Dès le 8 octobre, les Français juifs ont été confrontés à la violence. Intimidations, harcèlements et agressions ont bouleversé le quotidien de nombre d’entre eux, dans la rue, à l’école ou jusqu’à leur domicile. Cela a suscité peu de condamnations politiques et aucune inter-religieuse. Comment vivre dans une telle indifférence?
Le 7 octobre a marqué une césure dans la vie des Juifs. Il y a un avant et un après. Le terme de « Juifs » ne doit pas être ici envisagé dans sa définition strictement religieuse. Quelques groupes ultra-orthodoxes non sionistes ont dû considérer ces massacres comme un épiphénomène dans le cheminement de l’attente messianique, voire même comme une punition de gens éloignés de la halakha. Peut-être même y avait-il des Juifs parmi les fanatiques qui se sont réjouis des massacres du 7 octobre : cela n’a pas d’autre intérêt que d’alimenter un musée des horreurs. D’autres en revanche, qui avaient gardé un sentiment de leur judéité « entre autres choses » ou même avaient enfoui, ou oublié ce sentiment, se sont sentis visés par les massacres du 7 octobre. Répliques de pogroms des anciens temps et des images de la Shoah, c’est l’allégorie du Juif persécuté parce que faible, refoulée dans le tréfonds de l’être et dont l’État d’Israël était censé éviter la sinistre réapparition qui a soudain giclé.
Autour d’eux, les Juifs font le compte de leurs connaissances et sont surpris. Certaines, parfois éloignés, leur envoient des messages de soutien. D’autres, plus proches, ne se manifestent pas. N’ont-ils pas fait le lien entre l’ami juif d’ici et l’Israélien inconnu de là-bas, car ils manquent d’imagination ou parce que la catégorie religieuse leur est étrangère ? Beaucoup rapportent avoir trouvé dès le 8 octobre, notamment en milieu scolaire ou hospitalier, des regards fermés et des conversations indifférentes. Pour ma part, j’ai été surpris par ces témoignages, peut-être parce que mon âge a raréfié mes relations professionnelles et que mon sionisme connu avait écrémé mes relations sociales. Mon expérience positive était biaisée.
Des chercheurs alertent sur l’idéologie des Frères musulmans depuis des années
Des relations se rompent et un sentiment d’étrangeté, dans tous les sens du terme, s’installe : comment vivre désormais avec des gens dont l’indifférence au sort des Juifs s’expose ainsi ? Pour ceux qui connaissaient des responsables musulmans et rêvaient de solidarité interreligieuse, les déceptions furent pénibles. Alors qu’ils espéraient que tel partisan fervent du dialogue exprimerait publiquement son dégoût, ils l’entendent disserter de généralités. Le 7 octobre, le recteur de la mosquée de Paris rencontrait des Frères musulmans, dont les collègues de Gaza se distinguaient alors de la façon que l’on sait. Son silence sur les massacres a été retentissant.
Dès le 8 octobre se multipliaient des actes antisémites commis par de jeunes musulmans. On manifeste pour protester ou pour fêter. Certains de ceux qui ont défilé contre le soi-disant génocide commis par les Israéliens à Gaza avaient fêté le massacre de Juifs par des habitants de Gaza.
Il y a des années que la lutte contre Israël a muté en haine contre les Juifs et que le slogan de libération de la Palestine est devenu le cache-sexe d’un islamisme dont même des musulmans marxistes ont repris le discours. Le FPLP, organisation au palmarès terroriste inégalé au nom de la lutte des peuples contre l’oppression américano-sioniste, dont Salah Hamouri est la figure la plus connue en France, est devenu à Gaza un supplétif de l’islamisme. Le président de l’OLP termine par des appels au djihad une carrière inaugurée par une thèse négationniste soutenue dans la très marxiste université de Moscou. Le sort réservé aux Juifs dans l’eschatologie islamiste est remis au goût du jour dans la charte du Hamas, dont l’article 7 retranscrit des déclarations attribuées à Mahomet par les plus respectés des auteurs de hadiths.
Il y a des années que des chercheurs alertent sur l’idéologie des Frères musulmans qui ont su, par leur stratégie des petits pas, leur patience et leur double langage bien rodé, évoluer dans tous les milieux et, avec l’aide de leurs parrains qatari et turc, prendre l’ascendant sur les autres expressions de l’islam. Le Hamas du cheikh Yacine, dont Yahia Sinwar est le proche disciple, c’est l’idéologie frériste qui a eu pignon sur rue dans notre pays, a gangrené la Belgique et a su se faire passer, pendant les années de Daech, comme une alternative modérée au djihadisme, au point que les autorités politiques et diplomatiques de l’Occident laïque l’ont soutenue discrètement. Sans « MeToo », Tariq Ramadan serait aujourd’hui le plus brillant des « contextualisateurs » du Hamas, ces négationnistes du 7 octobre.
Beaucoup de Français juifs envisagent dès lors le départ du pays où ils sont nés, le plus souvent pour Israël, un pays en guerre. L’antisémitisme des banlieues n’explique pas tout. Les Juifs ont eu à affronter l’antisémitisme des négationnistes et ils n’ont pas quitté la France pour autant. C’est que les responsables politiques, en dehors de Jean-Marie Le Pen, étaient sans équivoque, que la législation est devenue particulièrement protectrice et que de grands espoirs étaient mis dans l’enseignement de l’histoire de la Shoah. C’est aussi parce que le danger négationniste résidait dans la contamination idéologique, pas dans la violence. Des enfants juifs pouvaient entendre à l’école des remarques antisémites, ils n’y allaient pas la peur au ventre à cause du risque d’agression physique.
