Par qui aurais-je aimé être dévoré ou incendié ? À cette question, Michel Marmin répond instantanément : par Louise Brooks. Son magnétisme sexuel est irrésistible. Elle happe votre corps. Elle vous ramène aux sources du vivant. Selon moi, ajoute Michel Marmin, dans la vie comme au cinéma, la femme originelle est plutôt brune, plutôt mince, la peau quasi translucide, comme de la porcelaine, le regard que l’on ne peut longtemps soutenir sans défaillir. Par quel étrange tour du destin, me suis-je alors demandé, cette « femme originelle » (l’expression est de Raymond Abellio ) a-t-elle choisi de s’installer chez moi et de me dévorer : je n’en sais toujours rien. Et, à vrai dire, je ne tiens pas à le savoir.
Merci les Mac-Mahon!
En revanche, je suis fasciné par les entretiens que Michel Marmin a donnés à Ludovic Maubreuil : j’y retrouve mes années d’apprentissage en cinéphilie, les films que j’ai aimés, certains maîtres qui m’ont formé – Henri Agel, par exemple – et même des metteurs en scène qui, avec les années, sont devenus des amis comme Pascal Thomas. Le Mac-Mahonisme aussi, bien sûr, dont on ne dira jamais assez l’importance… Merci Michel Mourlet, Alfred Eibel et Jean Curtelin.
On se souvient peut-être qu’à ses débuts Jean-Luc Godard était désigné par George Sadoul et Freddy Buache comme un fasciste à abattre. Aujourd’hui, Michel Marmin se demande si les vieux staliniens n’avaient pas raison, à condition de s’entendre sur les mots. » Des films tels que À bout de souffle, Le Petit Soldat » et Pierrot le fou relèvent bel et bien du fascisme par leur romantisme morbide et leur mépris de la vie bourgeoise, par leur insolence, par leur dédain de la raison. » Marmin avait même esquissé dans sa chronique du Figaro un parallèle entre Godard et Ezra Pound.
Inconditionnellement godardien
Or, non seulement Godard ne l’a pas démenti, mais lui a donné quitus dans une lettre quelques jours plus tard. On comprend que par la suite Marmin soit devenu inconditionnellement godardien au point d’écrire que le jour où Godard disparaîtra , ce sera un peu la fin du monde et du cinéma. J’aurais plutôt tendance à penser que la fin du cinéma remonte à Rio Bravo de Howard Hawks. C’est l’un des bonheurs de ces entretiens avec Michel Marmin que de pouvoir poursuivre des conversations qui finissaient souvent en pugilats (je me souviens avoir giflé un spectateur qui troublait la projection d’Hiroshima, mon amour). C’est toute une culture qui renaît à la lecture de Marmin.
Encore un dernier point : il est convenu aujourd’hui que le populisme est abject. Michel Marmin qui n’est pas né de la dernière pluie, rappelle à juste titre que des films tournés dans les années soixante en France étaient des chefs d’œuvre de populisme cinématographique. Il cite à cet égard, outre les premiers films de Pascal Thomas, Adieu Philippine de Jacques Rozier sorti en 1963 qui est ou devrait être encore dans toutes les mémoires.
Marmin avoue même revoir avec plaisir une comédie comme : Papa, maman, la bonne et moi de Jean-Paul Le Chanois avec Robert Lamoureux. Il ne va quand même pas jusqu’à réhabiliter Jean Boyer… Dommage !
Le trouble nous emporte à la lecture de ces « Histoires incertaines » exhumées par L’Éveilleur, maison élégante à la fibre nostalgique. On ne dira jamais assez l’importance de tenir entre ses mains un bel objet, à la finition soignée, préliminaire essentiel au plaisir de lecture. En couverture, le photochrome de 1905 représentant le Grand Canal et la basilique Santa Maria della Salute nous plonge dans une atmosphère mordorée, entre songes et brumes, à une époque indéfinie. Chaque texte est accompagné d’estampes de l’artiste américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) donnant à l’ensemble un charme rétro intrigant, propageant un climat où tous nos repères habituels se brouillent. Le voyage à travers les âges peut alors commencer.
Dans sa préface éclairante, Bernard Quiriny avoue sa réticence à partager ces trois nouvelles de Henri de Régnier (1864-1936) avec le public : « J’aimais que ce joyau fût un secret, connu seulement d’un petit cercle ». Comme on le comprend, c’est un réflexe naturel, il y a certains livres que l’on préfère garder pour soi, à l’abri des regards indiscrets et des mains baladeuses. Cet onanisme littéraire tient autant de l’orgueil de l’esthète que du secret de la correspondance. Entre un lecteur et un auteur se noue une étrange relation, intime et obscure, qui ne supporte pas le battage médiatique. Tel un amant éconduit, il arrive parfois que le succès posthume d’un écrivain longtemps ignoré par la critique pousse à de terribles crises de jalousie. Comme si la trahison mise en lumière par une soudaine célébrité enlevait tout talent à l’auteur jadis adulé. La passion pour les textes rares est ainsi traversée par des sentiments contradictoires : l’envie de crier au génie d’une plume oubliée et la hantise de la déflorer. La littérature n’est pas un buffet à volonté, elle se déguste par fines couches qui se superposent. Cette sédimentation sied parfaitement à l’écriture démodée de Régnier dont les affèteries de langage distillent une inquiétude pesante et persistante.
Des mondes parallèles
Chez cet écrivain et poète, instigateur du Club des Longues moustaches, académicien durant vingt-cinq ans, le passé nourrit le présent, il irrigue l’imagination pour faire éclore des mondes parallèles. Les trois « Histoires incertaines » qui composent ce recueil ouvrent des portes vers l’inconnu, le mystère et les flous de l’existence. Ces interstices temporels prennent racine sur des terres hautement chargées d’imaginaire, c’est le cas à Venise, lieu crépusculaire par nature de la première nouvelle intitulée « L’Entrevue ». Le héros épuisé par les affres du cœur se réfugie dans la Sérénissime. Il s’installe dans le Palais Altinengo à la fois « si noble et si piteux », « si lépreux et si morose » guidé par la signora Verana « méfiante et taciturne ».
Dans ce Palazzo à bout de souffle, d’inexplicables phénomènes se produiront comme ce miroir qui ne reflète plus l’image de son locataire. « Le Pavillon fermé », seconde nouvelle, nous amène au château de Nailly, propriété du marquis de Lauturières, éminent sinologue accaparé par ses travaux de linguistique extrême-orientale. Le narrateur qui étudie la vie galante au XVIIIème siècle tombe, par hasard, chez un marchand d’autographes sur les traces de la Comtesse de Nailly, Sabine de son prénom, dont Louis XV s’était follement épris. Ayant eu connaissance de ce désir ardent, le mari de la belle aristocrate décida alors de soustraire son épouse à la vue du roi et de la contraindre à demeurer recluse. Les lettres chinées indiquent qu’elle aimait à se retirer dans un pavillon construit au bout des jardins où « elle avait fait placer son portrait, peint au pastel par La Tour quelques temps avant son enlèvement ». Par l’entremise d’un camarade de jeunesse, l’historien de la « petite histoire » va tenter de retrouver ce modeste tableau, fragile témoignage de cette « love story » et ainsi mieux comprendre les passerelles entre rêve et réalité. Henri de Régnier réussit très habilement cette mise en abime. Quant à la dernière nouvelle « Marceline ou la punition fantastique », je vous laisse la découvrir à la lueur d’une bougie, pour sentir le frisson de l’inexplicable.
Histoires incertaines de Henri de Régnier – Préface de Bernard Quiriny – Editions L’Éveilleur
Plus le temps passe, plus Alexandre Vialatte se rapproche de l’immortalité : on en parle partout, on le cite partout, ses textes sont présents dans les vitrines de toutes les librairies. On sait ce qui attend le divin auvergnat dans un avenir proche : la célébration globale et continue, des rues Vialatte dans toutes les villes de France, toutes, la diffusion massive des textes de Vialatte dans les programmes scolaires, des émissions sur l’écrivain à des heures de grande écoute chaque samedi, l’érection (on dit comme ça) sur la place de la Nation à Paris d’une statue géante de 12 mètres de haut représentant l’auteur des Fruits du Congo dans une pause sobre suggérant qu’il vient de terrasser l’ennui, prenant la forme d’un monstre mythologie d’allégorie. (Notez qu’il existe déjà une statue de Vialatte, à Ambert, représentant le visage du divin auvergnat perché sur un monticule de terre surveillé par un oiseau doré, ayant lui-même le visage de l’écrivain. C’est l’œuvre de Kaeppelin, des spots ont été ajoutés pour faire des effets de lumière et ça fait un merveilleux lieu de culte). Mais tout ça c’est pour le moyen-terme. Pour ce qui est de l’actualité, un volume regroupant des textes inédits ou difficiles à trouver vient de paraître, Résumons-nous ; venant compléter la série Vialatte initiée par la collection Bouquins au début des années 2000 avec la publication des chroniques de La Montagne. Prenons le train avec Vialatte, sur la trace de ces nouvelles chroniques…
1ère arrêt : Mayence (Allemagne). L’histoire d’amour entre l’Allemagne et Vialatte sera fructueuse, et donnera de beaux enfants. D’abord c’est une rencontre avec la langue de Goethe, et Vialatte sera un infatigable traducteur (de Kafka, bien sûr, mais aussi de Nietzsche ou Thomas Mann). Ensuite c’est une rencontre avec le pays. De 1922 à 1929 Alexandre est rédacteur à la Revue Rhénane, basée à Mayence. C’est une revue, pour aller vite, qui entend faciliter les relations culturelles entre les français et les allemands. Le jeune homme va de l’émerveillement à l’inquiétude, en cette période où monte déjà un grand ressentiment, portant des mouvements mortifères qui aboutiront aux drames futurs que l’on sait. Tous les textes de la période allemande avaient déjà été repris ça et là dans un volume titré délicieusement Les bananes de Königsberg. On y retrouve aussi les articles que Vialatte, correspondant de guerre, a consacrés aux procès des tortionnaires du camp nazi de Bergen-Belsen. Alexandre nous offre une leçon de journalisme. S’il excelle à rendre l’atmosphère générale de ces prétoires historiques, c’est la psychologie des bourreaux qu’il parvient encore mieux à percer à jour. Tel Josef Kramer, commandant SS du camp, qui s’étend ça et là sur ses hobbies, Vialatte souligne : « ‘J’étais en train de jardiner avec ma femme…’, nous dit Kramer, et la violence artistique de ce mot, parti d’un cœur brutalement saisi entre les exigences contradictoires de la scarole et du four crématoire, donne une insupportable idée de variété des possibilités humaines ». Décrivant la situation misérable des suppliciés, l’écrivain donne cette image magnifique : « Il y en avait qui mourraient de faim en caressant une poire qu’ils n’avaient pas encore osé manger et qui était déjà pourrie ». Vialatte, après les années 40, ne reviendra plus en Allemagne. Il avait emmagasiné assez d’Allemagne pour tout le reste de sa vie…
2ème arrêt : le Dauphiné. De 1932 à 1944, Vialatte écrit régulièrement dans le quotidien Le Petit Dauphinois, édité à Grenoble. Il y tient une chronique libre, sur les sujets de son choix, sans toujours de rapport direct avec l’actualité. Toute la verve humoristique et poétique des chroniques de La Montagne est déjà là. Ce volume propose un choix de textes, parmi ceux que l’écrivain a conservé. C’est dire si l’archéologie vialatienne dans les archives de presse a encore de beaux jours devant elle… Vialatte recherche l’insolite, le bizarre, le loufoque… comme dans ce papier de 1932, que nous mettrons en exergue : « La gazette du pôle nord » dans lequel il évoque l’existence d’un journal composé d’images, paraissant une fois par an en Laponie, distribué aux populations par des traineaux. Dans cette ode à la presse, Vialatte souligne « Fumer la pipe et lire le journal font, au fond, les grandes différences qui distinguent l’homme de l’animal après le repas : on imagine malaisément une vipère bourrant sa pipe, un crapaud lisant Les Débats ». Les collaborations du divin auvergnat avec la presse ne cesseront plus jusqu’à sa mort…
3ème arrêt : le Royaume farfelu. Dans les années 60, Vialatte donne au mensuel féminin Marie-Claire une hilarante chronique, prenant souvent la forme d’un almanach de fantaisie. Ces textes, peut-être les plus espiègles de l’écrivain, ont déjà été réunis sous le titre L’almanach des quatre saisons. Cela se situe quelque part entre Pierre Dac, Les Travaux et les Jours d’Hésiode et une parodie affectueuse de l’Almanach Vermot. N’oublions pas non plus la proximité toujours nécessaire du catalogue ManuFrance. On y lit des choses comme… « Mai se compose essentiellement de trente et un jours si habilement distribués qu’ils forment tous les ans le cinquième mois de l’année. Il tire son nom de Maïa, mais les Anciens l’avaient placé sous la protection d’Apollon. Apollon en était ravi, car c’est le plus joli mois de l’année. » En été : « Le mois d’août date de la plus haute antiquité. Il se caractérise par une chaleur atroce. Il faut l’avoir vécu soi-même pour s’en faire une idée. Le sergent de ville colle au bitume de la chaussée. L’Auvergnat ne porte plus que trois ou quatre lainages ». Quant aux natifs de Mars ils ont la nuque forte et l’œil parfois nostalgique… Sachez-le.
