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Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance

Pour le « plus profond des philosophes eurosceptiques » (selon le Weekly Standard), trois pressions extérieures s’exercent sur la France : à l’Est, Vladimir Poutine, à l’Ouest, Donald Trump, au sud l’islamisme. Face à ces menaces, il plaide pour que Paris s’écarte de la tentation fédéraliste et renoue avec l’idée gaullienne d’une Europe des nations.


Causeur. Dans le branle-bas international auquel nous assistons, il faut peut-être se poser des questions basiques, à commencer par celle-ci : quelle est la responsabilité des nations européennes si un pays européen est agressé ?

Pierre Manent. Cela dépend des nations. Certaines ne se sentent pas tenues à une responsabilité particulière par rapport à l’ensemble européen. Leur position géographique, ou leur expérience historique, les détourne de ce sentiment. Et puis il y a les pays qui estiment avoir des devoirs historiques vis-à-vis du continent, ou qui, par leur population, leur richesse ou leur force, ont un poids particulier : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie… auxquels il convient sans doute d’ajouter aujourd’hui la Pologne. Mais de « petits pays » peuvent jouer un grand rôle par leurs initiatives et leur engagement, comme aujourd’hui le Danemark, ou les pays baltes. La responsabilité conférant des devoirs, c’est une obligation, pour chaque nation, de déterminer avec une certaine précision l’étendue et le caractère de ses responsabilités.

Cette responsabilité peut-elle être transférée aujourd’hui à l’Union européenne comme le suggèrent certains dirigeants, notamment Emmanuel Macron ?

Le porteur de la responsabilité ne peut être que la nation. Nos nations ont des responsabilités différentes puisque leurs capacités, leur influence, leur état moral, leurs choix sont différents. L’Union européenne n’est pas proprement un sujet politique, c’est une construction juridique par délégation des souverainetés nationales. En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations gouvernées démocratiquement : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. Les institutions européennes ne peuvent prétendre agréger les responsabilités nationales en une responsabilité politique de l’Union. Si l’on tient à parler d’une responsabilité politique de l’Europe, celle-ci résulte de l’action commune – de l’alliance – des différentes nations, chacune avec sa « part de responsabilité ». Que personne ne voie dans la guerre en Ukraine le moment propice pour un « saut fédéral » ! L’effort serait vain. Comment une horlogerie institutionnelle, élaborée sous le postulat d’une paix éternelle qui n’aurait jamais à être défendue, pourrait-elle être l’instrument de notre protection aujourd’hui que, de toutes parts, apparaît la vanité de cette hypothèse ? Les Européens et leurs nations se sont depuis trop longtemps cachés dans la foule européenne, foule sentimentale… Le moment est venu pour chacune de montrer ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Nous voyons déjà se marquer une différenciation croissante entre les agents nationaux. Certains seront actifs et peut-être même « commandants », d’autres ne feront rien, ou même moins que rien.

Justement, la France n’a-t-elle pas des prétentions excessives ? Ne se croit-elle pas abusivement responsable des affaires du monde, en raison d’une forme de messianisme ?

Il est vrai que la France a parfois pris ou accepté des responsabilités politiques qu’elle n’a pas eu le courage, ou qu’elle n’avait pas les moyens, d’honorer, notamment dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, si je déplore le contraste souvent choquant entre les paroles mirobolantes et la médiocrité des résultats, je crois qu’il y a quelque chose de juste et de noble, d’utile aussi, dans cette disposition : nous réclamons le droit de regarder l’état du monde avec nos propres yeux, et d’y agir selon notre jugement librement formé. J’en demande pardon à nos amis allemands, mais s’ils ont commis tant de bévues dommageables à l’Europe dans la période récente, c’est qu’ils s’étaient depuis trop longtemps accommodés de leurs dépendances croisées à la protection américaine et au gaz russe. On a beaucoup moqué la « folie des grandeurs » de de Gaulle. Aujourd’hui on se réjouit de disposer de la dissuasion nucléaire, qui n’existerait pas sans cette « folie ». Le « gaullisme », c’est la souveraineté de la France dans un ensemble européen que l’on doit souhaiter de plus en plus uni, avec une alliance américaine fort précieuse, mais sur laquelle il ne faut compter qu’avec prudence. La France exerce donc des responsabilités particulières liées à la dissuasion nucléaire qu’elle est la seule à maîtriser entièrement en Europe (le Royaume-Uni étant plus dépendant des Etats-Unis, voir l’article de Jeremy Stubbs pages 54 à 57 de notre magazine). Cela ne donne pas à notre pays le droit ni les moyens de jouer le chef de guerre, mais nous désigne comme l’un des pays les mieux placés pour orienter les énergies européennes.

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Vous pensez que ce nouveau désordre mondial pourrait réveiller la volonté nationale en nous. Mais le séparatisme musulman et le terrorisme islamiste n’ont pas eu cet effet.

Vous avez raison, rien ne permet d’assurer que nos réponses seront à la hauteur des défis, qui sont à la fois intérieurs et extérieurs. Pour l’intérieur, chacun connaît la liste : désindustrialisation, dette publique, démographie, immigration, etc. Pour l’extérieur, je dirais que nous sommes soumis à une triple pression. Pression venue de l’Est bien sûr, l’agression russe en Ukraine ; mais aussi pression venue de l’Ouest, des États-Unis, qui ne date pas de Trump, si vous considérez l’usage arbitraire et exorbitant que les Américains font de l’extraterritorialité de leur droit ; et enfin pression venue du Sud, à la fois pression migratoire et pression politique des États. Ces trois pressions sont évidemment d’un caractère très différent, elles concernent des organes distincts du corps politique et affectent diversement son métabolisme, mais c’est un même corps civique qui doit fournir la réponse – une réponse synthétique qui associe un certain sentiment de soi avec le désir d’agir pour préserver notre liberté et notre forme de vie. Qui peut prétendre opérer cette synthèse, sinon la nation ? L’Union européenne peut tout au plus fournir l’organe du plus petit dénominateur commun entre les nations. C’est donc à la France en tant que nation de retrouver une certaine capacité d’action, pour la mettre au service de la cause commune quand il y a lieu, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’Ukraine.

Devons-nous pour cela regagner de la puissance, particulièrement sous sa forme la plus crue – militaire ?

Regagner de la puissance militaire, bien sûr. S’agissant de puissance, le dédain du monde, amis ou ennemis, s’adresse à nos nations autant qu’à l’Union européenne. Voyez avec quelle brutalité moqueuse J. D. Vance a traité l’Europe et ses nations, ou de quelle façon l’armée française vient d’être chassée d’Afrique de l’Ouest. En tout cas, c’est à partir d’efforts nationaux, s’ils sont vigoureux et soutenus, que l’ensemble européen pourra dégager une force respectable. Un des aspects les plus encourageants de la vie européenne aujourd’hui, c’est la vigueur du désir de vivre et d’être libre des petites nations – voyez les pays baltes.

Vance a-t-il été si brutal et méprisant que vous le dites ? N’a-t-il pas plutôt essayé de nous alerter sur nos renoncements et nos faiblesses ?

Quand le vice-président américain dit aux Européens : « la liberté d’opinion chez vous laisse à désirer », je partage son opinion, mais pourquoi s’adresser à nous avec cette désinvolture moqueuse, sarcastique ? Comme s’il prenait plaisir à nous maltraiter. Si l’état de nos pays l’inquiète, il pouvait s’adresser à nous avec la gravité requise. En 1981, lorsque François Mitterrand a nommé des ministres communistes, le vice-président américain George W. Bush est venu à Paris pour s’en émouvoir. Mais il ne nous a pas engueulés ni humiliés.

Rencontre entre Donald Trump et Emmanuel Macron à la Maison-Blanche, 24 février 2025. L’ensemble européen ne pourra dégager une force respectable qu’à partir d’efforts nationaux vigoureux et soutenus © MARIN/UPI/SIPA

Cette rudesse accrue des Américains n’est-elle pas un aveu de faiblesse ?

