Des Américains au Yémen
Donald Trump et sa diplomatie du tourbillon n’en finissent plus de surprendre. Sommet surprise avec Kim Jong-un, tensions avec Poutine, menaces croissantes contre Téhéran : le président américain applique aux affaires du monde la brutalité de la télé-réalité. Si le récent transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem a beaucoup fait parler, un événement non moins crucial est largement passé sous les radars.
Aux États-Unis, le conseil des éditorialistes du New York Times a publié le 3 mai un texte dénonçant la guerre secrète que les Américains mènent au Yémen. Selon les révélations du New York Times, les Green Berets de l’US Army s’activent contre les rebelles pro-iraniens houthis pour défendre l’Arabie saoudite contre leurs tirs de missile. Or, le Congrès n’a pas été consulté sur l’engagement des boys, ce qui est contraire à la Constitution fédérale.
« C’est une question de sécurité vitale pour nous »
Initialement, les forces spéciales américaines devaient combattre Daech et Al-Qaïda dans la péninsule arabique, filiale de la multinationale Ben Laden qui forma jadis les frères Kouachi au maniement des armes. Mais, alliance avec les Saoud oblige, les troupes américaines ciblent désormais en priorité les tribus houthies qui ripostent à coups de missiles aux bombardements de l’aviation saoudienne.
À Riyad, faute de médias et de parlement indépendants, on est très discret sur le bilan de ce conflit qui a commencé en 2015. Sur le terrain, la capitale Sanaa échappe toujours au contrôle d’Aden, siège du gouvernement allié aux Saoudiens. Et une sécession grandit à l’est du pays. Pis, sur un plan humanitaire, les Nations unies estiment à sept millions le nombre de Yéménites souffrant de la famine et à un million les malades du choléra.
Il y a quelques semaines, les journalistes qui ont interpellé à ce sujet le prince héritier et ministre de la Défense Mohammed ben Salmane lors de sa venue à Washington ont essuyé une fin de non-recevoir cinglante. « Nous ne voulons pas passer notre temps à argumenter à propos du Yémen. Nous n’avons pas le choix, c’est une question de sécurité vitale pour nous. » D’autres questions ?
Les nouveaux fachos
Il y a peu, j’ai donné en dissertation une remarque lancée par Roland Barthes lors de son cours inaugural au Collège de France, en janvier 1977 — une remarque qui a fait couler beaucoup d’encre et proférer nombre de bêtises sentencieuses. Je vous la livre comme elle a été formulée :
La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Il suffit d’écouter les 5’50 » minutes qui précèdent cette déclaration d’évidence pour comprendre que Barthes se référait à la structure — grammaticale, syntaxique, phonologique — de la langue, qui, dit-il très bien, nous interdit par exemple le neutre, en français, et nous oblige à choisir sans cesse entre « tu » et « vous ».
Rien à voir a priori avec le fascisme au sens historique, qui s’exerçait sur le sens, comme l’a magistralement montré Victor Klemperer, patient observateur des glissements sémantiques que le Tertium Imperium imposa peu à peu à l’allemand des années 1930.
Paré des oripeaux de la démocratie
D’ailleurs, fascisme, hitlérisme, salazarisme, stalinisme, maoïsme, nous en avons fini aujourd’hui avec ces grandes perversions du XXème siècle, n’est-ce pas… Nous sommes tous démocrates… Big Brother, c’est de l’histoire ancienne…
Et d’ailleurs, ce « fascisme » de la langue, la littérature n’est-elle pas là pour le subvertir ? C’est le sens de la conclusion de l’éminent sémiologue. Si « dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement » ; si « l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne », alors « il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage ». Mais d’ajouter aussitôt : « Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. » N’y échappent qu’Abraham, qui cesse de discourir et part sacrifier son fils (« un acte inouï, vide de toute parole »), et Zarathoustra — mais bon, nous ne sommes ni des prophètes, ni des surhommes.
Reste donc la possibilité de « tricher » avec la langue : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »
Mais ça, c’était avant. Avant que le fascisme ne soit assuré par la bien-pensance et le politiquement correct, via les groupes de pression, les « communautés », les sectes, et ne s’exerce justement sur la littérature — et les arts, et l’Histoire, et le reste : le vrai totalitarisme a débarqué insidieusement, paré des oripeaux de la démocratie.
Un bon fascisme doit être préventif
Dans le Figaro du 9 juin, Mohamed Aïssaoui raconte avec un léger effarement l’arrivée dans la littérature des contrôleurs de pensée unique. Baptisés « sensitivity readers » aux Etats-Unis, relayés par le « bad buzz » des réseaux sociaux qui vous défont un livre en dix secondes et deux mille tweets, ils ont pour fonction d’épurer a priori, avant toute publication, les manuscrits qui arrivent chez les éditeurs. Du coup, les auteurs s’auto-censurent à la base. Un bon fascisme doit être préventif.
Cette manie des ciseaux ne concerne pas seulement les livres à venir : elle s’en prend à…
>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<
Valentine Imhof, une fille en hiver
Valentine Imhof débarque en force avec un premier roman, Par les rafales, qui étonne, dérange, enchante et qui est servi, d’emblée, par une écriture rageuse et poétique, brutale et soyeuse, bref un style, cette chose devenue si rare aujourd’hui, y compris dans la littérature blanche. Sans compter que son intrigue, sa manière de construire son histoire comme on fabrique une arme de précision, indique d’emblée que cette auteure, née en 1970, à qui on devait déjà un essai sur Henry Miller, ne devrait pas en rester là, tant elle semble faite pour redonner confiance au lecteur blasé par un genre qui s’est terriblement policé dans la contestation sociale de centre-gauche qui ne porte pas à conséquence mais donne bonne conscience.
La folie d’une femme
Par les rafales est un roman sur la folie d’une femme, Alex Fjaersten. Enfance norvégienne, jeunesse française, routarde spécialisée dans le rock et les festivals où en joue. Elle envoie régulièrement des papiers à des magazines. Elle picole sec, avec une prédilection certaine pour les genièvres parfumés qu’on trouve en Flandres. Elle joue au billard comme une championne. Elle change d’adresse mail un peu trop souvent. C’est elle qui vous joint, jamais le contraire. Quand on fait connaissance avec elle, elle massacre un homme dans une chambre d’hôtel près de Nancy, un de ces hôtels comme on en trouve dans les zones commerciales. Le type lui a fait croire qu’il était musicos, qu’il connaissait Trent Reznor. Elle a joué la fan énamourée, lui a fait croire qu’elle le croyait. Jeu de fauves. Elle l’a même laissé lui faire l’amour. Libido compliquée : il voulait qu’elle lui serre très fort une cravate autour du cou. Il a été exaucé au-delà de ses vœux.
Le question est de savoir pourquoi Alex a fait ça, avec une telle sauvagerie avant de repartir malade à en vomir.
On va mettre un certain temps à comprendre. Comme mettra un certain temps à comprendre son ami Anton, rencontré dans un bar de Metz où ils ont leurs habitudes. Anton est photographe, il ne lui demande rien, même pas, quand il la voit nue, pourquoi son corps a des traces de brûlures de cigarettes, de coupures de lames de rasoir sur les aréoles mais surtout, pourquoi ce corps est couvert presque intégralement d’un immense texte tatoué en lettres « humanistiques », cette écriture qui, « à la fin du Moyen-Age, avait supplanté la minuscule caroline et gothique, et avait servi de modèle aux premiers caractères d’imprimerie. Lisible mais qui produit un maillage bien serré. » On trouve un bloc de ce texte en tête de chaque chapitre du roman de Valentine Imhof. On peut s’amuser à le déchiffrer, ou pas. De toute manière, l’auteur nous donne obligeamment les références à la fin du roman. On apprend ainsi qu’Alex s’est fait une seconde peau avec des extraits de poètes de la renaissance, de poètes fin-de–siècle, de Melville, Conrad ou Kafka.
« Elle ne sera le chagrin de personne. Et c’est très bien comme ça. »
On apprend aussi en parallèle, en suivant l’enquête d’une jeune fliquette des îles Shetland qu’un habitant a été tué lors du grand festival viking du mois de janvier précédent, pour fêter la victoire de la lumière sur la nuit. Rock, drakkar en flammes dans la nuit et meurtre sauvage, avec un cheveu noir de femme comme seul indice. Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’il s’agit d’Alex. Il y a les hommes qu’elles aiment, Anton ou Bernd, son tatoueur artiste de Gand. Et puis ceux qu’elles tuent. L’origine du problème sera à chercher quelque part en Louisiane mais le savoir ne changera rien au fait que si elle est folle, Alex est surtout dans la recherche d’une guérison impossible. Valentine Imhof ne la quitte pas d’une semelle, ne la juge jamais mais ne nous épargne rien de son martyre à bas bruit.
Alors, voilà: enfin un portrait poignant et violent d’une femme dans un roman noir qu’on n’oubliera plus. Alex Fjaersten de Valentine Imhof, c’est l’Aimée Joubert, la Fatale de Manchette, version 2020. Un roman noir où le corps profané et furieux devient un texte vengeur, une longue citation sur la folie et la colère.
C’est d’un lyrisme à haute teneur en alcool fort, en rock, en érotisme noir et en mythologie viking. Ca sent la moiteur mortifère du bayou, le genièvre des Flandres et l’iode septentrional de la Scandinavie à Terre Neuve en passant par Saint-Pierre et Miquelon. « Elle ne sera le chagrin de personne. Et c’est très bien comme ça. » écrit Valentine Imhof à propos de son héroïne.
C’est bien le seul moment où elle se trompe. Alex Fjaersten demeurera longtemps notre tendre souci.
Par les rafales de Valentine Imhof (Rouergue/Noir, 2018)
John Zorn, l’enfant du jazz
John Zorn est un cas : Juif new-yorkais, dingue, QI stratosphérique, éternellement jeune, saxophoniste de génie. Ce fougueux petit homme aura absolument tout pris de ce qui s’est fait au vingtième siècle : le jazz pépère, le jazz bizarre, la musique classique, le jazz électrique, Ennio Morricone, le rock bon enfant, le rock trash et punk, le bruitisme, la musique concrète, tout, il aura embrassé, tout aimé, tout renouvelé. D’un album à l’autre, on passe de Varèse à Hendrix, puis de Bill Evans à Schubert et de Coltrane à Bartok. C’est la marque du génie : rien ne lui est étranger de ce qui vaut quelque chose. Les disquaires, obligés de classer les disques dans des cases, ont enfermé John Zorn dans le jazz.
Cosmopolite enraciné
Fatale erreur : il est de partout et de nulle part. Il est de Paris, lui qui parle un peu notre langue, adore Godard, Gainsbourg et Rimbaud, auxquels il a consacré des disques ; il est de New-York par sa naissance ; d’Afrique par le jazz ; d’Israël par ses aïeux ; du firmament par le reste. Il aime le surréalisme, Jérôme Bosch, Foucault et toutes les mystiques religieuses. C’est le contraire d’un déraciné : il se nourrit de toutes les traditions.
Sans cesse assailli d’idées musicales, John Zorn les note, au fur et à mesure, sur de petites cartes. C’est sa manière. En ce sens, sa musique est parfaitement composée, mais c’est dans le feu même du jeu qu’il décide que tel musicien jouera telle ou telle carte, ou bien pourra improviser à son gré. Il faut le voir sur scène pour se rendre compte de la puissance de cette méthode qui permet d’introduire l’improvisation dans la composition elle-même et de maintenir une structure tout en obligeant les musiciens à rester sans cesse sur le qui-vive.
Indécrottable new-yorkais
La première fois que je l’ai vu, l’animal, c’était il y a quelques années, dans la cour pavée d’un bel hôtel particulier du Marais qui abrite le Musée du judaïsme. C’était un soir d’été et les rayons du soleil couchant faisaient rougeoyer les murs joliment ouvragés de la cour. Nous étions debout et attendions le prophète, puisque tout musicien d’envergure tient un tant soit peu du mage inspiré. Le batteur vint en premier, un gaillard costaud, chauve : Joey Baron. Puis le contrebassiste, un homme fluet et blanc, brun, souriant : Trevor Dunn. Puis arriva John Zorn, petit, fringant, rapide, sautillant, cheveux bouclés tirant vers le roux et teint blanc : le type même du Juif d’Europe de l’Est. Mais John Zorn est avant tout un indécrottable new-yorkais qui ne craint pas de porter un tee-shirt où on peut lire : « Fuck Texas ». Artiste raffiné, il vomit sans honte ni pudeur les ploucs incultes du Texas.