4ème arrêt : le cinéma. Belle surprise de ce recueil, d’inattendues critiques ciné de 1950 pour l’éphémère revue Bel amour des foyers – « L’hebdomadaire de la famille heureuse ». Tout un programme… C’est sous pseudonyme (Serge Sergent !), et discrètement, que le divin auvergnat s’aventure sur ce terrain. Le cinéma intéresse Vialatte depuis toujours. Il est né avec. Il a suivi la mue incongrue du cinématographe, d’attraction foraine à Art n°7. Il a même su avoir de vrais amours cinéphiles, et chanter Fellini comme personne dans La Montagne. Ici on peut s’amuser – mais avec tendresse ! – des films oubliés (et oubliables ?) dont il est question… Alexandre les a-t-il tous vu d’ailleurs ? Qu’importe ! Au sujet de l’hollywoodien Autant en emporte le vent, après un long plaidoyer contre la machine de guerre publicitaire accompagnant sa sortie, le critique célèbre l’humanité du film et glisse du La Rochefoucauld. Il n’était franchement pas obligé.
5ème et dernier arrêt. Retour à Paris, train de nuit. Les trains vont et viennent dans l’œuvre de Vialatte, comme dans la vie de tout un chacun. La chronique montagnarde du divin auvergnat a longtemps paru le mardi, il la confiait au dernier train postal du dimanche en partance pour Clermont. Mais de 1962 à sa mort (en 1971) Alexandre a aussi collaboré au mensuel Le Spectacle du Monde. Ces textes fermant Résumons-nous avaient déjà été publiés jadis dans un volume titré Dernières nouvelles de l’homme. Dans son excellente préface Pierre Jourde nous apprend que les chroniques avaient alors été expurgées, dans ce premier recueil, de leurs saillies politiques. Nous les retrouvons, là, dans leur intégralité succulente. Le divin auvergnat y chante l’abominable homme de Chaval, Sempé, son compère Pourrat, Astérix ( ! ), Paris évidemment insolite, le tourisme, les HLM, le néon, la publicité, la solitude, l’art, la vie… mais s’emporte aussi contre la France, lâchant les pieds-noirs en Algérie, et abandonnant l’Algérie de manière générale. La tonalité générale est poétique, certes. Mais sombre. Le poète peste ça et là contre l’art abstrait (incapable de rendre la grâce du crocodile !) et a un sens sublime des années qui passent… « Vingt fois j’ai voulu dire adieu à ma jeunesse. Vingt fois j’ai craint de me montrer ridicule ». La chronique est titrée : « Le train du soir ». En ces pages, ailleurs, il rend un hommage homérique à Sarah Bernhardt. Alexandre avait tout compris des actrices. Il avait donc tout compris à la vie. Comme par un effet de hasard, Vialatte meurt six mois après le Général de Gaulle. Terminus provisoire. C’est déchirant ces chênes qu’on abat…
Rien que la scène d’ouverture – une description clinique d’un abattoir de porcs – est un morceau de bravoure. Et la fable qui suit, une journée particulière dans la halle de Marrec, dans les faubourgs de Paris, fait aussi dans le réalisme froid.
Marrec, donc, sa butte, sa halle, son petit peuple… Julien, le narrateur, « Don Juan de la cochonnaille », y vend du saucisson artisanal. Artisanal « du terroir », tu parles, mon cochon ! 100 % pure tromperie et foutage de gueule, oui ! L’industrie la plus dégueulasse, le libéralisme le plus extravagant, aiment désormais se parer d’un faux nez vert ou rouge.
« Green is god »
Après un cours de force de vente (ou de vente forcée) supposé faire son effet sur le « consommateur alternatif et responsable à fort pouvoir d’achat », Julien nous présente ses collègues, ces « fantassins du Moyen Âge ». Triste humanité, pas si moche que cela d’ailleurs. Rien que des déclassés, des recalés, des « louzes » de la mondialisation, qui se tiennent à peine les coudes. Pêle-mêle : un Roumain jouant les « Latin lovers » devant son perco, un gitan givré chargé de la sécurité, un Bosniaque alcoolo à peine plus frais que le poisson de son étal. Manqueraient plus qu’un Argentin de Carcassonne et du « ouiski » de Clermont-Ferrand pour que le tableau (très Bosch, Jérôme) de cette cour des miracles, de cette Babel new age, soit complet.
Au-dessus des stands, des caisses qu’on remplit et des putasseries quotidiennes, on trouve la galerie de Fouad. Celle-ci vit ses derniers instants, devant sous peu être remplacée par une grande enseigne végétalienne (slogan : « Green is god ». Réfrigérant, non ?).
A la halle, on s’inquiète de l’arrivée prochaine de la grande distribution. En même temps, tout le monde, à l’exception de Julien, qui est parvenu à partager un peu son intimité, le déteste, ce Fouad. Trop pur, trop poète, trop anar, trop nostalgique, ce peintre syrien. Les pauvres et fous : très mauvais pour le biz, comme le dit toujours Patrick M. l’ignoble boss du narrateur. On a déjà du mal à contenir les clodos comme ce Vercingétorix, qui vient parfois foutre la panique dans le cérémonial, on aimerait bien que l’Arabe quitte la scène sans faire d’esclandre…
Soleil perçant des fumées clandestines
Pour s’évader de la halle, on fume pas mal de kif. Ce qui nous vaut quelques beaux paragraphes sur les « vapeurs de shit, où dansent les mirages en couleurs d’un futur idéal ». Seulement, comme le dit Julien, « nous n’avions pas vu que le vrai futur serait le contrôle, l’hygiène, l’aseptisation, l’ordre et la peur. »
Seul soleil perçant les fumées clandestines, la belle Alma Constanza, libraire de la halle, princesse de vieille noblesse sicilienne, qui se frotte encore à la vie pour en faire jaillir les dernières étincelles. Julien en pince pour cette déesse un peu sorcière aux yeux verts et à la bouche aussi vermillon que ses bottes en latex.
Le style sec, dégraissé (comment pourrait il en être autrement, vu le contexte ?) de Julien Syrac, 28 ans, fait souvent mouche : « Il faudrait creuser les nuages à le pelleteuse pour apercevoir un jour le ciel. Les gueules sont du même gris. Les gens n’achètent pas. Les ventes stagnent. Quelque part en banlieue, un type se défenestre. Les autres se saoulent à mort. Cela porte un nom : février.»
Syrac sait faire du grand avec du tout petit. N’est-ce pas la définition, ou l’ambition, de toute bonne littérature ? Bonne nouvelle en tout cas : de jeunes gens savent encore désespérer jusqu’au bout de ce monde où les cochons de la ferme d’Orwell, Napoléons de sous-préfecture et d’une Europe misérable, ont pris le pouvoir.
Un étonnant et peu délicat(essen) premier roman, maîtrisé jusque dans sa violence.
Elections législatives à Hénin-Beaumont, 2012. SIPA. 00638740_000009
La Nuit du second tour d’Éric Pessan est, à sa manière, une exception. Il faut savoir qu’en ces temps de campagne présidentielle, le roman « électoral » est devenu un genre en soi. Le problème, c’est que ces dizaines de livres oscillent entre le documentaire, le roman à clefs, le tract antifasciste vintage, le fantasme extrême droitier de guerre ethnique, et que la littérature n’y trouve pas vraiment son compte. Pire, que ces produits seront périmés dès la mi-mai 2017 et parfois le sont déjà. Il faut donc lire La Nuit du second tour parce que ce roman est d’abord et surtout une exploration des enjeux intimes que peut provoquer le simple geste de mettre un bulletin dans l’urne. Ou, pour le dire autrement, comment la grande histoire fait l’amour, plutôt mal d’ailleurs, avec la petite.