La nouvelle brutalité américaine est un phénomène complexe qui mérite d’être pris au sérieux. Je suis porté à penser que, si les nouveaux dirigeants ont à ce point rejeté les formes diplomatiques, ce n’est pas seulement pour le plaisir médiocre de « parler sans filtre », mais aussi parce qu’ils sont en proie à une certaine forme de panique. Quand Donald Trump demande aux Ukrainiens de rembourser les États-Unis, il choque par sa mesquinerie, mais il trahit aussi une angoisse devant la disproportion entre les engagements américains dans le monde et leurs ressources présentes. On retient les vantardises de Trump, la violence de ses attaques contre ses adversaires politiques, mais on ignore ses descriptions de l’état alarmant de la société américaine. Si les succès des grandes entreprises de la tech sont très impressionnants, ils ne doivent pas dissimuler le fait que des piliers essentiels de la puissance américaine sont aujourd’hui défaillants, y compris dans le domaine industriel. D’où les efforts frénétiques de Donald Trump pour faire revenir, ou faire venir, les entreprises américaines et non américaines aux États-Unis. Est-ce l’empire qui abuse de sa force, ou l’empire que sa faiblesse menaçante affole ? Impressionnés par l’énormité du budget militaire américain, nous sous-estimons l’affaiblissement de l’armée américaine. Encore inégalée dans le renseignement et les communications, et dans certains systèmes d’armes, elle n’a plus de quoi entretenir l’immense réseau de ses bases aux quatre coins du monde. Le déclin de sa flotte, instrument décisif d’un empire maritime, est particulièrement alarmant. La Navy est en train, ou en passe, d’être surclassée par la marine chinoise, alors que la construction navale aux États-Unis est exsangue. Si les choses suivent leur train, les États-Unis ne garderont pas longtemps, à supposer qu’ils les aient encore, les moyens de dissuader la Chine d’attaquer et conquérir Taïwan. Bref, ils ne pourront bientôt plus entretenir leur empire et dissuader les rivaux. Il faut garder ces faits en mémoire, non pour excuser ou légitimer les excès de Trump, mais pour savoir quel est précisément l’état du monde dans lequel nous devons agir.

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Aujourd’hui, la polarisation s’accentue entre d’une part les pays qui misent en priorité sur la force pour régir les relations internationales et d’autre part ceux qui privilégient le droit. Or, on dirait précisément que nous sommes englués dans l’État de droit qui devient une toile d’araignée paralysante ?

Attention au « grand récit » européen ! « Ils » sont la force, « nous » sommes le droit. Si c’est vrai, faut-il s’en vanter ? Comment pouvons-nous à la fois déplorer l’impuissance européenne et célébrer notre Union fondée sur le seul droit… ? Si l’Europe a pu si longtemps imaginer qu’elle construisait une association exclusivement fondée sur le droit et les « valeurs », c’est non seulement parce qu’elle avait laissé à la force alors sans égale des États-Unis le soin de la protéger, mais aussi parce qu’elle jouissait du crédit et du prestige acquis pendant les siècles où elle a dominé le monde, par ses contributions à la science et au progrès social et humain certes, mais aussi par la force brute, y compris par la conquête. Nous ne recevons plus aujourd’hui les dividendes de notre force passée. Ils sont épuisés. Il nous faut reconstituer cette force ou périr. C’est aussi simple que cela.

Vous évoquez l’autre aspect du phénomène, à savoir la liquidation délibérée de notre force par la conception que nous nous sommes faite du droit ou de la justice, plus précisément par le sens que nous donnons aujourd’hui à la notion d’État de droit. Il ne s’agit plus simplement d’assurer l’impartialité et la régularité de l’action de l’État, de respecter la séparation des pouvoirs, de prévenir l’arbitraire… Il s’agit de prévenir tout abus en empêchant l’usage. Le régime représentatif dans lequel nous sommes supposés vivre encore a été largement privé de ses moyens de gouvernement par les hautes juridictions, non seulement européennes mais aussi et d’abord nationales. Toute décision du gouvernement motivée par le bien commun de la nation est a priori suspecte aujourd’hui. On craint qu’elle introduise une différence de traitement, une « discrimination », entre les citoyens français d’un côté, et les non-citoyens ou les hommes en général de l’autre. La jurisprudence du Conseil constitutionnel tend à résorber les droits du citoyen dans les droits de l’homme. Il ne faut pas s’étonner que la qualité de ses arguments laisse à désirer. Recouvrer la force perdue suppose d’abord de redonner ses droits à notre régime politique, le régime représentatif dans le cadre national, seul à même de joindre judicieusement le droit et la force.

Peut-être avons-nous besoin d’un ennemi – ou de la figure d’un ennemi – pour nous reconstituer en tant que communauté politique qui veut être maître de son destin ?

La vie politique est toujours une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes collectivement modelés par la manière dont notre mouvement intérieur rencontre le monde extérieur. Or, dans la mise en œuvre du projet européen, nous avons prétendu effacer la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. D’un côté, nous nous projetons vers le « monde » non comme un « commun » qui a une « forme de vie » propre qu’il entend défendre, mais comme une proposition de « valeurs » destinées à effacer par leur simple « rayonnement » les divisions qui affectent l’humanité ; de l’autre et corrélativement, nous nous déclarons inconditionnellement ouverts au monde, offrant à tous les hommes l’hospitalité à laquelle ils ont droit en vertu de leur humanité. De quelque façon que l’on apprécie ces postulats, une chose est claire, ils interdisent toute formation d’un ensemble humain consistant. Quant à devenir « puissance », il n’y faut pas songer.

Je suis attaché autant qu’un autre à l’« universalisme européen », mais il n’y a pas d’accès immédiat à l’universel, on ne saurait vivre simplement « dans l’humanité ». La vie humaine réclame la formation d’associations particulières où les facultés humaines puissent se développer concrètement. On ne peut être authentiquement « ouvert au monde » que si l’on appartient d’abord à une communauté civique puissamment constituée, capable de produire et de transmettre une éducation commune riche et distincte.

Revenons-en à la situation géopolitique. Vous avez défini un objectif : retrouver une capacité d’action en tant que nation dans le cadre européen et en occupant sur le continent une place éminente parce que, tout de même, nous sommes la France. Qu’est-ce qui vous fait croire que ce sursaut adviendra ?

Je ne dis pas que ce sursaut adviendra, mais je veux croire qu’il est possible. Je mesure l’effet cumulé d’un demi-siècle de renoncements et d’abandons : la langue française, l’éducation primaire et secondaire, l’indépendance nationale, la transmission de la religion chrétienne… Quoi de plus démoralisant pour tout effort collectif que la maxime régnante : « mon désir, mon droit » ? Mais il y a toujours la « petite fille espérance », n’est-ce pas ? Sinon vous ne feriez pas Causeur ! N’oublions pas que nos adversaires ou rivaux ne sont guère brillants non plus. Sans parler de son régime et de la guerre cruelle qu’elle mène, la Russie se trouve dans un état social et moral lamentable. Quant aux États-Unis, je leur garde la gratitude que mérite leur contribution à la civilisation atlantique, leur démesure dangereuse et pourtant généreuse et finalement mesurée mais aujourd’hui, partagés entre la frénésie woke et la frénésie trumpiste, ils ne sont plus un objet d’admiration ou d’envie. Je pourrais évoquer d’autres parties du monde. Les présupposés de l’ordre d’après 1945 sont mis en cause, tout semble devenir liquide… Tout va donc dépendre de la manière dont les uns et les autres agiront. Qui sait ce que Trump fera demain ? Comment les choses vont évoluer sur le front ukrainien ? Je ne sais pas. Que va faire l’Allemagne ? Si on écoute le probable nouveau chancelier, Friedrich Merz, elle va faire le contraire de ce qu’elle a fait depuis vingt ans. J’en doute, mais je ne sais pas. En tout cas, nous Français, nous pouvons encore délibérer et décider, en tant que nation, de ce que nous voulons faire, si du moins nous nous rappelons que c’est là la raison d’être de la République et de sa Constitution. Un grand historien britannique pensait que le moteur de l’histoire était la dialectique entre le défi et la réponse au défi… Le défi est là, la réponse nous appartient.

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Comment cela peut-il se traduire concrètement ?

Quant à la force, nous pouvons obtenir des résultats significatifs si nous avons un peu de suite dans les idées. L’esprit de suite, la constance sont plus importants que les idées, car les idées tout le monde les a, ce sont à peu près les mêmes dans tous les pays. En France, renforcer la réserve opérationnelle et citoyenne, donner un contenu réel au SNU, mettre sur pied quelque chose comme la « garde nationale » de jadis, l’objectif est clair. Il s’agit à la fois de libérer l’armée proprement dite des tâches de simple surveillance et de nous mettre collectivement dans une certaine disposition active. Il y faut simplement un peu de sincérité et un peu de constance. Commençons par là.

On veut rétablir la conscription alors que les Français refusent majoritairement de travailler six mois de plus !

Appeler les Français à se mobiliser pour leur pays exposé à une menace « existentielle », tout en leur promettant de ne pas augmenter les impôts ni de toucher à leur modèle social, cela fait surgir le doute, voire le soupçon. Mais il est trop facile de recenser les raisons de dire « à quoi bon ? ». J’essaie d’être encourageant.

