter un boogie de Jimmy Reed ou de Muddy Waters. (Qu’en eût pensé Molière ?)

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La pièce terminée, l’excellent Nicolas Auvray, directeur de la Comédie de Picardie, invita le public à rencontrer les comédiens et le metteur en scène au bar. Ma Sauvageonne opta pour une coupe d’un champagne de qualité et bien moins cher qu’une place au cinéma Pathé d’Amiens ; et moi, dipsomane buté, pour une bière légère. Christian Schiaretti expliqua sa démarche ; les comédiens évoquèrent leur travail. Je les écoutais, attentif, avec une furieuse envie de taper du pied car, dans la tête, le rythme irrésistible des mots-boogies de Molière. Je demandai au metteur en scène de nous éclairer sur le fait que Balzac fût cité dans le texte. Anachronisme ? Pouvoir divinatoire de Jean-Baptiste Poquelin ? Point. Il s’agit d’une référence au poète du XVIIe siècle Jean-Louis Guez de Balzac, célèbre en son temps, mais bien moins célèbre que notre bon Honoré…

Alors qu’il partait vers son hôtel, j’ai échangé quelques mots avec le metteur en scène. Lors de la présentation, j’ai compris qu’il avait dirigé la Comédie de Reims de 1991 à 2001, puis le Théâtre national populaire de Villeurbanne de janvier 2002 à janvier 2020, et même œuvré dans le Bugey. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler qu’il avait marché dans les pas de mon écrivain préféré : Roger Vailland. Il semblait bien le connaître et cela m’a réjoui. Je me suis juré qu’en rentrant chez ma Sauvageonne j’allais relire Drôle de Jeu tout en écoutant le boogie « Sam all over », de Canned Heat, en songeant au beat des vers de Molière. Ce que je ne fis pas ; je n’ai pas de parole.

Drôle de jeu

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Australie : « zéro chance » pour les clandestins

En Australie, l’immigration est une question technique. La politique drastique menée par les gouvernements travaillistes a fait s’effondrer le nombre de migrants clandestins et les visas sont sévèrement encadrés en fonction des besoins économiques. Résultat : cette immigration régulée est considérée comme une chance pour le pays.


Une telle chose est-elle pensable en France ? En Australie, depuis la rentrée septembre, le nombre de permis de séjour délivrés aux étrangers demandant le statut de résident permanent a été divisé par deux par rapport à l’année précédente. Phénomène encore plus improbable, c’est un travailliste, le Premier ministre Anthony Albanese, qui est à l’origine de la décision. Pour couronner le tout, sa mesure s’inscrit dans le cadre d’une politique sociale de lutte contre la crise du logement !

Un sujet sensible

Principalement peuplée par des descendants de colons et de travailleurs étrangers (on ne recense que 3 % d’Aborigènes sur le territoire), l’Australie a un rapport apaisé à l’immigration. Il n’en a pas toujours été ainsi. Cette situation est le fruit d’une véritable révolution des consciences, qui s’est opérée depuis vingt-cinq ans. Résultat, le fait migratoire est aujourd’hui perçu par la plupart des Australiens comme une question technique sur laquelle des objectifs chiffrés et des données transparentes sont débattus chaque année au Parlement.

En Australie, les dernières statistiques connues sur l’immigration datent de la période 2022-2023. Au cours de ces douze mois, 212 000 nouveaux immigrés permanents ont été accueillis dans le pays qui compte 27,4 millions d’habitants. Une proportion stable depuis dix ans. 8 % des arrivants ont été admis dans un cadre humanitaire, 25 % en vertu du regroupement familial, et 67 % pour raison professionnelle. À quoi s’ajoutent les visas temporaires : 577 000 ont été distribués à des étudiants, 464 000 à des employés en CDD. Autrement dit, près de 95 % des titres de séjour ont été délivrés pour motif d’activité. En France, le taux s’élève à 20 %…

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Les Australiens ont compris que l’immigration était un sujet crucial il y a quarante ans. À partir des années 1970, les flux historiques en provenance d’Europe ont commencé à se tarir, la natalité s’est mise à chuter (1,5 enfant par femme en 1984 contre 2,3 en 1974) et le développement économique de l’île a commencé son envol. Le modèle de l’« Australie blanche » a alors atteint sa limite. Il a fallu se tourner vers l’immigration asiatique. Dans un premier temps, les gouvernants ont procédé de façon empirique, voire anarchique, en faisant venir des travailleurs d’Inde, du Vietnam ou des Philippines au gré des besoins.

L’affaire du Tampa

En 2001, l’affaire du Tampa oblige toutefois l’Australie à se positionner de manière plus claire et stratégique. Le Tampa est un cargo qui se présente cette année-là au large de l’île Christmas, au nord du pays, avec 400 réfugiés afghans et irakiens à son bord. Un bras de fer débute alors entre le pouvoir et les associations humanitaires locales qui pressent le Premier ministre libéral, John Howard, de revenir sur son refus de laisser débarquer les passagers.

Quand le capitaine tente de forcer le blocus, les troupes spéciales interviennent. Les migrants sont arrêtés puis transférés sur l’île de Nauru, un petit État indépendant situé à plus de 1 000 kilomètres, où l’Australie finance pour eux la construction d’un camp d’accueil. Lors d’une célèbre allocution télévisée, John Howard justifie l’ordre qu’il a donné : « Nous déciderons qui entrera en Australie et dans quelles circonstances. » L’affaire est un véritable électro-choc pour la société australienne. Quelques jours après, une nouvelle loi sur l’immigration est votée, qui conforte Howard dans son action. Violemment combattue par les tenants de l’ouverture en grand des frontières, elle n’en reste pas moins un modèle de pragmatisme. Le texte exclut du régime commun sur l’asile tous les territoires du nord de l’Australie, et limite fortement les droits des personnes débarquant sans papiers sur le sol national.

La « Solution du Pacifique »

Parallèlement, une force de contrôle maritime est créée pour intercepter les bateaux des passeurs, avec pour consigne de convoyer systématiquement tous les clandestins vers Nauru ou en Papouasie, un deuxième pays voisin à qui l’Australie a délégué la gestion de la demande d’asile. De facto, une immense majorité des candidats à l’installation sont renvoyés chez eux. C’est le système dit « Solution du Pacifique », largement plébiscité par les Australiens.

Pourtant, en 2007, le pays y renonce en raison de coûts jugés trop élevés et de plusieurs campagnes de presse internationales. Mais cinq ans après, les travaillistes au pouvoir font marche arrière. Comprenant que leur cote de popularité pourrait bien rebondir s’ils restauraient la « Solution du Pacifique », ils lancent en 2013 une nouvelle version de cette politique, qu’ils renomment « Opération frontières souveraines » – elle deviendra plus tard le programme « No Way », aujourd’hui baptisé « Zero Chance ». Depuis, le nombre de clandestins parvenant à entrer en Australie s’est effondré, s’élevant désormais à quelques centaines par an.

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Quant à l’immigration légale, elle est essentiellement économique. Et sévèrement encadrée. Pour obtenir un visa de travail, le parrainage d’un employeur local est indispensable – sauf si le candidat exerce un métier en tension, dûment listé. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi réussir un test où les examinateurs contrôlent le niveau d’anglais et vérifient le casier judiciaire, les qualifications et les expériences professionnelles. Un Français récemment installé en Australie témoigne : « C’est très strict. Il faut fournir la liste des pays visités ces dix dernières années, détailler sa situation financière, produire une assurance santé privée, puisque l’accès à la Sécurité sociale est réservé aux nationaux. »

En Australie, un large consensus s’est donc dégagé. Sur la quasi-totalité de l’échiquier politique, chacun est d’accord pour dire que l’immigration est une chance pour le pays, mais à condition d’être régulée de façon draconienne et guidée par des critères économiques. Dans ces conditions dépassionnées, la population locale accepte sereinement un certain métissage. L’Australie est le pays du remplacement heureux.

Telle Salomé, Rima Hassan a obtenu la tête de Boualem Sansal

L’écrivain Boualem Sansal, détenu depuis novembre 2024 et souffrant d’un cancer a finalement été condamné jeudi à cinq ans de prison par la justice algérienne. Si la majorité de la classe politique française est outrée par cette sentence, certains élus d’extrême gauche sont plus conciliants avec Alger.


L’historien est dans la position qui ne connaîtrait les faits que par le compte-rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur.

Charles Seignobos (La Méthode historique appliquée aux sciences morales)


C’est fait. Enfin, pour ainsi dire.

Rappelons d’abord qu’une certaine gauche, souvent plus que conciliante envers certains courants religieux qui prescrivent des exigences vestimentaires contraignantes à leurs adhérentes (au féminin), brillait par son absence lors de la manifestation de soutien à l’écrivain bien français, tenue à Paris deux jours auparavant.

L’éminente juriste internationale et internationaliste Hassan, qui s’était opposée à la motion votée au parlement européen demandant la libération du prisonnier d’opinion Boualem Sansal, est sûrement un peu déçue par la mansuétude laxiste du tribunal algérien : le parquet avait requis 10 ans d’emprisonnement contre son compatriote, il écope d’un petit quinquennat, au terme d’une procédure au cours de laquelle le ministère public, garant de la paix sociale, n’a pas été pénalisé par un excès de formalisme sur le plan des droits de la défense et de la publicité des débats; le « procès » proprement (si l’on ose dire) dit a quand même duré vingt longues minutes, et si l’accusé n’a finalement pas eu d’avocat pour le défendre, il faut admettre que le choix initial d’un conseil juif relevait de l’impudence.

L’égérie de l’Algérie n’a pas exprimé une quelconque réprobation du processus judiciaire qui a abouti à la relégation de l’écrivain à la version actualisée du « pavillon des cancéreux » vu les graves problèmes urologiques du condamné, il est même permis de conjecturer qu’elle a eu plus que sa tête, même sa peau, et que la défunte Margaret Thatcher a joué pour elle le rôle d’inspiratrice, quoique à contre-emploi : en effet, selon Jacques Chirac, à une certaine époque, la Première ministre convoitait une autre partie de son anatomie à poser sur un plateau.

La juridiction algérienne a donc assimilé la défense de la thèse, de nature historique, portant que l’Ouest-algérien aurait été arbitrairement retiré du Maroc et rattaché à l’Algérie par le colonisateur français, à une atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire et à la stabilité des institutions.

L’eurodéputée Hassan est non seulement une critique littéraire hors pair, elle est aussi férue d’histoire.

Elle dénonce, à juste titre, les crimes commis de 1830 à 1962 par la France en Algérie. Fort bien.

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Lorsqu’il lui est rappelé que l’histoire postcoloniale de l’Algérie est riche en événements dramatiques pour sa propre population (régime politique à parti unique dès 1962 qui dure toujours; renversement et emprisonnement sans procès des opposants, comme Ben Bella, premier président de la République par le coup d’État de Boumediene en 1965; nombreuses éliminations avec extrême préjudice à l’étranger de figures historiques de la révolution devenus opposants au pouvoir, répression anti kabyle, hirak, etc.), elle réplique avec hauteur et passion que « la Mecque des révolutionnaires et de la liberté est et restera Alger » et que « ce pays est une boussole dans son histoire » puisqu’il a appuyé toutes les luttes anticoloniales.

En matière de liberté et d’État de droit en général, on trouve des modèles plus convaincants; il y a des boussoles qui perdent le nord.