Éric Pessan suit deux personnages, un homme et une femme, durant la nuit où l’on peut penser que le Front national a gagné les élections. Mais l’intelligence de l’auteur, c’est de ne jamais nommer la chose, plutôt d’en faire une toile de fond oppressante, légèrement désespérée, qui pourrait être la même ailleurs et à une autre époque. Une toile de fond sur laquelle se débattent David et Mina qui se sont aimés naguère. David, cadre à bout de souffle, solitaire, ne rentre pas chez lui ce soir-là, va au cinéma et retrouve sa voiture brûlée dans les émeutes. Mina, elle, a quitté David. Elle s’est embarquée, au même moment, sur un cargo. Elle a emporté Cervantès et Henri Michaux, et elle fait semblant de croire, avec le poète, que « la mer résout toutes les difficultés ». Ce qu’elle emporte avec elle, surtout, c’est la même mélancolie que David, c’est-à-dire le sentiment d’avoir raté sa vie, sans que l’on sache au juste si c’est à cause d’un défaut de fabrication que l’on portait en soi ou si c’est la conséquence de la vie dans la France d’aujourd’hui. Une France de petites soumissions quotidiennes dans des décors désenchantés, habités par une violence latente qui ne demande qu’à se déchaîner.
Éric Pessan ne répond pas à[access capability= »lire_inedits »] cette question sans doute parce qu’il n’y a pas de réponse possible. Et ce qui fait de La Nuit du second tour un grand roman politique en même temps qu’une belle histoire d’amour, c’est la mise en scène sensible de cette absence de réponse, de cette hésitation.
La Nuit du second tour, Éric Pessan, éditions Albin Michel, 2017.
Emmanuel Macron aux Mureaux, mars 2017. Sipa. Numéro de reportage : 00796685_000001.
Pendant longtemps, disjointes ou non, deux déclinaisons du libéralisme occupaient à elles seules le terrain : le libéralisme en politique (« libéralisme politique ») et en économie (« libéralisme économique »). Mais voici que depuis quelque temps, une nouvelle venue vient de manière insistante complexifier la situation : le « libéralisme culturel » . Apparemment non réductible aux deux premiers, celui-ci est volontiers présenté comme la traduction sociétale d’une dimension plus morale du libéralisme, ou d’un libéralisme « philosophique » jusqu’alors demeuré en retrait dans le débat public – auquel les évolutions géoculturelles du monde contemporain donneraient une brûlante et croissante actualité. D’une grande acuité donc, le problème qu’il pose est double : tel qu’il est de plus en plus idéologiquement préconisé dans ses applications, ce « libéralisme culturel » ne tend-il pas à se confondre avec ce qu’on appelle désormais le « gauchisme culturel », et du coup à sérieusement gauchir et corrompre les requêtes du libéralisme classique ?
La société ouverte a bon dos
Les prises de position des parangons les plus médiatisés de cette extension de l’idée libérale au champ culturel (Manent, Sorman, Institut Montaigne, de Madelin à… Macron) sont à cet égard des plus significatives. Invoquant l’idéal de la « société ouverte », elles se caractérisent par l’hostilité aux frontières nationales et à toute véritable limitation d’une immigration invasive, à la laïcité « à la française » (qualifiée de « laïcisme revanchard », par opposition à une prétendue conception « libérale » de la laïcité, tellement ouverte et accomodante), aux mesures « sécuritaires » anti-islamistes et ripostes « identitaires » au voile islamiste à l’université et au « burkini ». La responsabilité du djihadisme guerrier est reportée sur une société française « raciste » et ségrégationniste, tandis que brillent par leur absence des mises en cause de l’islamisme sociétal transformant certains quartiers en micro-califats, du recours au terme « islamophobie » pour prohiber toute critique de l’islam radical. Et que jamais ne soit envisagé un soutien effectif aux dissidents de l’islam et autres musulmans sécularisés.
Mais en quoi sur tous ces points le « libéralisme culturel » qui devrait logiquement être requalifié de libéralisme… multiculturel ou même bi-culturel (puisque seule la culture islamiste est en cause) se distingue-t-il du « gauchisme culturel » dominant (Le Goff) et des injonctions du « parti de l’Autre » (Finkielkraut) ? Même sans-frontiérisme, même « immigrationnisme » (Taguieff), même complaisance pour le communautarisme insoucieuse de la mise en « insécurité culturelle » (L. Bouvet) de nos compatriotes, mêmes dénonciations des « laïcards », même adhésion à l’idéologie de l’excuse, et même aveuglement volontaire face à la signification militante du port du hijab et au caractère mondial d’une offensive islamiste amorcée dès 1928 avec la naissance des « Frères musulmans » : la liste est longue de tout ce qui atteste d’une convergence manifeste. Confirmation factuelle en a d’ailleurs été administrée lorsque des groupuscules « libéraux » ont cru devoir faire cause commune avec le très gauchiste Syndicat de la Magistrature et le pro-islamiste Collectif contre l’islamophobie pour s’insurger contre l’état d’urgence et la déchéance de nationalité des djihadistes « français ». Force est donc bien de conclure à l’existence paradoxale d’un… islamo-libéralisme, version soft de l’islamo-gauchisme. Seule différence entre eux : l’adhésion du premier au libéralisme en économie, plus précisément dans la version extrême d’un libre circulation étendue sans restriction des biens marchands aux personnes, quand bien même celles-ci peuvent constituer le vecteur idéal de l’intrusion d’une immigration radicalement alterculturelle.
Auto-apartheid
D’un point de vue purement formel et quelque peu éthéré, cette complaisance envers un islam politique (faux-nez du djihadisme culturel et de la promotion de l’islamisme sociétal) peut sembler en adéquation avec les principes historiques du libéralisme en politique : pluralisme, tolérance, société ouverte et respect sacro-saint de la liberté individuelle. En réalité, elle illustre bien plutôt à quelles dérives et inconséquences peuvent aboutir des valeurs libérales décontextualisées et hyperbolisées, poussées à leurs limites sinon au-delà : des idées libérales devenues folles. La tolérance s’y mue en « hypertolérance » à l’intolérance obscurantiste, le pluralisme des opinions dégénère en « diversité » accueillante à des mœurs patriarcales et théocratiques liberticides, la liberté individuelle se dévoie en plat et pauvre laisser-faire tandis que les droits individuels s’enflent jusqu’à s ‘affranchir du droit commun, et la société ouverte n’y est plus qu’un espace banalisé abonné à des opérations « portes ouvertes » permanentes la transformant en « ville ouverte » aux irruptions de squatteurs et conquérants hostiles. Excellente occasion de rappeler aux libéraux multiculturalistes que le père intellectuel de la notion de « société ouverte », le libéral de gauche Karl Popper, ne la concevait que par opposition à ses ennemis (cf. le titre de son immortel opus, La société ouverte et ses ennemis), à savoir la société « close », tribale et collectiviste. Mais que sont actuellement en France les territoires occupés par l’islamisme sociétal où d’ailleurs tout libre culturel est banni, sinon des micro-sociétés closes et retribalisées en proie à l’auto-apartheid et au collectivisme moral ? Ce qu’une véritable société ouverte ne peut certainement pas accepter sans renier ses idéaux et aller vers l’autodestruction.
Qu’est-il donc arrivé au libéralisme pour qu’en s’élargissant au culturel, il ait pu ainsi dégénérer en progressisme post-moderne satisfaisant aux canons d’un « politiquement correct » à requalifier en…gauchistement correct ? Sans doute l’effet conjugué d’une dérive de type « le ver était dans le fruit », dès lors que sont oubliés les garde-fous et l’éthique de responsabilité devant nécessairement accompagner l’exercice de la tolérance, du pluralisme, et de la liberté individuelle – et de la soumission démagogique à une tentation « libertaire » (voir à ce sujet la mise au point prémonitoire de Raymond Aron dans le texte « Liberté, libérale ou libertaire » dans ses Études politiques de 1972) qui dévoie le libéralisme en « liberalism » à l’américaine, ce bouillon de culture historique du multiculturalisme et de la « political correctness ».
Toujours est-il que ces glissements accentués du libéralisme culturel vers un gauchisme bien-pensant finissent par nuire au libéralisme bien compris et malencontreusement justifier les accusations de laxisme et de relativisme lancées contre lui par les ultra-conservateurs et les tenants du national-populisme. De quoi faire se retourner dans sa tombe un Jean-François Revel, lui qui fut si attaché à montrer qu’un engagement libéral rigoureux et cohérent impliquait nécessairement un vigoureux combat laïque et républicain contre toutes les formes revêtues par le totalitarisme islamique conquérant et ses complices – « idiots utiles » et collabos délibérés. Car la liberté individuelle, ça se défend sans états d’âme culpabilisés. Et sa vraie logique veut que plus nos sociétés évoluées s’ouvrent et se libéralisent, plus il faut parallèlement en resserrer les boulons en se fermant à ce qui en nie ou corrompt les principes fondateurs.
Non je ne me tairai plus est un témoignage saisissant. Retour sur les faits à l’origine de ce livre.Des paroles et des actes, 21 janvier 2016. Sous-titre : Les deux France. Pujadas convie Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut à débattre autour des drames de l’année 2015. À la 42e minute, l’animateur donne la parole à une troisième France : Wiam Berhouma, jeune femme de 26 ans, professeur d’anglais dans un collège et de « confession musulmane ». Selon Pujadas, elle veut s’adresser à Finkielkraut. L’animateur insiste sur le fait que Wiam Berhouma ne serait « encartée dans aucun parti ».
Raciste, la société française?
Devant son écran, Amine El Khatmi n’en croit pas ses oreilles. Wiam Berhouma déroule calmement sa haine de la République et parle d’islamophobie en tant que « racisme d’État ». La cible ? Finkielkraut et ceux qui, selon elle, favoriseraient une libération de « la parole raciste », laquelle serait « largement partagée par une grande partie de la société française ». El Khatmi bout : la société française en « grande partie » raciste ? L’élu socialiste est épouvanté par le discours de haine de Wiam Berhouma, invitée par un Pujadas ne pouvant ignorer ses sympathies affichées pour le Parti des Indigènes de la République, le PIR — acronyme réaliste.