Une centaine de jeunes volontaires âgés de 15 à 17 ans participent à un séjour de cohésion du service national universel (SNU) à Douai, dans le Nord, juillet 2023 © Sarah ALCALAY/SIPA

La patrie a besoin de vous ! Cet emploi par le président de la République d’un terme aussi vertical a d’autant plus sidéré que ce discours va à l’encontre de tout ce qu’on nous dit depuis des décennies, notamment à l’École publique, où on nous apprend plutôt que c’est le pays qui a une dette envers nous. Comment opérer un renversement ?

Puisque la patrie a besoin de nous, c’est donc qu’elle existe et a besoin d’être défendue. Partons, ou repartons de là. Jean-Jacques Rousseau, qui déplorait en son temps l’effacement des nations dans une civilisation européenne gâtée par les jouissances et la vanité, appelait ses contemporains à retrouver le sens de la patrie. S’adressant aux Polonais opprimés par la Russie, il leur faisait remarquer qu’« il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve ». Avons-nous le désir de puiser dans ces « réserves » ? Sommes-nous sûrs d’ailleurs qu’elles existent ? Nous le saurons si nous essayons. Et vous avez raison, cet effort suppose un certain renversement du mouvement qui nous emporte depuis si longtemps. La classe éclairée s’était persuadée que l’avenir appartenait à ceux qui se laissent modeler par les flux – flux d’hommes, de marchandises, d’informations, etc. Nous découvrons la nécessité de nous rassembler, de nous resserrer, pour enfin à nouveau nous donner consistance. « Patriotes » ou « européistes », « nationalistes » ou « progressistes », nous savons ce qu’ils disent, mais nous ne savons pas, et ils ne savent pas, ce qu’ils feront. En deçà de l’effort de défense qui s’impose à tous, nous avons à conduire un effort de connaissance morale et pour ainsi dire intime, afin de nous informer de ce que nous sommes, voulons et pouvons – en somme, un examen de conscience en vue du commun, mais que chacun doit conduire pour lui-même. La jactance étant le vice et le fléau de tous les partis, le premier commandement est celui d’une certaine sobriété, non seulement de parole mais aussi de pensée.

Pourquoi la loi naturelle ?

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Culture et médias publics: il est temps d’en finir avec la propagande aux frais du contribuable

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Depuis Jack Lang, la confiscation de la culture par un clan politique (au mépris du pluralisme, de la liberté de création et de l’intérêt général) est un véritable scandale démocratique ! Alors que la société se fracture et que les opinions des citoyens français ont tendance à se polariser, il est urgent de faire respecter la neutralité.


Tous les gestes créatifs, du plus exigeant au plus populaire, ont contribué depuis des siècles à façonner notre culture, et donc la France elle-même. Les grandes œuvres de l’esprit, les chefs-d’œuvre du cinéma et de la musique, le patrimoine architectural, la langue, la mode, composent le ciment qui nous lie, depuis Rabelais jusqu’à Houellebecq en passant par François Truffaut ou Alain Bashung.

La grandeur d’un pays ne se mesure pas seulement à ses résultats économiques, mais aussi à la puissance de sa culture. Dans un domaine comme dans l’autre, les 50 nuances de social-étatisme qui dirigent la France depuis des décennies ont bridé et affaibli le pays. La soviétisation de la France, planifiée depuis Paris par une caste interchangeable, n’a pas épargné la culture. Rien n’échappe à la main de l’État démiurge, incapable sur l’insécurité ou l’immigration illégale, mais implacable pour « emmerder les Français » comme disait Pompidou, réduire nos libertés, régir nos vies dans le moindre détail, penser à notre place, et transformer la culture en outil de propagande. 

Nourrir une vision de gauche du monde

Depuis 1981 et le règne de Jack Lang rue de Valois, la culture publique est devenue une arme politique, et un monde en coupes réglées. Les 15 milliards € d’argent public dépensés chaque année (Etat plus collectivités) ne servent pas à rendre la culture accessible à tous, ni à élever les esprits, mais essentiellement à nourrir une vision progressiste du monde — inclusive, bien-pensante, loin du peuple, bref, de gauche —, et à rémunérer ceux qui jouent le jeu. « Une subvention contre une signature au bas d’un manifeste électoral », écrivait Michel Schneider dans son remarquable essai La comédie de la culture (1993), consacrée au Ministère et ses dérives.

En institutionnalisant la culture, en organisant sa bureaucratie, en professionnalisant les métiers, en nommant depuis la rue de Valois les directeurs des scènes nationales, des festivals, des musées, ou encore les responsables de l’audiovisuel public ou du cinéma, en récompensant les bons élèves à coups de subventions/récompenses, le camp du bien a posé les fondations solides d’un système à la botte de son idéologie. Depuis lors, jamais un ministre de la Culture, y compris de droite, n’a osé la moindre réforme, même modeste, visant à un soupçon de pluralisme. La gauche culturelle, prompte à hurler au fascisme dans les médias à la moindre incartade, fait peur. Dans ce microcosme militant, ivre de sa supériorité morale, l’entresoi est un art de vivre et la pensée unique règne en maître. Dans ce monde binaire biberonné aux subventions, de l’art contemporain au théâtre, du cinéma aux médias publics, l’univers est divisé en deux camps : d’un côté le « camp du bien » (eux), et de l’autre les Français qui pensent mal et qu’il s’agit de rééduquer (soit 90 % de la population, qui finance sans broncher cet entre-soi par l’impôt).

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Plus subtil et pervers que la censure directe, ce système conduit à l’autocensure des artistes. Discuter aujourd’hui « en off » avec des créateurs, fussent-ils dramaturges, scénaristes, chorégraphes, ou candidats à la direction d’une scène nationale, revient à entendre toujours le même discours résigné. Obtenir un poste ou une subvention contraint à se soumettre au dogme, à masquer ses opinions, et donc à s’autocensurer. Dans un monde régi par une idéologie politique allant de LFI à la gauche du PS, même les universalistes républicains de gauche vivent cachés…. Pas un projet sans moraline diversitaire n’est envisageable. Pas un dossier de subvention ou de candidature sans les mots et thèmes obligatoires de la culture institutionnelle : urgence climatique, vivre-ensemble, racisme systémique de la France, glorification des LGBTQI+, haine de la « laïcité islamophobe » (sic), haine du libéralisme, des riches, de la culture classique, des flics, et bien entendu du Blanc de plus de cinquante ans, à moins qu’il ne fût déconstruit et repentant.

Il faut fréquenter les festivals, visiter les FRAC, voir les expositions d’art contemporain, regarder attentivement ce que finance le CNC, ce qu’expose le Palais de Tokyo, ou le CV des artistes politisés logés à la Villa Médicis de Rome, etc…, pour mesurer l’ampleur de la mainmise de la gauche sur la culture institutionnelle. On constate une absence quasi totale de pluralisme. Idem sur les antennes de l’audiovisuel public, sous la tutelle du ministère de la Culture. A ce rythme, c’est le consentement à l’impôt de la majorité silencieuse, méprisée par la caste au pouvoir, qui sera bientôt en jeu.    

Renversement de paradigme

Imaginons un instant la situation inverse, pour mesurer la gravité de ce qui relève du détournement légal d’argent public à des fins politiques. Si un Jack Lang de droite avait fait exactement la même chose, si la culture publique était depuis des décennies entre les mains de petits marquis de droite, qui ne financeraient que des spectacles à la gloire de Jeanne d’Arc, la rénovation des églises, et censureraient toutes tentatives de spectacles jugés décadents, tout le monde serait à juste titre horrifié. Nous parlerions à raison de culture réactionnaire et de dérive totalitaire.

Dans tous les cas, la confiscation de la culture par un clan est un scandale démocratique, et un danger pour l’unité nationale. Paradoxalement, ceux qui participent à ce système se vivent en rempart vivant contre le totalitarisme. Ils oublient que l’élection de Trump aux Etats-Unis est moins une adhésion à son projet qu’une réaction épidermique de la majorité silencieuse contre les excès du progressisme woke, et le déni du réel glorifié par le show-biz et les médias mainstream. La gronde électorale des peuples en Europe et en France relève de la même mécanique infernale.