Hassan défend, tout aussi légitimement, vu son impact sur la scène internationale (quoique de manière parfois contre-productive), la cause palestinienne. En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien actuel, elle remonte la chaîne de causalité des événements, mais opte pour un arrêt brutal à la Nakba de 1948. Fort bien. Cependant, un débat sain, global, et surtout instruit à charge et à décharge, doit être mené avec l’assistance d’historiens, rompus à la méthode historique scientifique, missionnés comme témoins experts. Selon les bribes d’informations dont on dispose, aucun n’a été cité à la barre du tribunal algérien pour éclairer les juges algériens qui prennent (c’est le mot en l’occurrence) des vessies pour des lanternes. Mais rien pour troubler la sérénité historique zen d’une Rima Hassan.

(Incidemment, on aimerait demander à Mme Hassan si elle, contrairement à l’étudiant algérien lambda, a entendu parler de Messali Hadj, exclu du canon évangélique par les gardiens du temple révolutionnaire à titre d’apocryphe).

La classe politique française est unanime pour condamner cette atteinte à la liberté de parole commise par la « justice » algérienne, encore que la formulation adoptée par Mathilde Panot de La France insoumise soit plus sobre, plus pondérée.

Nul ne saurait lui reprocher l’hystérie.

Digressions virologiques

Antisémitisme, Français d’aujourd’hui et anticorps…


Rien d’étonnant à ces nombreuses réunions actuelles sur le thème de l’antisémitisme. Il ne s’agit plus seulement de la vertigineuse augmentation des actes antisémites depuis le 7 octobre 2023; dans notre pays et dans bien d’autres, des verrous semblent avoir sauté, exposant les Juifs médusés aux fantômes d’un passé qu’ils croyaient révolu.

Les sondages montrent que les jeunes, mal protégés par un antiracisme dévoyé par l’intersectionnalité des luttes sont particulièrement vulnérables au virus antisémite. Deux affaires qui les concernent particulièrement sont révélatrices. Elles étaient censées faire rire, mais ce rire n’est qu’un ricanement.

Dans un sketch de juillet 2024, Blanche Gardin se déclare antisémite et s’entend répondre, sous les rires d’une assistance jeune, que toute la salle est antisémite1. Le fil conducteur de l’humoriste est que après ce 7 octobre où il ne s’est pas passé grand-chose, les Juifs enfument les gens en se plaignant continuellement d’être persécutés. C’est ce que disait Dieudonné de la Shoah et il a beaucoup apprécié le sketch.

Récemment, ce fut Cyril Hanouna en clone des pires affiches de Juifs de l’époque nazie, une caricature qui avait certainement reçu l’imprimatur du chef suprême de la LFI.

Tous ont bien sûr proclamé qu’ils vomissaient l’antisémitisme. Mme Gardin a même dévoilé un argument puissant : un de ses cousins serait Juif! Delphine Horvilleur lui a répondu avec raison qu’elle se fichait de savoir si elle était antisémite ou non, mais que son sketch encourageait l’antisémitisme.

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L’histoire des Justes ne manque pas, en effet, d’antisémites qui malgré leurs préjugés ont sauvé des Juifs; et d’autres (Laval en est un exemple) qui, sans l’être, on fait le contraire par lâcheté ou opportunisme.

Cinq ans après le Covid, la virulence du virus antisémite dont le variant antisioniste prédomine largement aujourd’hui, est grande parce que sa structure simple (simpliste?) et rigide le rend insensible aux anticorps du débat. Les milieux de culture qui le font croître le mieux, ce sont des images (le keffieh…) et des slogans (du fleuve à la mer..). Pour enrichir des milieux moins favorables, le virus secrète des adjuvants : les bons sentiments compassionnels LGBT et antiracistes, mais les souches les plus robustes, dites fréristes, n’en ont nul besoin. Elles carburent à la prédication islamiste à laquelle les souches mélenchoniennes se sont étonnamment bien adaptées malgré leurs circuits métaboliques très différents.

Arrêtons la métaphore: pour les militants engagés, la détestation d’Israël participe d’une façon d’être au monde et est hermétique à toute argumentation. 

Celle-ci est indispensable en revanche auprès des jeunes sur lesquels LFI essaie une OPA sous prétexte qu’ils comprennent les raisons du martyre des Palestiniens : il ne s’agit en réalité pas de compréhension, mais d’émotions parfaitement respectables mais manipulées par une propagande efficace blanchie sous le harnais : il y a cinquante ans, sous l’influence de l’URSS, l’ONU déclarait Israël état raciste. 

Outre la jeunesse, qu’il faut atteindre avec ses propres codes, dans lesquels l’humour joue un bien plus grand rôle que la dissertation scientifique, il faut agir auprès de cette masse immense de citoyens pas particulièrement hostiles mais qui se « posent des questions », dont beaucoup sont parfaitement légitimes. C’est avec eux qu’un débat argumenté s’impose. Il doit mettre en relief l’éléphant dans la pièce, à savoir l’islamisme radical et ses objectifs, et éviter toute coloration messianique qui ne convaincra que les déjà convaincus. 

Le travail est ingrat mais nécessaire et non désespéré. Contrairement à ce qui se dit parfois, la France a plutôt mieux résisté que d’autres pays à la vague antisémite d’aujourd’hui. Malgré tout, elle possède des anticorps…

  1. https://www.francetvinfo.fr/societe/antisemitisme/j-ai-pense-que-c-etait-un-sketch-on-vous-resume-la-polemique-entre-la-rabbine-delphine-horvilleur-et-l-humoriste-blanche-gardin_7129677.html ↩︎

Deux tours d’horizons & retours aux sources

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Deux livres interrogent, chacun à sa manière, les dynamiques historiques de domination, d’adaptation ou d’interdépendance entre les vivants, qu’il s’agisse des sociétés humaines ou du règne animal, face aux migrations, conflits et bouleversements environnementaux.


Voilà ce qui s’appelle « une somme ». Alain Bauer, connu du grand public pour ses interventions toujours très avisées, à la télévision, en matière de délinquance, de criminologie, de sécurité, l’acide et souriant tribun chéri des médias (enfin, pas de tous) est, au premier chef, un homme de plume : universitaire, professeur au Conservatoire des arts et métiers et enseignant aux universités de Shanghai et de New-York, il abat un travail considérable. En témoigne, s’il en était besoin, le volume qui referme la trilogie ouverte en 2023 avec Au commencement était la guerre, et continuée l’année suivante avec Tu ne tueras point. Sous le titre La conquête de l’Ouest, l’ouvrage dont il est ici question explore la « tension dialectique », le « jeu de forces » où se joue, pour l’humanité, le principe contradictoire du mouvement et de la sédentarité.

Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit

« Il est vain, observe l’auteur, d’isoler les bouleversements sociaux, qu’ils soient de l’ordre de la décomposition ou de la recomposition, de la conquête ou de la rencontre, de la prédation ou de l’enrichissement mutuel, des processus historiques, démographiques et géographiques qui les sous-tendent » (…) « Voici donc, poursuit-il, après la mise à jour de l’état de guerre comme matière même de l’histoire, puis de la criminalité comme matrice de la civilisation, venu le temps de l’exploration du devenir sédentaire »… Quête ambitieuse qui, en près de 500 pages plutôt denses, nous fait traverser civilisations et continents, au prisme des migrations et des enjeux démographiques dont elles sont le signe et le vecteur. Pour nourrir une réflexion nous portant, qui sait, à « réinventer de nouvelles modalités d’appartenance inclusives capables d’articuler les échelles locale, régionale, continentale et mondiale ».

De fait, pour Alain Bauer, l’histoire ne prend sens que par sa dimension spéculative et prospective. C’est même ce qui rend cette lecture particulièrement stimulante. Car si La conquête de l’Ouest remonte aux origines, aux mythes, à la Genèse, dans une odyssée qui transite « de la caverne à la yourte », de « la révolution néolithique » aux fléaux épidémiques mondialisés – la peste noire, tout comme le Covid, « migrent aussi » ! – , des colonisations de l’homo sapiens aux grandes explorations, en passant par les vagues migratoires des temps préhistoriques, jusqu’aux dites « grandes découvertes », etc. c’est toujours pour rapporter ces éléments et ces faits aux exigences et aux urgences du présent.

Si ce « tour d’horizon » fait « retour aux sources » – qu’il s’agisse de la traite des esclaves, de l’intolérance religieuse des différentes formes de l’exode, climatique, guerrier, économique, ou encore des multiples modalités de l’errance, du retour… – c’est donc moins dans un projet de pure érudition historiciste (encore que ces éclairages soient par eux-mêmes passionnants) que dans la visée clairement assumée d’outiller notre réflexion sur les enjeux actuels. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple extrait du chapitre où Bauer nous livre une très percutante « petite histoire de la démographie » avant de faire le lien entre projections démographiques, exploitation des ressources, impératifs environnementaux, identités nationales, géostratégies : « À quoi la Chine se prépare-t-elle ? Non pas au monde de demain, mais au monde d’aujourd’hui où la surproduction du superflu masque de moins en moins la disette de l’essentiel ». Quel « fil rouge » (…) « couvre l’histoire des mouvements migratoires contemporains ? Le besoin de bras » ! Et de noter combien « l’hypocrisie est grande dans la gestion des flux ». Car « ce qui change et évolue, ce sont les frontières ».

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Recentrée sur la France, sa conclusion étrille ces « idéologues grimés en pragmatiques et [ces] experts grimés en humanistes ». Et grince : « Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit – et c’est pourtant ce que continue à faire inlassablement la bonne conscience pétitionnaire, en sciant la branche sur laquelle elle voudrait asseoir l’étranger ». Remuant le couteau dans la plaie – quitte à se faire quelques ennemis – Bauer poursuit : « Plus que d’espérer que les étrangers, par une magie propre à l’Occident, adoptent les usages d’une liberté amnésique, d’une égalité faussée et d’une fraternité de plus en plus cantonnée aux manifestations sportives, les responsables politiques gagneraient à comprendre que, si la maison est pillée ou dégradée, c’est parce qu’elle est à l’abandon ».

Du côté des animaux

Je sortais de la projection de Tardes de soledad, ce documentaire vertigineux où, sans le moindre commentaire, la caméra d’Albert Serra investit le cérémonial tauromachique en collant son objectif, à fleur de peau, sur le bestiau endolori, ivre de rage, qui dans l’arène affronte le torero péruvien Andres Roca Rey – duel sans merci entre l’homme et la bête. Bon prélude à la lecture de cette Histoire animale du monde, ouvrage collectif passionnant : comme Serra nous fait éprouver, dans ce rapport de force ritualisé de la corrida, tout autant que le péril de mort qui pèse sur le matador, la bravoure du taureau avant l’estocade finale, ces pages se placent délibérément « du côté des animaux » pour parcourir ces segments d’histoire traditionnellement envisagés d’un point de vue ethnocentré sur l’humain.