Bien décidé à répondre à Wiam Berhouma, Amine El Khatmi donne illico de sa personne sur les réseaux sociaux. Sur Twitter et Facebook, l’élu socialiste, musulman, originaire du Maroc, issu des quartiers populaires d’Avignon, exprime son opposition frontale à ce discours antirépublicain. Aussitôt, la haine se déchaîne. Contre lui. Une haine d’autant plus violente que justement il est socialiste, musulman, fils d’immigrés marocains et de milieu populaire. El Khatmi découvre l’égarement intolérant et totalitaire d’un certain « antiracisme ». Les mêmes discours racistes mais inversés. Le même antisémitisme parfois. Et la haine de la République, de la France, du « petit blanc ». Il devient une cible : « arabe de service », « collabeur », « esclave » de « maîtres » blancs ou français forcément islamophobes. L’adresse de sa mère est diffusée.
Malaise au Parti socialiste
Face à ce lynchage en règle, l’élu socialiste compte sur le soutien des plus haute sphères de son parti, à commencer par Cambadélis. Silence radio. Amine El Khatmi a pourtant un vrai parcours au sein du parti socialiste. Il en est toujours membre, élu. Il a contribué de près à la campagne de Ségolène Royal, défend encore certaines de ses idées dans la 2e partie de Non je ne me tairai plus, en même temps que des propositions personnelles ou des idées du « Printemps Républicain » dont il est un des co-fondateurs. Il parle aussi du financement des mosquées et de la question du voile. Pourtant, les patrons du PS se font discrets. Un tweet de soutien lâché du bout du clic. L’élu d’Avignon n’est pas seulement confronté à un communautarisme anti-universaliste. Il subit aussi les atermoiements de son parti : ces mouvances sont des alliés objectifs dans la quête terranovienne d’un nouvel électorat de gauche. Tout sauf désespérer les prétendus Indigènes de la république qui, selon Amine El Khatmi, « réduisent le monde à des oppositions binaires » n’ayant « rien à envier aux identitaires d’extrême droite qui leur font face et qui rêvent d’une France entièrement blanche et chrétienne »
L’élu PS Amine El Khatmi, « collabeur » de la République, insulté et peu défendu par son propre parti @MarionVanRhttps://t.co/qncRDVYgnO
La haine de la République française se diffuse ainsi en mettant à profit l’accusation d’islamophobie, nouveau point Godwin de ce que l’on peine à qualifier de débat d’idées. Une haine que l’on croise au hasard des médias et des reportages. Ainsi le dimanche 19 mars 2017 sur France Inter, dans le journal de 19 heures, quand à l’occasion d’un reportage sur La Marche de « Mémoires et Partages » l’un des organisateurs peut déclarer sans contradiction qu’il faut « en finir » avec l’idée fausse d’une « France judéo-chrétienne blanche qui n’a jamais existée ». L’affirmation n’est pas questionnée. Le journaliste vient d’impulser l’entretien par cette phrase : « Il faut dire à ceux qui le nieraient aujourd’hui que la France est bien multiculturelle ». Peu importe qu’ils aient ou non raison quant à leur vision du monde. Par contre, il est significatif que cette conception, à l’instar de celles qui se déchaînent sur quiconque ose un discours critique à propos de l’Islam, soit dogmatique. Pire encore que les donneurs de leçons, sont ceux qui prétendent détenir « la » vérité. La leur, évidemment. Ces « vérités » là sont toujours totalisantes et contraires au bien commun.
Voilà deux mois que j’ai sur ma table le Moment populiste, d’Alain de Benoist (Pierre Guillaume de Roux Editeur). Deux mois que j’attends le bon moment de parler d’un livre intensément érudit et qui explore toutes les facettes d’un mot qui pue un peu aux narines des crétins — sauf qu’il rentre justement en grâce ces temps-ci.
Populisme : le terme pour ma génération a été longtemps associé à « poujadisme » (certification vintage Pierre Poujade 1953-1958, avec résurgence Gérard Nicoud et CIDUNATI, 1969), et ne concernait guère que les revendications des petits commerçants — à ceci près que l’Union Fraternité Française, qui obtint 52 députés en 1956 (dont Jean-Marie Le Pen, réélu en 1958) dépassa rapidement la stricte défense des Beurre-Œufs-Fromages.
L’avènement d’un populisme new style
Puis vint Georges Marchais, maillon indispensable pour comprendre comment un mot longtemps associé à l’extrême-droite a glissé peu à peu sur l’arc politique, au point d’être aujourd’hui l’œil du cyclone à partir duquel se définissent les politiques. À partir duquel s’est construite, surtout, « l’extraordinaire défiance de couches de la population toujours plus larges envers les « partis de gouvernement » et la classe politique en général, au profit de mouvements d’un type nouveau » : c’est l’attaque du livre d’Alain de Benoist — et j’aimerais beaucoup qu’on lui fasse grâce des étiquettes a priori, dans une France qui justement, comme il l’analyse fort bien, s’ébroue hors du marigot gauche-droite.
Ce que des journalistes paresseux ont nommé le « trumpisme » (croient-ils vraiment que le peuple américain qui a voté pour le faux blond le plus célèbre au monde croit en ses vertus ?) n’est en fait que la mesure du « fossé séparant le peuple de la classe politique installée ». Inutile donc d’« accumuler les points Godwin » en criant au retour des années 1930 dès qu’un mouvement politique parle au peuple : en fait, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Nicolas Dupont-Aignan et tout ce qu’il reste du chevènementisme, ce sont moins les politiques qui parlent au peuple que le peuple qui parle aux politiques. Et qui même lui crie aux oreilles.
A émergé il y a une dizaine d’années un populisme new style. Alain de Benoist évoque la victoire du « non » au référendum de 2005, le référendum confisqué par les pseudo-élites qui nous gouvernent, droite et gauche mêlées — bien la preuve qu’il n’y a plus de droite ni de gauche quand il s’agit de défendre les avantages acquis de l’oligarchie au pouvoir. Je pencherais plutôt pour les élections de 2002, où entre les 16,86% de Jean-Marie Le Pen (ajoutons-y les 2,34% de Bruno Mégret et sans doute les 4,23% de Jean Saint-Josse) et les 5,33% de Jean-Pierre Chevènement de l’autre côté de l’arc électoral, cela fait quand même près de 30% de voix qui ne se portaient pas sur les deux partis traditionnels qui monopolisent depuis quarante ans les chaises musicales au sommet de la République.
Une absence d’alternative
Mais je comprends le raisonnement d’Alain de Benoist : l’élection de 2005 était la preuve par neuf qu’une seconde oligarchie, européenne celle-là, se superposait à la vieille oligarchie française. De surcroît, le cumul des mandats étant ce qu’il est, c’était pour ainsi dire la même classe politique de l’UMPS qui se partageait les dépouilles électorales, à Bruxelles comme à Paris. « La droite a abandonné la nation, la gauche a abandonné le peuple », dit très bien notre philosophe, citant Pierre Manent. Que la Gauche ne soit plus représentée que par un quarteron de bobos parisiens — qu’elle ait à ce point rompu avec le peuple (et la candidature de Jospin en 2002 est emblématique de cette scission) est une évidence. Que la Droite se soit européanisée, mondialisée, et ait renié le bonapartisme jacobin qui caractérisait la politique gaulliste est une autre évidence.
Et de citer le célèbre poème de Brecht, « Die Lösung » (« la Solution ») :
« Ne serait-il pas Plus simple alors pour le gouvernement De dissoudre le peuple Et d’en élire un autre ? »
Le populisme moderne est né d’une absence d’alternative. Rien à voir, sinon à la marge, avec le populisme des années de plomb : il ne s’agit pas de revanche (sur le traité de Versailles / les Juifs / les Francs-macs ou que sais-je) mais d’une révolte face à…
Jean-Michel Aphatie sur le plateau de France Info, mars 2017.
A la fin du débat de l’autre jour sur TF1, le président du mouvement « la France insoumise » qui, soit dit en passant, s’est montré globalement plus convaincant, plus pédagogue et plus crédible que les autres candidats (ce qui a amené certains commentateurs à considérer qu’il avait « gagné le débat »), s’est exprimé ainsi :
Lundi matin sur France Info, Jean-Michel Aphatie et ses acolytes recevaient Raquel Garrido, la porte-parole de Mélenchon.
D’emblée, elle m’a plu quand, à la question « croyez-vous au cabinet noir? », elle a répondu, « je n’en sais rien, je suis comme tout le monde, je suis comme vous ».
Vous n’en savez rien, dit-elle.
C’est absolument vrai. Pourtant Aphatie et tous ses confrères aimeraient se persuader, et nous persuader, qu’il n’y a pas de cabinet noir. Sans même vérifier. Et là réside le problème : ils ne veulent pas prendre le risque de vérifier parce qu’ils ne veulent pas avoir à constater, le cas échéant, que ce cabinet noir existe. Vérifier signifierait envisager la possibilité qu’il y ait un cabinet noir de l’Élysée. Par suite, cela impliquerait également de s’interroger sur l’instrumentalisation de la presse dans l’utilisation des « affaires » par le pouvoir.
Raquel Garrido me plaît encore lorsqu’elle dénonce l’opacité méthodologique des sondages, sous le regard dubitatif d’un Aphatie qui donne l’impression de ne s’être jamais interrogé sur la question, pas plus que sur l’existence d’un cabinet noir.
Mais le meilleur moment de l’émission est celui-ci :
– J.M. Aphatie: « « Rendre la France aux Français », ça nous a un peu écorché l’oreille, pour tout vous dire. On croyait que ce slogan était à un autre parti. »
– R. Garrido: « Eh bien, il faut pas. Parce que cela renvoie à la notion de souveraineté. Vous avez une extrême droite, en France et en Europe, qui conçoit la souveraineté comme une notion de frontière interétatique, et qui l’accompagne d’une vision de société qui serait des nations ethniques, voilà. Nous, au contraire, nous sommes fidèles à l’idée d’une nation civique. »
– J.M. Aphatie: « Excusez-moi, rendre la France aux Français, ça veut dire que les Français ne sont plus maîtres chez eux, donc c’est la même expression que Marine Le Pen. »
Je pourrais poursuivre la transcription mais je trouve cet extrait particulièrement symptomatique du fonctionnement de l’esprit d’un grand nombre de journalistes.
1. Ils réagissent à des mots, à des formules: certains mots deviennent nauséabonds parce qu’ils ont transité par la bouche d’individus nauséabonds, c’est aussi simple que cela.
2. Ils se fichent royalement des explications et des subtilités. Aphatie n’a que faire de la réponse de Raquel Garrido. Il se doute bien que Mélenchon n’entend pas cette expression dans le même sens que Marine Le Pen mais ce qui importe, pour lui, c’est « vous avez dit les mêmes mots que Le Pen ».
