Eminent critique littéraire, notre chroniqueur s’enthousiasme pour trois romans de la « rentrée littéraire » qu’il a particulièrement aimés, en lecteur perspicace qu’il est.
Patrice Jean, La Vie des spectres : vous reprendrez bien un de nausée ?
Imaginez que Corentin, l’anti-héros de La Nausée, se mette en tête d’écrire un livre drôle — et vous aurez en main La Vie des spectres, le dernier roman de Patrice Jean, que Causeur a salué dès sa sortie fin août sous la plume de Thomas Desmond. Le narrateur, Jean Dulac, y est la proie d’une crise inexistentielle : son épouse le rembarre à la première occasion avec des arguments tirés des œuvres croisées de Caroline De Haas et de Judith Butler, son fils, en première, tempête dans une langue « jeune » contre les œuvres qu’on leur fait étudier au lycée — rien que des White Dead Males : « De toute façon, assène ce charmant bambin, je veux faire Maths Sup ou Sciences Po, alors je m’en fous du bac de français ». Encore un qui doit se satisfaire de la suppression récente de l’épreuve de langue française au concours commun de 18 écoles d’ingénieurs, jugée « anxiogène ». C’est sûr que demander (en QCM) si l’adjectif s’accorde ou non avec le nom crée une pression intolérable sur des cervelles soigneusement évidées par les pédagogies de la bienveillance.
Ajoutez à ces tracas domestiques le fait que les habitants de sa ville — Nantes — lui paraissent autant d’ectoplasmes appartenant à une forme de vie majoritaire et déprimante, et que les « personnalités » que son rédac-chef l’envoie interviewer sont des monuments de prétention (j’ai cru reconnaître Bégaudeau, ce degré zéro qui vous donne l’échelle de ces grandes inintelligences), et vous aurez le tableau complet d’une déprime lente. Heureusement qu’il s’entretient, de ci de là, avec un vieux copain mort depuis vingt ans — tôt réclamé par la Grande Faucheuse, et qu’il écrit un livre à jamais inachevé intitulé — ça va de soi — Les Fantômes.
La nouvelle prof de Lettres de l’heureux bambin — scotché dès qu’il est chez lui à sa console de jeux, occupant ses soirées à chasser les Dragons et les Amphibiens de Monster Hunter — finira virée par l’administration, parce qu’elle a refusé de jouer dans un clip tourné par une racaille qui a toute la sollicitude du proviseur et de l’Inspecteur. Jean Dulac la trouvait mignonne et passionnante — mais il ne couchera pas avec elle, il a d’ailleurs une sexualité quelque peu en berne — extension du domaine du syndrome houellebecquien.
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Le vrai sujet de ce roman (très drôle), c’est le couple lecture / écriture. Du côté des spectres, on méprise ces objets hostiles, conçus avec du papier et des mots, qu’on appelle des livres : « Laisse-le jouer, dit l’épouse en voie de libération, c’est de son âge, il a bien le temps de s’intéresser à Balzac ou à Schubert. Et puis, lire n’a jamais rendu qui que ce soit plus généreux ». Et l’époux-narrateur de philosopher : « J’aurais pu la contredire, en rappelant qu’un esprit privé de livres finit par s’étioler aussi sûrement qu’une plante meurt de n’être pas régulièrement arrosée, mais à quoi bon ? L’époque est plus forte que moi. Lire exige un effort que beaucoup entendent éviter. » L’époque est effectivement en reddition totale : « J’avais écrit un article qui développait cette idée, mais Le Progrès m’a répondu que ces considérations déclinistes n’avaient pas leur place dans le journal. « Essaie au Figaro ou à Minute ! » .
J’ai maintes fois expliqué que nous vivons un moment orwellien, où tout s’est inversé, comme les sentences de la sagesse de Big Brother (« L’ignorance, c’est la force »). La gauche est antisémite, la capacité d’analyse s’est réfugiée au Figaro ou chez Causeur — l’un et l’autre des suppôts supposés de la pensée fasciste et des considérations inactuelles. La presse bien-pensante, elle, meuble ses colonnes avec des articles d’actualité — entendons par là tout ce qui nie l’histoire, le temps et l’intelligence.
À la fin du livre, Dulac précise ce qu’il faut entendre par lecture :
« L’unique moyen, pensai-je, de débiliter le triomphe des stéréotypes n’était pas la lecture en soi, mais la lecture, attentive et passionnée, des œuvres refusant de flatter l’espèce humaine. »
(C’est ce qui rend de plus en plus difficile la vraie pratique de l’explication de texte, en classe. Demandez à trente ados endormis ce qu’ils pensent d’une scène de Marivaux, eh bien, ils n’en pensent rien, parce que pour eux la lecture ânonnée du texte épuise sa signification. L’idée qu’il puisse y avoir, dans le langage, des mots sous les mots, des intentions secondes, des effets camouflés et d’autant plus efficaces, leur échappe complètement. Ils vivent dans l’immédiateté de la consommation, et mourront de même.)
C’est un très beau livre, merveilleusement déprimant. Après L’Homme surnuméraire, où le héros (?) était payé à supprimer des œuvres littéraires tout ce qui peut choquer tel ou tel segment de la population (ramenant ainsi le Voyage au bout de la nuit à 26 pages), La Vie des spectres rajoute une couche de décapant sur notre fin de civilisation, toute gonflée de son importance comme la grenouille de la fable. De quoi vous donner envie de vous balader avec une dague à dégonfler les baudruches.