Ainsi apprendrez-vous, par exemple, que pendant la Grande guerre, « environ huit millions de chevaux, trois millions de mulets et d’ânes, 100 000 chiens sont enrôlés sur le front ouest […] pour porter, trier, guetter, secourir, informer ». Qu’il faut alors « 178 chevaux pour une batterie française de quatre canons 75 afin de tirer les voitures des pièces, munitions, outils, bagages, vivres et hommes » dans un contexte où « la plupart des régiments [d’artillerie] sont hippomobiles ». Ou encore, que chez les bovins « l’incubation [de la rage] peut durer quelques semaines voire plusieurs mois », mais « qu’elle dure généralement quatre à cinq jours et se conclut inévitablement par la mort puisque, aujourd’hui encore, aucun traitement n’existe après l’apparition des symptômes », sachant que les vecteurs de contamination des « « bêtes à cornes » comme on disait autrefois » diffèrent beaucoup selon les époques, transitant du loup au renard roux… Directeur de l’ouvrage, Eric Baratay consacre un chapitre à l’histoire des animaux de zoos : Louis XIV faisant « réaliser la première ménagerie d’Occident à Versailles en 1664 », imité sans tarder par les cours princières. « Sous l’Ancien Régime, il faut six à quinze mois pour qu’un éléphant des Indes arrive en France, six mois en 1824, cinq en 1850, soixante-dix jours en 1870 », paraît-il ! Hécatombe stupéfiante des animaux en captivité : dans le premier semestre de leur séjour, « 50% au zoo de Vincennes en 1985 », dans une opacité qui reste « mieux gardée qu’un secret bancaire », assure l’auteur, qui décrit ensuite par le menu l’évolution des conditions de captivité des animaux, depuis l’âge classique jusqu’à nos jours.

Autre contributeur, Christophe Chandezon se penche quant à lui sur l’acclimatation progressive des « cailles, poules et paons » dans l’espace méditerranéen : « l’arrivée définitive du coq doit être située plutôt dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C., mais c’est seulement à partir du Vè-IVè siècles av. J.-C. que le coq apparaît déjà bien installé, autant en Grèce qu’en Italie ou en Espagne », son chant étant « désormais un élément du paysage sonore ». On saura encore qu’ « il y a des poules sur les navires de Magellan au départ de Séville en 1519 », que les combats de coq sont appréciés des jeunes gens en Grèce dès l’époque archaïque et « montrés en exemple aux jeunes guerriers ». Ou bien que, passager clandestin des voyages humains, « le rat noir conquiert ainsi en partie l’Europe en montant à bord des navires qui, partant d’Alexandrie, approvisionnent Rome en céréales durant l’Empire ». Et de fait, « les débats actuels sur les espèces invasives montrent combien une histoire de la mondialisation ne peut s’écrire sans penser aux animaux », note l’auteur, ce qui « impose de rechercher des parallèles dans le passé ».

Eric Baratay en 2003, Paris © T.F.1-CHEVALIN

Historicisation du règne animal, remises en perspectives, sur le long terme, de ce versant tendanciellement négligé, ou tenu pour négligeable : on l’aura compris, le tropisme qui place la bête en acteur agissant de l’Histoire, dans un rapport complexe, parfois tendu avec les bipèdes que nous sommes, défriche de nouvelles pistes de recherche. Sous la plume de Fabrice Guizard, un chapitre se penche sur « Les destins canins au Moyen-Age », époque où le mot « chien » reste l’insulte suprême, la question de l’animal errant se posant « avec une certaine acuité, surtout dans les villes », avant que ne s’opère la réhabilitation symbolique du chien ( très présent dans l’imagerie religieuse). Emmanuel Porte poursuit la traque du chien errant « dans les cités modernes – XVIIIè – début XIXè siècle », jusqu’au temps où « dans nos villes européennes »[…] « l’errance canine [devient] une exception », tandis que « les chiens des villages africains, les meutes de chiens moscovites, les errances plurielles des villes d’Amérique centrale et latine sont autant d’exemples actuels d’un comportement canin dont les Occidentaux étaient familiers et dont ils ont même oublié le souvenir ». Signé Nicolas Baron, un autre chapitre s’attache à étudier comment « leur entrée en ville transforme les renards », victimes de collisions malgré « leur excellente ouïe » et quoique « leur vitesse de pointe [puisse] atteindre 50km/h », ou décimés à 95% par la gale, à Bristol, dans les années 1990, sinon par le péril canin, le goupil étant repérable à sa forte odeur.

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Depuis quelques décennies, une faune sauvage prend ses aises en ville – pigeons et rats à Paris, ratons laveurs à Montréal, souris à New-York, et même escargots, selon un processus évolutif de sélection « aboutissant à terme au développement d’une sous-espèce, puis d’une espèce », processus désigné sous le nom de « spéciation ». De retour sur la Loire, les castors, que l’Académie française nommait jadis « bièvre » ou « beuvron », « sont devenus quasiment nocturnes alors que leur vision n’est pas du tout conçue pour cela », explique Rémi Luglia dans un chapitre savoureux qui fait « réfléchir aux dynamiques historiques autour des animaux, des humains et des paysages », lesquels paysages « eux-mêmes ne sont pas fixes [mais] le produit de ces arrangements négociés entre les humains et les autres vivants, variant selon les époques, les territoires et les individus ».

Tout comme l’histoire des hommes, l’histoire animale a ses héros et ses incarnations mythiques : témoins Bucéphale, le cheval qui « porte Alexandre pendant seize ans et l’accompagne tout au long de la conquête de l’Empire perse ». Sa « biographie » est détaillée par Jérémy Clément dans un texte croisant « les connaissances éthologiques modernes avec les quelques sources éparses concernant l’élevage équin en Grèce ancienne », tandis qu’Eric Baratay étudie celle de Meschie, chimpanzé expatrié en Occident (1930-1934), ou Marco Vespa, plus loin, raconte la vie de l’éléphant romain, du 1er siècle av. J.C au 2ème siècle ap. J.-C. Ou Nicolas Lainé le « travail et domestication de l’éléphant d’Asie » du XIXème siècle à aujourd’hui…

Sur le registre comparatif qui s’impose en la matière, l’autoflagellation n’est vraiment pas de mise : « L’Asie, auréolée en Occident de ses religions et philosophies supposées bienveillantes, a beaucoup pratiqué la violence. A l’inverse, l’Occident, critiqué à juste titre pour sa religion et sa philosophie dépréciatives et pour ses massacres, a théorisé la protection ».


À lire :

La conquête de l’Ouest, par Alain Bauer. Fayard, coll. Choses vues. Fayard, 2025 496 pages

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Une histoire animale du monde – à la recherche du vécu des animaux de l’Antiquité à nos jours, sous la direction d’Eric Baratay. Tallandier, 2025. 352 pages

Le CRIF n’est pas le parti des juifs

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Le leader du RN Jordan Bardella serre la main du ministre israélien des Affaires de la diaspora, Amichai Chikli, lors d'une visite au mémorial en hommage aux victimes et otages des attaques du Hamas en 2023, près du kibboutz Re'im, dans le sud d'Israël, le mercredi 26 mars 2025 © Jack Guez/AP/SIPA

Sur France 5, Yonathan Arfi a accusé le Rassemblement national d’instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme.


Les juifs ont de la chance. Ils sont si peu nombreux qu’ils ne peuvent soupçonner leurs défenseurs de visées électoralistes. Pascal Boniface qui sait compter l’a vu le premier : au jeu du « combien de divisions ? », ils sont en fond de classement. À l’exception de quelques places fortes où beaucoup se sont regroupés pour des raisons de sécurité (Levallois ou Paris XVIIè pour les plus fortunés, Epinay-sur-Seine ou Sarcelles pour les autres), le vote juif ne pèse pas lourd. À supposer qu’il existe. Raison de plus pour ne pas le brandir comme un moyen de pression qu’il n’est pas.

Communauté organisée

J’ai du respect, et même de l’amitié, pour Yonathan Arfi, le président du CRIF. Qu’il me permette donc de lui dire, en toute amitié, que le CRIF devrait se mêler de ses affaires et que le bulletin de vote des juifs de France n’en fait pas partie. Le CRIF n’a pas à décider que tel ou tel parti est infréquentable pour les juifs, comme il l’a fait en 2022, en proclamant « pas une voix juive pour Zemmour », appel d’ailleurs peu suivi d’effet à en juger par le succès du Z auprès des Français d’Israël. Tout comme les lamentations de l’alors inusable Gérard Miller, qui expliquait en substance dans Le Monde que les juifs ne pouvaient être que de gauche. 

Certains regretteront que le CRIF apporte de l’eau au moulin de tous les ânes convaincus que les juifs dirigent le monde en général et le gouvernement en particulier, mais ceux-là se fichent bien des déclarations d’Arfi. Ils n’ont nullement besoin du CRIF pour croire au complot juif.

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En attendant, on aimerait que le CRIF s’abstienne de décerner des brevets de cacherout politique. Il est d’une grande utilité, en particulier dans une période où la haine des juifs devient tendance dans les cours de récréation. Il représente (c’est le « R » de l’acronyme) les juifs affiliés d’une façon ou d’une autre à la Communauté organisée comme dit Soral, autrement dit tous ceux pour qui cette appartenance est un élément important de leur identité. Il doit être l’intercesseur de la rue juive auprès des pouvoirs publics et de tous les corps intermédiaires, partis, syndicats, Eglises qui tissent encore vaguement la société. Il n’est pas le Parti des juifs. Arfi a bien le droit, si ça lui chante, de désapprouver la décision du gouvernement israélien d’inviter Jordan Bardella à un colloque sur l’antisémitisme, à condition de rappeler qu’il ne parle qu’en son nom. Symétriquement, Marine Le Pen aurait dû s’abstenir d’appeler le CRIF à se dégauchiser, donnant ainsi le sentiment que les juifs sont une clientèle qu’elle dispute à la gauche.  

Fâcheuse déconnexion

Au-delà du CRIF l’obstination d’une grande partie des élites intellectuelles juives à voir dans le RN le continuateur du Front national de Jean-Marie Le Pen donc, à le considérer comme structurellement et éternellement antisémite, témoigne au minimum d’une fâcheuse déconnexion – de la réalité et d’une proportion croissante des juifs de France qui n’ont pas demandé la permission pour s’affranchir de l’interdit. Serge Klarsfeld l’a fait depuis longtemps, suscitant des grognements gênés – on ne peut tout de même pas l’accuser de complaisance avec l’antisémitisme. Il y a quelques jours, il enfonçait le clou dans Le Figaro : « Aujourd’hui, d’un côté, le Crif est réticent à respectabiliser le RN dont il condamne les origines et dont il suspecte la sincérité. De l’autre côté, une partie importante de la population juive se rend compte que l’extrême gauche est complice de l’islamisme et que le RN s’est transformé en un parti pro juif et pro-israélien. » Au risque de me répéter, je ne connais pas un juif qui songe à quitter la France par peur du RN. Mes bons amis, qui ne veulent pas répudier leur jeunesse antifasciste, me disent que, dans leur for intérieur, les dirigeants du RN n’ont pas changé. D’abord, qu’en savent-ils ? Et ensuite, pourquoi se soucier de mauvais sentiments qui ne s’expriment pas et ne cassent pas la gueule aux enfants juifs ou aux rabbins ? Tant qu’ils le gardent pour eux, les gens ont bien le droit de ne pas aimer les juifs. Je veux bien qu’on sonde les reins et les cœurs lepénistes pendant que la France insoumise hurle au « génocide » toute la journée, distillant l’idée que les « sionistes » sont les nouveaux nazis, mais parfois il faut hiérarchiser ses combats.

Nos grandes consciences, juives ou pas, ont mis beaucoup de temps et pris beaucoup de pincettes pour reconnaitre l’existence d’un antisémitisme islamique encouragé par la gauche insoumise. Ça ne les qualifie pas particulièrement pour arbitrer les élégances. Les juifs sont des citoyens adultes. Ils n’ont pas besoin des consignes de leur rabbin ou de leur représentant communautaire pour voter.