Par qui aurais-je aimé être dévoré ou incendié ? À cette question, Michel Marmin répond instantanément : par Louise Brooks. Son magnétisme sexuel est irrésistible. Elle happe votre corps. Elle vous ramène aux sources du vivant. Selon moi, ajoute Michel Marmin, dans la vie comme au cinéma, la femme originelle est plutôt brune, plutôt mince, la peau quasi translucide, comme de la porcelaine, le regard que l’on ne peut longtemps soutenir sans défaillir. Par quel étrange tour du destin, me suis-je alors demandé, cette « femme originelle » (l’expression est de Raymond Abellio ) a-t-elle choisi de s’installer chez moi et de me dévorer : je n’en sais toujours rien. Et, à vrai dire, je ne tiens pas à le savoir.
Merci les Mac-Mahon!
En revanche, je suis fasciné par les entretiens que Michel Marmin a donnés à Ludovic Maubreuil : j’y retrouve mes années d’apprentissage en cinéphilie, les films que j’ai aimés, certains maîtres qui m’ont formé – Henri Agel, par exemple – et même des metteurs en scène qui, avec les années, sont devenus des amis comme Pascal Thomas. Le Mac-Mahonisme aussi, bien sûr, dont on ne dira jamais assez l’importance… Merci Michel Mourlet, Alfred Eibel et Jean Curtelin.
On se souvient peut-être qu’à ses débuts Jean-Luc Godard était désigné par George Sadoul et Freddy Buache comme un fasciste à abattre. Aujourd’hui, Michel Marmin se demande si les vieux staliniens n’avaient pas raison, à condition de s’entendre sur les mots. » Des films tels que À bout de souffle, Le Petit Soldat » et Pierrot le fou relèvent bel et bien du fascisme par leur romantisme morbide et leur mépris de la vie bourgeoise, par leur insolence, par leur dédain de la raison. » Marmin avait même esquissé dans sa chronique du Figaro un parallèle entre Godard et Ezra Pound.
Inconditionnellement godardien
Or, non seulement Godard ne l’a pas démenti, mais lui a donné quitus dans une lettre quelques jours plus tard. On comprend que par la suite Marmin soit devenu inconditionnellement godardien au point d’écrire que le jour où Godard disparaîtra , ce sera un peu la fin du monde et du cinéma. J’aurais plutôt tendance à penser que la fin du cinéma remonte à Rio Bravo de Howard Hawks. C’est l’un des bonheurs de ces entretiens avec Michel Marmin que de pouvoir poursuivre des conversations qui finissaient souvent en pugilats (je me souviens avoir giflé un spectateur qui troublait la projection d’Hiroshima, mon amour). C’est toute une culture qui renaît à la lecture de Marmin.
Encore un dernier point : il est convenu aujourd’hui que le populisme est abject. Michel Marmin qui n’est pas né de la dernière pluie, rappelle à juste titre que des films tournés dans les années soixante en France étaient des chefs d’œuvre de populisme cinématographique. Il cite à cet égard, outre les premiers films de Pascal Thomas, Adieu Philippine de Jacques Rozier sorti en 1963 qui est ou devrait être encore dans toutes les mémoires.
Marmin avoue même revoir avec plaisir une comédie comme : Papa, maman, la bonne et moi de Jean-Paul Le Chanois avec Robert Lamoureux. Il ne va quand même pas jusqu’à réhabiliter Jean Boyer… Dommage !
Le trouble nous emporte à la lecture de ces « Histoires incertaines » exhumées par L’Éveilleur, maison élégante à la fibre nostalgique. On ne dira jamais assez l’importance de tenir entre ses mains un bel objet, à la finition soignée, préliminaire essentiel au plaisir de lecture. En couverture, le photochrome de 1905 représentant le Grand Canal et la basilique Santa Maria della Salute nous plonge dans une atmosphère mordorée, entre songes et brumes, à une époque indéfinie. Chaque texte est accompagné d’estampes de l’artiste américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) donnant à l’ensemble un charme rétro intrigant, propageant un climat où tous nos repères habituels se brouillent. Le voyage à travers les âges peut alors commencer.
Dans sa préface éclairante, Bernard Quiriny avoue sa réticence à partager ces trois nouvelles de Henri de Régnier (1864-1936) avec le public : « J’aimais que ce joyau fût un secret, connu seulement d’un petit cercle ». Comme on le comprend, c’est un réflexe naturel, il y a certains livres que l’on préfère garder pour soi, à l’abri des regards indiscrets et des mains baladeuses. Cet onanisme littéraire tient autant de l’orgueil de l’esthète que du secret de la correspondance. Entre un lecteur et un auteur se noue une étrange relation, intime et obscure, qui ne supporte pas le battage médiatique. Tel un amant éconduit, il arrive parfois que le succès posthume d’un écrivain longtemps ignoré par la critique pousse à de terribles crises de jalousie. Comme si la trahison mise en lumière par une soudaine célébrité enlevait tout talent à l’auteur jadis adulé. La passion pour les textes rares est ainsi traversée par des sentiments contradictoires : l’envie de crier au génie d’une plume oubliée et la hantise de la déflorer. La littérature n’est pas un buffet à volonté, elle se déguste par fines couches qui se superposent. Cette sédimentation sied parfaitement à l’écriture démodée de Régnier dont les affèteries de langage distillent une inquiétude pesante et persistante.
Des mondes parallèles
Chez cet écrivain et poète, instigateur du Club des Longues moustaches, académicien durant vingt-cinq ans, le passé nourrit le présent, il irrigue l’imagination pour faire éclore des mondes parallèles. Les trois « Histoires incertaines » qui composent ce recueil ouvrent des portes vers l’inconnu, le mystère et les flous de l’existence. Ces interstices temporels prennent racine sur des terres hautement chargées d’imaginaire, c’est le cas à Venise, lieu crépusculaire par nature de la première nouvelle intitulée « L’Entrevue ». Le héros épuisé par les affres du cœur se réfugie dans la Sérénissime. Il s’installe dans le Palais Altinengo à la fois « si noble et si piteux », « si lépreux et si morose » guidé par la signora Verana « méfiante et taciturne ».
Dans ce Palazzo à bout de souffle, d’inexplicables phénomènes se produiront comme ce miroir qui ne reflète plus l’image de son locataire. « Le Pavillon fermé », seconde nouvelle, nous amène au château de Nailly, propriété du marquis de Lauturières, éminent sinologue accaparé par ses travaux de linguistique extrême-orientale. Le narrateur qui étudie la vie galante au XVIIIème siècle tombe, par hasard, chez un marchand d’autographes sur les traces de la Comtesse de Nailly, Sabine de son prénom, dont Louis XV s’était follement épris. Ayant eu connaissance de ce désir ardent, le mari de la belle aristocrate décida alors de soustraire son épouse à la vue du roi et de la contraindre à demeurer recluse. Les lettres chinées indiquent qu’elle aimait à se retirer dans un pavillon construit au bout des jardins où « elle avait fait placer son portrait, peint au pastel par La Tour quelques temps avant son enlèvement ». Par l’entremise d’un camarade de jeunesse, l’historien de la « petite histoire » va tenter de retrouver ce modeste tableau, fragile témoignage de cette « love story » et ainsi mieux comprendre les passerelles entre rêve et réalité. Henri de Régnier réussit très habilement cette mise en abime. Quant à la dernière nouvelle « Marceline ou la punition fantastique », je vous laisse la découvrir à la lueur d’une bougie, pour sentir le frisson de l’inexplicable.
Histoires incertaines de Henri de Régnier – Préface de Bernard Quiriny – Editions L’Éveilleur
Plus le temps passe, plus Alexandre Vialatte se rapproche de l’immortalité : on en parle partout, on le cite partout, ses textes sont présents dans les vitrines de toutes les librairies. On sait ce qui attend le divin auvergnat dans un avenir proche : la célébration globale et continue, des rues Vialatte dans toutes les villes de France, toutes, la diffusion massive des textes de Vialatte dans les programmes scolaires, des émissions sur l’écrivain à des heures de grande écoute chaque samedi, l’érection (on dit comme ça) sur la place de la Nation à Paris d’une statue géante de 12 mètres de haut représentant l’auteur des Fruits du Congo dans une pause sobre suggérant qu’il vient de terrasser l’ennui, prenant la forme d’un monstre mythologie d’allégorie. (Notez qu’il existe déjà une statue de Vialatte, à Ambert, représentant le visage du divin auvergnat perché sur un monticule de terre surveillé par un oiseau doré, ayant lui-même le visage de l’écrivain. C’est l’œuvre de Kaeppelin, des spots ont été ajoutés pour faire des effets de lumière et ça fait un merveilleux lieu de culte). Mais tout ça c’est pour le moyen-terme. Pour ce qui est de l’actualité, un volume regroupant des textes inédits ou difficiles à trouver vient de paraître, Résumons-nous ; venant compléter la série Vialatte initiée par la collection Bouquins au début des années 2000 avec la publication des chroniques de La Montagne. Prenons le train avec Vialatte, sur la trace de ces nouvelles chroniques…
1ère arrêt : Mayence (Allemagne). L’histoire d’amour entre l’Allemagne et Vialatte sera fructueuse, et donnera de beaux enfants. D’abord c’est une rencontre avec la langue de Goethe, et Vialatte sera un infatigable traducteur (de Kafka, bien sûr, mais aussi de Nietzsche ou Thomas Mann). Ensuite c’est une rencontre avec le pays. De 1922 à 1929 Alexandre est rédacteur à la Revue Rhénane, basée à Mayence. C’est une revue, pour aller vite, qui entend faciliter les relations culturelles entre les français et les allemands. Le jeune homme va de l’émerveillement à l’inquiétude, en cette période où monte déjà un grand ressentiment, portant des mouvements mortifères qui aboutiront aux drames futurs que l’on sait. Tous les textes de la période allemande avaient déjà été repris ça et là dans un volume titré délicieusement Les bananes de Königsberg. On y retrouve aussi les articles que Vialatte, correspondant de guerre, a consacrés aux procès des tortionnaires du camp nazi de Bergen-Belsen. Alexandre nous offre une leçon de journalisme. S’il excelle à rendre l’atmosphère générale de ces prétoires historiques, c’est la psychologie des bourreaux qu’il parvient encore mieux à percer à jour. Tel Josef Kramer, commandant SS du camp, qui s’étend ça et là sur ses hobbies, Vialatte souligne : « ‘J’étais en train de jardiner avec ma femme…’, nous dit Kramer, et la violence artistique de ce mot, parti d’un cœur brutalement saisi entre les exigences contradictoires de la scarole et du four crématoire, donne une insupportable idée de variété des possibilités humaines ». Décrivant la situation misérable des suppliciés, l’écrivain donne cette image magnifique : « Il y en avait qui mourraient de faim en caressant une poire qu’ils n’avaient pas encore osé manger et qui était déjà pourrie ». Vialatte, après les années 40, ne reviendra plus en Allemagne. Il avait emmagasiné assez d’Allemagne pour tout le reste de sa vie…
2ème arrêt : le Dauphiné. De 1932 à 1944, Vialatte écrit régulièrement dans le quotidien Le Petit Dauphinois, édité à Grenoble. Il y tient une chronique libre, sur les sujets de son choix, sans toujours de rapport direct avec l’actualité. Toute la verve humoristique et poétique des chroniques de La Montagne est déjà là. Ce volume propose un choix de textes, parmi ceux que l’écrivain a conservé. C’est dire si l’archéologie vialatienne dans les archives de presse a encore de beaux jours devant elle… Vialatte recherche l’insolite, le bizarre, le loufoque… comme dans ce papier de 1932, que nous mettrons en exergue : « La gazette du pôle nord » dans lequel il évoque l’existence d’un journal composé d’images, paraissant une fois par an en Laponie, distribué aux populations par des traineaux. Dans cette ode à la presse, Vialatte souligne « Fumer la pipe et lire le journal font, au fond, les grandes différences qui distinguent l’homme de l’animal après le repas : on imagine malaisément une vipère bourrant sa pipe, un crapaud lisant Les Débats ». Les collaborations du divin auvergnat avec la presse ne cesseront plus jusqu’à sa mort…
3ème arrêt : le Royaume farfelu. Dans les années 60, Vialatte donne au mensuel féminin Marie-Claire une hilarante chronique, prenant souvent la forme d’un almanach de fantaisie. Ces textes, peut-être les plus espiègles de l’écrivain, ont déjà été réunis sous le titre L’almanach des quatre saisons. Cela se situe quelque part entre Pierre Dac, Les Travaux et les Jours d’Hésiode et une parodie affectueuse de l’Almanach Vermot. N’oublions pas non plus la proximité toujours nécessaire du catalogue ManuFrance. On y lit des choses comme… « Mai se compose essentiellement de trente et un jours si habilement distribués qu’ils forment tous les ans le cinquième mois de l’année. Il tire son nom de Maïa, mais les Anciens l’avaient placé sous la protection d’Apollon. Apollon en était ravi, car c’est le plus joli mois de l’année. » En été : « Le mois d’août date de la plus haute antiquité. Il se caractérise par une chaleur atroce. Il faut l’avoir vécu soi-même pour s’en faire une idée. Le sergent de ville colle au bitume de la chaussée. L’Auvergnat ne porte plus que trois ou quatre lainages ». Quant aux natifs de Mars ils ont la nuque forte et l’œil parfois nostalgique… Sachez-le.