La cancel culture, tribunal de l’inquisition du wokisme, a placé le dernier clou du cercueil sur l’art et la création. L’art doit plus que jamais donner des leçons de gauche. « À quoi sert d’écrire si ce n’est pas pour dénoncer le racisme ? », écrit Édouard Louis, mètre étalon de l’époque. Plus rien ne doit offenser les minorités. Charles Bukowski ou Serge Gainsbourg pourraient-ils créer librement aujourd’hui ? Sans doute pas. Le tribunal de la bien-pensance veille au grain. Or on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments. Les artistes ne sont pas des ONG. Pas de culture forte et puissante sans liberté d’expression, sans liberté de ton. Pas d’art dérangeant et révolutionnaire possible quand les corbeaux de la cancel culture reposent sur les épaules des créateurs, surveillant leur moindre écart. Martelons-le : pire encore que la censure, l’autocensure est la plus insupportable des contraintes qui pèsent sur les artistes. Combien de chefs-d’œuvre et d’idées formidables ont été tués dans l’œuf, ou affadis par leur créateur, par crainte des conséquences sociales et financières ?

Peu de politiques ont le courage d’oser s’attaquer publiquement aux Tables de la Loi gravées par Jack Lang. Mais les choses changent tant le camp du bien autoproclamé s’effondre dans les urnes, et tant sont antidémocratiques les dérives observées. David Lisnard signait récemmment dans Le Figaro une tribune contre le financement par l’argent du contribuable de spectacles hostiles aux valeurs républicaines[1]. Christelle Morançais, présidente du Conseil Régional des pays de la Loire, vient d’annoncer la fin de l’essentiel des subventions régionales automatiques à la culture, évoquant « le monopole intouchable d’associations très politisées, qui vivent d’argent public ». On peut critiquer cette décision radicale, mais la politisation de ces associations est un secret de Polichinelle. Une remise à plat du système s’impose pour en finir avec ses abus.    

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« ll fut un temps où la culture servait à ouvrir les yeux », regrette Alain Finkielkraut. Ceux qui la régentent lui demandent désormais d’avoir les yeux grands fermés sur la réalité du monde, de regarder les Français de haut, et d’assener des leçons de morale. La présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, résume sa mission avec toute la candeur du camp du bien : «On essaie de représenter la France telle qu’on voudrait qu’elle soit». L’urgence n’est pas de fusionner France télé et Radio France, mais bel et bien de garantir le pluralisme dans les grilles des médias publics. La mission du service public est de financer des programmes exigeants, sans obligation d’audience, que le privé ne finance pas. La seule utilité d’un média public n’est pas de concurrencer Netflix ou de produire des jeux, mais de tirer les spectateurs vers le haut. Nous en sommes loin. Face à ces dérives, comment s’étonner que certains réclament la privatisation de l’audiovisuel public ? 

Minée de l’intérieur et victime d’un déclassement accéléré dans tous les domaines, la France a plus que jamais besoin d’une culture et d’un système éducatif forts. Et donc de financements à la hauteur des enjeux. Mais une réforme puissante et radicale est nécessaire pour libérer la culture institutionnelle de l’emprise politique. Nous ne voulons surtout pas une culture « de droite » pour remplacer une culture « de gauche », mais une réforme profonde garantissant la liberté d’expression, de création, et le pluralisme. La neutralité des services publics — dans la culture, dans les médias, à l’école, mais aussi dans la justice — est un impératif non négociable dans une démocratie digne de ce nom, n’en déplaise à la CGT spectacle ou au Syndicat de la Magistrature. Il est urgent de faire respecter la neutralité des services publics, et l’ensemble des Français qui les financent. Il y va de la survie de notre démocratie tant la société se fracture en deux camps radicalisés.

La vérrouillage de services publics (justice, culture, médias) et des institutions (Conseil d’État, Conseil Constitutionnel, Arcom) par un camp politique — qui de surcroit se gargarise en permanence de protéger l’État de droit —, devrait être au cœur de nos inquiétudes. Dans l’état actuel des choses, qui peut affirmer que la France est encore une démocratie exemplaire ?  

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[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/l-argent-public-n-a-pas-a-financer-des-spectacles-hostiles-aux-valeurs-republicaines-20230421

Mort sur ordonnance

Éthique. Les débats sur la « fin de vie » reprennent ce mardi à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre François Bayrou a scindé le texte initial en deux volets distincts. Les conservateurs soulignent que la légalisation de l’euthanasie constitue un enjeu de civilisation, marquant selon eux un basculement anthropologique majeur. Ils redoutent que la proposition de loi sur les soins palliatifs ne réponde pas suffisamment aux besoins réels du pays, tandis que celle relative à l’aide à mourir dépasserait largement les engagements pris par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle. Le regard d’Elisabeth Lévy.


Alors que la loi sur l’euthanasie sera examinée à partir du 12 mai, j’écoute ceux qui doutent. La légèreté anthropologique de certains défenseurs de cette loi est effrayante. Planqués derrière quelques slogans comme « mourir dans la dignité », ils renvoient tout opposant dans les cordes de la réaction. Ils brandissent des cas personnels réellement bouleversants pour empêcher de réfléchir. Que répondre à quelqu’un qui implore la société de mettre fin à son calvaire ?

Je n’ai pas de religion concernant cette question. La mort doit peut-être échapper à la loi. C’est une question douloureuse, difficile, et qui ne devrait pas être une cause militante qu’on se jette à la tête. Sur Le Figaro TV[1], l’écrivain Michel Houellebecq parle d’une espèce d’arrogance progressiste qui revient à balayer toute la sagesse et les pensées antérieures. Voilà pourquoi il faut écouter ceux qui doutent plutôt que les marchands de certitudes. Houellebecq distingue l’euthanasie du suicide assisté où la société fournit le poison mais ne l’administre pas (Entre 1/3 et 50% des gens ne l’utilisent pas une fois qu’on leur a remis, d’ailleurs). Sa grande inquiétude, c’est que les malades et les vieux se sentent de trop. « Par des siècles de condition difficile, on a été dressé à l’impératif de ne pas être à charge. Mais ce n’est pas une envie de mourir. » 

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Houellebecq n’est pas un spécialiste du sujet, répliquera-t-on.

D’abord, toute personne qui réfléchit à notre civilisation peut être un spécialiste. Ensuite écoutons aussi les vrais spécialistes. Écoutons donc Théo Boer, professeur d’éthique aux Pays-Bas, pays pionnier dans le domaine, qui signait hier une tribune dans Le Monde[2] : « J’ai cru qu’un cadre rigoureux pouvait prévenir les dérives de l’euthanasie: je n’en suis plus si sûr ». Son texte m’a bouleversée. Tout le monde devrait le lire. Il n’y a pas d’idéologie. M. Boer part du réel. Que nous dit-il ? En 2024, son pays a enregistré une hausse de 10% des euthanasies. Désormais, cela représente près de 6% des décès en Hollande. Où on observe par ailleurs l’émergence de l’euthanasie à deux (108 décès en 2024). Pire : l’euthanasie pour troubles psychiatriques a augmenté de + 59 %. Souvenons-nous de cette jeune Belge de 18 ans, traumatisée par les attentats, qui avait obtenu le droit d’être tuée. Des patients physiquement en bonne santé, mais souffrant mentalement demandent et obtiennent donc désormais de mourir.

Le centriste Olivier Falorni est le rapporteur du texte qui sera débattu à l’Assemblée cette semaine © Jacques Witt/SIPA Numéro de reportage : 00906654_000020

Et cela continue. Car le Parlement hollandais examinera bientôt une loi accordant le suicide assisté à toute personne âgée de 74 ans, même bien-portante… En somme : vous avez fait votre temps, on vous débranche ! Cela commence à faire peur. Bien sûr, il faut prendre en compte la souffrance des malades en phase terminale. Le développement des soins palliatifs est donc fondamental. Mais l’extension permanente du domaine de la mort assistée crée un risque que les malades ressentent une pression pour en finir. Il s’agit d’inscrire dans la loi le droit, voire le devoir de tuer. On a le droit voire le devoir de douter.


Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio au micro de Jean-Jacques Bourdin


[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/il-n-y-a-aucun-besoin-d-etre-un-catho-reac-pour-etre-contre-l-euthanasie-michel-houellebecq-debat-de-la-fin-de-vie-au-figaro-20250406

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/07/theo-boer-professeur-d-ethique-neerlandais-j-ai-cru-qu-un-cadre-rigoureux-pouvait-prevenir-les-derives-de-l-euthanasie-je-n-en-suis-plus-si-sur_6592197_3232.html

Armement: les recettes carnivores

Pour retrouver une industrie de défense digne de ce nom, l’Europe aurait tout intérêt à prendre exemple sur la Russie, la Chine et les États-Unis.