John sait exactement ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il faut pour sa musique. A cet égard, il est d’une intolérance biblique. Devant un public interloqué, le voici qui maugrée, lance d’incompréhensibles injures anglaises, saisit le micro et foudroie de son verbe incandescent l’équipe de fichus techniciens qui n’a pas éteint les lumières, si bien qu’on ne voit pas la projection du film de Wallace Berman sur lequel il avait prévu de jouer. John n’a jamais vu ça. Ça le défrise. Il est en crise, frôle l’hystérie mais reste de bonne, voire de très bonne humeur. Il sautille. On dirait McEnroe étrillant un arbitre pour se donner la rage. Il a hâte. Visiblement, cet homme, qui à plus de cinquante ans paraît n’en avoir que trente, a quelque chose à nous dire.
Les prières du roi David
Ça y est, les lumières s’éteignent. Sans préambule, les musiciens s’élancent, chacun dans un solo qui n’obstrue pas les deux autres mais les réhausse. Nous sommes happés. Le monde alentour s’évanouit. Il n’y a plus que le batteur, le contrebassiste et le saxophoniste. La musique est rude, sauvage, intelligente. Elle sautille, tombe, se reprend, souffle, hurle. Elle a des moments de lyrisme, des instants de joie extatique. Nous sommes soulevés. Derrière le souffle continu de John Zorn, qui semble avec son saxophone renouveler les prières du roi David, roulent la batterie et la contrebasse, comme le grondement et le cliquetis des armes au siège de Masada (qui est aussi le nom du plus fameux des groupes de Zorn).
Pas un instant, durant les trois heures que durèrent le concert, nous ne nous sommes ennuyés, éblouis que nous fûmes devant ce jazz en fusion où le rock, la funk, et l’avant-garde se fondaient sans jamais altérer l’essence de la musique. Miracle véritable d’un art qui ne s’arrête jamais, semblant comme son auteur vouloir embrasser l’entièreté de la modernité musicale tout en se ressourçant dans les plus vieilles traditions. Bref, un archéo-futurisme en acte.
Minuscule échantillon de l’immense discographie de John Zorn :
50th Birthday Celebration Vol. IV (très Miles Davis électrique)
50th Birthday Celebration Vol. 11 (jazz mélangé à la musique juive d’Europe de l’Est)
Alhambra Love Songs (dédié à Clint Eastwood, classique, propre, élégant)
Ils sont bien ronds, vive les Bretons!
Jadis, un dicton cruel disait que les Bretons naissent dans des armoires, vivent dans l’alcool et meurent en mer. À moins qu’ils ne vivent en mer et meurent dans l’alcool. Car l’ivresse est la composante principale du fait divers breton, c’est même son ADN. Ivre, un audacieux automobiliste de Saint-Brieuc a récemment effectué pas moins de 17 tours de rond-point pour échapper à la voiture de police qui le poursuivait. Fin avril, un petit miracle éthylique s’est produit : appelée pour un tapage nocturne aux abords de la prison de Vannes, la maréchaussée est tombée sur le spectacle d’un quinquagénaire, complètement noir, allumant des pétards et des engins pyrotechniques, en compagnie de deux jeunes femmes chantant à tue-tête. En guise d’explication, l’homme a prétendu que le feu d’artifice improvisé était un cadeau destiné à son fiston embastillé qui fêtait son anniversaire en maison d’arrêt. Comme de bien entendu, l’olibrius a terminé en cellule de dégrisement.
Quelques mois plus tôt, un autre conducteur aviné s’est fait arrêter à Brest : unijambiste, il conduisait à l’aide d’un balai lui permettant d’atteindre l’accélérateur ! Plus de peur que de mal : malgré son taux d’alcoolémie et ses pirouettes à la Steve McQueen, l’infirme n’a pas fait de dégâts. Manquerait plus qu’il se fût garé sur une place handicapés…
Albert Simonin, tonton flingueur du polar
Connu pour ses romans noirs adaptés au cinéma par Michel Audiard, le grand écrivain Albert Simonin (1905-1980) était injustement tombé en désuétude. La réédition de sa trilogie du Hotu remet à l’honneur ce virtuose de l’argot, chantre de la pègre parisienne.
En l’espace de quatre ans, entre 1968 et 1971, Albert Simonin publie à la Série noire les trois romans qui forment la trilogie dite du Hotu : Le Hotu, Le Hotu s’affranchit et Hotu soit qui mal y pense. Ils sont réunis aujourd’hui, en un seul volume, par La Manufacture de livres. L’entreprise est bienvenue et elle est aussi courageuse pour plusieurs raisons. D’abord Albert Simonin est bien oublié malgré la célébrité de son nom jusque dans les années 1970. Ensuite les valeurs véhiculées par ces trois romans ne sont vraiment plus de saison. Il y est, par exemple, beaucoup question de prostitution. Pour Simonin, c’est une activité économique banale qui se déroule dans des conditions généralement satisfaisantes, voire plaisantes. Elle est même régulièrement comparée par les gisquettes qui arpentent l’asphalte au travail en usine qu’elles trouvent, pour le coup, beaucoup plus aliénant.
Le père fondateur du « roman de truands à la française »
Ensuite, avec Le Hotu, le lecteur passe sa vie dans le milieu, présenté comme une contre-société autonome qui obéit à des codes très supérieurs à ceux en vigueur chez les « caves » et les « pantes », moins respectueux de l’honneur que les truands. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si Albert Simonin est considéré comme le père fondateur du « roman de truands à la française » qui montre le milieu comme une version modernisée du roman de chevalerie ou du western. Dans les années 1970, cette héroïsation du voyou romantique a agacé Jean-Patrick Manchette, avec raison. C’était au moment où apparaissait le néopolar dont il est une des plus grandes plumes avec Vautrin, Fajardie, Jonquet ou Prudon. Ils ont fait du roman noir une arme de critique sociale, en y introduisant les cités de banlieue, les nouveaux visages de la criminalité et tous les sujets qui travaillent l’époque : le racisme, le terrorisme, la crise économique.
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Simonin est alors ringardisé et les histoires de truand à la papa avec Gabin ou Ventura qui meurent à la dernière bobine prennent alors un sacré coup de vieux. Il faudrait néanmoins nuancer. Cette célébration caricaturale n’est pas le fait de Simonin, mais d’innombrables épigones et imitateurs qui ont encombré les tourniquets de la littérature de gare jusque dans les années 1980. Lui se montre beaucoup plus lucide dans sa trilogie du Hotu et dans celle qui l’a rendu célèbre dès les années 1950, la trilogie de Max le Menteur, dite aussi trilogie du Grisbi : les truands n’y sont pas des surhommes, ils peuvent même être des salauds et pas seulement quand ils sont indics de la maison poulaga.
Il est cependant vrai que les trois romans du Hotu rassemblés dans cette réédition ne portent en eux aucun message : ils ne dénoncent rien et se contentent de rendre compte. Simonin refuse absolument le surplomb, il décrit ses personnages à hauteur d’homme, il ne juge jamais ni les bonnes actions (il y en a parfois) ni les mauvaises (il y en a tout le temps). Il est bien possible que des critiques qui se font à l’occasion commissaires politiques et jugent les œuvres du passé à l’aune de la morale du moment discernent entre les lignes, dans cette forme d’indifférence aux grandes causes nobles, aux postures humanistes qui sont la plaie d’un certain polar d’aujourd’hui, quelques germes de cette maladie grave qu’on appelle l’« anarchisme de droite ».
Inquiétons-les d’emblée : la charge virale est assez élevée chez Simonin. Cette famille des anarchistes de droite, qu’on a bien du mal à définir parce qu’elle est avant tout formée de tempéraments profondément individualistes, se caractérise néanmoins par une méfiance de tout ce qui peut, de près ou de loin, représenter l’ordre, l’État, la police ainsi que par une détestation de tous les conformismes – surtout ceux de la gauche, en fait. Pessimiste, l’anarchiste de droite pense toujours, à un moment ou à un autre, que c’était mieux avant et que le progrès, comme pourraient le dire les personnages de Simonin, est un truc « glanduleux » qui ne peut apporter que « pestouille » et « mouron ». Dans le néopolar dont nous parlions plus haut, seul A.D.G., le « réac » officiel de la bande, a endossé l’héritage de Simonin. Sans compter qu’une certaine sensibilité littéraire les rapprochait, dont une admiration commune pour Villon et Céline, deux magiciens de la langue drue.
Puisque nous citons Céline, on en arrive à l’ultime raison qui pourrait rendre Simonin infréquentable dans un paysage littéraire aujourd’hui de plus en plus anticollabo à mesure que la collaboration s’éloigne dans le temps, avec des procès posthumes récurrents. Mais commençons par le commencement : Albert Simonin est né en 1905 à Paname où il mourra soixante-quinze ans plus tard. Il a une enfance assez célinienne, d’ailleurs. Il quitte très vite l’école pour faire de petits métiers avant d’être chauffeur de taxi, ce qui donnera son premier livre publié avec Jean Bazin chez Gallimard en 1935, Voilà taxi ! Dans ce document, Simonin fait déjà ses gammes argotiques et montre son aisance à saisir sur le vif des croquis d’atmosphère et des fragments de vie quotidienne.
Il avait déjà montré une certaine aisance à écrire en devenant journaliste, quand bien même il ne tenait pas cette profession en grande estime si on en juge par ce dialogue du Hotu où une marraine inquiète pour son filleul qui tourne mal lui propose de le pistonner pour travailler dans le journal d’un ami : « À quatorze ans, quand je t’écrivais de pension, je faisais trois fautes par ligne ! Tu me l’as assez reproché, marraine. En dix ans, j’ai pas fait de progrès. Comme journaliste, je serais plutôt comique… tu trouves pas ? – Léone prétend que c’est sans importance. Les articles sont corrigés. Ta force, selon elle, ce serait ton anglais. »
Touchez pas au grisbi !
Avant-guerre, dans les années 1920-1930, Simonin travaille pour quelques titres mythiques dont L’Intransigeant et surtout Détective, qui existe encore aujourd’hui, et qui a permis à Simonin de voir de près tout ce que Paris connaissait comme meurtres crapuleux et autres braquages sanglants. Dans la trilogie du Hotu, il est d’ailleurs question de ce titre alors novateur : « Paulo, donc, parcourt l’Intran. Il aurait préféré s’offrir Détective, un nouveau canard du tonnerre, qui est un peu la gazette du mitan, mais a reculé devant l’affiche possible. »
L’ennui, c’est que Simonin a bien travaillé pour des journaux et des officines collabos pendant l’Occupation. Il est condamné à cinq ans de prison, sort en 1950, est amnistié définitivement en 1954. Apparemment, cette peine infamante une fois accomplie, Simonin n’est pas obligé, pour le reste de son existence, de se couvrir la tête de cendres. Autre époque, autres mœurs… Au contraire, dès 1953, tout est oublié : il connaît un étonnant succès littéraire avec Touchez pas au grisbi ! Marcel Duhamel de la Série noire l’a accueilli dans la collection pour enfin au catalogue un auteur français dont les truands puissent rivaliser avec ceux des Américains. Et chose rare pour un polar, qui ne se reproduira jamais par la suite, Touchez pas au grisbi ! reçoit quinze jours après sa sortie un prix littéraire réservé à la « vraie » littérature, celui des Deux-Magots. La préface de Mac Orlan y est sans doute pour quelque chose.