4ème arrêt : le cinéma. Belle surprise de ce recueil, d’inattendues critiques ciné de 1950 pour l’éphémère revue Bel amour des foyers – « L’hebdomadaire de la famille heureuse ». Tout un programme… C’est sous pseudonyme (Serge Sergent !), et discrètement, que le divin auvergnat s’aventure sur ce terrain. Le cinéma intéresse Vialatte depuis toujours. Il est né avec. Il a suivi la mue incongrue du cinématographe, d’attraction foraine à Art n°7. Il a même su avoir de vrais amours cinéphiles, et chanter Fellini comme personne dans La Montagne. Ici on peut s’amuser – mais avec tendresse ! – des films oubliés (et oubliables ?) dont il est question… Alexandre les a-t-il tous vu d’ailleurs ? Qu’importe ! Au sujet de l’hollywoodien Autant en emporte le vent, après un long plaidoyer contre la machine de guerre publicitaire accompagnant sa sortie, le critique célèbre l’humanité du film et glisse du La Rochefoucauld. Il n’était franchement pas obligé.
5ème et dernier arrêt. Retour à Paris, train de nuit. Les trains vont et viennent dans l’œuvre de Vialatte, comme dans la vie de tout un chacun. La chronique montagnarde du divin auvergnat a longtemps paru le mardi, il la confiait au dernier train postal du dimanche en partance pour Clermont. Mais de 1962 à sa mort (en 1971) Alexandre a aussi collaboré au mensuel Le Spectacle du Monde. Ces textes fermant Résumons-nous avaient déjà été publiés jadis dans un volume titré Dernières nouvelles de l’homme. Dans son excellente préface Pierre Jourde nous apprend que les chroniques avaient alors été expurgées, dans ce premier recueil, de leurs saillies politiques. Nous les retrouvons, là, dans leur intégralité succulente. Le divin auvergnat y chante l’abominable homme de Chaval, Sempé, son compère Pourrat, Astérix ( ! ), Paris évidemment insolite, le tourisme, les HLM, le néon, la publicité, la solitude, l’art, la vie… mais s’emporte aussi contre la France, lâchant les pieds-noirs en Algérie, et abandonnant l’Algérie de manière générale. La tonalité générale est poétique, certes. Mais sombre. Le poète peste ça et là contre l’art abstrait (incapable de rendre la grâce du crocodile !) et a un sens sublime des années qui passent… « Vingt fois j’ai voulu dire adieu à ma jeunesse. Vingt fois j’ai craint de me montrer ridicule ». La chronique est titrée : « Le train du soir ». En ces pages, ailleurs, il rend un hommage homérique à Sarah Bernhardt. Alexandre avait tout compris des actrices. Il avait donc tout compris à la vie. Comme par un effet de hasard, Vialatte meurt six mois après le Général de Gaulle. Terminus provisoire. C’est déchirant ces chênes qu’on abat…
Rien que la scène d’ouverture – une description clinique d’un abattoir de porcs – est un morceau de bravoure. Et la fable qui suit, une journée particulière dans la halle de Marrec, dans les faubourgs de Paris, fait aussi dans le réalisme froid.
Marrec, donc, sa butte, sa halle, son petit peuple… Julien, le narrateur, « Don Juan de la cochonnaille », y vend du saucisson artisanal. Artisanal « du terroir », tu parles, mon cochon ! 100 % pure tromperie et foutage de gueule, oui ! L’industrie la plus dégueulasse, le libéralisme le plus extravagant, aiment désormais se parer d’un faux nez vert ou rouge.
« Green is god »
Après un cours de force de vente (ou de vente forcée) supposé faire son effet sur le « consommateur alternatif et responsable à fort pouvoir d’achat », Julien nous présente ses collègues, ces « fantassins du Moyen Âge ». Triste humanité, pas si moche que cela d’ailleurs. Rien que des déclassés, des recalés, des « louzes » de la mondialisation, qui se tiennent à peine les coudes. Pêle-mêle : un Roumain jouant les « Latin lovers » devant son perco, un gitan givré chargé de la sécurité, un Bosniaque alcoolo à peine plus frais que le poisson de son étal. Manqueraient plus qu’un Argentin de Carcassonne et du « ouiski » de Clermont-Ferrand pour que le tableau (très Bosch, Jérôme) de cette cour des miracles, de cette Babel new age, soit complet.
Au-dessus des stands, des caisses qu’on remplit et des putasseries quotidiennes, on trouve la galerie de Fouad. Celle-ci vit ses derniers instants, devant sous peu être remplacée par une grande enseigne végétalienne (slogan : « Green is god ». Réfrigérant, non ?).
A la halle, on s’inquiète de l’arrivée prochaine de la grande distribution. En même temps, tout le monde, à l’exception de Julien, qui est parvenu à partager un peu son intimité, le déteste, ce Fouad. Trop pur, trop poète, trop anar, trop nostalgique, ce peintre syrien. Les pauvres et fous : très mauvais pour le biz, comme le dit toujours Patrick M. l’ignoble boss du narrateur. On a déjà du mal à contenir les clodos comme ce Vercingétorix, qui vient parfois foutre la panique dans le cérémonial, on aimerait bien que l’Arabe quitte la scène sans faire d’esclandre…
Soleil perçant des fumées clandestines
Pour s’évader de la halle, on fume pas mal de kif. Ce qui nous vaut quelques beaux paragraphes sur les « vapeurs de shit, où dansent les mirages en couleurs d’un futur idéal ». Seulement, comme le dit Julien, « nous n’avions pas vu que le vrai futur serait le contrôle, l’hygiène, l’aseptisation, l’ordre et la peur. »
Seul soleil perçant les fumées clandestines, la belle Alma Constanza, libraire de la halle, princesse de vieille noblesse sicilienne, qui se frotte encore à la vie pour en faire jaillir les dernières étincelles. Julien en pince pour cette déesse un peu sorcière aux yeux verts et à la bouche aussi vermillon que ses bottes en latex.
Le style sec, dégraissé (comment pourrait il en être autrement, vu le contexte ?) de Julien Syrac, 28 ans, fait souvent mouche : « Il faudrait creuser les nuages à le pelleteuse pour apercevoir un jour le ciel. Les gueules sont du même gris. Les gens n’achètent pas. Les ventes stagnent. Quelque part en banlieue, un type se défenestre. Les autres se saoulent à mort. Cela porte un nom : février.»
Syrac sait faire du grand avec du tout petit. N’est-ce pas la définition, ou l’ambition, de toute bonne littérature ? Bonne nouvelle en tout cas : de jeunes gens savent encore désespérer jusqu’au bout de ce monde où les cochons de la ferme d’Orwell, Napoléons de sous-préfecture et d’une Europe misérable, ont pris le pouvoir.
Un étonnant et peu délicat(essen) premier roman, maîtrisé jusque dans sa violence.
Elections législatives à Hénin-Beaumont, 2012. SIPA. 00638740_000009
Elections législatives à Hénin-Beaumont, 2012. SIPA. 00638740_000009
La Nuit du second tour d’Éric Pessan est, à sa manière, une exception. Il faut savoir qu’en ces temps de campagne présidentielle, le roman « électoral » est devenu un genre en soi. Le problème, c’est que ces dizaines de livres oscillent entre le documentaire, le roman à clefs, le tract antifasciste vintage, le fantasme extrême droitier de guerre ethnique, et que la littérature n’y trouve pas vraiment son compte. Pire, que ces produits seront périmés dès la mi-mai 2017 et parfois le sont déjà. Il faut donc lire La Nuit du second tour parce que ce roman est d’abord et surtout une exploration des enjeux intimes que peut provoquer le simple geste de mettre un bulletin dans l’urne. Ou, pour le dire autrement, comment la grande histoire fait l’amour, plutôt mal d’ailleurs, avec la petite.