Mystérieux Murakami

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Haruki Murakami © Shutterstock/SIPA

Dans La Cité aux murs incertains, Haruki Murakami entraîne le lecteur dans un monde poétique et inquiétant. Pour entrer dans l’univers du romancier japonais, il faut abandonner toute rationalité.


Haruki Murakami est une star et chacun de ses romans un événement. Après le subtil et délicat Galette au miel, l’auteur japonais le plus lu au monde nous revient avec une somme de plus de 500 pages au titre murakamiesque en diable : La Cité aux murs incertains. Sorti au pays du Soleil-Levant il y a un an, le roman vient de prendre place dans nos librairies et attise les curiosités. De l’auteur traduit en plus de cinquante langues, on sait peu de choses. Que son nom signifie « l’arbre de printemps dans le haut du village », ce qui en soi est déjà une invitation au voyage. Qu’il a dirigé, un temps, une boîte de jazz. Qu’il a traduit des auteurs américains, dont Raymond Carver, Scott Fitzgerald, John Irving et J. D. Salinger, et qu’il a une passion pour la course à pied. Autant dire que le mystère reste entier, et que ses livres ne font que le renforcer. De La Ballade de l’impossible, son plus grand succès au Japon, à Kafka sur le rivage en passant par la trilogie 1Q84, ses romans se distinguent par un climat d’étrangeté cher à tout « harukiste » qui se respecte. À première vue, tout paraît simple dans l’univers de Murakami, à l’image de cette phrase inaugurale : « C’est toi la première qui m’a parlé de la Cité. » À première vue seulement. Son héros, un jeune homme de 17 ans qui mène une vie calme et paisible, rencontre par un matin d’été une jeune fille d’une année sa cadette. Les jeunes gens vont tomber amoureux. Ensemble, ils se plaisent alors à imaginer une cité aux murs incertains jusqu’au jour où la jeune fille, sans explication aucune, disparaît. Désespéré, le jeune homme, qui est aussi le narrateur, décide de rejoindre l’étrange cité dans l’espoir de la retrouver. À ce stade de l’histoire, le lecteur, s’il veut poursuivre sa lecture, n’a d’autre choix que de mettre son cartésianisme de côté et de s’en remettre au romancier. Ceux qui le pratiquent depuis longtemps savent que lui seul détient les clés des mondes oniriques et souvent inquiétants dont il a le secret. Dans cette mystérieuse cité, les horloges n’ont plus d’aiguilles et le temps semble s’être arrêté. Les personnages, quant à eux, n’ont plus d’ombres car ils ont été contraints de s’en séparer. Peu de constructions aussi, hormis une bibliothèque dans laquelle le jeune homme va trouver un emploi singulier : celui de liseur de rêves. Là, dans l’atmosphère feutrée de la salle de lecture, il s’essaie à les décrypter. Dehors, la neige tombe sans discontinuer et des licornes broutent des feuilles de genêt. Lorsqu’elles meurent, un étrange gardien ramasse leur dépouille pour les faire brûler hors les murs. Rêve ou réalité ? Telle est la question vertigineuse que pose La Cité aux murs incertains et qui, loin d’y répondre, en explore les arcanes avec une infinie poésie. Ode splendide aux pouvoirs de l’imagination, ce roman que l’écrivain a commencé il y a plus de quarante ans et qu’il a entièrement réécrit pourrait bien lui valoir le prix Nobel pour lequel il est depuis longtemps pressenti.

Haruki Murakami (trad. Hélène Morita et Tomoko Oono), La Cité aux murs incertains, Belfond, 2025. 560 pages.

Enfin, la bible du bicross français

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image d'illustration © Matias Basualdo/ZUMA/SIPA

Monsieur Nostalgie nous parle de l’anthologie du BMX français, œuvre collective qui en est à sa deuxième édition et retrace l’épopée d’un sport, d’un art de vivre, d’un plaisir de quartier devenu discipline olympique…


Je crois qu’il n’y a pas plus grand marqueur générationnel que le bicross (ou vélocross). Quesaco ? De mon temps, le mot BMX (Bicycle Moto Cross) était peu employé, on avait francisé cette discipline venue de Californie, même si les origines géographiques exactes sont encore floues. Étrangement, les mystères de la lexicologie sont impénétrables, on parla, quelques années plus tard, de « Mountain Bike » bien avant d’adopter le terme générique VTT. Parfois, c’est l’anglais qui prime. Parfois, c’est le français qui l’emporte.

Une génération BMX

Encore aujourd’hui, à cinquante ans passés, dans un conseil d’administration ou un comité de rédaction, je classe les hommes nés dans les années 1970 en deux catégories distinctes, ceux qui ont adhéré pleinement à ce mode de vie US et les autres, réfractaires au pédalage en liberté. C’est pareil avec Belmondo, soit on aime passionnément les films et l’attitude de Jean-Paul, soit on reste à quai, imperméable à son allure décontractée et à son humour cascadeur.

L’Université si prompte d’habitude à s’emparer de tous les sujets est complètement passée à côté de ce phénomène sociologique, sportif et artistique, d’une ampleur encore insoupçonnée. Car ce « petit » vélo de 20 pouces au grand cœur a bouleversé les adolescents du monde entier. Et la France n’a pas été en reste dans cet engouement, portée déjà à l’époque par les résultats de ses champions (garçons et filles ont toujours brillé sur les pistes), la concurrence de nos marques nationales (Motobécane, Peugeot, Gitane, etc.) et le plus bel événement de la Terre sponsorisé par Yop au POPB.

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J’ai vu de mes yeux des hommes d’affaires, tenant d’une main de fer des PME de centaines d’employés, défaillir au moment où la conversation court sur d’autres terrains que le business pur. Il a suffi que je prononce des mots magiques : Mongoose, Eddie Fiola, Hutch, Skyway Tuff Wheel, Nicole Kidman dans BMX Bandits, Mad Dogs, Xavier Redoit et Claude Vuillemot. Des larmes de bonheur coulaient presque sur leur costume. Les Parisiens se rappelaient des rassemblements au Trocadéro et les sudistes des tournées Supertour. Tous se souvenaient de l’exposition « Béton Hurlant » au Musée National du Sport à Paris en 2012.


Bicross : fruit de la débrouillardise et de l’envie de sauter des bosses

J’aurais toujours la plus profonde estime, au-delà des opinions politiques et des différences de milieux, pour un garçon de 50 ans qui sourit à l’évocation de son premier MX10 de couleur jaune offert pour son anniversaire. Je sais que nous partageons là, le même fond culturel et les mêmes élans sincères. Les spécialistes savent que le bicross tient une place à part dans l’émergence des sports non-conventionnels, comme le skate, car cette ferveur populaire n’a pas été dictée, programmée, téléguidée par des industriels, par des fédérations, par des organismes savants, elle est née de l’inventivité de gamins qui transformèrent leur vélo courant en l’adaptant à une pratique hors du bitume, pour s’amuser dans les chemins. Le bicross n’est pas une invention d’adultes à destination des enfants, il est le fruit de la débrouillardise et de l’envie de sauter des bosses. Pour mieux appréhender le bicross, de ses premiers tours de roues à son évolution olympique, il manquait une anthologie, complète, illustrée, divertissante, émouvante, nostalgique, didactique et aussi visionnaire.

BICROSS EDITIONS

C’est chose faite grâce à des passionnés, Alain Massabova en tête qui a réuni tous les acteurs français. Si on ajoute à ce tableau une préface de Bob Haro himself, le prince du freestyle, ce livre doit trôner dans toutes les bibliothèques. À mon avis, un honnête homme doit le posséder et le mettre sur la même étagère que Don Quichotte, Les Trois Mousquetaires et À la recherche… Quel beau travail éditorial ! J’ai été biberonné à Bicross Magazine, mon père était abonné à Moto Verte. Il fut parmi les premiers motards à s’intéresser au Trial et acheter ses Honda chez Sammy Miller en Angleterre. Le bicross m’est donc parvenu par deux sources : l’ouverture du film « On any Sunday » produit par Steve McQueen et « E.T ».

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Dans nos provinces éloignées, nous rêvions des marques américaines en chaussant des Vans à damiers. Dans cette bible, vous apprendrez tout, de l’âge d’or, aux années 1990 plus sombres et enfin la résurrection des années 2000. Nos médailles de l’été dernier, à Paris 2024, le prouvent.

En lisant cette machine à remonter le temps, j’ai revu précisément Ludo avec son Lejeune à rétropédalage orange et tous les autres bicross de notre bande berrichonne, les Raleigh Burner, MX20 à suspension et autres Peugeot CPX ou BH espagnols.


Bicross, l’histoire du BMX français, 300 pages.

Livre BICROSS L’histoire du bmx Français Ré édition V.2

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Odyssée vers Trinidad

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Façade latérale de l’Iglesia Parroquial de la Santísima Trinidad © Julien San Frax

Visiter Trinidad se mérite. La ville cubaine classée au patrimoine mondial de l’Unesco surnage dans un chaos post-castriste qu’il faut savoir traverser. Mais dans ses ruelles pavées, derrière des façades colorées, palais et demeures familiales témoignent du riche passé de cette bourgade qui a connu la prospérité grâce à la canne à sucre.


Le 18 octobre 2024, un black-out plonge Cuba dans le noir : une panne géante affecte la plus grosse centrale électrique de l’île caribéenne. Depuis fort longtemps, elle ne fournissait déjà plus assez de jus pour satisfaire aux besoins des 10 millions de Cubains. En 2025, les coupures se multiplient. Qu’on imagine l’enfer quotidien, sous la moiteur tropicale, dans un pays où sévit par ailleurs une grave pénurie alimentaire : ventilos et clim à l’arrêt, victuailles du congélo bonnes à jeter…

Trinidad figée dans la crise

À cinq heures de route de La Havane, la bourgade de Trinidad – classée au patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1988 – ne vit pas ces avanies dans la liesse. S’y aventurer requiert de la détermination : faute de carburant, les bus poussifs de la compagnie Via Azul circulent de façon erratique ; mieux vaut opter pour un taxi collectif ou, mieux encore, réserver son taxi perso. Payable en devise forte, l’aller-retour se négocie autour de 300 euros. Louer une auto ? Pas conseillé : les tarifs surpassent largement ceux pratiqués en Europe, et vous paierez l’essence au prix fort – en CB, obligatoirement – dans des stations-service réservées aux seuls touristes. À Cuba, quand les pompes ne sont pas à sec, d’interminables files de voitures patientent huit heures durant pour un plein ! En outre, les véhicules de location sont une cible appréciée d’une police avide de prunes, cueillies à l’arbre du comique de situation. Préférable de confier votre escapade à un pro du volant : lui saura esquiver les nids-de-poule, lever le champignon aux points de contrôle, etc. Précaution supplémentaire : intimer de s’élancer matutinalement à votre chauffeur, et surtout pas la nuit, sur la vastitude autoroutière bitumée par les Américains… dans l’antiquité précastriste.

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Franchies les extensions urbaines de la capitale, comme dans un film post-apocalyptique, s’offre au regard le spectacle exotique de cette piste à six voies, rapiécée, crevassée, aux lignes blanches effacées, sur laquelle de loin en loin s’époumonnent quelques américaines antédiluviennes et crachotantes, doublées à tombeau ouvert par ces rares, orgueilleuses berlines d’importation récente. Les rives de ce couloir vacant, monotone, surdimensionné, sont envahies par une luxuriante végétation invasive. Au fil du temps, elle a remplacé les zones cultivées. L’odyssée vers Trinidad commence par ce paysage de science-fiction.