Le 4 mars, Ursula von der Leyen a annoncé le lancement du plan « Readiness 2030/ReArm Europe », destiné à doper l’économie de défense du Vieux Continent. Derrière les belles formules et un budget de pas moins de 800 milliards d’euros sur cinq ans, une question se pose : le volontarisme financier suffit-il à relancer une dynamique industrielle ?

Changement d’échelle

Fabriquer des blindés, des missiles et des munitions exige des matières premières (acier, titane, tungstène, terres rares, etc.) ainsi que des produits semi-finis (tels que les semi-conducteurs), dont nous maîtrisons peu ou mal l’approvisionnement. Et lorsque ces intrants sont disponibles, encore faut-il que l’énergie soit accessible à un prix compétitif. À cet égard, EDF, bien qu’entreprise d’État, ne joue pas convenablement son rôle, comme l’a pointé Roland Lescure, ancien ministre de l’Industrie (2022-2024), le 13 mars dans L’Usine nouvelle.

À lire aussi : Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance

Enfin et surtout, il ne suffit pas de décréter l’augmentation des cadences de production. Il faut ouvrir de nouvelles usines, former, recruter. Aujourd’hui, le principal goulot d’étranglement réside dans le manque de sites industriels, mais aussi d’ouvriers spécialisés et d’ingénieurs, dont la formation demande des années. Sans main-d’œuvre qualifiée, impossible de changer d’échelle.

Comme d’autres pays, il faut être prêt !

Comment surmonter tant d’obstacles ? Même s’ils sont loin d’apporter toutes les réponses, trois cas d’école méritent d’être passés en revue : la Russie, la Chine et les États-Unis.

Depuis qu’elle a envahi l’Ukraine en 2022, la Russie est passée en économie de guerre. Mais son appareil productif est resté sensiblement le même. Seulement, ses priorités ont été réorientées vers le militaire. Par exemple, des usines de wagons assemblent désormais des chars. Les chaînes tournent en 24/7, avec un renforcement massif des effectifs. Contrairement aux idées reçues, Vladimir Poutine n’a pas sacrifié son industrie, il l’a simplement adaptée à ses nouvelles exigences.

La Chine, elle, n’est pas en guerre, mais son économie est structurée pour pouvoir basculer en quelques semaines. Les grandes usines du pays conservent des capacités de production duales, qui permettent de passer du civil au militaire à tout moment. Les fabricants de semi-conducteurs sont en outre contraints de garder des stocks importants pour l’armée. Contrairement à la France, dont les dirigeants commencent à réfléchir une fois le conflit commencé, la Chine a déjà intégré la logique martiale dans son organisation économique.

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Les États-Unis, enfin, préparent également leur industrie à une éventuelle guerre prolongée. Ils sont en train de relocaliser la production d’acier et de semi-conducteurs, tandis que la « Bipartisan Infrastructure Law », votée en 2021 sous Joe Biden, a pour objet de moderniser les grands axes routiers stratégiques reliant les bases militaires. Depuis l’élection de Donald Trump, le gouvernement prévoit en outre des coupes dans les pensions des soldats retraités afin de libérer des fonds servant à subventionner l’industrie de l’armement.

Face à ces trois puissances qui se comportent comme des « carnivores » (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), il ne suffit pas que l’herbivore européen proclame qu’il va désormais manger de la viande. Il faut également qu’il aiguise ses dents.

La poésie en plein essor

À l’occasion du Printemps des Poètes, Jean-Yves Reuzeau publie l’anthologie Esprit de Résistance qui réunit 118 poètes d’aujourd’hui. Avec 7% de progression pour l’année 2024 et 1,6 million d’exemplaires vendus, le genre connaît la plus belle progression de l’édition. Il a répondu à nos questions.


Alors que l’édition 2025 du Printemps des Poètes se termine, nous avons rencontré Jean-Yves Reuzeau, éditeur, écrivain et poète, qui vient de sortir Esprit de Résistance, l’année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. « L’Année poétique propose un rendez-vous annuel aux passionnés de poésie », expliquent ces dernières en quatrième de couverture de l’ouvrage. « (…) Des poètes consacrés et de nouvelles voix qui viennent de France, de Belgique, du Luxembourg, du Québec ou de Suisse, ou encore de Guinée, d’Haïti, du Liban, du Maroc, de Roumanie ou de Djibouti, pour ceux qui ont choisi d’écrire en français. (…) Tous résistent aux convenances et aux discours dominants, à l’impérialisme du sens, à une ère de cynisme et de médiocrité sublimée, pour s’insurger contre l’état du monde. »


Volcanique

Causeur. Que représente pour vous le Printemps des poètes ?

Jean-Yves Reuzeau : Le Printemps des Poètes est une manifestation nationale et internationale qui a fêté ses 25 ans d’activité. Celle-ci permet une large sensibilisation à la poésie sous toutes ses formes non seulement pendant quinze jours mais aussi durant toute l’année. Son rôle est très important pour éveiller l’intérêt des plus jeunes et élargir le public concerné et rajeuni. Il faut se rendre compte que plus de 18 000 manifestations sont programmées en 2025. Et que plusieurs millions de personnes sont mises en face d’un poème à cette occasion. Le thème choisi cette année par le Printemps des Poètes, « volcanique », souligne la vitalité étonnante de ce genre littéraire, principalement depuis la crise du Covid.

Quel rôle avez-vous joué au sein de ce Printemps des poètes au fil des ans et des éditions ?

Depuis sept ans, à la demande du Printemps des Poètes, je publie à cette occasion une importante anthologie de poésie francophone contemporaine. Ces livres présentent des textes inédits d’une centaine d’auteurs en pleine activité créatrice. Cette année, cette anthologie est éditée par les éditions Seghers qui ont souhaité donner une nouvelle vie à leur mythique collection « L’Année poétique ». Avec pour titre Esprit de résistance. Pour l’occasion, j’ai organisé une quinzaine de rencontres-lectures dans des librairies, des théâtres ou d’autres lieux. À Paris, Montpellier, Montréal, Marseille, Genève, etc. Souvent devant un public nombreux et enthousiaste.

Pouvez-vous nous présenter cette anthologie Esprit de résistance ?

Ce livre volumineux (400 pages) a pour ambition d’offrir un large panorama de la création poétique dans la francophonie, mais aussi à travers le monde. Tous les textes sont inédits et écrits pour l’occasion. Ils doivent être écrits par des auteurs qui ont parfois choisi d’écrire en français. Certains viennent du Liban, de Roumanie, de Guinée, de Djibouti ou d’Haïti. Chaque génération est représentée à part quasiment égale. Sans oublier la présence des grands noms qui nous ont quittés en une année particulièrement cruelle : Guy Goffette, Charles Juliet, Annie Le Brun, Jacques Réda ou Jacques Roubaud. Une trentaine de pages de notes biographiques permettent aux lecteurs de partir à la découverte de l’œuvre des auteurs qui les auront le plus marqués. Une anthologie doit avant tout être un espace de découvertes.

« Poètes, vos papiers ! »

Parmi ces 118 poètes, pourriez-vous nous parler de quatre ou cinq qui vous ont marqué vous-même, étonné, interpellé ? Et pourquoi ?

Pour un anthologiste, le plus excitant reste sans doute de révéler de nouvelles voix. Pour cette année, les plus remarquées sont notamment celles de Sara Bourre, Julia Lepère, Julie Nakache, Noah Truong ou Pauline Picot dont un poème de huit vers a particulièrement marqué les esprits. Ces poèmes parlent du quotidien, des menaces de notre temps, mais aussi d’espoir et d’ouverture, de brûlure du langage et de folie passionnément.

Esprit de résistance. Résister contre qui, contre quoi ? Il y a un côté engagé, rebelle dans cette expression. Selon vous, la poésie doit-elle être engagée ? Ne peut-elle pas être désengagée, sensuelle, douce, apaisée ?

Esprit de résistance : thème choisi en pensant à Pierre Seghers, créateur de la fameuse collection « Poètes d’aujourd’hui » et en lutte sa vie durant, mais aussi en réaction face à une époque particulièrement chaotique et menaçante. Résistance contre l’intolérance ambiante et face aux mensonges et trahisons qui rongent nos sociétés de façon accélérée. Guerres réelles, économiques ou idéologiques. De toute façon, la poésie reste acte de résistance en elle-même, par ses audaces textuelles et ses tentatives de réparer le réel. Elle résiste aux convenances, aux discours dominants.

Couture, Arthur H., Marie Modiano ; il y a quelques chanteurs et chanteuses parmi les 118. Pourquoi ?