Voilà Simonin écrivain reconnu, star des salons mondains. Dans son Journal impoli, son ami Christian Millau raconte à ce propos une scène amusante. La poétesse Lise Deharme et ses amis désirent voir cette « curiosité » issue des bas-fonds. Christian Millau amène Simonin qui se révèle, à la grande déception des convives, un admirable causeur n’utilisant pas le moindre mot d’argot et maniant avec virtuosité citation latine et imparfait du subjonctif avant de lâcher à Christian Millau, en repartant : « Je crois bien que je leur ai scié la rondelle, à ces mignons. »
La célébrité, Simonin va aussi la connaître grâce au cinéma. Si on se souvient de Touchez pas au grisbi !, le film de Jacques Becker avec Gabin dont il est le scénariste en 1954, on ignore souvent que dans cette série du Grisbi, pourtant très noire, le troisième volume s’appellera au cinéma… Les Tontons flingueurs ! Toute la famille de Simonin se dessine à cette époque : ses amis, acteurs et écrivains, s’appellent Audiard, Gabin, Lautner, Belmondo, Auguste Le Breton, Frédéric Dard, avec qui il écrira une adaptation théâtrale d’un de ses romans. Le père de San-Antonio a par la suite reconnu sa dette particulière envers Le Hotu : « Ce livre est de ceux qui m’ont télescopé. Je le relis à peu près tous les trois ou quatre ans, comme je relis périodiquement Mort à crédit, Madame Bovary, Crime et Châtiment. Il exerce sur moi une fascination aussi vive que les trois chefs-d’œuvre que je viens de citer. »
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Alors, hyperbolique, Frédéric Dard ? Certainement pas. La trilogie du Hotu a effectivement quelque chose d’envoûtant. C’est, en même temps qu’un roman noir, un mélange de roman picaresque, de roman historique et de roman d’apprentissage. Simonin, quand il se lance dans son écriture, en 1968, n’a plus rien à prouver. Il choisit, contre toute la logique commerciale propre à la Série noire, de ressusciter le Paris de sa propre jeunesse, celui de 1929-1930. Il prend pour personnages principaux une paire de petits malfrats qui ont à peine 25 ans. Il y a Johnny, surnommé « le Hotu », ce poisson d’eau douce qui inspire d’abord la méfiance des voyous, avec ses costumes bien taillés et son allure de jeune homme de bonne famille parlant anglais car il a voyagé aux USA.
Cynique, intelligent, fainéant, le Hotu s’est adjoint les services de Petit Paul qui deviendra Paulo, une fois qu’il aura tué un malfrat devenu indic dans une bagarre. Petit Paul, contrairement au Hotu, est un véritable enfant des fortifs, qui a déjà connu trois fois la prison. C’est lui qui fait le lien entre Johnny et « Messieurs les Hommes », les vrais pontes du milieu qui ont leurs quartiers à l’Oceanic bar. Alors que Johnny vit des subsides de sa marraine dans un bel appartement de la rue Fortuny, Petit Paul connaît le quotidien minable des hôtels à la semaine dont il faut décarrer à la première alerte.
Ces deux-là finiront par rencontrer Gros Pierrot, plus âgé, ancien combattant de 1914, qui tient un bobinard de première classe. Gros Pierrot n’aime plus le milieu moderne qui s’embourgeoise. Ce nostalgique trouve dans les deux jeunes hommes des fils par procuration. Les trois formeront une bande de cadres moyens de la truanderie, un peu à la façon des Affranchis de Scorsese. Les trois romans racontent leurs méfaits ordinaires alors que le trafic de drogue commence tout juste à faire son apparition et que la crise de 1929 fait sentir ses premiers effets en France. Pour le reste, pas réellement d’intrigue, mais une remarquable chronique de mœurs, une comédie humaine où flics, voyous, prostituées et grande bourgeoisie en mal de sensations fortes se croisent. La trilogie du Hotu, c’est la Recherche du temps perdu avec des surins, des pétards, des bordels, des théâtres pornos. Le sexe et l’argent sont les uniques moteurs d’une humanité entre chien et loup et l’exploit de Simonin est de rendre tout cela à la fois passionnant, drôle et mélancolique par la magie d’une écriture qui réinvente l’argot et sublime le sordide à chaque page.
Dans ses Journées de lectures, Roger Nimier, toujours fine mouche, écrivait à propos d’Albert Simonin : « L’argot, non plus que le français, n’a jamais existé que dans l’imagination des touristes, qui se déguisent souvent en puristes. » D’emblée, Nimier soulignait un malentendu qui persiste encore aujourd’hui. Dans la mémoire collective, Albert Simonin est resté une manière de folkloriste de la jactance des bas-fonds, un ethnologue amateur du monde des truands, un anthropologue souriant de la racaille. Il a, il est vrai, publié en 1957, un Petit Simonin illustré, sous-titré « le Littré de l’argot » avec, excusez du peu, une préface de Jean Cocteau : « Vous m’avez puissamment aidé à la découverte d’une langue vivante, au beau milieu de notre époque à demi-morte de fatigue à force de se perfectionner ou de courir en rond .» C’est pour cela que l’on a eu tort de prendre Le Petit Simonin illustré pour un document quand il était un art poétique. Que les mots qu’on y trouve aient été ou non réellement employés par les classes dangereuses ou qu’ils aient été inventés par Simonin n’a guère d’importance. Et qu’ils soient aujourd’hui complètement passés de mode encore moins. N’est-ce pas aussi le cas des ballades en jargon de Villon ? L’argot de Simonin a sa complexité et sa finesse, même pour les choses les plus triviales. Une « marmite » nous explique-t-il ainsi est « une fille constituant le rapport principal d’un mac. » Et il s’empresse d’ajouter une nuance digne de Chardonne : « Employée par le mac lui-même, parlant d’une femme, cette expression comporte une nuance légèrement tendre. » Tout est, bien entendu, dans le « légèrement ». Il faut écouter Cocteau, surtout quand il parle de celui qui pourrait paraître comme son exact envers. Quoi de commun, en effet, entre le poète raffiné et l’auteur de Série noire, entre celui qui convoque les archanges et celui qui met en scène des marlous et des arpenteuses de trottoir ?
La poésie, précisément. La poésie n’a pas de genre, la poésie n’est pas « poétique », elle surgit n’importe où, n’importe quand, parce que des enchanteurs savent varier leurs métamorphoses. On sait qu’il ne s’agit pas, en poésie, de représenter une belle chose mais de parvenir à la belle représentation d’une chose. Et, à ce titre, Simonin est un poète. Un poète des bas-fonds, mais un poète. Par la magie de son écriture, il transforme en mythologie Pigalle, ses nuits au néon, ses filles trop fardées, ses bistrots où s’agrippent des naufragés du zinc, ses hommes minces comme des félins qui connaissent la chorégraphie des lames de couteau sous les réverbères.
C’est là que réside le vrai génie de Simonin dans Le Hotu : comme tous les grands écrivains, il a définitivement forgé son propre langage et a fait, de manière parfaite, « ce bond hors du rang des assassins » dont parle Kafka pour recréer, devant nous, un autre monde, un autre rêve.
Le Hotu, d’Albert Simonin, La Manufacture de livres, 2018.
La vraie gauche, c’est Donald Trump
Cette année, les manifestants étaient à la table du G7. Et ce n’est pas Justin Trudeau ou Emmanuel Macron mais Donald Trump qui représentait leurs intérêts…
Le sommet du G7 a été qualifié de fiasco dans de nombreux médias du monde, surtout après que Donald Trump a décidé de renier la déclaration commune adoptée quelques heures plus tôt dans la dernière journée du 9 juin. À ce moment, le président américain en a aussi profité pour qualifier d’ « hypocrite et de faible » Justin Trudeau sur Twitter, ce qui a vivement fait réagir, du moins au Canada.
La gauche est devenue l’establishment
Ébranlé, le Premier ministre canadien adopte maintenant une position qui se veut plus ferme à l’endroit des États-Unis. Le petit prince boréal ne veut pas perdre la face. Rappelons que c’est la décision de Trump d’imposer des taxes douanières sur l’importation d’acier et d’aluminium, en provenance du Canada et de l’Union européenne, qui a initialement suscité la désapprobation de ses alliés.
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Ce qui devrait toutefois attirer davantage notre attention est le bilan extraordinairement paradoxal du dernier G7. Pour une première fois dans l’histoire, les manifestants étaient à la table des négociations. Si les altermondialistes veulent réellement démondialiser économiquement le monde, ils peuvent maintenant compter sur le président des États-Unis, un homme qu’on peut considérer comme un allié de taille… Pour le reste, leurs idées sont très bien représentées lors des grands sommets internationaux. La gauche n’est plus contre l’establishment, elle est devenue l’establishment.
Donald Trump, leader de la gauche libre
C’est Donald Trump le révolutionnaire. On peut ne pas aimer sa révolution, qui reste bien critiquable, mais il est clairement un non-aligné. Il est peut-être fou, instable, colérique, bipolaire et imprévisible, mais il brave le système qu’une bonne partie de la gauche est censée détester. En ce sens, il est absolument fascinant de voir les « progressistes » occidentaux, comme Robert De Niro, lui réserver leurs pires injures. Aux yeux du monde, Trump prouve que la gauche s’est institutionnalisée. Dans les 20 dernières années, la gauche libérale a étendu son pouvoir dans les ministères et entreprises qu’elle voulait abattre à l’origine. Aujourd’hui, un emblème du capitalisme tel que Nike commercialise même des hidjabs de sport pour les amies voilées du mouvement.
Il fut un temps où la gauche était une jeune révoltée. Elle voulait briser les codes, rompre avec la tradition, baiser dans les parcs en plein air et en finir avec le pouvoir des aînés. La gauche était fringante, exaltée et brûlante, elle était disposée à aller à contre-courant. Aujourd’hui, la gauche ouverte sur le monde est représentée au G7. Elle est toujours avec Trudeau, parfois avec Macron, souvent avec Angela Merkel. La gauche évolue dans des salons branchés, la veste en velours bien ajustée. La gauche a adopté le multiculturalisme, troquant le bien commun pour toutes les minorités imaginables.
La gauche réelle contre la gauche hors-sol
Évidemment, la gauche devrait appuyer Trump sur le plan économique, mais jamais elle ne pourra s’y résoudre. Non seulement le président américain est considéré comme raciste, misogyne et ironiquement comme un méchant capitaliste, mais les gauches ne sont plus fondamentalement opposées à la mondialisation. Partout la gauche s’est américanisée : Mélenchon ne représente plus qu’une opposition vieillissante sous une forme très franco-centrée. La gauche s’est normalisée, banalisée et libéralisée.
Il fallait lire, aussi, la documentation fournie par le Conseil consultatif sur l’égalité des sexes pour constater que le politiquement correct était bien présent à la table des négociations. Ce comité du G7 a déposé la semaine dernière une liste de 102 recommandations à l’intention des puissances concernées. Des recommandations légitimes malgré l’absence de solutions concrètes pour les femmes dans le monde. Dans les pays en voie de développement, les femmes ont besoin de soutien, et les pays riches ont le devoir d’y contribuer. Là n’est pas le problème. Le bémol, c’est le caractère quelque peu superficiel de la présentation.
Dans un document visant à résumer ses propositions, le comité écrit qu’il « utilise le mot ‘femme’ pour inclure toutes les personnes qui s’identifient comme femmes, y compris les femmes trans et cis, bispirituelles, intersexuelles ; et le mot ‘homme’ pour inclure toutes les personnes qui s’identifient comme hommes, y compris les hommes trans et cis, bispirituels, intersexuels. » Voilà de quoi dissiper tout doute quant aux tendances du conseil, surtout que les maux dont souffrent les femmes n’ont aucun rapport avec ces catégories dans les pays pauvres. Mais la gauche, c’est aujourd’hui l’orthodoxie, et la réalité n’est pas vraiment sa tasse de thé.
Coupe du Monde: même le foot ne peut plus nous unir…
La Coupe du Monde est de retour. Mais, même s’il reste le seul véritable sport populaire, le foot ne suffira sans doute pas à rassembler un peuple français qui souffre encore beaucoup trop…
Comme tous les quatre ans, qui passent tellement plus vite pour moi maintenant, revoilà la Coupe du Monde de football. La première dont je me souvienne est celle de 1958 où, sidéré, j’apprenais par mon frère la défaite de la France en demi-finale contre le Brésil. Comment était-ce possible ? Dans mon esprit d’enfant, la France était invulnérable, en tout point. Des pitoyables cinq médailles des Jeux olympiques de Rome à l’abominable soirée du 8 juillet 1982 à Séville, la vie allait se charger de m’apprendre qu’en sport mon pays perdait toujours. Sauf peut-être en vélo, mais là encore, à Anquetil le seigneur intraitable, les Français préféraient Poulidor le perdant malchanceux. En 1976, la belle équipe des Verts de Saint-Etienne fut battue en finale de la Coupe d’Europe par les comptables brutaux du Bayern de Munich. On incrimina la forme des poteaux et Jean-Michel Larqué et ses coéquipiers eurent quand même droit à une descente triomphale des Champs-Élysées. Curieuse que cette façon de fêter et d’adorer les vainqueurs qui perdent.