Arturo Pérez-Reverte, l’Italien : mais oui, il y eut des héros italiens pendant la Seconde Guerre mondiale !
Il traîne sur les Italiens une rumeur de paresse, de farniente et de trouillardise que le souvenir lointain de l’Empire romain ne parvient pas à dissiper. Des guerriers d’opérette, disent nos militaires, si persuadés d’être les meilleurs, au Mali et ailleurs.
Arturo Pérez-Reverte, qu’on ne présente plus, s’est amusé, en Espagnol impartial qu’il est, à retracer les hauts faits d’arme de la Xème Flotte MAS, une unité de scaphandriers qui causa bien des tourments à la flotte britannique, à Alexandrie (en 1941) et ailleurs.
Par exemple à Algésiras : les Anglais mouillaient à Gibraltar, juste de l’autre côté de la baie. Les Italiens se mettaient à l’eau de nuit, chevauchant des torpilles à hélice, avec lesquelles ils franchissaient les barrages de filets d’acier, affrontaient les grenades régulièrement envoyées par les marins britanniques pour secouer les téméraires qui se risqueraient dans leurs eaux, et poser des mines sur le flanc des vaisseaux de guerre stationnés là. Dans le noir, après une heure et demie de traversée, sans garantie de pouvoir rentrer. En tout, la Xème flotte MAS a coulé une vingtaine de vaisseaux anglais.
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Pérez-Reverte est au sommet de son art — et c’est beau de voir un romancier utiliser tous les modes de récit, passer du présent au passé, entrer lui-même dans son récit, redevenir grand reporter (il l’a été pendant vingt ans sur tous les terrains d’opérations, il s’y connaît assez en héros et en demi-pointures), mêler une belle histoire d’amour à un récit guerrier, et face à ces scaphandriers audacieux construire un portrait de femme (espagnole, celle-là) d’une grande finesse. Une héroïne aussi, dans son genre — le genre qui ne parle pas sous la torture.
C’est un épisode fort peu connu de la Seconde Guerre mondiale. Peu de bons, peu de vrais méchants — en un mot, des hommes.
Abel Quentin, Cabane — ou l’éradication de l’homme par l’homme
Cabane est la narration la plus exacte que j’aie lue à ce jour des 50 dernières années, depuis les utopies grinçantes des années 1970 aux délires new age des années 2000. Abel Quentin (j’avais parlé ici de son remarquable roman, Le Voyant d’Etampes) est un chroniqueur des temps de déconfiture. Hier la culture woke, ici les délires écolos.
Encore que délire ne soit pas le terme exact. Le roman met en scène quatre scientifiques de très haut vol, qui en 1973 pondent un rapport sur l’état du monde et la projection prospective sur le siècle à venir : à les en croire (et pourquoi ne pas les croire ?), c’est foutu dans tous les sens, sauf si l’on impose à la population mondiale une cure radicale d’austérité et de décroissance, couplée avec une politique malthusienne qui classerait Alexis Carrel dans le quarteron des optimistes béats.
Immense succès immédiat de ce « rapport 21 » — mais aussitôt les grincheux — ceux qui croient que le Marché rééquilibrera toujours les excès — se mobilisent pour tirer à boulets rouges sur ces hurluberlus soupçonnés d’être trop intelligents.
Quentin joue avec virtuosité sur le registre de la science-fiction catastrophiste : il ne cite pas pour rien Soleil vert, le film de Richard Fleischer (1973 aussi !) inspiré d’un roman paru en 1966, où, rappelez-vous, on soignait la surpopulation en transformant les morts — décédés par euthanasie de masse — en biscuits protéinés à l’usage des survivants.
Nos quatre chercheurs ne restent pas longtemps unis. L’un se vend au Capital et aux compagnies pétrolières, deux autres élèvent des cochons bio dans une ferme de l’Utah — ça ne leur portera pas bonheur, croyez-moi, vous regarderez désormais votre saucisson pur porc avec méfiance —, et le dernier… mais à propos, où diable est-il caché, le dernier ?
C’est là que le titre du roman peu à peu s’éclaircit, tandis que l’atmosphère s’enténèbre.
C’est impitoyable — comme le sont tous les grands récits scientifiques. Ça ressemble aux œuvres de maturité de Jules Verne, à partir de 1886, quand l’écrivain heureux du Voyage au centre de la Terre et de De la Terre à la Lune laisse place au romancier grinçant de Robur le conquérant puis Maître du monde ou de Sans dessus dessous — les romans que l’on ne fait pas lire aux enfants.
Et certes, Cabane n’est pas à mettre entre les mains de nos écolos enfantins et / ou infantiles. C’est écrit avec une suavité qui témoigne d’une extrême maîtrise (ou d’un grand travail), et ça éparpille ce qui restait en nous d’optimisme, de foi en l’homme et de persistance à voter Éric Piolle ou Sandrine Rousseau : après Soleil vert, c’est Midsommar qui vous guette.
Patrice Jean, La Vie des spectres, Le Cherche Midi, 2024, 452 p.
Arturo Pérez-Reverte, L’Italien, Gallimard, 2024, 440 p.
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Abel Quentin, Cabane, Les Editions de l’Observatoire, 2024, 480 p.