Plusieurs chanteurs et chanteuses participent à cette anthologie : CharlÉlie Couture, Arthur H, Arthur Teboul, Marie Modiano, Clara Ysé… Certains écrivains ou lecteurs du genre tentent comme toujours de renier le statut de poète à ceux ou celles qui portent les mots en musique. Sans doute vexés ou frustrés par un succès médiatique ou commercial qui leur fait défaut… « Poètes vos papiers ! » hurlait ainsi Léo Ferré, pour faire justement se pâmer les précieux à l’arrêt…

L’édition se méfie-t-elle un peu moins de la poésie, dite peu vendeuse ?

L’édition a bien sûr remarqué, depuis la période pandémie, que le secteur de la poésie connaissait un essor conséquent. La poésie est d’ailleurs un des très rares domaines en croissance, avec 7 % de progression pour l’année 2024 selon l’institut d’étude de marché GfK. Pour 1,6 million d’exemplaires vendus. La poésie a toujours progressé en temps de crise et le nouveau dérèglement international risque de renforcer cette tendance. Des collections se créent (notamment de poche) chez les éditeurs traditionnels comme chez les indépendants. Les librairies agrandissent leurs rayons spécifiques, exposent ces livres en vitrine. Les tirages augmentent. Les thématiques se cristallisent souvent sur les préoccupations de l’époque (féminisme, animalisme, éco-anxiété, état de guerre permanent, phénomènes migratoires, présence invasive de l’intelligence artificielle, etc.) Les lectures publiques rencontrent un succès croissant. Remy de Gourmont l’affirmait avec provocation dès 1892 : « Il n’y a qu’un seul genre en littérature : le poème. »

Esprit de Résistance, L’année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, Jean-Yves Reuzeau ; éd. Seghers ; 386 p.

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Coup pour rien

Copenhague, début du XXe siècle. Karoline, une jeune ouvrière, lutte pour survivre. Lorsqu’elle tombe enceinte elle noue un lien fort avec Dagmar, qui l’aidera à surmonter les épreuves auxquelles elle doit faire face…


Un drame horrifique raté et éprouvant

Présenté comme l’un des événements cinématographiques du Festival de Cannes l’an passé, mais dont la sortie a été maintes fois repoussée depuis (mauvais signe !), La Jeune Femme à l’aiguille, du Danois Magnus van Horn, ressemble à s’y méprendre à une punition.

Punition qu’on inflige à des spectateurs pourtant coupables de rien, sinon d’avoir payé un ticket d’entrée pour se faire battre. En noir et blanc crasseux et dans un style outré aux effets spéciaux parfaitement gratuits, le film déroule avec complaisance le chemin de croix d’une ouvrière à Copenhague en 1912, sur fond d’infanticides tirés d’une histoire vraie.

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Mais le cinéaste fait surtout le malin en faisant émerger des thèmes « actuels » (sororité, avortement, patriarcat, etc.) dont l’utilisation appuyée dénote une roublardise assez grossière et pour tout dire indécente. À force de multiplier les abominations, le film finit par sombrer définitivement dans sa propre caricature.

2h02


Les femmes d’Auschwitz

Chochana Boukhobza s’appuie sur les témoignages des survivantes du camp d’Auschwitz-Birkenau ainsi que sur les procès des membres de la SS pour nous faire découvrir et comprendre la vie des femmes déportées.


Visiter Auschwitz-Birkenau, ce n’est certes pas une partie de plaisir. Les pauvres âmes qui connurent là-bas l’enfer ne s’y manifestent pas, elles ne hantent pas de façon mystérieuse ces sinistres ruines. Il n’y a ici que le silence glacé de l’indicible, comme si la douleur de ces millions de sacrifiés ne pouvait s’exprimer que dans un hurlement muet, sidéré, tel que nous le montre « le Cri » tableau prémonitoire d’Edward Munch.

La Shoah fut une déchirure cataclysmique de la trame de notre humanité, que rien ne pourra réparer ; une explosion tellement puissante de toutes nos valeurs que, pareille au bigbang, il en restera longtemps un fond diffus, une lumière certes vacillante, mais qui ne s’éteindra pas tant que des témoignages en garderont et en protègeront le souvenir.

C’est à ce travail essentiel que durant sept années s’est livrée Chochana Boukhobza pour réaliser son grand ouvrage Les femmes d’Auschwitz-Birkenau : une somme qui nous met en contact, en proximité affective, avec d’innombrables femmes qu’un destin tragique amena jusqu’à la sinistre rampe de Birkenau.

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Ce livre est le fruit d’une recherche inlassable et méticuleuse, dans les archives, les minutes des procès, les témoignages, les interviews, les recherches historiques, les photos, les films, les autobiographies… Un travail dont on sent à la lecture vibrer le respect, voire l’affection, de l’auteure pour toutes ces « héroïnes » qu’elle nous présente par leurs nom et prénom, leur vie de famille, l’itinéraire qui les a menées vers l’enfer, et ce qui s’en suivit. Un incroyable travail de compilation qu’il a fallu ordonner puis composer pour en faire ce livre passionnant.

Tous ces brins de vie, tous ces instants volés à l’oubli, que nous vivons, sidérés, bouleversés mais aussi parfois passionnés et admiratifs, offrent une expérience de lecture qui ne s’oublie pas. Le mot est certes galvaudé mais c’est bien d’une immersion qu’il s’agit ici.

Les appels interminables deux fois par jour, en guenilles et dans le froid. Les sélections qui s’annoncent et qu’on attend dans l’angoisse de la mort. La promiscuité mais aussi les amitiés profondes. La solitude et les rencontres. L’incertitude permanente de ce que le jour qui vient réserve. Ne pas tomber malade, faire bonne figure, ne pas penser aux parents ou à l’enfant arraché à la descente du train. Les kapos, les SS, les médecins, les cheffes de block… tous acteurs de l’industrie de la mort, indifférents ou zélés, pervers, cruels ou parfois capable de moments d’humanité. Dans cet univers sans espoir on n’est à l’abri de rien, on a faim, on a soif, on a peur. Et l’on espère un jour qui ne vient pas.

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Pourtant dans cette interminable nuit il est des phares qui donnent un peu de lumière… Des femmes dont le courage, l’abnégation, la force de caractère et l’intelligence ouvrent parfois des brèches dans le mur de l’impossible, arrangent des solutions pour mieux soigner, pour trouver un peu de repos, pour éviter la mort. Des femmes qui donnent des conseils, qui trouvent des vêtements ou des couvertures. Des femmes qui osent comploter et fomenter la révolte.

Il y a même quelquefois des amours qui naissent, des rencontres physiques pourtant impensables avec un homme à peine entrevu, juste un regard. Et l’on apprend l’histoire d’un couple ainsi formé qui s’est marié après la guerre. Et l’on croise une vaillante jeune fille, Simone Jacob, de 16 ans, que remarquera une cheffe de camp redoutée de toutes qui lui dit « toi tu es trop jolie pour mourir ! ». Elle va la transférer dans un petit camp, loin des crématoires, elle, sa mère et sa sœur sans qui elle refusait de partir. Cette Simone se fera mieux connaître plus tard sous le nom de Simone Veil.

C’est toute la beauté tragique de ce livre passionnant, il nous partage de l’humanité pure, dans sa faiblesse, dans sa déréliction, mais aussi dans sa force et sa grandeur. C’est un gros volume de plus de 500 pages. Il vous faudra peut-être plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour l’achever. Peu importe, on peut le prendre, puis le laisser, puis le reprendre. Cet univers, toutes ces histoires, toutes ces vies que vous accompagnez par la lecture, vous vous en sentirez si proches…

Et ne craignez pas que ce livre vous casse le moral. En le lisant vous redonnez vie aux femmes d’Auschwitz, et curieusement, une fois sa lecture achevée, vous sentirez en vous comme un courage nouveau, avec le sentiment que, au bout du compte, le mal aura toujours face à lui, et plus fort que lui, les « justes ».

574 pages

Les femmes d'Auschwitz-Birkenau

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Le vol est puni!

Bill Skarsgard (“Ça”) va vite regretter de s’en être pris à la voiture d’Anthony Hopkins


Depuis Le Silence des agneaux, Hannibal et j’en passe, Sir Anthony Hopkins n’a même plus besoin de montrer son vieux masque raviné par l’âge (l’acteur British naturalisé américain a tout de même franchi le cap des 87 ans) : sa voix inimitable suffit à donner le frisson. Piégé (titre original, Locked) dure depuis plusieurs quarts d’heure, et toujours pas de Hopkins à l’image : juste le son. Se fera-t-il attendre jusqu’à la fin du film ? Premier suspense, en creux.