Hier encore, j’avais 20 ans…
Et puis il y eut le 12 juillet 1998, cette année historique où le 14 juillet avait deux jours d’avance. Qui a lavé tous les affronts, fait pardonner Séville aux Allemands, et aimer vraiment la victoire. Le début d’été de cette année-là ne vit pas qu’une épreuve sportive, mais un moment rare dont ceux qui l’ont vécu ont une forte et parfois mélancolique nostalgie. Comme viennent de le montrer les commémorations que les grands médias opportunistes ont organisées et qui nous ont permis de nous attendrir sur nous-mêmes. Et de nous souvenir de ces instants qui virent un peuple entier, dans un étonnant mouvement d’ivresse fraternelle, sortir dans les rues, les jardins et les villages pour encourager une équipe de football dont il sentait bien qu’au-delà des considérations sportives elle le représentait. Étonnant moment fusionnel dont le rappel par les images peut encore nous piquer un peu les yeux. Nous nous aimions et il faisait si beau. C’était il y a 20 ans.
L’équipe de France était composée d’un mélange que l’on appela alors « Black blanc beur » dirigé par deux hommes de fer. Aimé Jacquet le sélectionneur, relayé sur le terrain par son capitaine Didier Deschamps, petit basque né pour commander. Avec une mosaïque de joueurs d’inégales valeurs, ils construiront une machine à gagner, nouvelle démonstration que le tout n’est jamais la somme des parties. Aidés, on le sait, par la présence d’un artiste paré de tous les dons et nommé dans une magnifique allitération : Zinedine Zidane. Jacquet, ouvrier métallurgiste devenu footballeur professionnel puis entraîneur, coiffé, habillé et parlant comme le prolo qu’il est, c’est-à-dire avec intelligence et dignité, sera l’objet avant le tournoi d’une campagne de dénigrement particulièrement infecte. À base de dérision et de racisme social, on y retrouvera la sempiternelle cohorte des petits marquis qui se poussent du col avec une mention spéciale pour Jérôme Bureau le rédacteur en chef qui voulait faire de L’Equipe, quotidien populaire, le Télérama du sport. Sans oublier, bien sûr, l’increvable Daniel Cohn-Bendit, comme toujours, jovialement à côté de la plaque.
C’était il y a 20 ans, lueur donnée bien au-delà du foot, par cette démonstration de fraternité. De celles dont le peuple français est capable quand il le veut.
Après eux, le Déluge
L’est-il toujours ? Depuis, il y a eu le 11 septembre, l’invasion de l’Irak, la monnaie unique, la forfaiture démocratique de 2005, la crise de 2008, le chômage massif, la trahison de la gauche de gouvernement, l’austérité éternelle promise par l’Union européenne sous direction allemande, le communautarisme, la montée de l’islamisme et le terrorisme du même nom. Une partie du peuple français, est devenue périphérique, invisible, a fait sécession et ne vote plus. Le pays a été doté d’un président improbable, choisi au premier tour par 18 % des inscrits. Alors, lorsque l’on commémore la victoire de 1998, on se prend à rêver. Pourquoi pas un remake, retrouver un peu de joie et de fraternité, et une fois de plus grâce à ce sacré football ?
Borges disait que « le football est universel parce que la bêtise est universelle ». Au-delà du mépris facile pour notre cher « passing game », l’aveugle de Buenos Aires avait mis le doigt sur l’un des mystères du football. Qui fait partie des universaux anthropologiques. Comme la plupart des mammifères, Homo aime le jeu, c’est un instinct. Et la compétition aussi, c’est un fait culturel. Pour en organiser la combinaison, il a donc demandé aux Anglais d’inventer les sports et leurs règles. Ils ne se sont pas fait prier, elles sont bien sûr à la fois irrationnelles et incompréhensibles, mais faute d’être capable d’en imaginer d’autres, on les applique.
Le foot est le seul sport populaire
Tous les sports pratiqués aujourd’hui sur notre planète mondialisée sont rattachés à des cultures locales particulières, comme le vin l’est à un terroir. En France, on joue au rugby d’abord dans les villages du sud-ouest. On ne pratique pas le cricket partout, et encore moins le baseball. Même s’il s’est acclimaté ailleurs, le judo est japonais, les escrimeurs sont Français ou Hongrois et on pourrait multiplier les exemples, on butera toujours sur ce constat : seul le football est à ce point universel. Ce qui ne veut pas dire que l’on joue en tout lieu de la même façon, il suffit de regarder les Italiens et les Brésiliens pour s’en convaincre. Le foot a aussi son terroir, mais l’articulation nature et culture y est particulière, reste mystérieuse et c’est tant mieux. Alors, il y a les grincheux, qui ne connaissant pas le sens du mot communion, parlent de nouvelle religion. Ceux qui dénoncent le poids de l’argent, mais pour surtout pointer avec mépris « ces analphabètes payés des fortunes à taper dans un ballon ».
Anne-Sophie Lapix DID THAT ! 😂 pic.twitter.com/pYzegMZxTX
— Daniel (@Lekmind) June 14, 2018
Derrière la punchline lamentable de Anne-Sophie Lapix, il y a un mépris de classe qui est évident…
« Aller à Roland-Garros, c’est bien c’est chic, on est entre bourgeois; par contre regarder du foot avec les bouseux ? Beurk, dégagez de là ! »
— Dadaïevski (@OsxSts) 14 juin 2018
En passant sous silence les risques, le travail et les sacrifices consentis par ces quelques élus pour parvenir au sommet, et le fait que dans le foot business, ce ne sont pas eux qui gagnent le plus. Ignorant aussi que, grâce à ces gamins et la passion qui les fait avancer, l’argent, malgré ses efforts, n’a pas réussi à déraciner ce jeu de ses terroirs. Depuis longtemps, comme à l’allemande, à l’italienne, à la brésilienne, il existe un football à la française. Celui joué par Raymond Kopa, Michel Platini, Zinedine Zidane et aujourd’hui Kylian M’Bappé. On ne peut malheureusement pas en dire autant de ces sports déracinés, comme le rugby professionnel d’où le « French flair » a disparu. Ou le cyclisme, où des robots chargés comme des mules parcourent les routes du Tour de France sur des vélos truqués.
Aux armes, etcaetera
Nous allons donc participer à la fête, suivre et soutenir une équipe composée pour l’essentiel d’enfants issus des couches populaires et, comme d’habitude, de pas mal d’immigrés de la deuxième génération. Après les Polonais, les Italiens les Espagnols, les Portugais et les Maghrébins, c’est le tour des fils d’Africains d’enfiler le maillot bleu. Ils sont vaillants, portent des noms à coucher dehors, ont en général trois poumons, et ne craignent personne. Très jeunes, souvent dotés d’un talent fou, ils rêvent et nous avec eux de refaire le coup de 1998.
Monter sur le toit du monde accompagnés de tout un peuple. Malheureusement, même s’ils gagnaient le tournoi, cela ne marcherait pas. Pour l’instant les Français n’en ont pas la force.
Mais qu’ils ne s’inquiètent pas, la vie est longue et ce vieux pays aujourd’hui un peu fourbu a de la ressource. Et puis il faut qu’ils sachent qu’il compte quand même sur eux cette fois-ci encore.
« Formez vos bataillons… »
Blanche Gardin, l’humoriste qui agace les féministes… et les antiféministes
Sodomie, bobos, féminisme : on peut rire de tout avec Blanche Gardin. La comique est une femme de gauche lucide qui se moque de tous et surtout d’elle-même. Tant pis pour les pisse-froids de tous les bords.
Tout semblait acté dans la pensée néo-féministe et anti-néo-féministe depuis la collection automne hiver 2017-2018. Affaire Weinstein, lancement du hashtag #balancetonporc par Sandra Muller, déferlement sur les réseaux sociaux de témoignages divers et variés, et réplique en janvier de la tribune des cent femmes menées par Catherine Deneuve et Catherine Millet sur la « liberté d’importuner ». Ceci donna lieu à de réjouissantes batailles de boue virtuelles entre néo-féministes, mascus, intersectionnelles, non concernées et j’en passe.
Soutien de Louis CK
Chacune campait si bien sur ses positions que les moutonnières étaient bien gardées. C’était sans compter sur la piquante humoriste Blanche Gardin, récemment lauréate du Molière pour son spectacle.
Encensée à juste titre par la presse de droite, de gauche et du milieu et sacrée Desproges au féminin, Gardin se fait néanmoins traiter de néo-féministe crypto-indigéniste par des militante anti-#Metoo.
Son crime ? Crue, elle n’est pas tendre avec les hommes, ni d’ailleurs avec les femmes, les enfants et surtout elle-même.
Oui, Blanche Gardin est certainement de gauche: elle a déclaré avoir voté Mélenchon et son père était professeur de linguistique communiste dans la mouvance structuraliste des années 1970, elle dit d’ailleurs avoir hérité de lui son goût pour les mots. Ceci dit, elle brouille les pistes en interprétant une parodie de zadiste dans le film d’Eric Judor Problemos. Blanche s’y moque certainement de celle qu’elle fut, car elle avoue avoir envisagé dans sa jeunesse une carrière de punk à chiens. Elle aggrave encore son cas d’inclassable en soutenant Louis CK, humoriste américain qui fut pris dans une tempête à la Weinstein après avoir avoué ses tendances exhibitionnistes. Bitophobe, dites-vous ?
Quand la violence vire au burlesque
Son sketch sur la sodomie n’est pas à mettre entre les oreilles des femmes qui vivent sous perfusion idéologique. D’une expérience sexuelle limite – une femme qui subit une sodomie « surprise » et violente jusqu’à en être expulsée de la couche – elle arrive à faire un récit burlesque, visuel, presque chorégraphique et sans jugement.
La femme n’est pas victime et l’homme n’est pas bourreau. C’est bien là que le bât blesse. A lire les thuriféraires de Catherine Millet, elle donnerait une mauvaise image du sexe et des hommes et salirait l’érotisme. La voilà classée manu militari dans le camp des « bitophobes ». Ce que semblent oublier ces dames, est que le récit d’une baise mémorable n’a jamais fait rire personne, et que Blanche Gardin existe pour faire rire, pas pour réciter Histoire D’O !
La bobo rit d’elle-même
Au premier abord, lorsqu’on écoute ses sketches, on a l’impression d’une logorrhée involontaire. Que nenni. Sa mécanique est précise comme une horloge suisse. Prenons l’exemple d’un passage, où elle évoque, au hasard, le féminisme. Elle part d’un postulat: « Je suis féministe, j’ai lu plein de bouquins ». Flûte, se dit-on, on va avoir droit à une énième complainte, mais elle enchaîne : « En même temps, si on prend Simone de Beauvoir, elle a les mêmes initiales que salle de bain, et là tu te dis que la meuf ne doit pas être une folle de cul ». Par ce procédé qui n’a l’air de rien, la comique fait jaillir le gelaô, c’est-à-dire le rire noble chez les grecs, celui qui nous rapproche de la lumière.
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Elle atteint le sommet de son art lorsqu’elle évoque les attentats du 13 novembre, et le fameux « Paris est une fête » : « Paris n’est pas une fête depuis au moins la ménopause de Juliette Gréco, Paris n’est plus qu’un dortoir à bobos qui pissent du thé vert, mais attention je suis bobo, là en ce moment je suis pleine de thé vert. » Gardin se dit bobo sans l’être, féministe avec distance.
« Paris n’est plus une fête. Paris est un dortoir pour bobos insomniaques qui pissent trop de thé vert la nuit. C’est ça Paris aujourd’hui ! » – Blanche Gardin pic.twitter.com/K16iC9snlW
— Empereur Romain (@_rom_d) 6 mai 2018
C’est une femme lucide, comme l’était Desproges qui malgré ses tendances anar’ de droite, a toujours fait l’unanimité à gauche, en des temps certes moins déraisonnables qu’aujourd’hui. Bref, la parole de Gardin est libre et c’est bien pour cela qu’elle ne colle pas à notre époque de diktats idéologiques et de pensées prémâchées.