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La violence est devenue un mode d’expression idéologique. Ce changement a été amplifié par les réseaux sociaux et leurs capacités de harcèlement, et par la décomposition de territoires abandonnés à la loi des bandes. On ne tient pas assez compte du rôle de la peur. Les Juifs ont peur de se faire agresser à cause d’un signe de judéité, parfois seulement un nom. Cette peur de la violence islamiste envahit le monde intellectuel. On n’aime pas avouer qu’on a peur. Certains lui font la morale à cette peur, pour éviter le stigmate de l’islamophobie. La rhinocérite de Ionesco frappe une partie de l‘intelligentsia. Soljenitsyne n’aurait pas eu de Nobel si l’URSS avait encore été dirigée par Staline. Rushdie ne l’a pas reçu – la peur de représailles n’y est pas étrangère.
C’est par peur que les Juifs qui le pouvaient ont enlevé leurs enfants de l’école publique dans les quartiers « difficiles ». Cette réalité a été longtemps occultée et le silence qui a entouré la publication des Territoires perdus de la République et des rapports qui l’ont suivi, la cabale montée contre Georges Bensoussan quelques années plus tard jalonnent cette démission des élites intellectuelles. L’enseignement de l’histoire de la Shoah se heurte à des difficultés quotidiennes. La sous-notation des élèves de Yabné au grand oral du baccalauréat, niée par une rapide et peu crédible enquête administrative, a porté un dernier coup à ce qui restait de confiance des Juifs dans une Éducation nationale que leurs parents admiraient et où leurs enfants n’apparaissent pas les bienvenus…
Depuis vingt ans, l’engagement verbal des gouvernements contre l’antisémitisme est indiscutable. Mais rien n’est fait pour nommer ses causes et pallier les carences de notre système judiciaire et psychiatrique (procès de l’assassin de Sarah Halimi), pénitentiaire (les prisons, vivier de l’islamisme), éducatif. Beaucoup de Juifs ont été émus en entendant nos gouvernants proclamer que sans les Juifs la France ne serait plus la France, mais consternés quand les mêmes, après un attentat islamiste, prétendaient que « tout cela n’a rien à voir avec l’islam ». Pendant ce temps, le concept falsifié d’islamophobie se forgeait une place proéminente dans le discours, aussi incompatible fût-il avec une laïcité qui autorise par définition la critique des religions. Et le duo Dieudonné-Soral, en teintant d’humour l’antisémitisme, le rendait, quenelle aidant, tendance dans la génération Z.
Canari dans la mine
Les dénis, les paroles martiales sans suite et les accommodements pratiques ont ainsi lézardé la confiance dans la capacité de l’État à contrer les appels à la haine des Juifs. Cependant, alors que même l’extrême droite condamnait fermement l’antisémitisme, les appels du pied de la LFI aux islamistes pouvaient passer pour des initiatives irresponsables, mais sans influence.
Et puis est arrivé le 7 octobre. LFI a tué les victimes une seconde fois en refusant de qualifier de terroristes les actes du Hamas. Comment partager quoi que ce soit avec des hommes et des femmes capables de pareilles crapuleries verbales ? Le plus grave n’est pas que la secte mélenchoniste, son gourou et ses députés, dont certains font preuve d’une irréparable ignorance historique, aient assuré le service après-vente du Hamas auprès de leur électorat communautaire, c’est que leurs partenaires de la Nupes, puis du NFP n’aient pas trouvé là un motif de rupture suffisant.
Peu à peu, les images du 7 octobre ont été effacées par celles des destructions de Gaza. Une machine de propagande efficace a gravé dans l’imaginaire collectif des images de bombardements d’écoles et d’hôpitaux, agité le spectre d’une famine et imposé l’idée, dont on ne dira jamais assez combien elle est scandaleuse, d’un génocide perpétré par l’État juif. On ne peut pas parler sereinement avec un interlocuteur qui vous croit indifférent aux souffrances des civils, pense que vous approuvez un génocide et conclut qu’il suffirait d’un peu d’humanité de la part des Israéliens pour que la paix s’installe définitivement. Notre pays, dans ses profondeurs, a assez bien résisté à la déferlante anti-israélienne qui traverse les opinions publiques occidentales. La compréhension pour la cause israélienne perdure dans une grande partie du public. Cependant, l’aberrante OPA des lieux d’enseignement prestigieux par des activistes anti-israéliens, sans avoir atteint le même niveau qu’aux États-Unis, ne laisse pas d’inquiéter sur la sensibilité des futures élites. D’autant que le poids électoral de la minorité musulmane est appelé à augmenter.
La grande majorité des Juifs de France n’avaient jamais été victimes d’agression ou même de propos haineux. À la différence de leurs grands-parents, ils se disaient juifs sans complexes. Aujourd’hui, ils demandent à leurs enfants de se cacher. On pourrait se dire qu’après tout, les Français ont bien d’autres problèmes. Mais les Juifs sont le canari dans la mine, dont les gesticulations précèdent le coup de grisou. Si le processus en cours se poursuit, un jour les hommes et les femmes de toutes origines, de toutes croyances et de toutes sexualités subiront le totalitarisme islamiste. Certains pensent qu’il est déjà trop tard. Je veux croire pour ma part que la France, mon pays, peut encore être sauvée.