La main dans le sac

Dans une métropole américaine absolument sinistre, ravagée par la misère (rues pleines de détritus, maculées de tags, envahies par les SDF, les putes et les camés), un jeune repris de justice pas futé, coincé par ses dettes, ses problèmes de couple et de garde d’enfant, a repéré au milieu d’un parking à l’air libre cet énorme SUV noir, rutilant, estampillé DOLUS : la tentation est trop forte. (Dans le rôle, on retrouve le joli comédien suédois Bill Skarsgard, 34 ans – mais on lui en donne 10 de moins – , qui jouait le comte Orlok, funestement vampirisé dans Nosferatu, le film de Robert Eggers). Chance, la portière n’est pas verrouillée ; le candide pied nickelé pénètre dans l’habitacle, sûr d’y trouver du pèse, un larfeuille ou un smartphone à voler. Fuck, plus moyen de sortir, les issues se sont bloquées automatiquement. Surprise du chef, un type à la voix sadiquement doucereuse se pose en justicier, et entame avec le petit délinquant pris la main dans le sac, via la radio du tableau de bord, un échange vocal pas engageant du tout.

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Des progrès fulgurants de l’I.A, Piégé va livrer pendant une heure – et – demi la démonstration percutante. Voiture autonome suréquipée, la cellule sur pneus où le chenapan subit sa torture punitive expérimente avec succès les plus spectaculaires avancées technologiques du secteur automobile : blindage absolument étanche, clim de haute intensité, entre congélation et suffocation, taser électrique incorporé au dossier en cas de rébellion, coffret-distributeur réfrigéré d’en-cas + boissons (100% anti-effraction), conduite sans pilote 100% automatisée avec guidage laser, etc. Contrôle total. Après avoir longuement tourmenté sa victime de son seul organe sardonique, le diable vengeur Hopkins finit tout de même par se pointer en chair et en os à la vitre du véhicule, pour se lancer avec son infortuné passager dans une virée nocturne plutôt secouante, et qui ne les laissera pas indemne…  

Macabre

Piégé (Locked) est un habile remake de 4X4, un film hispano-argentin millésimé 2019, signé Mariano Cohn, sur un scénario de son compère habituel Gaston Duprat  (duo à qui l’on doit, entre autres, un film délicieusement paranoïaque sur le thème du voisin envahissant, L’homme d’à côté). Concocté par David Yarovesky, 39 ans, cinéaste qui fait carrière depuis ses débuts dans le film horreur (cf. Brightburn : l’enfant du mal, ou Les Pages de l’angoisse, disponible sur Netflix), ce dernier opus a le mérite de ne pas s’éterniser outre mesure (1h35 montre en main), de ne pas manquer d’humour noir, et de ne jamais en faire trop, ni dans l’épouvante, ni dans le gore. Macabre autant que distrayant, ce huis-clos au volant tient la route.

L’acteur suédois Bill Skarsgård. « Piégé » de David Yarovesky. Photo : Metropolitan

L’on plaignait Anthony Hopkins d’avoir perdu sa somptueuse villa de Pacific Palisades dans les incendies de Los Angeles. Ironie du cinéma, cette fiction lui fait sacrifier aux flammes, en plus, une très coûteuse bagnole.


Piégé. Film de David Yarovesky. Avec Anthony Hopkins, Bill Skarsgard. États-Unis. 2024.

Durée: 1h35.

En salles le 9 avril.

Dédiabolisation? Marine Le Pen face au choix de la radicalité

Et si Marine Le Pen cédait finalement à la tentation trumpiste ?


La position antisystème adoptée dimanche par le RN met-elle fin à sa normalisation ? Le 12 septembre 2021, Marine Le Pen déclarait : « La radicalité ne paye pas », en critiquant la stratégie d’Éric Zemmour. Dimanche, Louis Aliot, numéro 2 du parti, a fustigé « le système qui nous fait la guerre ». Il a fait applaudir, devant environ 7000 personnes (chiffres généreux de la police) place Vauban à Paris, les noms de Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan, Éric Zemmour et Marion Maréchal.

Marine, Donald, embrassez-vous !

Ce même « système » a été à son tour critiqué par la fondatrice du RN, qui a vu le 31 mars sa trajectoire politique percutée par un jugement qu’elle a qualifié de « décision politique ». Ces déclarations montrent un raidissement du RN par rapport à sa posture encravatée d’arrondisseur d’angles et de lustreur de pensées convenables. Dans Le Figaro du 11 juillet 2022, Robert Ménard, à l’affût d’un contrepied, s’en prenait aux « haineux de Twitter qui s’imaginent en rébellion contre le « système », ce vilain mot inventé par les nazis pour parler de la démocratie de Weimar, alors qu’ils sont les nouveaux conservateurs, aigris, rances ». En réalité, l’antisystème a ses vertus s’il s’agit d’y voir, avec Catherine Rouvier[1], « le refus de la dictature de la pensée unique », mais aussi la récusation des élites mondialistes. Contrairement aux réticences initiales de Le Pen, une exigence de radicalité devrait également s’imposer dans une quête des racines (radix) du déclin français. À ceux qui s’emploient à déverser des infamies sur le peuple paria, se souvenir du conseil de Talleyrand : « Il y a une arme plus terrible que la calomnie, c’est la vérité ».

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Dire la vérité oblige le RN à rompre franchement avec la caste fragilisée. La réticence de Marine Le Pen à s’approprier la « révolution du bon sens » de Donald Trump, qui a dénoncé la concernant une « chasse aux sorcières », n’est pas cohérente. Une demande de rupture est palpable dans l’opinion excédée, en attente de convictions assumées. Hier, les protestations contre les ZFE (zones à faible émission) qui interdisent les villes aux bagnoles des « gueux » (Alexandre Jardin) n’ont pas attiré la foule à Paris. Le RN des périphéries, rejoint par un maigre public parisien et filloniste, n’a pu remplir la Place Vauban. Mais la révolte, timide, est là. Elle est sans doute prête à perpétuer, d’une autre manière, les premiers gilets jaunes déboulant sur les Champs Élysées le 17 novembre 2018 sous les insultes des notables.

Des Français méprisés

Le pouvoir contesté a d’ailleurs renouvelé sa riposte, visant à réduire ces indignations en une expression de l’« extrême droite ». L’extrême gauche et Gabriel Attal (Renaissance) s’y sont employés dès hier. Cette France méprisée se laissera-t-elle encore intimider ?

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Même si l’accélération de la procédure d’appel dans l’affaire des assistants parlementaires européens du RN, annoncée dans l’urgence par le Garde des Sceaux, atténue la violence immédiate du jugement interdisant à Le Pen de poursuivre son parcours, demeure le soupçon d’une « subjectivité judiciaire » (Henri Guaino) ou d’une « tentation d’un messianique judiciaire » (Noëlle Lenoir) de justiciers politisés. Les éléments d’une agression démocratique par un système paniqué sont visibles. Ils donnent raison au discours de Munich de J.D. Vance, vice-président des Etats-Unis, mettant en garde, le 14 février, les dirigeants européens contre la peur des électeurs. Aux Français de refuser cette société d’obéissance, imposée par une oligarchie déphasée.


[1] La France Colin-maillard, Editions de la Délivrance

La France Colin-maillard

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Le marxisme au pluriel

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Jean-Numa Ducange propose un regard singulier et pertinent sur le marxisme que la gauche actuelle a trop tendance à oublier…


Le marxisme a-t-il encore quelque chose à nous dire ? C’est l’interrogation qui sous-tend l’ouvrage de Jean-Numa Ducange paru dans la collection des PUF, « Que sais-je ? ». Délibérément, le marxisme se conjugue ici au pluriel : certes, il existe une matrice commune forte, née à la fin du XIXe siècle en Allemagne et Autriche-Hongrie ; elle a essaimé dans toute l’Europe. Bien évidemment, la synthèse « marxiste-léniniste » canonisée par Staline est celle qui a eu le plus d’influence au cours du XXe siècle.

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Avis aux wokes déchaînés

La qualité du présent livre est justement de ne pas oublier les versions les plus dogmatiques du marxisme, cherchant à expliquer leur large succès, puis leur déclin, tout en accordant une place importante aux courants « dissidents ». La droite et les religions ne sont pas non plus extérieures à tout cela… Ducange nous épargne ainsi un énième ouvrage purement interne à l’histoire de la gauche en montrant que la force du marxisme réside peut-être in fine dans sa capacité à proposer des hybridations : des catholiques ont pu être influencés par le marxisme (beaucoup moins du côté de l’islam, pour des raisons structurelles peut-être trop brièvement expliquées ici) et une grande figure du libéralisme politique comme Raymond Aron y a porté un vif intérêt, même si c’était pour le réfuter. Mais Marx, pour Aron, méritait mieux que sa version la plus sombre et criminelle incarnée par le goulag. Au final, une synthèse vive et stimulante, qui montre combien la pauvreté et la confusion idéologique qui règne dans la gauche actuelle résulte aussi de l’effacement du marxisme qui, quoique l’on en pense, fournissait un cadre théorique de haut niveau. Avis aux wokes déchaînés qui ont remplacé la réflexion approfondie par une succession d’indignations désarticulées !