Des Américains au Yémen

Donald Trump et sa diplomatie du tourbillon n’en finissent plus de surprendre. Sommet surprise avec Kim Jong-un, tensions avec Poutine, menaces croissantes contre Téhéran : le président américain applique aux affaires du monde la brutalité de la télé-réalité. Si le récent transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem a beaucoup fait parler, un événement non moins crucial est largement passé sous les radars.
Aux États-Unis, le conseil des éditorialistes du New York Times a publié le 3 mai un texte dénonçant la guerre secrète que les Américains mènent au Yémen. Selon les révélations du New York Times, les Green Berets de l’US Army s’activent contre les rebelles pro-iraniens houthis pour défendre l’Arabie saoudite contre leurs tirs de missile. Or, le Congrès n’a pas été consulté sur l’engagement des boys, ce qui est contraire à la Constitution fédérale.
« C’est une question de sécurité vitale pour nous »
Initialement, les forces spéciales américaines devaient combattre Daech et Al-Qaïda dans la péninsule arabique, filiale de la multinationale Ben Laden qui forma jadis les frères Kouachi au maniement des armes. Mais, alliance avec les Saoud oblige, les troupes américaines ciblent désormais en priorité les tribus houthies qui ripostent à coups de missiles aux bombardements de l’aviation saoudienne.
À Riyad, faute de médias et de parlement indépendants, on est très discret sur le bilan de ce conflit qui a commencé en 2015. Sur le terrain, la capitale Sanaa échappe toujours au contrôle d’Aden, siège du gouvernement allié aux Saoudiens. Et une sécession grandit à l’est du pays. Pis, sur un plan humanitaire, les Nations unies estiment à sept millions le nombre de Yéménites souffrant de la famine et à un million les malades du choléra.
Il y a quelques semaines, les journalistes qui ont interpellé à ce sujet le prince héritier et ministre de la Défense Mohammed ben Salmane lors de sa venue à Washington ont essuyé une fin de non-recevoir cinglante. « Nous ne voulons pas passer notre temps à argumenter à propos du Yémen. Nous n’avons pas le choix, c’est une question de sécurité vitale pour nous. » D’autres questions ?
Les nouveaux fachos
Il y a peu, j’ai donné en dissertation une remarque lancée par Roland Barthes lors de son cours inaugural au Collège de France, en janvier 1977 — une remarque qui a fait couler beaucoup d’encre et proférer nombre de bêtises sentencieuses. Je vous la livre comme elle a été formulée :
La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Il suffit d’écouter les 5’50 » minutes qui précèdent cette déclaration d’évidence pour comprendre que Barthes se référait à la structure — grammaticale, syntaxique, phonologique — de la langue, qui, dit-il très bien, nous interdit par exemple le neutre, en français, et nous oblige à choisir sans cesse entre « tu » et « vous ».
Rien à voir a priori avec le fascisme au sens historique, qui s’exerçait sur le sens, comme l’a magistralement montré Victor Klemperer, patient observateur des glissements sémantiques que le Tertium Imperium imposa peu à peu à l’allemand des années 1930.
Paré des oripeaux de la démocratie
D’ailleurs, fascisme, hitlérisme, salazarisme, stalinisme, maoïsme, nous en avons fini aujourd’hui avec ces grandes perversions du XXème siècle, n’est-ce pas… Nous sommes tous démocrates… Big Brother, c’est de l’histoire ancienne…
Et d’ailleurs, ce « fascisme » de la langue, la littérature n’est-elle pas là pour le subvertir ? C’est le sens de la conclusion de l’éminent sémiologue. Si « dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement » ; si « l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne », alors « il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage ». Mais d’ajouter aussitôt : « Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. » N’y échappent qu’Abraham, qui cesse de discourir et part sacrifier son fils (« un acte inouï, vide de toute parole »), et Zarathoustra — mais bon, nous ne sommes ni des prophètes, ni des surhommes.
Reste donc la possibilité de « tricher » avec la langue : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »
Mais ça, c’était avant. Avant que le fascisme ne soit assuré par la bien-pensance et le politiquement correct, via les groupes de pression, les « communautés », les sectes, et ne s’exerce justement sur la littérature — et les arts, et l’Histoire, et le reste : le vrai totalitarisme a débarqué insidieusement, paré des oripeaux de la démocratie.
Un bon fascisme doit être préventif
Dans le Figaro du 9 juin, Mohamed Aïssaoui raconte avec un léger effarement l’arrivée dans la littérature des contrôleurs de pensée unique. Baptisés « sensitivity readers » aux Etats-Unis, relayés par le « bad buzz » des réseaux sociaux qui vous défont un livre en dix secondes et deux mille tweets, ils ont pour fonction d’épurer a priori, avant toute publication, les manuscrits qui arrivent chez les éditeurs. Du coup, les auteurs s’auto-censurent à la base. Un bon fascisme doit être préventif.
Cette manie des ciseaux ne concerne pas seulement les livres à venir : elle s’en prend à…
>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<
Valentine Imhof, une fille en hiver
Valentine Imhof débarque en force avec un premier roman, Par les rafales, qui étonne, dérange, enchante et qui est servi, d’emblée, par une écriture rageuse et poétique, brutale et soyeuse, bref un style, cette chose devenue si rare aujourd’hui, y compris dans la littérature blanche. Sans compter que son intrigue, sa manière de construire son histoire comme on fabrique une arme de précision, indique d’emblée que cette auteure, née en 1970, à qui on devait déjà un essai sur Henry Miller, ne devrait pas en rester là, tant elle semble faite pour redonner confiance au lecteur blasé par un genre qui s’est terriblement policé dans la contestation sociale de centre-gauche qui ne porte pas à conséquence mais donne bonne conscience.
La folie d’une femme
Par les rafales est un roman sur la folie d’une femme, Alex Fjaersten. Enfance norvégienne, jeunesse française, routarde spécialisée dans le rock et les festivals où en joue. Elle envoie régulièrement des papiers à des magazines. Elle picole sec, avec une prédilection certaine pour les genièvres parfumés qu’on trouve en Flandres. Elle joue au billard comme une championne. Elle change d’adresse mail un peu trop souvent. C’est elle qui vous joint, jamais le contraire. Quand on fait connaissance avec elle, elle massacre un homme dans une chambre d’hôtel près de Nancy, un de ces hôtels comme on en trouve dans les zones commerciales. Le type lui a fait croire qu’il était musicos, qu’il connaissait Trent Reznor. Elle a joué la fan énamourée, lui a fait croire qu’elle le croyait. Jeu de fauves. Elle l’a même laissé lui faire l’amour. Libido compliquée : il voulait qu’elle lui serre très fort une cravate autour du cou. Il a été exaucé au-delà de ses vœux.
Le question est de savoir pourquoi Alex a fait ça, avec une telle sauvagerie avant de repartir malade à en vomir.
On va mettre un certain temps à comprendre. Comme mettra un certain temps à comprendre son ami Anton, rencontré dans un bar de Metz où ils ont leurs habitudes. Anton est photographe, il ne lui demande rien, même pas, quand il la voit nue, pourquoi son corps a des traces de brûlures de cigarettes, de coupures de lames de rasoir sur les aréoles mais surtout, pourquoi ce corps est couvert presque intégralement d’un immense texte tatoué en lettres « humanistiques », cette écriture qui, « à la fin du Moyen-Age, avait supplanté la minuscule caroline et gothique, et avait servi de modèle aux premiers caractères d’imprimerie. Lisible mais qui produit un maillage bien serré. » On trouve un bloc de ce texte en tête de chaque chapitre du roman de Valentine Imhof. On peut s’amuser à le déchiffrer, ou pas. De toute manière, l’auteur nous donne obligeamment les références à la fin du roman. On apprend ainsi qu’Alex s’est fait une seconde peau avec des extraits de poètes de la renaissance, de poètes fin-de–siècle, de Melville, Conrad ou Kafka.
« Elle ne sera le chagrin de personne. Et c’est très bien comme ça. »
On apprend aussi en parallèle, en suivant l’enquête d’une jeune fliquette des îles Shetland qu’un habitant a été tué lors du grand festival viking du mois de janvier précédent, pour fêter la victoire de la lumière sur la nuit. Rock, drakkar en flammes dans la nuit et meurtre sauvage, avec un cheveu noir de femme comme seul indice. Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’il s’agit d’Alex. Il y a les hommes qu’elles aiment, Anton ou Bernd, son tatoueur artiste de Gand. Et puis ceux qu’elles tuent. L’origine du problème sera à chercher quelque part en Louisiane mais le savoir ne changera rien au fait que si elle est folle, Alex est surtout dans la recherche d’une guérison impossible. Valentine Imhof ne la quitte pas d’une semelle, ne la juge jamais mais ne nous épargne rien de son martyre à bas bruit.
Alors, voilà: enfin un portrait poignant et violent d’une femme dans un roman noir qu’on n’oubliera plus. Alex Fjaersten de Valentine Imhof, c’est l’Aimée Joubert, la Fatale de Manchette, version 2020. Un roman noir où le corps profané et furieux devient un texte vengeur, une longue citation sur la folie et la colère.
C’est d’un lyrisme à haute teneur en alcool fort, en rock, en érotisme noir et en mythologie viking. Ca sent la moiteur mortifère du bayou, le genièvre des Flandres et l’iode septentrional de la Scandinavie à Terre Neuve en passant par Saint-Pierre et Miquelon. « Elle ne sera le chagrin de personne. Et c’est très bien comme ça. » écrit Valentine Imhof à propos de son héroïne.
C’est bien le seul moment où elle se trompe. Alex Fjaersten demeurera longtemps notre tendre souci.
Par les rafales de Valentine Imhof (Rouergue/Noir, 2018)
John Zorn, l’enfant du jazz
John Zorn est un cas : Juif new-yorkais, dingue, QI stratosphérique, éternellement jeune, saxophoniste de génie. Ce fougueux petit homme aura absolument tout pris de ce qui s’est fait au vingtième siècle : le jazz pépère, le jazz bizarre, la musique classique, le jazz électrique, Ennio Morricone, le rock bon enfant, le rock trash et punk, le bruitisme, la musique concrète, tout, il aura embrassé, tout aimé, tout renouvelé. D’un album à l’autre, on passe de Varèse à Hendrix, puis de Bill Evans à Schubert et de Coltrane à Bartok. C’est la marque du génie : rien ne lui est étranger de ce qui vaut quelque chose. Les disquaires, obligés de classer les disques dans des cases, ont enfermé John Zorn dans le jazz.
Cosmopolite enraciné
Fatale erreur : il est de partout et de nulle part. Il est de Paris, lui qui parle un peu notre langue, adore Godard, Gainsbourg et Rimbaud, auxquels il a consacré des disques ; il est de New-York par sa naissance ; d’Afrique par le jazz ; d’Israël par ses aïeux ; du firmament par le reste. Il aime le surréalisme, Jérôme Bosch, Foucault et toutes les mystiques religieuses. C’est le contraire d’un déraciné : il se nourrit de toutes les traditions.
Sans cesse assailli d’idées musicales, John Zorn les note, au fur et à mesure, sur de petites cartes. C’est sa manière. En ce sens, sa musique est parfaitement composée, mais c’est dans le feu même du jeu qu’il décide que tel musicien jouera telle ou telle carte, ou bien pourra improviser à son gré. Il faut le voir sur scène pour se rendre compte de la puissance de cette méthode qui permet d’introduire l’improvisation dans la composition elle-même et de maintenir une structure tout en obligeant les musiciens à rester sans cesse sur le qui-vive.
Indécrottable new-yorkais
La première fois que je l’ai vu, l’animal, c’était il y a quelques années, dans la cour pavée d’un bel hôtel particulier du Marais qui abrite le Musée du judaïsme. C’était un soir d’été et les rayons du soleil couchant faisaient rougeoyer les murs joliment ouvragés de la cour. Nous étions debout et attendions le prophète, puisque tout musicien d’envergure tient un tant soit peu du mage inspiré. Le batteur vint en premier, un gaillard costaud, chauve : Joey Baron. Puis le contrebassiste, un homme fluet et blanc, brun, souriant : Trevor Dunn. Puis arriva John Zorn, petit, fringant, rapide, sautillant, cheveux bouclés tirant vers le roux et teint blanc : le type même du Juif d’Europe de l’Est. Mais John Zorn est avant tout un indécrottable new-yorkais qui ne craint pas de porter un tee-shirt où on peut lire : « Fuck Texas ». Artiste raffiné, il vomit sans honte ni pudeur les ploucs incultes du Texas.