Une ville préservée au charme colonial

C’est à 200 kilomètres de La Havane qu’apparaissent enfin, clairsemés, champs de canne à sucre et bananeraies. Aucun panneau indicateur ne vous signalera qu’aux deux tiers de cette autopista nacional, il faut bifurquer sur la droite. Passé la baie de Cienfuegos, la petite route serpente poétiquement, plus déserte que jamais, pour longer in fine la côte caraïbe jusqu’à Trinidad.

Les dommages de l’étalement urbain n’ont pas encore atteint le bourg amorti de la région joliment baptisée du nom de son chef-lieu : Sancti Spiritus. Trinidad culmine à moins de 100 mètres d’altitude, très en arrière du minuscule port de Casilda auquel fait face la péninsule d’Ancon, avec ses vastes plages de sable blond et sa haie d’hôtels d’inégale facture.

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Fondée en 1514 par Diego Velazquez (1465-1524), la Villa de la Santisima Trinidad connaît son apogée au tournant du xviiie siècle, la culture de la canne à sucre assurant la fortune de quelques dynasties. Cet âge d’or périclite en 1840 : le cours du sucre s’effondre sous la concurrence de Cienfuegos. Mais les édifices, eux, n’ont pas rendu l’âme : Palacio Brunet (qui abrite à présent le Museo romantico), Palacio Cantero (actuel Museo historico), demeure de la famille Valle-Iznaga (Museo de Arquitectura trinitara)… Sans compter les innombrables bâtisses aux toits de tejas francesas d’un joli rouge. Leurs façades pastel, leurs salons ajourés au mobilier colonial témoignant d’une opulence évanouie, font aujourd’hui l’orgueil du patelin, demeuré étonnamment dans son jus. Avec sa Plaza Mayor aux urnes de céramique qui miroitent au soleil, ses églises et autre Convento de San Francisco au campanile perché sur le panorama – il abrite le Museo nacional de la Lucha contra Bandidos, « bandits » en qui vous aurez reconnu les anticastristes réfugiés dans la sierra d’Escambray, et décimés par l’invincible Revolucion. Ces monuments s’égrènent dans l’entrelacs des ruelles où ne passent que de rares piétons, deux ou trois cavaliers solitaires, et quelques mototaxis. Au seuil des restaurants épars, ou de la Casa de la Musica, piétinent les inévitables rabatteurs en quête de touristes fantômes.

À l’écart des normes modernes

Si la crise endeuille Trinidad, par chance, les normes « inclusives » qui de nos jours régentent les hauts-lieux du tourisme de masse n’ont pas encore assigné la voirie au lot de contraintes visant chaque segment de la transhumance : ici, pas de passerelles pour les Samsonite à roulettes, de parcours fléchés pour les aveugles, d’aires de jeu pour les marmailles, de rampes pour les vieillards. Trésor multiséculaire de Trinidad, ses ruelles pavées de chinas pelonas, galets calcaires polis par les alluvions, conservent leur aspect d’origine. Comme autrefois, le marcheur doit s’accommoder de la rudesse de ce pavement lustré, inégal et pentu.

Les guides ne manquent toutefois pas de rappeler que ces empierrements servirent de ballasts aux galions chargés d’esclaves importés d’Afrique pour trimer aux plantations. Ni de vous vendre, à 16 kilomètres de Trinidad, le pèlerinage à la Torre Iznaga, millésimée 1820 et haute de 44 mètres, d’où l’on surveillait, paraît-il, les ilotes du domaine. Une version moins autorisée assure qu’on y sonnait, tout simplement, l’angélus.


Trinidad

Meilleure période : février, mars, avril.

Y aller depuis La Havane. En bus : www.viaazul.wetransp.com ; en taxi : Agence Estaban, tél. mobile (WhatsApp) + 53 52 71 01 65 (très fiable).

Se loger : Mansion Alameda (www.mansionalameda.com), Casa Brava Trinidad (www.casabravahotel.com). Playa Ancon (à 12 km de Trinidad) : Hôtel Melia Trinidad Peninsula (www.meliacuba.com). À éviter : Hôtel Trinidad Grand Iberostar.

À lire : Guide Lonely Planet Cuba, 2024 (nouvelle édition à paraître en avril 2025).

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Jean-Paul Enthoven ou le chemin de la liberté

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Jean-Paul Enthoven © JF PAGA

Dans Je me retournerai souvent, Jean-Paul Enthoven évoque des souvenirs et des auteurs qu’il a connus, lus ou fréquentés. Pas pour les tièdes…


De sa retirance parisienne, en bordure du jardin abritant quelques œuvres célèbres de l’ogre Rodin, dont La Porte de L’Enfer, pour voir les allers-retours de Satan, Jean-Paul Enthoven nous offre une promenade littéraire et égotiste qui ravira les amoureux de la belle langue. La confession de l’ancien éditeur, devenu écrivain, vaut le détour. L’homme, de nature secrète, se met à nu, acceptant de montrer les défauts de la cuirasse, mais également ses qualités. On a l’image d’un esthète, toujours élégant, en pantalon blanc et chemise de lin, le visage halé, les lunettes fumées, le ton qui en impose, la remarque qui flatte ou qui tue, c’est selon l’interlocuteur. Il regrette l’Europe galante, en retrouve quelques éclats en Italie, notamment en Toscane, où réside sa Bien-Aimée, le long de la côte amalfitaine, sur l’île de Capri, sous le regard langoureux du fantôme de Bardot méprisé par Godard. C’est un sudiste sensuel qui prend des avions comme on fume un cigare. On lui envoie un message, il est à Miami, au Venezuela, il boit un cocktail en songeant à son prochain livre. C’est peut-être le dernier extravagant, dans le style de Paul Morand ; le Morand, visiteur du soir de Proust, l’homme des nuits ouvertes, de la nouvelle tranchante comme du diamant, du sprinter vers une ligne d’arrivée incertaine, obsédé par la camarde, de l’angoissé permanent. Mais aucunement l’écrivain statique, devenu académicien pour faire plaisir, encore une fois, à sa femme richissime et antisémite. De Gaulle a fini par retirer son veto. Il avait d’autres chats à fouetter. Le Morand crépusculaire du Journal inutile, confiant ses relents d’âme moisie à Jacques Chardonne, guère plus fréquentable que le sectateur de Pierre Laval, il le déteste, et comme il l’a aimé, sa phrase n’en est que plus assassine : « Il est toujours éblouissant – l’ignominie se déguste, même honteusement – mais il est devenu odieux et méchant », écrit Enthoven. Plus loin : « À chaque page de ce Journal, Morand se rapetisse. Ses giclées de bile le défigurent. » Il en va de même pour Pierre Drieu la Rochelle. Lui aussi est passé de l’autre côté de la rive, celle des croix gammées. Du talent, irradié par « une immaturité perpétuelle », et un antisémitisme comparable au diabète. Proche de Jacques Doriot, communiste converti au nazisme, enivré de causes perdues, il évite le recyclage d’après-guerre, dont beaucoup d’écrivains collabos ont su profiter, en se suicidant. « Le tweed et le gaz », résume Enthoven qui ne manque pas sa cible. À propos de ces écrivains talentueux, assis dans le sens inverse de l’Histoire, il note : « On ne dira jamais assez tout ce que l’on doit aux écrivains infréquentables. Ils préviennent les maux dont on pourrait mourir. Ce sont des vaccins. » Je me retournerai souvent n’est pas pour les tièdes.

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Le titre est emprunté à un poème d’Apollinaire. Il indique que l’écrivain patrouille sur la crête de la falaise, en surplomb de la mer turquoise, et que c’est la fin de l’après-midi, comme le lui fit remarquer une jeune femme blonde qui ne pratiquait pas la langue de bois. « Cette jeune fille me tendait un miroir couleur du temps, note Enthoven. Déjà la fin de l’après-midi ? Juste avant le crépuscule ? Peu avant la nuit… » L’heure d’écrire, en tout cas. Sagan faisait la même chose, elle chinait ses titres de roman chez les poètes. Enthoven a connu l’auteure de Bonjour tristesse grâce à son amie Florence Malraux. Il consacre un chapitre très émouvant à « Miette », la fille du « barde gaulliste ». Il faudrait citer tout le livre tant il regorge de pépites. Sagan, donc, reçoit Jean-Paul et comme elle est proustienne, elle lui pose trois questions sur son auteur préféré. Ça tombe bien, Enthoven fréquente les allées sinueuses de l’asthmatique Marcel. Les réponses fusent et le voici introduit dans le cercle fermé et alcoolisé de Françoise. Enthoven parie que ses romans trouveront de nouveaux lecteurs. Sa modernité joue en sa faveur. Son « amoralisme tranquille », précise-t-il. « Elle est la seule femme qui figure sur mon Mur Sacré », ajoute-t-il. Puis, il en profite pour donner un coup de griffe au mauvais tissu de notre époque. « Qui oserait, chez nos modernes, mettre tant de riches, tant de beaux quartiers, dans un casting romanesque ? Et tant de voyages en première classe ou d’épaisses moquettes sur lesquelles des robes coutures s’affalent dans un bruissement soyeux ? » Enthoven, ici, parle de certains décors de ses romans. La guerre du goût impose de ne pas rendre les armes devant « les chiens de garde qui veillent sur le bon traitement de la ’’question sociale’’ ou de ’’la domination patriarcale’’. »

D’autres portraits savoureux sont présentés par Enthoven. Citons Barthes, « veuf de sa mère », Kundera, « homme révolté », Diderot, son « ange gardien le plus intelligent », Cioran, « absolument généreux », Gracq, « l’exquis mortifère de Saint-Florent », Louise de Vilmorin, de la race des femmes conversiationnistes, Hemingway et ses coqs de Key West, Camus, si proche par l’enfance vécue sous le soleil d’une Algérie encore française, Gary, le dépossédé de tout, et tant d’autres voyageurs du temps qu’il faut présenter à la nouvelle génération qui lit de moins en moins et perd la mémoire. Sans oublier Aragon, dont le fantôme rend visite à Enthoven – il est très présent dans son avant-dernier roman intitulé Ce qui plaisait à Blanche. Il aimerait lui poser plusieurs questions, dont celle-ci : « As-tu vraiment fait l’amour avec Pierre Drieu la Rochelle, une nuit de 1926, sur la plage d’Anglet ? »

Et puis, il y a l’évocation de Philippe Sollers – je viens de citer deux titres de ses livres. Enthoven se souvient de l’ami, du complice parfois, mais il n’hésite pas à souligner les travers du Sollers parfois trop « stratège, très parisien de province, qui voulait se la jouer fine et disait soudain : ’’bon, passons dans la salle des cartes…’’ – ce qui signifiait : où en sommes-nous avec les forces en présence ? » C’est vrai qu’il avait le talent d’un agent secret aux identités rapprochées multiples (IRM). Il éclatait de rire pour masquer sa timidité ou préserver son isthme peuplé de mouettes magiciennes. C’était un sous-marin, Philippe, avec de nombreux sas, dont un de décontamination, très efficace. À propos de l’auteur de Femmes, Enthoven révèle : « Il ne lisait jamais mes livres mais en disait le plus grand bien à des amis communs, à des critiques, à des jurés et à moi-même. J’ai commencé par en être blessé. Puis j’ai cessé de lui en vouloir. J’aurais pourtant bien aimé qu’il en soit autrement, c’était impossible, ce que j’écrivais ne l’intéressait pas. » C’est ce que Sollers appelait, à la fin du mois d’août passé à écrire face à l’Atlantique, le retour dans « la vallée des mensonges ». Mais Enthoven ne lui en veut pas. Il n’est du reste pas rancunier – explication à la page 140 –, il continue de le guetter, il sait que de là où il est, il voit tout, entend tout, comprend qu’il a raison sur toute la ligne, que Satan est aux commandes et que les esprits sont de plus en plus anesthésiés. C’est « un agité d’outre-tombe. »

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À travers ces portraits, se dessine, par petites touches impressionnistes, l’autoportrait de l’auteur. Il ne dit pas tout, bien sûr, l’homme est pudique et le savoir-vivre l’empêche de citer le nom de ses ennemis. Mais il sème des indices, comme il supprime la ponctuation quand il rejette Morand. Il faut prendre le temps de le relire, comme il prend le temps de se retourner souvent. Il tait également certaines blessures profondes. Ça s’appelle l’élégance du cœur, ce cœur tout neuf après une violente alerte. Il nous dit également qu’un jugement ne doit jamais être définitif, sauf pour les traitres. Il commence le livre par être critique à l’égard de René Char, puis il nous recommande la lecture d’un de ses poèmes, Allégeance, et il nous dit pourquoi – ah, l’amour.