Éric Pessan suit deux personnages, un homme et une femme, durant la nuit où l’on peut penser que le Front national a gagné les élections. Mais l’intelligence de l’auteur, c’est de ne jamais nommer la chose, plutôt d’en faire une toile de fond oppressante, légèrement désespérée, qui pourrait être la même ailleurs et à une autre époque. Une toile de fond sur laquelle se débattent David et Mina qui se sont aimés naguère. David, cadre à bout de souffle, solitaire, ne rentre pas chez lui ce soir-là, va au cinéma et retrouve sa voiture brûlée dans les émeutes. Mina, elle, a quitté David. Elle s’est embarquée, au même moment, sur un cargo. Elle a emporté Cervantès et Henri Michaux, et elle fait semblant de croire, avec le poète, que « la mer résout toutes les difficultés ». Ce qu’elle emporte avec elle, surtout, c’est la même mélancolie que David, c’est-à-dire le sentiment d’avoir raté sa vie, sans que l’on sache au juste si c’est à cause d’un défaut de fabrication que l’on portait en soi ou si c’est la conséquence de la vie dans la France d’aujourd’hui. Une France de petites soumissions quotidiennes dans des décors désenchantés, habités par une violence latente qui ne demande qu’à se déchaîner.
Éric Pessan ne répond pas à[access capability= »lire_inedits »] cette question sans doute parce qu’il n’y a pas de réponse possible. Et ce qui fait de La Nuit du second tour un grand roman politique en même temps qu’une belle histoire d’amour, c’est la mise en scène sensible de cette absence de réponse, de cette hésitation.
La Nuit du second tour, Éric Pessan, éditions Albin Michel, 2017.
Emmanuel Macron aux Mureau, mars 2017. Sipa. Numéro de reportage : 00796685_000001.
Emmanuel Macron aux Mureaux, mars 2017. Sipa. Numéro de reportage : 00796685_000001.
Pendant longtemps, disjointes ou non, deux déclinaisons du libéralisme occupaient à elles seules le terrain : le libéralisme en politique (« libéralisme politique ») et en économie (« libéralisme économique »). Mais voici que depuis quelque temps, une nouvelle venue vient de manière insistante complexifier la situation : le « libéralisme culturel » . Apparemment non réductible aux deux premiers, celui-ci est volontiers présenté comme la traduction sociétale d’une dimension plus morale du libéralisme, ou d’un libéralisme « philosophique » jusqu’alors demeuré en retrait dans le débat public – auquel les évolutions géoculturelles du monde contemporain donneraient une brûlante et croissante actualité. D’une grande acuité donc, le problème qu’il pose est double : tel qu’il est de plus en plus idéologiquement préconisé dans ses applications, ce « libéralisme culturel » ne tend-il pas à se confondre avec ce qu’on appelle désormais le « gauchisme culturel », et du coup à sérieusement gauchir et corrompre les requêtes du libéralisme classique ?
La société ouverte a bon dos
Les prises de position des parangons les plus médiatisés de cette extension de l’idée libérale au champ culturel (Manent, Sorman, Institut Montaigne, de Madelin à… Macron) sont à cet égard des plus significatives. Invoquant l’idéal de la « société ouverte », elles se caractérisent par l’hostilité aux frontières nationales et à toute véritable limitation d’une immigration invasive, à la laïcité « à la française » (qualifiée de « laïcisme revanchard », par opposition à une prétendue conception « libérale » de la laïcité, tellement ouverte et accomodante), aux mesures « sécuritaires » anti-islamistes et ripostes « identitaires » au voile islamiste à l’université et au « burkini ». La responsabilité du djihadisme guerrier est reportée sur une société française « raciste » et ségrégationniste, tandis que brillent par leur absence des mises en cause de l’islamisme sociétal transformant certains quartiers en micro-califats, du recours au terme « islamophobie » pour prohiber toute critique de l’islam radical. Et que jamais ne soit envisagé un soutien effectif aux dissidents de l’islam et autres musulmans sécularisés.
Mais en quoi sur tous ces points le « libéralisme culturel » qui devrait logiquement être requalifié de libéralisme… multiculturel ou même bi-culturel (puisque seule la culture islamiste est en cause) se distingue-t-il du « gauchisme culturel » dominant (Le Goff) et des injonctions du « parti de l’Autre » (Finkielkraut) ? Même sans-frontiérisme, même « immigrationnisme » (Taguieff), même complaisance pour le communautarisme insoucieuse de la mise en « insécurité culturelle » (L. Bouvet) de nos compatriotes, mêmes dénonciations des « laïcards », même adhésion à l’idéologie de l’excuse, et même aveuglement volontaire face à la signification militante du port du hijab et au caractère mondial d’une offensive islamiste amorcée dès 1928 avec la naissance des « Frères musulmans » : la liste est longue de tout ce qui atteste d’une convergence manifeste. Confirmation factuelle en a d’ailleurs été administrée lorsque des groupuscules « libéraux » ont cru devoir faire cause commune avec le très gauchiste Syndicat de la Magistrature et le pro-islamiste Collectif contre l’islamophobie pour s’insurger contre l’état d’urgence et la déchéance de nationalité des djihadistes « français ». Force est donc bien de conclure à l’existence paradoxale d’un… islamo-libéralisme, version soft de l’islamo-gauchisme. Seule différence entre eux : l’adhésion du premier au libéralisme en économie, plus précisément dans la version extrême d’un libre circulation étendue sans restriction des biens marchands aux personnes, quand bien même celles-ci peuvent constituer le vecteur idéal de l’intrusion d’une immigration radicalement alterculturelle.
Auto-apartheid
D’un point de vue purement formel et quelque peu éthéré, cette complaisance envers un islam politique (faux-nez du djihadisme culturel et de la promotion de l’islamisme sociétal) peut sembler en adéquation avec les principes historiques du libéralisme en politique : pluralisme, tolérance, société ouverte et respect sacro-saint de la liberté individuelle. En réalité, elle illustre bien plutôt à quelles dérives et inconséquences peuvent aboutir des valeurs libérales décontextualisées et hyperbolisées, poussées à leurs limites sinon au-delà : des idées libérales devenues folles. La tolérance s’y mue en « hypertolérance » à l’intolérance obscurantiste, le pluralisme des opinions dégénère en « diversité » accueillante à des mœurs patriarcales et théocratiques liberticides, la liberté individuelle se dévoie en plat et pauvre laisser-faire tandis que les droits individuels s’enflent jusqu’à s ‘affranchir du droit commun, et la société ouverte n’y est plus qu’un espace banalisé abonné à des opérations « portes ouvertes » permanentes la transformant en « ville ouverte » aux irruptions de squatteurs et conquérants hostiles. Excellente occasion de rappeler aux libéraux multiculturalistes que le père intellectuel de la notion de « société ouverte », le libéral de gauche Karl Popper, ne la concevait que par opposition à ses ennemis (cf. le titre de son immortel opus, La société ouverte et ses ennemis), à savoir la société « close », tribale et collectiviste. Mais que sont actuellement en France les territoires occupés par l’islamisme sociétal où d’ailleurs tout libre culturel est banni, sinon des micro-sociétés closes et retribalisées en proie à l’auto-apartheid et au collectivisme moral ? Ce qu’une véritable société ouverte ne peut certainement pas accepter sans renier ses idéaux et aller vers l’autodestruction.
Qu’est-il donc arrivé au libéralisme pour qu’en s’élargissant au culturel, il ait pu ainsi dégénérer en progressisme post-moderne satisfaisant aux canons d’un « politiquement correct » à requalifier en…gauchistement correct ? Sans doute l’effet conjugué d’une dérive de type « le ver était dans le fruit », dès lors que sont oubliés les garde-fous et l’éthique de responsabilité devant nécessairement accompagner l’exercice de la tolérance, du pluralisme, et de la liberté individuelle – et de la soumission démagogique à une tentation « libertaire » (voir à ce sujet la mise au point prémonitoire de Raymond Aron dans le texte « Liberté, libérale ou libertaire » dans ses Études politiques de 1972) qui dévoie le libéralisme en « liberalism » à l’américaine, ce bouillon de culture historique du multiculturalisme et de la « political correctness ».
Toujours est-il que ces glissements accentués du libéralisme culturel vers un gauchisme bien-pensant finissent par nuire au libéralisme bien compris et malencontreusement justifier les accusations de laxisme et de relativisme lancées contre lui par les ultra-conservateurs et les tenants du national-populisme. De quoi faire se retourner dans sa tombe un Jean-François Revel, lui qui fut si attaché à montrer qu’un engagement libéral rigoureux et cohérent impliquait nécessairement un vigoureux combat laïque et républicain contre toutes les formes revêtues par le totalitarisme islamique conquérant et ses complices – « idiots utiles » et collabos délibérés. Car la liberté individuelle, ça se défend sans états d’âme culpabilisés. Et sa vraie logique veut que plus nos sociétés évoluées s’ouvrent et se libéralisent, plus il faut parallèlement en resserrer les boulons en se fermant à ce qui en nie ou corrompt les principes fondateurs.
Non je ne me tairai plus est un témoignage saisissant. Retour sur les faits à l’origine de ce livre.Des paroles et des actes, 21 janvier 2016. Sous-titre : Les deux France. Pujadas convie Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut à débattre autour des drames de l’année 2015. À la 42e minute, l’animateur donne la parole à une troisième France : Wiam Berhouma, jeune femme de 26 ans, professeur d’anglais dans un collège et de « confession musulmane ». Selon Pujadas, elle veut s’adresser à Finkielkraut. L’animateur insiste sur le fait que Wiam Berhouma ne serait « encartée dans aucun parti ».
Raciste, la société française?
Devant son écran, Amine El Khatmi n’en croit pas ses oreilles. Wiam Berhouma déroule calmement sa haine de la République et parle d’islamophobie en tant que « racisme d’État ». La cible ? Finkielkraut et ceux qui, selon elle, favoriseraient une libération de « la parole raciste », laquelle serait « largement partagée par une grande partie de la société française ». El Khatmi bout : la société française en « grande partie » raciste ? L’élu socialiste est épouvanté par le discours de haine de Wiam Berhouma, invitée par un Pujadas ne pouvant ignorer ses sympathies affichées pour le Parti des Indigènes de la République, le PIR — acronyme réaliste.