John sait exactement ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il faut pour sa musique. A cet égard, il est d’une intolérance biblique. Devant un public interloqué, le voici qui maugrée, lance d’incompréhensibles injures anglaises, saisit le micro et foudroie de son verbe incandescent l’équipe de fichus techniciens qui n’a pas éteint les lumières, si bien qu’on ne voit pas la projection du film de Wallace Berman sur lequel il avait prévu de jouer. John n’a jamais vu ça. Ça le défrise. Il est en crise, frôle l’hystérie mais reste de bonne, voire de très bonne humeur. Il sautille. On dirait McEnroe étrillant un arbitre pour se donner la rage. Il a hâte. Visiblement, cet homme, qui à plus de cinquante ans paraît n’en avoir que trente, a quelque chose à nous dire.
Les prières du roi David
Ça y est, les lumières s’éteignent. Sans préambule, les musiciens s’élancent, chacun dans un solo qui n’obstrue pas les deux autres mais les réhausse. Nous sommes happés. Le monde alentour s’évanouit. Il n’y a plus que le batteur, le contrebassiste et le saxophoniste. La musique est rude, sauvage, intelligente. Elle sautille, tombe, se reprend, souffle, hurle. Elle a des moments de lyrisme, des instants de joie extatique. Nous sommes soulevés. Derrière le souffle continu de John Zorn, qui semble avec son saxophone renouveler les prières du roi David, roulent la batterie et la contrebasse, comme le grondement et le cliquetis des armes au siège de Masada (qui est aussi le nom du plus fameux des groupes de Zorn).
Pas un instant, durant les trois heures que durèrent le concert, nous ne nous sommes ennuyés, éblouis que nous fûmes devant ce jazz en fusion où le rock, la funk, et l’avant-garde se fondaient sans jamais altérer l’essence de la musique. Miracle véritable d’un art qui ne s’arrête jamais, semblant comme son auteur vouloir embrasser l’entièreté de la modernité musicale tout en se ressourçant dans les plus vieilles traditions. Bref, un archéo-futurisme en acte.
Minuscule échantillon de l’immense discographie de John Zorn :
50th Birthday Celebration Vol. IV (très Miles Davis électrique)
50th Birthday Celebration Vol. 11 (jazz mélangé à la musique juive d’Europe de l’Est)
Alhambra Love Songs (dédié à Clint Eastwood, classique, propre, élégant)
Ils sont bien ronds, vive les Bretons!
Jadis, un dicton cruel disait que les Bretons naissent dans des armoires, vivent dans l’alcool et meurent en mer. À moins qu’ils ne vivent en mer et meurent dans l’alcool. Car l’ivresse est la composante principale du fait divers breton, c’est même son ADN. Ivre, un audacieux automobiliste de Saint-Brieuc a récemment effectué pas moins de 17 tours de rond-point pour échapper à la voiture de police qui le poursuivait. Fin avril, un petit miracle éthylique s’est produit : appelée pour un tapage nocturne aux abords de la prison de Vannes, la maréchaussée est tombée sur le spectacle d’un quinquagénaire, complètement noir, allumant des pétards et des engins pyrotechniques, en compagnie de deux jeunes femmes chantant à tue-tête. En guise d’explication, l’homme a prétendu que le feu d’artifice improvisé était un cadeau destiné à son fiston embastillé qui fêtait son anniversaire en maison d’arrêt. Comme de bien entendu, l’olibrius a terminé en cellule de dégrisement.
Quelques mois plus tôt, un autre conducteur aviné s’est fait arrêter à Brest : unijambiste, il conduisait à l’aide d’un balai lui permettant d’atteindre l’accélérateur ! Plus de peur que de mal : malgré son taux d’alcoolémie et ses pirouettes à la Steve McQueen, l’infirme n’a pas fait de dégâts. Manquerait plus qu’il se fût garé sur une place handicapés…
Albert Simonin, tonton flingueur du polar
Connu pour ses romans noirs adaptés au cinéma par Michel Audiard, le grand écrivain Albert Simonin (1905-1980) était injustement tombé en désuétude. La réédition de sa trilogie du Hotu remet à l’honneur ce virtuose de l’argot, chantre de la pègre parisienne.
En l’espace de quatre ans, entre 1968 et 1971, Albert Simonin publie à la Série noire les trois romans qui forment la trilogie dite du Hotu : Le Hotu, Le Hotu s’affranchit et Hotu soit qui mal y pense. Ils sont réunis aujourd’hui, en un seul volume, par La Manufacture de livres. L’entreprise est bienvenue et elle est aussi courageuse pour plusieurs raisons. D’abord Albert Simonin est bien oublié malgré la célébrité de son nom jusque dans les années 1970. Ensuite les valeurs véhiculées par ces trois romans ne sont vraiment plus de saison. Il y est, par exemple, beaucoup question de prostitution. Pour Simonin, c’est une activité économique banale qui se déroule dans des conditions généralement satisfaisantes, voire plaisantes. Elle est même régulièrement comparée par les gisquettes qui arpentent l’asphalte au travail en usine qu’elles trouvent, pour le coup, beaucoup plus aliénant.
Le père fondateur du « roman de truands à la française »
Ensuite, avec Le Hotu, le lecteur passe sa vie dans le milieu, présenté comme une contre-société autonome qui obéit à des codes très supérieurs à ceux en vigueur chez les « caves » et les « pantes », moins respectueux de l’honneur que les truands. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si Albert Simonin est considéré comme le père fondateur du « roman de truands à la française » qui montre le milieu comme une version modernisée du roman de chevalerie ou du western. Dans les années 1970, cette héroïsation du voyou romantique a agacé Jean-Patrick Manchette, avec raison. C’était au moment où apparaissait le néopolar dont il est une des plus grandes plumes avec Vautrin, Fajardie, Jonquet ou Prudon. Ils ont fait du roman noir une arme de critique sociale, en y introduisant les cités de banlieue, les nouveaux visages de la criminalité et tous les sujets qui travaillent l’époque : le racisme, le terrorisme, la crise économique.
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Simonin est alors ringardisé et les histoires de truand à la papa avec Gabin ou Ventura qui meurent à la dernière bobine prennent alors un sacré coup de vieux. Il faudrait néanmoins nuancer. Cette célébration caricaturale n’est pas le fait de Simonin, mais d’innombrables épigones et imitateurs qui ont encombré les tourniquets de la littérature de gare jusque dans les années 1980. Lui se montre beaucoup plus lucide dans sa trilogie du Hotu et dans celle qui l’a rendu célèbre dès les années 1950, la trilogie de Max le Menteur, dite aussi trilogie du Grisbi : les truands n’y sont pas des surhommes, ils peuvent même être des salauds et pas seulement quand ils sont indics de la maison poulaga.
Il est cependant vrai que les trois romans du Hotu rassemblés dans cette réédition ne portent en eux aucun message : ils ne dénoncent rien et se contentent de rendre compte. Simonin refuse absolument le surplomb, il décrit ses personnages à hauteur d’homme, il ne juge jamais ni les bonnes actions (il y en a parfois) ni les mauvaises (il y en a tout le temps). Il est bien possible que des critiques qui se font à l’occasion commissaires politiques et jugent les œuvres du passé à l’aune de la morale du moment discernent entre les lignes, dans cette forme d’indifférence aux grandes causes nobles, aux postures humanistes qui sont la plaie d’un certain polar d’aujourd’hui, quelques germes de cette maladie grave qu’on appelle l’« anarchisme de droite ».
Inquiétons-les d’emblée : la charge virale est assez élevée chez Simonin. Cette famille des anarchistes de droite, qu’on a bien du mal à définir parce qu’elle est avant tout formée de tempéraments profondément individualistes, se caractérise néanmoins par une méfiance de tout ce qui peut, de près ou de loin, représenter l’ordre, l’État, la police ainsi que par une détestation de tous les conformismes – surtout ceux de la gauche, en fait. Pessimiste, l’anarchiste de droite pense toujours, à un moment ou à un autre, que c’était mieux avant et que le progrès, comme pourraient le dire les personnages de Simonin, est un truc « glanduleux » qui ne peut apporter que « pestouille » et « mouron ». Dans le néopolar dont nous parlions plus haut, seul A.D.G., le « réac » officiel de la bande, a endossé l’héritage de Simonin. Sans compter qu’une certaine sensibilité littéraire les rapprochait, dont une admiration commune pour Villon et Céline, deux magiciens de la langue drue.
Puisque nous citons Céline, on en arrive à l’ultime raison qui pourrait rendre Simonin infréquentable dans un paysage littéraire aujourd’hui de plus en plus anticollabo à mesure que la collaboration s’éloigne dans le temps, avec des procès posthumes récurrents. Mais commençons par le commencement : Albert Simonin est né en 1905 à Paname où il mourra soixante-quinze ans plus tard. Il a une enfance assez célinienne, d’ailleurs. Il quitte très vite l’école pour faire de petits métiers avant d’être chauffeur de taxi, ce qui donnera son premier livre publié avec Jean Bazin chez Gallimard en 1935, Voilà taxi ! Dans ce document, Simonin fait déjà ses gammes argotiques et montre son aisance à saisir sur le vif des croquis d’atmosphère et des fragments de vie quotidienne.
Il avait déjà montré une certaine aisance à écrire en devenant journaliste, quand bien même il ne tenait pas cette profession en grande estime si on en juge par ce dialogue du Hotu où une marraine inquiète pour son filleul qui tourne mal lui propose de le pistonner pour travailler dans le journal d’un ami : « À quatorze ans, quand je t’écrivais de pension, je faisais trois fautes par ligne ! Tu me l’as assez reproché, marraine. En dix ans, j’ai pas fait de progrès. Comme journaliste, je serais plutôt comique… tu trouves pas ? – Léone prétend que c’est sans importance. Les articles sont corrigés. Ta force, selon elle, ce serait ton anglais. »
Touchez pas au grisbi !
Avant-guerre, dans les années 1920-1930, Simonin travaille pour quelques titres mythiques dont L’Intransigeant et surtout Détective, qui existe encore aujourd’hui, et qui a permis à Simonin de voir de près tout ce que Paris connaissait comme meurtres crapuleux et autres braquages sanglants. Dans la trilogie du Hotu, il est d’ailleurs question de ce titre alors novateur : « Paulo, donc, parcourt l’Intran. Il aurait préféré s’offrir Détective, un nouveau canard du tonnerre, qui est un peu la gazette du mitan, mais a reculé devant l’affiche possible. »
L’ennui, c’est que Simonin a bien travaillé pour des journaux et des officines collabos pendant l’Occupation. Il est condamné à cinq ans de prison, sort en 1950, est amnistié définitivement en 1954. Apparemment, cette peine infamante une fois accomplie, Simonin n’est pas obligé, pour le reste de son existence, de se couvrir la tête de cendres. Autre époque, autres mœurs… Au contraire, dès 1953, tout est oublié : il connaît un étonnant succès littéraire avec Touchez pas au grisbi ! Marcel Duhamel de la Série noire l’a accueilli dans la collection pour enfin au catalogue un auteur français dont les truands puissent rivaliser avec ceux des Américains. Et chose rare pour un polar, qui ne se reproduira jamais par la suite, Touchez pas au grisbi ! reçoit quinze jours après sa sortie un prix littéraire réservé à la « vraie » littérature, celui des Deux-Magots. La préface de Mac Orlan y est sans doute pour quelque chose.