Jean-Paul Enthoven est fidèle en amitié. Fidèle à son « frère choisi », Bernard-Henri Lévy, qu’il orthographie « Les Vies ». Le philosophe ne tient pas en place. « Ce remue-ménage, c’est son élément, écrit son ami – le mot n’est pas galvaudé. Il est convaincu qu’il est né pour le chahut et la renommée. » Entre les deux personnalités, des engueulades, des désaccords, des digressions, mais rien de grave, ils s’estiment trop. Jean-Paul Enthoven dit encore en parlant de Bernard-Henri Lévy : « Il essaie de réparer le vaste monde tandis que, par tempérament, je ne me penche que sur les alentours de mon seul nombril. »

Une phrase, soudain, me vient. Elle est signée Paul Valéry : « Je me suis détesté, je me suis adoré – puis, nous avons vieilli ensemble. »

Je me retournerai souvent appartient à la catégorie des livres – rares – qui protègent.

Jean-Paul Enthoven, Je me retournerai souvent, Grasset. 272 pages.

Je me retournerai souvent

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Les femmes savantes, les yeux fermés

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© D.R.

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il y a peu, ma Sauvageonne – encore plus ébouriffée qu’à son habitude, ses cheveux me font penser à des plumes – et moi, nous sommes rendus à la Comédie de Picardie, à Amiens, pour assister à la représentation des Femmes savantes, de Molière, dans une mise en scène de Christian Schiaretti.

Faut-il présenter cette pièce jouée pour la première fois en 1672, entre Les fourberies de Scapin (1671) et Le malade imaginaire (1673) ? Rappelons simplement que le célèbre dramaturge s’en prend aux pédantes et pédants, et en particulier à l’abbé Cotin – qui lui inspira le truculent personnage de Trissotin – qu’il avait pris en grippe depuis L’école des femmes. Trissotin ? Parlons-en. Il était ici interprété avec brio par Olivier Balazuc, au jeu subtil et nuancé, qualités que l’on peut attribuer sans hésitation à l’ensemble des comédiens, et en particulier à Francine Bergé (Bélise) et Louise Chevillotte (Armande). « L’art de l’interprétation, que ce soit celui des actrices et acteurs ou celui du metteur en scène, est celui de cacher son effort ou ses intentions, de rendre l’incarnation du texte non pas vraie mais évidente », explique Christian Schiaretti dans un texte de présentation. « Ne pas souligner la pertinence de sa lecture par l’accumulation des signes extérieurs saupoudrés sur l’ouvrage comme autant de bouées jetées là, à destination de pauvres spectateurs se noyant dans l’immensité du texte. Présomption. »

Ce soir-là, je n’ai pas eu l’impression d’être un « pauvre spectateur », non ; et pourtant, je me suis laissé emporter, noyer par l’immensité du texte. Emporté, oui, par les mélodies des mots, les rythmes, de ces versifications et prosodies classiques. Il m’est arrivé de fermer les yeux pour mieux m’imprégner du beat fait de glissades, d’allitérations, de ruptures. J’avais le sentiment d’écouter un boogie de Jimmy Reed ou de Muddy Waters. (Qu’en eût pensé Molière ?)

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La pièce terminée, l’excellent Nicolas Auvray, directeur de la Comédie de Picardie, invita le public à rencontrer les comédiens et le metteur en scène au bar. Ma Sauvageonne opta pour une coupe d’un champagne de qualité et bien moins cher qu’une place au cinéma Pathé d’Amiens ; et moi, dipsomane buté, pour une bière légère. Christian Schiaretti expliqua sa démarche ; les comédiens évoquèrent leur travail. Je les écoutais, attentif, avec une furieuse envie de taper du pied car, dans la tête, le rythme irrésistible des mots-boogies de Molière. Je demandai au metteur en scène de nous éclairer sur le fait que Balzac fût cité dans le texte. Anachronisme ? Pouvoir divinatoire de Jean-Baptiste Poquelin ? Point. Il s’agit d’une référence au poète du XVIIe siècle Jean-Louis Guez de Balzac, célèbre en son temps, mais bien moins célèbre que notre bon Honoré…

Alors qu’il partait vers son hôtel, j’ai échangé quelques mots avec le metteur en scène. Lors de la présentation, j’ai compris qu’il avait dirigé la Comédie de Reims de 1991 à 2001, puis le Théâtre national populaire de Villeurbanne de janvier 2002 à janvier 2020, et même œuvré dans le Bugey. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler qu’il avait marché dans les pas de mon écrivain préféré : Roger Vailland. Il semblait bien le connaître et cela m’a réjoui. Je me suis juré qu’en rentrant chez ma Sauvageonne j’allais relire Drôle de Jeu tout en écoutant le boogie « Sam all over », de Canned Heat, en songeant au beat des vers de Molière. Ce que je ne fis pas ; je n’ai pas de parole.

Drôle de jeu

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Australie : « zéro chance » pour les clandestins

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Capture d'écran d'un clip de l'Australian Border Force (ABF) mettant en avant l'efficacité de la politique de protection des frontières de l'Australie et visant à dissuader les migrants d'entreprendre des traversées illégales en bateau © ABF TV (capture d'écran)

En Australie, l’immigration est une question technique. La politique drastique menée par les gouvernements travaillistes a fait s’effondrer le nombre de migrants clandestins et les visas sont sévèrement encadrés en fonction des besoins économiques. Résultat : cette immigration régulée est considérée comme une chance pour le pays.


Une telle chose est-elle pensable en France ? En Australie, depuis la rentrée septembre, le nombre de permis de séjour délivrés aux étrangers demandant le statut de résident permanent a été divisé par deux par rapport à l’année précédente. Phénomène encore plus improbable, c’est un travailliste, le Premier ministre Anthony Albanese, qui est à l’origine de la décision. Pour couronner le tout, sa mesure s’inscrit dans le cadre d’une politique sociale de lutte contre la crise du logement !

Un sujet sensible

Principalement peuplée par des descendants de colons et de travailleurs étrangers (on ne recense que 3 % d’Aborigènes sur le territoire), l’Australie a un rapport apaisé à l’immigration. Il n’en a pas toujours été ainsi. Cette situation est le fruit d’une véritable révolution des consciences, qui s’est opérée depuis vingt-cinq ans. Résultat, le fait migratoire est aujourd’hui perçu par la plupart des Australiens comme une question technique sur laquelle des objectifs chiffrés et des données transparentes sont débattus chaque année au Parlement.

En Australie, les dernières statistiques connues sur l’immigration datent de la période 2022-2023. Au cours de ces douze mois, 212 000 nouveaux immigrés permanents ont été accueillis dans le pays qui compte 27,4 millions d’habitants. Une proportion stable depuis dix ans. 8 % des arrivants ont été admis dans un cadre humanitaire, 25 % en vertu du regroupement familial, et 67 % pour raison professionnelle. À quoi s’ajoutent les visas temporaires : 577 000 ont été distribués à des étudiants, 464 000 à des employés en CDD. Autrement dit, près de 95 % des titres de séjour ont été délivrés pour motif d’activité. En France, le taux s’élève à 20 %…

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Les Australiens ont compris que l’immigration était un sujet crucial il y a quarante ans. À partir des années 1970, les flux historiques en provenance d’Europe ont commencé à se tarir, la natalité s’est mise à chuter (1,5 enfant par femme en 1984 contre 2,3 en 1974) et le développement économique de l’île a commencé son envol. Le modèle de l’« Australie blanche » a alors atteint sa limite. Il a fallu se tourner vers l’immigration asiatique. Dans un premier temps, les gouvernants ont procédé de façon empirique, voire anarchique, en faisant venir des travailleurs d’Inde, du Vietnam ou des Philippines au gré des besoins.

L’affaire du Tampa

En 2001, l’affaire du Tampa oblige toutefois l’Australie à se positionner de manière plus claire et stratégique. Le Tampa est un cargo qui se présente cette année-là au large de l’île Christmas, au nord du pays, avec 400 réfugiés afghans et irakiens à son bord. Un bras de fer débute alors entre le pouvoir et les associations humanitaires locales qui pressent le Premier ministre libéral, John Howard, de revenir sur son refus de laisser débarquer les passagers.

Quand le capitaine tente de forcer le blocus, les troupes spéciales interviennent. Les migrants sont arrêtés puis transférés sur l’île de Nauru, un petit État indépendant situé à plus de 1 000 kilomètres, où l’Australie finance pour eux la construction d’un camp d’accueil. Lors d’une célèbre allocution télévisée, John Howard justifie l’ordre qu’il a donné : « Nous déciderons qui entrera en Australie et dans quelles circonstances. » L’affaire est un véritable électro-choc pour la société australienne. Quelques jours après, une nouvelle loi sur l’immigration est votée, qui conforte Howard dans son action. Violemment combattue par les tenants de l’ouverture en grand des frontières, elle n’en reste pas moins un modèle de pragmatisme. Le texte exclut du régime commun sur l’asile tous les territoires du nord de l’Australie, et limite fortement les droits des personnes débarquant sans papiers sur le sol national.

La « Solution du Pacifique »

Parallèlement, une force de contrôle maritime est créée pour intercepter les bateaux des passeurs, avec pour consigne de convoyer systématiquement tous les clandestins vers Nauru ou en Papouasie, un deuxième pays voisin à qui l’Australie a délégué la gestion de la demande d’asile. De facto, une immense majorité des candidats à l’installation sont renvoyés chez eux. C’est le système dit « Solution du Pacifique », largement plébiscité par les Australiens.

Pourtant, en 2007, le pays y renonce en raison de coûts jugés trop élevés et de plusieurs campagnes de presse internationales. Mais cinq ans après, les travaillistes au pouvoir font marche arrière. Comprenant que leur cote de popularité pourrait bien rebondir s’ils restauraient la « Solution du Pacifique », ils lancent en 2013 une nouvelle version de cette politique, qu’ils renomment « Opération frontières souveraines » – elle deviendra plus tard le programme « No Way », aujourd’hui baptisé « Zero Chance ». Depuis, le nombre de clandestins parvenant à entrer en Australie s’est effondré, s’élevant désormais à quelques centaines par an.