Bien décidé à répondre à Wiam Berhouma, Amine El Khatmi donne illico de sa personne sur les réseaux sociaux. Sur Twitter et Facebook, l’élu socialiste, musulman, originaire du Maroc, issu des quartiers populaires d’Avignon, exprime son opposition frontale à ce discours antirépublicain. Aussitôt, la haine se déchaîne. Contre lui. Une haine d’autant plus violente que justement il est socialiste, musulman, fils d’immigrés marocains et de milieu populaire. El Khatmi découvre l’égarement intolérant et totalitaire d’un certain « antiracisme ». Les mêmes discours racistes mais inversés. Le même antisémitisme parfois. Et la haine de la République, de la France, du « petit blanc ». Il devient une cible : « arabe de service », « collabeur », « esclave » de « maîtres » blancs ou français forcément islamophobes. L’adresse de sa mère est diffusée.
Malaise au Parti socialiste
Face à ce lynchage en règle, l’élu socialiste compte sur le soutien des plus haute sphères de son parti, à commencer par Cambadélis. Silence radio. Amine El Khatmi a pourtant un vrai parcours au sein du parti socialiste. Il en est toujours membre, élu. Il a contribué de près à la campagne de Ségolène Royal, défend encore certaines de ses idées dans la 2e partie de Non je ne me tairai plus, en même temps que des propositions personnelles ou des idées du « Printemps Républicain » dont il est un des co-fondateurs. Il parle aussi du financement des mosquées et de la question du voile. Pourtant, les patrons du PS se font discrets. Un tweet de soutien lâché du bout du clic. L’élu d’Avignon n’est pas seulement confronté à un communautarisme anti-universaliste. Il subit aussi les atermoiements de son parti : ces mouvances sont des alliés objectifs dans la quête terranovienne d’un nouvel électorat de gauche. Tout sauf désespérer les prétendus Indigènes de la république qui, selon Amine El Khatmi, « réduisent le monde à des oppositions binaires » n’ayant « rien à envier aux identitaires d’extrême droite qui leur font face et qui rêvent d’une France entièrement blanche et chrétienne »
L’élu PS Amine El Khatmi, « collabeur » de la République, insulté et peu défendu par son propre parti @MarionVanRhttps://t.co/qncRDVYgnO
La haine de la République française se diffuse ainsi en mettant à profit l’accusation d’islamophobie, nouveau point Godwin de ce que l’on peine à qualifier de débat d’idées. Une haine que l’on croise au hasard des médias et des reportages. Ainsi le dimanche 19 mars 2017 sur France Inter, dans le journal de 19 heures, quand à l’occasion d’un reportage sur La Marche de « Mémoires et Partages » l’un des organisateurs peut déclarer sans contradiction qu’il faut « en finir » avec l’idée fausse d’une « France judéo-chrétienne blanche qui n’a jamais existée ». L’affirmation n’est pas questionnée. Le journaliste vient d’impulser l’entretien par cette phrase : « Il faut dire à ceux qui le nieraient aujourd’hui que la France est bien multiculturelle ». Peu importe qu’ils aient ou non raison quant à leur vision du monde. Par contre, il est significatif que cette conception, à l’instar de celles qui se déchaînent sur quiconque ose un discours critique à propos de l’Islam, soit dogmatique. Pire encore que les donneurs de leçons, sont ceux qui prétendent détenir « la » vérité. La leur, évidemment. Ces « vérités » là sont toujours totalisantes et contraires au bien commun.
Voilà deux mois que j’ai sur ma table le Moment populiste, d’Alain de Benoist (Pierre Guillaume de Roux Editeur). Deux mois que j’attends le bon moment de parler d’un livre intensément érudit et qui explore toutes les facettes d’un mot qui pue un peu aux narines des crétins — sauf qu’il rentre justement en grâce ces temps-ci.
Populisme : le terme pour ma génération a été longtemps associé à « poujadisme » (certification vintage Pierre Poujade 1953-1958, avec résurgence Gérard Nicoud et CIDUNATI, 1969), et ne concernait guère que les revendications des petits commerçants — à ceci près que l’Union Fraternité Française, qui obtint 52 députés en 1956 (dont Jean-Marie Le Pen, réélu en 1958) dépassa rapidement la stricte défense des Beurre-Œufs-Fromages.
L’avènement d’un populisme new style
Puis vint Georges Marchais, maillon indispensable pour comprendre comment un mot longtemps associé à l’extrême-droite a glissé peu à peu sur l’arc politique, au point d’être aujourd’hui l’œil du cyclone à partir duquel se définissent les politiques. À partir duquel s’est construite, surtout, « l’extraordinaire défiance de couches de la population toujours plus larges envers les « partis de gouvernement » et la classe politique en général, au profit de mouvements d’un type nouveau » : c’est l’attaque du livre d’Alain de Benoist — et j’aimerais beaucoup qu’on lui fasse grâce des étiquettes a priori, dans une France qui justement, comme il l’analyse fort bien, s’ébroue hors du marigot gauche-droite.
Ce que des journalistes paresseux ont nommé le « trumpisme » (croient-ils vraiment que le peuple américain qui a voté pour le faux blond le plus célèbre au monde croit en ses vertus ?) n’est en fait que la mesure du « fossé séparant le peuple de la classe politique installée ». Inutile donc d’« accumuler les points Godwin » en criant au retour des années 1930 dès qu’un mouvement politique parle au peuple : en fait, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Nicolas Dupont-Aignan et tout ce qu’il reste du chevènementisme, ce sont moins les politiques qui parlent au peuple que le peuple qui parle aux politiques. Et qui même lui crie aux oreilles.
A émergé il y a une dizaine d’années un populisme new style. Alain de Benoist évoque la victoire du « non » au référendum de 2005, le référendum confisqué par les pseudo-élites qui nous gouvernent, droite et gauche mêlées — bien la preuve qu’il n’y a plus de droite ni de gauche quand il s’agit de défendre les avantages acquis de l’oligarchie au pouvoir. Je pencherais plutôt pour les élections de 2002, où entre les 16,86% de Jean-Marie Le Pen (ajoutons-y les 2,34% de Bruno Mégret et sans doute les 4,23% de Jean Saint-Josse) et les 5,33% de Jean-Pierre Chevènement de l’autre côté de l’arc électoral, cela fait quand même près de 30% de voix qui ne se portaient pas sur les deux partis traditionnels qui monopolisent depuis quarante ans les chaises musicales au sommet de la République.
Une absence d’alternative
Mais je comprends le raisonnement d’Alain de Benoist : l’élection de 2005 était la preuve par neuf qu’une seconde oligarchie, européenne celle-là, se superposait à la vieille oligarchie française. De surcroît, le cumul des mandats étant ce qu’il est, c’était pour ainsi dire la même classe politique de l’UMPS qui se partageait les dépouilles électorales, à Bruxelles comme à Paris. « La droite a abandonné la nation, la gauche a abandonné le peuple », dit très bien notre philosophe, citant Pierre Manent. Que la Gauche ne soit plus représentée que par un quarteron de bobos parisiens — qu’elle ait à ce point rompu avec le peuple (et la candidature de Jospin en 2002 est emblématique de cette scission) est une évidence. Que la Droite se soit européanisée, mondialisée, et ait renié le bonapartisme jacobin qui caractérisait la politique gaulliste est une autre évidence.
Et de citer le célèbre poème de Brecht, « Die Lösung » (« la Solution ») :
« Ne serait-il pas Plus simple alors pour le gouvernement De dissoudre le peuple Et d’en élire un autre ? »
Le populisme moderne est né d’une absence d’alternative. Rien à voir, sinon à la marge, avec le populisme des années de plomb : il ne s’agit pas de revanche (sur le traité de Versailles / les Juifs / les Francs-macs ou que sais-je) mais d’une révolte face à…
Jean-Michel Aphatie sur le plateau de France Info, mars 2017.
Jean-Michel Aphatie sur le plateau de France Info, mars 2017.
A la fin du débat de l’autre jour sur TF1, le président du mouvement « la France insoumise » qui, soit dit en passant, s’est montré globalement plus convaincant, plus pédagogue et plus crédible que les autres candidats (ce qui a amené certains commentateurs à considérer qu’il avait « gagné le débat »), s’est exprimé ainsi :
Lundi matin sur France Info, Jean-Michel Aphatie et ses acolytes recevaient Raquel Garrido, la porte-parole de Mélenchon.
D’emblée, elle m’a plu quand, à la question « croyez-vous au cabinet noir? », elle a répondu, « je n’en sais rien, je suis comme tout le monde, je suis comme vous ».
Vous n’en savez rien, dit-elle.
C’est absolument vrai. Pourtant Aphatie et tous ses confrères aimeraient se persuader, et nous persuader, qu’il n’y a pas de cabinet noir. Sans même vérifier. Et là réside le problème : ils ne veulent pas prendre le risque de vérifier parce qu’ils ne veulent pas avoir à constater, le cas échéant, que ce cabinet noir existe. Vérifier signifierait envisager la possibilité qu’il y ait un cabinet noir de l’Élysée. Par suite, cela impliquerait également de s’interroger sur l’instrumentalisation de la presse dans l’utilisation des « affaires » par le pouvoir.
Raquel Garrido me plaît encore lorsqu’elle dénonce l’opacité méthodologique des sondages, sous le regard dubitatif d’un Aphatie qui donne l’impression de ne s’être jamais interrogé sur la question, pas plus que sur l’existence d’un cabinet noir.
Mais le meilleur moment de l’émission est celui-ci :
– J.M. Aphatie: « « Rendre la France aux Français », ça nous a un peu écorché l’oreille, pour tout vous dire. On croyait que ce slogan était à un autre parti. »
– R. Garrido: « Eh bien, il faut pas. Parce que cela renvoie à la notion de souveraineté. Vous avez une extrême droite, en France et en Europe, qui conçoit la souveraineté comme une notion de frontière interétatique, et qui l’accompagne d’une vision de société qui serait des nations ethniques, voilà. Nous, au contraire, nous sommes fidèles à l’idée d’une nation civique. »
– J.M. Aphatie: « Excusez-moi, rendre la France aux Français, ça veut dire que les Français ne sont plus maîtres chez eux, donc c’est la même expression que Marine Le Pen. »
Je pourrais poursuivre la transcription mais je trouve cet extrait particulièrement symptomatique du fonctionnement de l’esprit d’un grand nombre de journalistes.
1. Ils réagissent à des mots, à des formules: certains mots deviennent nauséabonds parce qu’ils ont transité par la bouche d’individus nauséabonds, c’est aussi simple que cela.
2. Ils se fichent royalement des explications et des subtilités. Aphatie n’a que faire de la réponse de Raquel Garrido. Il se doute bien que Mélenchon n’entend pas cette expression dans le même sens que Marine Le Pen mais ce qui importe, pour lui, c’est « vous avez dit les mêmes mots que Le Pen ».