Voilà Simonin écrivain reconnu, star des salons mondains. Dans son Journal impoli, son ami Christian Millau raconte à ce propos une scène amusante. La poétesse Lise Deharme et ses amis désirent voir cette « curiosité » issue des bas-fonds. Christian Millau amène Simonin qui se révèle, à la grande déception des convives, un admirable causeur n’utilisant pas le moindre mot d’argot et maniant avec virtuosité citation latine et imparfait du subjonctif avant de lâcher à Christian Millau, en repartant : « Je crois bien que je leur ai scié la rondelle, à ces mignons. »
La célébrité, Simonin va aussi la connaître grâce au cinéma. Si on se souvient de Touchez pas au grisbi !, le film de Jacques Becker avec Gabin dont il est le scénariste en 1954, on ignore souvent que dans cette série du Grisbi, pourtant très noire, le troisième volume s’appellera au cinéma… Les Tontons flingueurs ! Toute la famille de Simonin se dessine à cette époque : ses amis, acteurs et écrivains, s’appellent Audiard, Gabin, Lautner, Belmondo, Auguste Le Breton, Frédéric Dard, avec qui il écrira une adaptation théâtrale d’un de ses romans. Le père de San-Antonio a par la suite reconnu sa dette particulière envers Le Hotu : « Ce livre est de ceux qui m’ont télescopé. Je le relis à peu près tous les trois ou quatre ans, comme je relis périodiquement Mort à crédit, Madame Bovary, Crime et Châtiment. Il exerce sur moi une fascination aussi vive que les trois chefs-d’œuvre que je viens de citer. »
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Alors, hyperbolique, Frédéric Dard ? Certainement pas. La trilogie du Hotu a effectivement quelque chose d’envoûtant. C’est, en même temps qu’un roman noir, un mélange de roman picaresque, de roman historique et de roman d’apprentissage. Simonin, quand il se lance dans son écriture, en 1968, n’a plus rien à prouver. Il choisit, contre toute la logique commerciale propre à la Série noire, de ressusciter le Paris de sa propre jeunesse, celui de 1929-1930. Il prend pour personnages principaux une paire de petits malfrats qui ont à peine 25 ans. Il y a Johnny, surnommé « le Hotu », ce poisson d’eau douce qui inspire d’abord la méfiance des voyous, avec ses costumes bien taillés et son allure de jeune homme de bonne famille parlant anglais car il a voyagé aux USA.
Cynique, intelligent, fainéant, le Hotu s’est adjoint les services de Petit Paul qui deviendra Paulo, une fois qu’il aura tué un malfrat devenu indic dans une bagarre. Petit Paul, contrairement au Hotu, est un véritable enfant des fortifs, qui a déjà connu trois fois la prison. C’est lui qui fait le lien entre Johnny et « Messieurs les Hommes », les vrais pontes du milieu qui ont leurs quartiers à l’Oceanic bar. Alors que Johnny vit des subsides de sa marraine dans un bel appartement de la rue Fortuny, Petit Paul connaît le quotidien minable des hôtels à la semaine dont il faut décarrer à la première alerte.
Ces deux-là finiront par rencontrer Gros Pierrot, plus âgé, ancien combattant de 1914, qui tient un bobinard de première classe. Gros Pierrot n’aime plus le milieu moderne qui s’embourgeoise. Ce nostalgique trouve dans les deux jeunes hommes des fils par procuration. Les trois formeront une bande de cadres moyens de la truanderie, un peu à la façon des Affranchis de Scorsese. Les trois romans racontent leurs méfaits ordinaires alors que le trafic de drogue commence tout juste à faire son apparition et que la crise de 1929 fait sentir ses premiers effets en France. Pour le reste, pas réellement d’intrigue, mais une remarquable chronique de mœurs, une comédie humaine où flics, voyous, prostituées et grande bourgeoisie en mal de sensations fortes se croisent. La trilogie du Hotu, c’est la Recherche du temps perdu avec des surins, des pétards, des bordels, des théâtres pornos. Le sexe et l’argent sont les uniques moteurs d’une humanité entre chien et loup et l’exploit de Simonin est de rendre tout cela à la fois passionnant, drôle et mélancolique par la magie d’une écriture qui réinvente l’argot et sublime le sordide à chaque page.
Dans ses Journées de lectures, Roger Nimier, toujours fine mouche, écrivait à propos d’Albert Simonin : « L’argot, non plus que le français, n’a jamais existé que dans l’imagination des touristes, qui se déguisent souvent en puristes. » D’emblée, Nimier soulignait un malentendu qui persiste encore aujourd’hui. Dans la mémoire collective, Albert Simonin est resté une manière de folkloriste de la jactance des bas-fonds, un ethnologue amateur du monde des truands, un anthropologue souriant de la racaille. Il a, il est vrai, publié en 1957, un Petit Simonin illustré, sous-titré « le Littré de l’argot » avec, excusez du peu, une préface de Jean Cocteau : « Vous m’avez puissamment aidé à la découverte d’une langue vivante, au beau milieu de notre époque à demi-morte de fatigue à force de se perfectionner ou de courir en rond .» C’est pour cela que l’on a eu tort de prendre Le Petit Simonin illustré pour un document quand il était un art poétique. Que les mots qu’on y trouve aient été ou non réellement employés par les classes dangereuses ou qu’ils aient été inventés par Simonin n’a guère d’importance. Et qu’ils soient aujourd’hui complètement passés de mode encore moins. N’est-ce pas aussi le cas des ballades en jargon de Villon ? L’argot de Simonin a sa complexité et sa finesse, même pour les choses les plus triviales. Une « marmite » nous explique-t-il ainsi est « une fille constituant le rapport principal d’un mac. » Et il s’empresse d’ajouter une nuance digne de Chardonne : « Employée par le mac lui-même, parlant d’une femme, cette expression comporte une nuance légèrement tendre. » Tout est, bien entendu, dans le « légèrement ». Il faut écouter Cocteau, surtout quand il parle de celui qui pourrait paraître comme son exact envers. Quoi de commun, en effet, entre le poète raffiné et l’auteur de Série noire, entre celui qui convoque les archanges et celui qui met en scène des marlous et des arpenteuses de trottoir ?
La poésie, précisément. La poésie n’a pas de genre, la poésie n’est pas « poétique », elle surgit n’importe où, n’importe quand, parce que des enchanteurs savent varier leurs métamorphoses. On sait qu’il ne s’agit pas, en poésie, de représenter une belle chose mais de parvenir à la belle représentation d’une chose. Et, à ce titre, Simonin est un poète. Un poète des bas-fonds, mais un poète. Par la magie de son écriture, il transforme en mythologie Pigalle, ses nuits au néon, ses filles trop fardées, ses bistrots où s’agrippent des naufragés du zinc, ses hommes minces comme des félins qui connaissent la chorégraphie des lames de couteau sous les réverbères.
C’est là que réside le vrai génie de Simonin dans Le Hotu : comme tous les grands écrivains, il a définitivement forgé son propre langage et a fait, de manière parfaite, « ce bond hors du rang des assassins » dont parle Kafka pour recréer, devant nous, un autre monde, un autre rêve.
Le Hotu, d’Albert Simonin, La Manufacture de livres, 2018.
La vraie gauche, c’est Donald Trump

Cette année, les manifestants étaient à la table du G7. Et ce n’est pas Justin Trudeau ou Emmanuel Macron mais Donald Trump qui représentait leurs intérêts…
Le sommet du G7 a été qualifié de fiasco dans de nombreux médias du monde, surtout après que Donald Trump a décidé de renier la déclaration commune adoptée quelques heures plus tôt dans la dernière journée du 9 juin. À ce moment, le président américain en a aussi profité pour qualifier d’ « hypocrite et de faible » Justin Trudeau sur Twitter, ce qui a vivement fait réagir, du moins au Canada.
La gauche est devenue l’establishment
Ébranlé, le Premier ministre canadien adopte maintenant une position qui se veut plus ferme à l’endroit des États-Unis. Le petit prince boréal ne veut pas perdre la face. Rappelons que c’est la décision de Trump d’imposer des taxes douanières sur l’importation d’acier et d’aluminium, en provenance du Canada et de l’Union européenne, qui a initialement suscité la désapprobation de ses alliés.
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Ce qui devrait toutefois attirer davantage notre attention est le bilan extraordinairement paradoxal du dernier G7. Pour une première fois dans l’histoire, les manifestants étaient à la table des négociations. Si les altermondialistes veulent réellement démondialiser économiquement le monde, ils peuvent maintenant compter sur le président des États-Unis, un homme qu’on peut considérer comme un allié de taille… Pour le reste, leurs idées sont très bien représentées lors des grands sommets internationaux. La gauche n’est plus contre l’establishment, elle est devenue l’establishment.
Donald Trump, leader de la gauche libre
C’est Donald Trump le révolutionnaire. On peut ne pas aimer sa révolution, qui reste bien critiquable, mais il est clairement un non-aligné. Il est peut-être fou, instable, colérique, bipolaire et imprévisible, mais il brave le système qu’une bonne partie de la gauche est censée détester. En ce sens, il est absolument fascinant de voir les « progressistes » occidentaux, comme Robert De Niro, lui réserver leurs pires injures. Aux yeux du monde, Trump prouve que la gauche s’est institutionnalisée. Dans les 20 dernières années, la gauche libérale a étendu son pouvoir dans les ministères et entreprises qu’elle voulait abattre à l’origine. Aujourd’hui, un emblème du capitalisme tel que Nike commercialise même des hidjabs de sport pour les amies voilées du mouvement.
Il fut un temps où la gauche était une jeune révoltée. Elle voulait briser les codes, rompre avec la tradition, baiser dans les parcs en plein air et en finir avec le pouvoir des aînés. La gauche était fringante, exaltée et brûlante, elle était disposée à aller à contre-courant. Aujourd’hui, la gauche ouverte sur le monde est représentée au G7. Elle est toujours avec Trudeau, parfois avec Macron, souvent avec Angela Merkel. La gauche évolue dans des salons branchés, la veste en velours bien ajustée. La gauche a adopté le multiculturalisme, troquant le bien commun pour toutes les minorités imaginables.
La gauche réelle contre la gauche hors-sol
Évidemment, la gauche devrait appuyer Trump sur le plan économique, mais jamais elle ne pourra s’y résoudre. Non seulement le président américain est considéré comme raciste, misogyne et ironiquement comme un méchant capitaliste, mais les gauches ne sont plus fondamentalement opposées à la mondialisation. Partout la gauche s’est américanisée : Mélenchon ne représente plus qu’une opposition vieillissante sous une forme très franco-centrée. La gauche s’est normalisée, banalisée et libéralisée.
Il fallait lire, aussi, la documentation fournie par le Conseil consultatif sur l’égalité des sexes pour constater que le politiquement correct était bien présent à la table des négociations. Ce comité du G7 a déposé la semaine dernière une liste de 102 recommandations à l’intention des puissances concernées. Des recommandations légitimes malgré l’absence de solutions concrètes pour les femmes dans le monde. Dans les pays en voie de développement, les femmes ont besoin de soutien, et les pays riches ont le devoir d’y contribuer. Là n’est pas le problème. Le bémol, c’est le caractère quelque peu superficiel de la présentation.
Dans un document visant à résumer ses propositions, le comité écrit qu’il « utilise le mot ‘femme’ pour inclure toutes les personnes qui s’identifient comme femmes, y compris les femmes trans et cis, bispirituelles, intersexuelles ; et le mot ‘homme’ pour inclure toutes les personnes qui s’identifient comme hommes, y compris les hommes trans et cis, bispirituels, intersexuels. » Voilà de quoi dissiper tout doute quant aux tendances du conseil, surtout que les maux dont souffrent les femmes n’ont aucun rapport avec ces catégories dans les pays pauvres. Mais la gauche, c’est aujourd’hui l’orthodoxie, et la réalité n’est pas vraiment sa tasse de thé.
Coupe du Monde: même le foot ne peut plus nous unir…

La Coupe du Monde est de retour. Mais, même s’il reste le seul véritable sport populaire, le foot ne suffira sans doute pas à rassembler un peuple français qui souffre encore beaucoup trop…
Comme tous les quatre ans, qui passent tellement plus vite pour moi maintenant, revoilà la Coupe du Monde de football. La première dont je me souvienne est celle de 1958 où, sidéré, j’apprenais par mon frère la défaite de la France en demi-finale contre le Brésil. Comment était-ce possible ? Dans mon esprit d’enfant, la France était invulnérable, en tout point. Des pitoyables cinq médailles des Jeux olympiques de Rome à l’abominable soirée du 8 juillet 1982 à Séville, la vie allait se charger de m’apprendre qu’en sport mon pays perdait toujours. Sauf peut-être en vélo, mais là encore, à Anquetil le seigneur intraitable, les Français préféraient Poulidor le perdant malchanceux. En 1976, la belle équipe des Verts de Saint-Etienne fut battue en finale de la Coupe d’Europe par les comptables brutaux du Bayern de Munich. On incrimina la forme des poteaux et Jean-Michel Larqué et ses coéquipiers eurent quand même droit à une descente triomphale des Champs-Élysées. Curieuse que cette façon de fêter et d’adorer les vainqueurs qui perdent.