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Quant à l’immigration légale, elle est essentiellement économique. Et sévèrement encadrée. Pour obtenir un visa de travail, le parrainage d’un employeur local est indispensable – sauf si le candidat exerce un métier en tension, dûment listé. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi réussir un test où les examinateurs contrôlent le niveau d’anglais et vérifient le casier judiciaire, les qualifications et les expériences professionnelles. Un Français récemment installé en Australie témoigne : « C’est très strict. Il faut fournir la liste des pays visités ces dix dernières années, détailler sa situation financière, produire une assurance santé privée, puisque l’accès à la Sécurité sociale est réservé aux nationaux. »

En Australie, un large consensus s’est donc dégagé. Sur la quasi-totalité de l’échiquier politique, chacun est d’accord pour dire que l’immigration est une chance pour le pays, mais à condition d’être régulée de façon draconienne et guidée par des critères économiques. Dans ces conditions dépassionnées, la population locale accepte sereinement un certain métissage. L’Australie est le pays du remplacement heureux.

Telle Salomé, Rima Hassan a obtenu la tête de Boualem Sansal

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Rima Hassan et le recteur de la mosquée de Paris. Image : Twitter.

L’écrivain Boualem Sansal, détenu depuis novembre 2024 et souffrant d’un cancer a finalement été condamné jeudi à cinq ans de prison par la justice algérienne. Si la majorité de la classe politique française est outrée par cette sentence, certains élus d’extrême gauche sont plus conciliants avec Alger.


L’historien est dans la position qui ne connaîtrait les faits que par le compte-rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur.

Charles Seignobos (La Méthode historique appliquée aux sciences morales)


C’est fait. Enfin, pour ainsi dire.

Rappelons d’abord qu’une certaine gauche, souvent plus que conciliante envers certains courants religieux qui prescrivent des exigences vestimentaires contraignantes à leurs adhérentes (au féminin), brillait par son absence lors de la manifestation de soutien à l’écrivain bien français, tenue à Paris deux jours auparavant.

L’éminente juriste internationale et internationaliste Hassan, qui s’était opposée à la motion votée au parlement européen demandant la libération du prisonnier d’opinion Boualem Sansal, est sûrement un peu déçue par la mansuétude laxiste du tribunal algérien : le parquet avait requis 10 ans d’emprisonnement contre son compatriote, il écope d’un petit quinquennat, au terme d’une procédure au cours de laquelle le ministère public, garant de la paix sociale, n’a pas été pénalisé par un excès de formalisme sur le plan des droits de la défense et de la publicité des débats; le « procès » proprement (si l’on ose dire) dit a quand même duré vingt longues minutes, et si l’accusé n’a finalement pas eu d’avocat pour le défendre, il faut admettre que le choix initial d’un conseil juif relevait de l’impudence.

L’égérie de l’Algérie n’a pas exprimé une quelconque réprobation du processus judiciaire qui a abouti à la relégation de l’écrivain à la version actualisée du « pavillon des cancéreux » vu les graves problèmes urologiques du condamné, il est même permis de conjecturer qu’elle a eu plus que sa tête, même sa peau, et que la défunte Margaret Thatcher a joué pour elle le rôle d’inspiratrice, quoique à contre-emploi : en effet, selon Jacques Chirac, à une certaine époque, la Première ministre convoitait une autre partie de son anatomie à poser sur un plateau.

La juridiction algérienne a donc assimilé la défense de la thèse, de nature historique, portant que l’Ouest-algérien aurait été arbitrairement retiré du Maroc et rattaché à l’Algérie par le colonisateur français, à une atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire et à la stabilité des institutions.

L’eurodéputée Hassan est non seulement une critique littéraire hors pair, elle est aussi férue d’histoire.

Elle dénonce, à juste titre, les crimes commis de 1830 à 1962 par la France en Algérie. Fort bien.

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Lorsqu’il lui est rappelé que l’histoire postcoloniale de l’Algérie est riche en événements dramatiques pour sa propre population (régime politique à parti unique dès 1962 qui dure toujours; renversement et emprisonnement sans procès des opposants, comme Ben Bella, premier président de la République par le coup d’État de Boumediene en 1965; nombreuses éliminations avec extrême préjudice à l’étranger de figures historiques de la révolution devenus opposants au pouvoir, répression anti kabyle, hirak, etc.), elle réplique avec hauteur et passion que « la Mecque des révolutionnaires et de la liberté est et restera Alger » et que « ce pays est une boussole dans son histoire » puisqu’il a appuyé toutes les luttes anticoloniales.

En matière de liberté et d’État de droit en général, on trouve des modèles plus convaincants; il y a des boussoles qui perdent le nord.

Hassan défend, tout aussi légitimement, vu son impact sur la scène internationale (quoique de manière parfois contre-productive), la cause palestinienne. En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien actuel, elle remonte la chaîne de causalité des événements, mais opte pour un arrêt brutal à la Nakba de 1948. Fort bien. Cependant, un débat sain, global, et surtout instruit à charge et à décharge, doit être mené avec l’assistance d’historiens, rompus à la méthode historique scientifique, missionnés comme témoins experts. Selon les bribes d’informations dont on dispose, aucun n’a été cité à la barre du tribunal algérien pour éclairer les juges algériens qui prennent (c’est le mot en l’occurrence) des vessies pour des lanternes. Mais rien pour troubler la sérénité historique zen d’une Rima Hassan.

(Incidemment, on aimerait demander à Mme Hassan si elle, contrairement à l’étudiant algérien lambda, a entendu parler de Messali Hadj, exclu du canon évangélique par les gardiens du temple révolutionnaire à titre d’apocryphe).

La classe politique française est unanime pour condamner cette atteinte à la liberté de parole commise par la « justice » algérienne, encore que la formulation adoptée par Mathilde Panot de La France insoumise soit plus sobre, plus pondérée.

Nul ne saurait lui reprocher l’hystérie.

Digressions virologiques

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Manifestation contre le racisme et le fascisme, Paris, 22 mars 2025 © ISA HARSIN/SIPA

Antisémitisme, Français d’aujourd’hui et anticorps…


Rien d’étonnant à ces nombreuses réunions actuelles sur le thème de l’antisémitisme. Il ne s’agit plus seulement de la vertigineuse augmentation des actes antisémites depuis le 7 octobre 2023; dans notre pays et dans bien d’autres, des verrous semblent avoir sauté, exposant les Juifs médusés aux fantômes d’un passé qu’ils croyaient révolu.

Les sondages montrent que les jeunes, mal protégés par un antiracisme dévoyé par l’intersectionnalité des luttes sont particulièrement vulnérables au virus antisémite. Deux affaires qui les concernent particulièrement sont révélatrices. Elles étaient censées faire rire, mais ce rire n’est qu’un ricanement.

Dans un sketch de juillet 2024, Blanche Gardin se déclare antisémite et s’entend répondre, sous les rires d’une assistance jeune, que toute la salle est antisémite1. Le fil conducteur de l’humoriste est que après ce 7 octobre où il ne s’est pas passé grand-chose, les Juifs enfument les gens en se plaignant continuellement d’être persécutés. C’est ce que disait Dieudonné de la Shoah et il a beaucoup apprécié le sketch.

Récemment, ce fut Cyril Hanouna en clone des pires affiches de Juifs de l’époque nazie, une caricature qui avait certainement reçu l’imprimatur du chef suprême de la LFI.

Tous ont bien sûr proclamé qu’ils vomissaient l’antisémitisme. Mme Gardin a même dévoilé un argument puissant : un de ses cousins serait Juif! Delphine Horvilleur lui a répondu avec raison qu’elle se fichait de savoir si elle était antisémite ou non, mais que son sketch encourageait l’antisémitisme.

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L’histoire des Justes ne manque pas, en effet, d’antisémites qui malgré leurs préjugés ont sauvé des Juifs; et d’autres (Laval en est un exemple) qui, sans l’être, on fait le contraire par lâcheté ou opportunisme.

Cinq ans après le Covid, la virulence du virus antisémite dont le variant antisioniste prédomine largement aujourd’hui, est grande parce que sa structure simple (simpliste?) et rigide le rend insensible aux anticorps du débat. Les milieux de culture qui le font croître le mieux, ce sont des images (le keffieh…) et des slogans (du fleuve à la mer..). Pour enrichir des milieux moins favorables, le virus secrète des adjuvants : les bons sentiments compassionnels LGBT et antiracistes, mais les souches les plus robustes, dites fréristes, n’en ont nul besoin. Elles carburent à la prédication islamiste à laquelle les souches mélenchoniennes se sont étonnamment bien adaptées malgré leurs circuits métaboliques très différents.

Arrêtons la métaphore: pour les militants engagés, la détestation d’Israël participe d’une façon d’être au monde et est hermétique à toute argumentation. 

Celle-ci est indispensable en revanche auprès des jeunes sur lesquels LFI essaie une OPA sous prétexte qu’ils comprennent les raisons du martyre des Palestiniens : il ne s’agit en réalité pas de compréhension, mais d’émotions parfaitement respectables mais manipulées par une propagande efficace blanchie sous le harnais : il y a cinquante ans, sous l’influence de l’URSS, l’ONU déclarait Israël état raciste. 

Outre la jeunesse, qu’il faut atteindre avec ses propres codes, dans lesquels l’humour joue un bien plus grand rôle que la dissertation scientifique, il faut agir auprès de cette masse immense de citoyens pas particulièrement hostiles mais qui se « posent des questions », dont beaucoup sont parfaitement légitimes. C’est avec eux qu’un débat argumenté s’impose. Il doit mettre en relief l’éléphant dans la pièce, à savoir l’islamisme radical et ses objectifs, et éviter toute coloration messianique qui ne convaincra que les déjà convaincus. 

Le travail est ingrat mais nécessaire et non désespéré. Contrairement à ce qui se dit parfois, la France a plutôt mieux résisté que d’autres pays à la vague antisémite d’aujourd’hui. Malgré tout, elle possède des anticorps…

  1. https://www.francetvinfo.fr/societe/antisemitisme/j-ai-pense-que-c-etait-un-sketch-on-vous-resume-la-polemique-entre-la-rabbine-delphine-horvilleur-et-l-humoriste-blanche-gardin_7129677.html ↩︎

Deux tours d’horizons & retours aux sources

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Alain Bauer lors du Festival du Livre de Nice, le 3 juin 2023 © SYSPEO/SIPA

Deux livres interrogent, chacun à sa manière, les dynamiques historiques de domination, d’adaptation ou d’interdépendance entre les vivants, qu’il s’agisse des sociétés humaines ou du règne animal, face aux migrations, conflits et bouleversements environnementaux.


Voilà ce qui s’appelle « une somme ». Alain Bauer, connu du grand public pour ses interventions toujours très avisées, à la télévision, en matière de délinquance, de criminologie, de sécurité, l’acide et souriant tribun chéri des médias (enfin, pas de tous) est, au premier chef, un homme de plume : universitaire, professeur au Conservatoire des arts et métiers et enseignant aux universités de Shanghai et de New-York, il abat un travail considérable. En témoigne, s’il en était besoin, le volume qui referme la trilogie ouverte en 2023 avec Au commencement était la guerre, et continuée l’année suivante avec Tu ne tueras point. Sous le titre La conquête de l’Ouest, l’ouvrage dont il est ici question explore la « tension dialectique », le « jeu de forces » où se joue, pour l’humanité, le principe contradictoire du mouvement et de la sédentarité.

Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit

« Il est vain, observe l’auteur, d’isoler les bouleversements sociaux, qu’ils soient de l’ordre de la décomposition ou de la recomposition, de la conquête ou de la rencontre, de la prédation ou de l’enrichissement mutuel, des processus historiques, démographiques et géographiques qui les sous-tendent » (…) « Voici donc, poursuit-il, après la mise à jour de l’état de guerre comme matière même de l’histoire, puis de la criminalité comme matrice de la civilisation, venu le temps de l’exploration du devenir sédentaire »… Quête ambitieuse qui, en près de 500 pages plutôt denses, nous fait traverser civilisations et continents, au prisme des migrations et des enjeux démographiques dont elles sont le signe et le vecteur. Pour nourrir une réflexion nous portant, qui sait, à « réinventer de nouvelles modalités d’appartenance inclusives capables d’articuler les échelles locale, régionale, continentale et mondiale ».

De fait, pour Alain Bauer, l’histoire ne prend sens que par sa dimension spéculative et prospective. C’est même ce qui rend cette lecture particulièrement stimulante. Car si La conquête de l’Ouest remonte aux origines, aux mythes, à la Genèse, dans une odyssée qui transite « de la caverne à la yourte », de « la révolution néolithique » aux fléaux épidémiques mondialisés – la peste noire, tout comme le Covid, « migrent aussi » ! – , des colonisations de l’homo sapiens aux grandes explorations, en passant par les vagues migratoires des temps préhistoriques, jusqu’aux dites « grandes découvertes », etc. c’est toujours pour rapporter ces éléments et ces faits aux exigences et aux urgences du présent.

Si ce « tour d’horizon » fait « retour aux sources » – qu’il s’agisse de la traite des esclaves, de l’intolérance religieuse des différentes formes de l’exode, climatique, guerrier, économique, ou encore des multiples modalités de l’errance, du retour… – c’est donc moins dans un projet de pure érudition historiciste (encore que ces éclairages soient par eux-mêmes passionnants) que dans la visée clairement assumée d’outiller notre réflexion sur les enjeux actuels. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple extrait du chapitre où Bauer nous livre une très percutante « petite histoire de la démographie » avant de faire le lien entre projections démographiques, exploitation des ressources, impératifs environnementaux, identités nationales, géostratégies : « À quoi la Chine se prépare-t-elle ? Non pas au monde de demain, mais au monde d’aujourd’hui où la surproduction du superflu masque de moins en moins la disette de l’essentiel ». Quel « fil rouge » (…) « couvre l’histoire des mouvements migratoires contemporains ? Le besoin de bras » ! Et de noter combien « l’hypocrisie est grande dans la gestion des flux ». Car « ce qui change et évolue, ce sont les frontières ».

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Recentrée sur la France, sa conclusion étrille ces « idéologues grimés en pragmatiques et [ces] experts grimés en humanistes ». Et grince : « Il est risible d’attendre d’une société désintégrée qu’elle intègre quoi que ce soit – et c’est pourtant ce que continue à faire inlassablement la bonne conscience pétitionnaire, en sciant la branche sur laquelle elle voudrait asseoir l’étranger ». Remuant le couteau dans la plaie – quitte à se faire quelques ennemis – Bauer poursuit : « Plus que d’espérer que les étrangers, par une magie propre à l’Occident, adoptent les usages d’une liberté amnésique, d’une égalité faussée et d’une fraternité de plus en plus cantonnée aux manifestations sportives, les responsables politiques gagneraient à comprendre que, si la maison est pillée ou dégradée, c’est parce qu’elle est à l’abandon ».

Du côté des animaux

Je sortais de la projection de Tardes de soledad, ce documentaire vertigineux où, sans le moindre commentaire, la caméra d’Albert Serra investit le cérémonial tauromachique en collant son objectif, à fleur de peau, sur le bestiau endolori, ivre de rage, qui dans l’arène affronte le torero péruvien Andres Roca Rey – duel sans merci entre l’homme et la bête. Bon prélude à la lecture de cette Histoire animale du monde, ouvrage collectif passionnant : comme Serra nous fait éprouver, dans ce rapport de force ritualisé de la corrida, tout autant que le péril de mort qui pèse sur le matador, la bravoure du taureau avant l’estocade finale, ces pages se placent délibérément « du côté des animaux » pour parcourir ces segments d’histoire traditionnellement envisagés d’un point de vue ethnocentré sur l’humain.

Ainsi apprendrez-vous, par exemple, que pendant la Grande guerre, « environ huit millions de chevaux, trois millions de mulets et d’ânes, 100 000 chiens sont enrôlés sur le front ouest […] pour porter, trier, guetter, secourir, informer ». Qu’il faut alors « 178 chevaux pour une batterie française de quatre canons 75 afin de tirer les voitures des pièces, munitions, outils, bagages, vivres et hommes » dans un contexte où « la plupart des régiments [d’artillerie] sont hippomobiles ». Ou encore, que chez les bovins « l’incubation [de la rage] peut durer quelques semaines voire plusieurs mois », mais « qu’elle dure généralement quatre à cinq jours et se conclut inévitablement par la mort puisque, aujourd’hui encore, aucun traitement n’existe après l’apparition des symptômes », sachant que les vecteurs de contamination des « « bêtes à cornes » comme on disait autrefois » diffèrent beaucoup selon les époques, transitant du loup au renard roux… Directeur de l’ouvrage, Eric Baratay consacre un chapitre à l’histoire des animaux de zoos : Louis XIV faisant « réaliser la première ménagerie d’Occident à Versailles en 1664 », imité sans tarder par les cours princières. « Sous l’Ancien Régime, il faut six à quinze mois pour qu’un éléphant des Indes arrive en France, six mois en 1824, cinq en 1850, soixante-dix jours en 1870 », paraît-il ! Hécatombe stupéfiante des animaux en captivité : dans le premier semestre de leur séjour, « 50% au zoo de Vincennes en 1985 », dans une opacité qui reste « mieux gardée qu’un secret bancaire », assure l’auteur, qui décrit ensuite par le menu l’évolution des conditions de captivité des animaux, depuis l’âge classique jusqu’à nos jours.

Autre contributeur, Christophe Chandezon se penche quant à lui sur l’acclimatation progressive des « cailles, poules et paons » dans l’espace méditerranéen : « l’arrivée définitive du coq doit être située plutôt dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C., mais c’est seulement à partir du Vè-IVè siècles av. J.-C. que le coq apparaît déjà bien installé, autant en Grèce qu’en Italie ou en Espagne », son chant étant « désormais un élément du paysage sonore ». On saura encore qu’ « il y a des poules sur les navires de Magellan au départ de Séville en 1519 », que les combats de coq sont appréciés des jeunes gens en Grèce dès l’époque archaïque et « montrés en exemple aux jeunes guerriers ». Ou bien que, passager clandestin des voyages humains, « le rat noir conquiert ainsi en partie l’Europe en montant à bord des navires qui, partant d’Alexandrie, approvisionnent Rome en céréales durant l’Empire ». Et de fait, « les débats actuels sur les espèces invasives montrent combien une histoire de la mondialisation ne peut s’écrire sans penser aux animaux », note l’auteur, ce qui « impose de rechercher des parallèles dans le passé ».

Eric Baratay en 2003, Paris © T.F.1-CHEVALIN

Historicisation du règne animal, remises en perspectives, sur le long terme, de ce versant tendanciellement négligé, ou tenu pour négligeable : on l’aura compris, le tropisme qui place la bête en acteur agissant de l’Histoire, dans un rapport complexe, parfois tendu avec les bipèdes que nous sommes, défriche de nouvelles pistes de recherche. Sous la plume de Fabrice Guizard, un chapitre se penche sur « Les destins canins au Moyen-Age », époque où le mot « chien » reste l’insulte suprême, la question de l’animal errant se posant « avec une certaine acuité, surtout dans les villes », avant que ne s’opère la réhabilitation symbolique du chien ( très présent dans l’imagerie religieuse). Emmanuel Porte poursuit la traque du chien errant « dans les cités modernes – XVIIIè – début XIXè siècle », jusqu’au temps où « dans nos villes européennes »[…] « l’errance canine [devient] une exception », tandis que « les chiens des villages africains, les meutes de chiens moscovites, les errances plurielles des villes d’Amérique centrale et latine sont autant d’exemples actuels d’un comportement canin dont les Occidentaux étaient familiers et dont ils ont même oublié le souvenir ». Signé Nicolas Baron, un autre chapitre s’attache à étudier comment « leur entrée en ville transforme les renards », victimes de collisions malgré « leur excellente ouïe » et quoique « leur vitesse de pointe [puisse] atteindre 50km/h », ou décimés à 95% par la gale, à Bristol, dans les années 1990, sinon par le péril canin, le goupil étant repérable à sa forte odeur.

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Depuis quelques décennies, une faune sauvage prend ses aises en ville – pigeons et rats à Paris, ratons laveurs à Montréal, souris à New-York, et même escargots, selon un processus évolutif de sélection « aboutissant à terme au développement d’une sous-espèce, puis d’une espèce », processus désigné sous le nom de « spéciation ». De retour sur la Loire, les castors, que l’Académie française nommait jadis « bièvre » ou « beuvron », « sont devenus quasiment nocturnes alors que leur vision n’est pas du tout conçue pour cela », explique Rémi Luglia dans un chapitre savoureux qui fait « réfléchir aux dynamiques historiques autour des animaux, des humains et des paysages », lesquels paysages « eux-mêmes ne sont pas fixes [mais] le produit de ces arrangements négociés entre les humains et les autres vivants, variant selon les époques, les territoires et les individus ».

Tout comme l’histoire des hommes, l’histoire animale a ses héros et ses incarnations mythiques : témoins Bucéphale, le cheval qui « porte Alexandre pendant seize ans et l’accompagne tout au long de la conquête de l’Empire perse ». Sa « biographie » est détaillée par Jérémy Clément dans un texte croisant « les connaissances éthologiques modernes avec les quelques sources éparses concernant l’élevage équin en Grèce ancienne », tandis qu’Eric Baratay étudie celle de Meschie, chimpanzé expatrié en Occident (1930-1934), ou Marco Vespa, plus loin, raconte la vie de l’éléphant romain, du 1er siècle av. J.C au 2ème siècle ap. J.-C. Ou Nicolas Lainé le « travail et domestication de l’éléphant d’Asie » du XIXème siècle à aujourd’hui…

Sur le registre comparatif qui s’impose en la matière, l’autoflagellation n’est vraiment pas de mise : « L’Asie, auréolée en Occident de ses religions et philosophies supposées bienveillantes, a beaucoup pratiqué la violence. A l’inverse, l’Occident, critiqué à juste titre pour sa religion et sa philosophie dépréciatives et pour ses massacres, a théorisé la protection ».


À lire :

La conquête de l’Ouest, par Alain Bauer. Fayard, coll. Choses vues. Fayard, 2025 496 pages

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Une histoire animale du monde – à la recherche du vécu des animaux de l’Antiquité à nos jours, sous la direction d’Eric Baratay. Tallandier, 2025. 352 pages