Hier encore, j’avais 20 ans…
Et puis il y eut le 12 juillet 1998, cette année historique où le 14 juillet avait deux jours d’avance. Qui a lavé tous les affronts, fait pardonner Séville aux Allemands, et aimer vraiment la victoire. Le début d’été de cette année-là ne vit pas qu’une épreuve sportive, mais un moment rare dont ceux qui l’ont vécu ont une forte et parfois mélancolique nostalgie. Comme viennent de le montrer les commémorations que les grands médias opportunistes ont organisées et qui nous ont permis de nous attendrir sur nous-mêmes. Et de nous souvenir de ces instants qui virent un peuple entier, dans un étonnant mouvement d’ivresse fraternelle, sortir dans les rues, les jardins et les villages pour encourager une équipe de football dont il sentait bien qu’au-delà des considérations sportives elle le représentait. Étonnant moment fusionnel dont le rappel par les images peut encore nous piquer un peu les yeux. Nous nous aimions et il faisait si beau. C’était il y a 20 ans.
L’équipe de France était composée d’un mélange que l’on appela alors « Black blanc beur » dirigé par deux hommes de fer. Aimé Jacquet le sélectionneur, relayé sur le terrain par son capitaine Didier Deschamps, petit basque né pour commander. Avec une mosaïque de joueurs d’inégales valeurs, ils construiront une machine à gagner, nouvelle démonstration que le tout n’est jamais la somme des parties. Aidés, on le sait, par la présence d’un artiste paré de tous les dons et nommé dans une magnifique allitération : Zinedine Zidane. Jacquet, ouvrier métallurgiste devenu footballeur professionnel puis entraîneur, coiffé, habillé et parlant comme le prolo qu’il est, c’est-à-dire avec intelligence et dignité, sera l’objet avant le tournoi d’une campagne de dénigrement particulièrement infecte. À base de dérision et de racisme social, on y retrouvera la sempiternelle cohorte des petits marquis qui se poussent du col avec une mention spéciale pour Jérôme Bureau le rédacteur en chef qui voulait faire de L’Equipe, quotidien populaire, le Télérama du sport. Sans oublier, bien sûr, l’increvable Daniel Cohn-Bendit, comme toujours, jovialement à côté de la plaque.
C’était il y a 20 ans, lueur donnée bien au-delà du foot, par cette démonstration de fraternité. De celles dont le peuple français est capable quand il le veut.
Après eux, le Déluge
L’est-il toujours ? Depuis, il y a eu le 11 septembre, l’invasion de l’Irak, la monnaie unique, la forfaiture démocratique de 2005, la crise de 2008, le chômage massif, la trahison de la gauche de gouvernement, l’austérité éternelle promise par l’Union européenne sous direction allemande, le communautarisme, la montée de l’islamisme et le terrorisme du même nom. Une partie du peuple français, est devenue périphérique, invisible, a fait sécession et ne vote plus. Le pays a été doté d’un président improbable, choisi au premier tour par 18 % des inscrits. Alors, lorsque l’on commémore la victoire de 1998, on se prend à rêver. Pourquoi pas un remake, retrouver un peu de joie et de fraternité, et une fois de plus grâce à ce sacré football ?
Borges disait que « le football est universel parce que la bêtise est universelle ». Au-delà du mépris facile pour notre cher « passing game », l’aveugle de Buenos Aires avait mis le doigt sur l’un des mystères du football. Qui fait partie des universaux anthropologiques. Comme la plupart des mammifères, Homo aime le jeu, c’est un instinct. Et la compétition aussi, c’est un fait culturel. Pour en organiser la combinaison, il a donc demandé aux Anglais d’inventer les sports et leurs règles. Ils ne se sont pas fait prier, elles sont bien sûr à la fois irrationnelles et incompréhensibles, mais faute d’être capable d’en imaginer d’autres, on les applique.
Le foot est le seul sport populaire
Tous les sports pratiqués aujourd’hui sur notre planète mondialisée sont rattachés à des cultures locales particulières, comme le vin l’est à un terroir. En France, on joue au rugby d’abord dans les villages du sud-ouest. On ne pratique pas le cricket partout, et encore moins le baseball. Même s’il s’est acclimaté ailleurs, le judo est japonais, les escrimeurs sont Français ou Hongrois et on pourrait multiplier les exemples, on butera toujours sur ce constat : seul le football est à ce point universel. Ce qui ne veut pas dire que l’on joue en tout lieu de la même façon, il suffit de regarder les Italiens et les Brésiliens pour s’en convaincre. Le foot a aussi son terroir, mais l’articulation nature et culture y est particulière, reste mystérieuse et c’est tant mieux. Alors, il y a les grincheux, qui ne connaissant pas le sens du mot communion, parlent de nouvelle religion. Ceux qui dénoncent le poids de l’argent, mais pour surtout pointer avec mépris « ces analphabètes payés des fortunes à taper dans un ballon ».
Anne-Sophie Lapix DID THAT ! 😂 pic.twitter.com/pYzegMZxTX
— Daniel (@Lekmind) June 14, 2018
Derrière la punchline lamentable de Anne-Sophie Lapix, il y a un mépris de classe qui est évident…
« Aller à Roland-Garros, c’est bien c’est chic, on est entre bourgeois; par contre regarder du foot avec les bouseux ? Beurk, dégagez de là ! »
— Dadaïevski (@OsxSts) 14 juin 2018
En passant sous silence les risques, le travail et les sacrifices consentis par ces quelques élus pour parvenir au sommet, et le fait que dans le foot business, ce ne sont pas eux qui gagnent le plus. Ignorant aussi que, grâce à ces gamins et la passion qui les fait avancer, l’argent, malgré ses efforts, n’a pas réussi à déraciner ce jeu de ses terroirs. Depuis longtemps, comme à l’allemande, à l’italienne, à la brésilienne, il existe un football à la française. Celui joué par Raymond Kopa, Michel Platini, Zinedine Zidane et aujourd’hui Kylian M’Bappé. On ne peut malheureusement pas en dire autant de ces sports déracinés, comme le rugby professionnel d’où le « French flair » a disparu. Ou le cyclisme, où des robots chargés comme des mules parcourent les routes du Tour de France sur des vélos truqués.
Aux armes, etcaetera
Nous allons donc participer à la fête, suivre et soutenir une équipe composée pour l’essentiel d’enfants issus des couches populaires et, comme d’habitude, de pas mal d’immigrés de la deuxième génération. Après les Polonais, les Italiens les Espagnols, les Portugais et les Maghrébins, c’est le tour des fils d’Africains d’enfiler le maillot bleu. Ils sont vaillants, portent des noms à coucher dehors, ont en général trois poumons, et ne craignent personne. Très jeunes, souvent dotés d’un talent fou, ils rêvent et nous avec eux de refaire le coup de 1998.
Monter sur le toit du monde accompagnés de tout un peuple. Malheureusement, même s’ils gagnaient le tournoi, cela ne marcherait pas. Pour l’instant les Français n’en ont pas la force.
Mais qu’ils ne s’inquiètent pas, la vie est longue et ce vieux pays aujourd’hui un peu fourbu a de la ressource. Et puis il faut qu’ils sachent qu’il compte quand même sur eux cette fois-ci encore.
« Formez vos bataillons… »
Blanche Gardin, l’humoriste qui agace les féministes… et les antiféministes

Sodomie, bobos, féminisme : on peut rire de tout avec Blanche Gardin. La comique est une femme de gauche lucide qui se moque de tous et surtout d’elle-même. Tant pis pour les pisse-froids de tous les bords.
Tout semblait acté dans la pensée néo-féministe et anti-néo-féministe depuis la collection automne hiver 2017-2018. Affaire Weinstein, lancement du hashtag #balancetonporc par Sandra Muller, déferlement sur les réseaux sociaux de témoignages divers et variés, et réplique en janvier de la tribune des cent femmes menées par Catherine Deneuve et Catherine Millet sur la « liberté d’importuner ». Ceci donna lieu à de réjouissantes batailles de boue virtuelles entre néo-féministes, mascus, intersectionnelles, non concernées et j’en passe.
Soutien de Louis CK
Chacune campait si bien sur ses positions que les moutonnières étaient bien gardées. C’était sans compter sur la piquante humoriste Blanche Gardin, récemment lauréate du Molière pour son spectacle.
Encensée à juste titre par la presse de droite, de gauche et du milieu et sacrée Desproges au féminin, Gardin se fait néanmoins traiter de néo-féministe crypto-indigéniste par des militante anti-#Metoo.
Son crime ? Crue, elle n’est pas tendre avec les hommes, ni d’ailleurs avec les femmes, les enfants et surtout elle-même.
Oui, Blanche Gardin est certainement de gauche: elle a déclaré avoir voté Mélenchon et son père était professeur de linguistique communiste dans la mouvance structuraliste des années 1970, elle dit d’ailleurs avoir hérité de lui son goût pour les mots. Ceci dit, elle brouille les pistes en interprétant une parodie de zadiste dans le film d’Eric Judor Problemos. Blanche s’y moque certainement de celle qu’elle fut, car elle avoue avoir envisagé dans sa jeunesse une carrière de punk à chiens. Elle aggrave encore son cas d’inclassable en soutenant Louis CK, humoriste américain qui fut pris dans une tempête à la Weinstein après avoir avoué ses tendances exhibitionnistes. Bitophobe, dites-vous ?
Quand la violence vire au burlesque
Son sketch sur la sodomie n’est pas à mettre entre les oreilles des femmes qui vivent sous perfusion idéologique. D’une expérience sexuelle limite – une femme qui subit une sodomie « surprise » et violente jusqu’à en être expulsée de la couche – elle arrive à faire un récit burlesque, visuel, presque chorégraphique et sans jugement.
La femme n’est pas victime et l’homme n’est pas bourreau. C’est bien là que le bât blesse. A lire les thuriféraires de Catherine Millet, elle donnerait une mauvaise image du sexe et des hommes et salirait l’érotisme. La voilà classée manu militari dans le camp des « bitophobes ». Ce que semblent oublier ces dames, est que le récit d’une baise mémorable n’a jamais fait rire personne, et que Blanche Gardin existe pour faire rire, pas pour réciter Histoire D’O !
La bobo rit d’elle-même
Au premier abord, lorsqu’on écoute ses sketches, on a l’impression d’une logorrhée involontaire. Que nenni. Sa mécanique est précise comme une horloge suisse. Prenons l’exemple d’un passage, où elle évoque, au hasard, le féminisme. Elle part d’un postulat: « Je suis féministe, j’ai lu plein de bouquins ». Flûte, se dit-on, on va avoir droit à une énième complainte, mais elle enchaîne : « En même temps, si on prend Simone de Beauvoir, elle a les mêmes initiales que salle de bain, et là tu te dis que la meuf ne doit pas être une folle de cul ». Par ce procédé qui n’a l’air de rien, la comique fait jaillir le gelaô, c’est-à-dire le rire noble chez les grecs, celui qui nous rapproche de la lumière.
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Elle atteint le sommet de son art lorsqu’elle évoque les attentats du 13 novembre, et le fameux « Paris est une fête » : « Paris n’est pas une fête depuis au moins la ménopause de Juliette Gréco, Paris n’est plus qu’un dortoir à bobos qui pissent du thé vert, mais attention je suis bobo, là en ce moment je suis pleine de thé vert. » Gardin se dit bobo sans l’être, féministe avec distance.
« Paris n’est plus une fête. Paris est un dortoir pour bobos insomniaques qui pissent trop de thé vert la nuit. C’est ça Paris aujourd’hui ! » – Blanche Gardin pic.twitter.com/K16iC9snlW
— Empereur Romain (@_rom_d) 6 mai 2018
C’est une femme lucide, comme l’était Desproges qui malgré ses tendances anar’ de droite, a toujours fait l’unanimité à gauche, en des temps certes moins déraisonnables qu’aujourd’hui. Bref, la parole de Gardin est libre et c’est bien pour cela qu’elle ne colle pas à notre époque de diktats idéologiques et de pensées prémâchées.