Les marxismes, Jean-Numa Ducange ; PUF ; « Que sais-je ? » ; 128 p.

Les Marxismes

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Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance

Pierre Manent © Hannah Assouline

Pour le « plus profond des philosophes eurosceptiques » (selon le Weekly Standard), trois pressions extérieures s’exercent sur la France : à l’Est, Vladimir Poutine, à l’Ouest, Donald Trump, au sud l’islamisme. Face à ces menaces, il plaide pour que Paris s’écarte de la tentation fédéraliste et renoue avec l’idée gaullienne d’une Europe des nations.


Causeur. Dans le branle-bas international auquel nous assistons, il faut peut-être se poser des questions basiques, à commencer par celle-ci : quelle est la responsabilité des nations européennes si un pays européen est agressé ?

Pierre Manent. Cela dépend des nations. Certaines ne se sentent pas tenues à une responsabilité particulière par rapport à l’ensemble européen. Leur position géographique, ou leur expérience historique, les détourne de ce sentiment. Et puis il y a les pays qui estiment avoir des devoirs historiques vis-à-vis du continent, ou qui, par leur population, leur richesse ou leur force, ont un poids particulier : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie… auxquels il convient sans doute d’ajouter aujourd’hui la Pologne. Mais de « petits pays » peuvent jouer un grand rôle par leurs initiatives et leur engagement, comme aujourd’hui le Danemark, ou les pays baltes. La responsabilité conférant des devoirs, c’est une obligation, pour chaque nation, de déterminer avec une certaine précision l’étendue et le caractère de ses responsabilités.

Cette responsabilité peut-elle être transférée aujourd’hui à l’Union européenne comme le suggèrent certains dirigeants, notamment Emmanuel Macron ?

Le porteur de la responsabilité ne peut être que la nation. Nos nations ont des responsabilités différentes puisque leurs capacités, leur influence, leur état moral, leurs choix sont différents. L’Union européenne n’est pas proprement un sujet politique, c’est une construction juridique par délégation des souverainetés nationales. En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations gouvernées démocratiquement : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. Les institutions européennes ne peuvent prétendre agréger les responsabilités nationales en une responsabilité politique de l’Union. Si l’on tient à parler d’une responsabilité politique de l’Europe, celle-ci résulte de l’action commune – de l’alliance – des différentes nations, chacune avec sa « part de responsabilité ». Que personne ne voie dans la guerre en Ukraine le moment propice pour un « saut fédéral » ! L’effort serait vain. Comment une horlogerie institutionnelle, élaborée sous le postulat d’une paix éternelle qui n’aurait jamais à être défendue, pourrait-elle être l’instrument de notre protection aujourd’hui que, de toutes parts, apparaît la vanité de cette hypothèse ? Les Européens et leurs nations se sont depuis trop longtemps cachés dans la foule européenne, foule sentimentale… Le moment est venu pour chacune de montrer ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Nous voyons déjà se marquer une différenciation croissante entre les agents nationaux. Certains seront actifs et peut-être même « commandants », d’autres ne feront rien, ou même moins que rien.

Justement, la France n’a-t-elle pas des prétentions excessives ? Ne se croit-elle pas abusivement responsable des affaires du monde, en raison d’une forme de messianisme ?

Il est vrai que la France a parfois pris ou accepté des responsabilités politiques qu’elle n’a pas eu le courage, ou qu’elle n’avait pas les moyens, d’honorer, notamment dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, si je déplore le contraste souvent choquant entre les paroles mirobolantes et la médiocrité des résultats, je crois qu’il y a quelque chose de juste et de noble, d’utile aussi, dans cette disposition : nous réclamons le droit de regarder l’état du monde avec nos propres yeux, et d’y agir selon notre jugement librement formé. J’en demande pardon à nos amis allemands, mais s’ils ont commis tant de bévues dommageables à l’Europe dans la période récente, c’est qu’ils s’étaient depuis trop longtemps accommodés de leurs dépendances croisées à la protection américaine et au gaz russe. On a beaucoup moqué la « folie des grandeurs » de de Gaulle. Aujourd’hui on se réjouit de disposer de la dissuasion nucléaire, qui n’existerait pas sans cette « folie ». Le « gaullisme », c’est la souveraineté de la France dans un ensemble européen que l’on doit souhaiter de plus en plus uni, avec une alliance américaine fort précieuse, mais sur laquelle il ne faut compter qu’avec prudence. La France exerce donc des responsabilités particulières liées à la dissuasion nucléaire qu’elle est la seule à maîtriser entièrement en Europe (le Royaume-Uni étant plus dépendant des Etats-Unis, voir l’article de Jeremy Stubbs pages 54 à 57 de notre magazine). Cela ne donne pas à notre pays le droit ni les moyens de jouer le chef de guerre, mais nous désigne comme l’un des pays les mieux placés pour orienter les énergies européennes.

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Vous pensez que ce nouveau désordre mondial pourrait réveiller la volonté nationale en nous. Mais le séparatisme musulman et le terrorisme islamiste n’ont pas eu cet effet.

Vous avez raison, rien ne permet d’assurer que nos réponses seront à la hauteur des défis, qui sont à la fois intérieurs et extérieurs. Pour l’intérieur, chacun connaît la liste : désindustrialisation, dette publique, démographie, immigration, etc. Pour l’extérieur, je dirais que nous sommes soumis à une triple pression. Pression venue de l’Est bien sûr, l’agression russe en Ukraine ; mais aussi pression venue de l’Ouest, des États-Unis, qui ne date pas de Trump, si vous considérez l’usage arbitraire et exorbitant que les Américains font de l’extraterritorialité de leur droit ; et enfin pression venue du Sud, à la fois pression migratoire et pression politique des États. Ces trois pressions sont évidemment d’un caractère très différent, elles concernent des organes distincts du corps politique et affectent diversement son métabolisme, mais c’est un même corps civique qui doit fournir la réponse – une réponse synthétique qui associe un certain sentiment de soi avec le désir d’agir pour préserver notre liberté et notre forme de vie. Qui peut prétendre opérer cette synthèse, sinon la nation ? L’Union européenne peut tout au plus fournir l’organe du plus petit dénominateur commun entre les nations. C’est donc à la France en tant que nation de retrouver une certaine capacité d’action, pour la mettre au service de la cause commune quand il y a lieu, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’Ukraine.

Devons-nous pour cela regagner de la puissance, particulièrement sous sa forme la plus crue – militaire ?

Regagner de la puissance militaire, bien sûr. S’agissant de puissance, le dédain du monde, amis ou ennemis, s’adresse à nos nations autant qu’à l’Union européenne. Voyez avec quelle brutalité moqueuse J. D. Vance a traité l’Europe et ses nations, ou de quelle façon l’armée française vient d’être chassée d’Afrique de l’Ouest. En tout cas, c’est à partir d’efforts nationaux, s’ils sont vigoureux et soutenus, que l’ensemble européen pourra dégager une force respectable. Un des aspects les plus encourageants de la vie européenne aujourd’hui, c’est la vigueur du désir de vivre et d’être libre des petites nations – voyez les pays baltes.

Vance a-t-il été si brutal et méprisant que vous le dites ? N’a-t-il pas plutôt essayé de nous alerter sur nos renoncements et nos faiblesses ?

Quand le vice-président américain dit aux Européens : « la liberté d’opinion chez vous laisse à désirer », je partage son opinion, mais pourquoi s’adresser à nous avec cette désinvolture moqueuse, sarcastique ? Comme s’il prenait plaisir à nous maltraiter. Si l’état de nos pays l’inquiète, il pouvait s’adresser à nous avec la gravité requise. En 1981, lorsque François Mitterrand a nommé des ministres communistes, le vice-président américain George W. Bush est venu à Paris pour s’en émouvoir. Mais il ne nous a pas engueulés ni humiliés.

Rencontre entre Donald Trump et Emmanuel Macron à la Maison-Blanche, 24 février 2025. L’ensemble européen ne pourra dégager une force respectable qu’à partir d’efforts nationaux vigoureux et soutenus © MARIN/UPI/SIPA

Cette rudesse accrue des Américains n’est-elle pas un aveu de faiblesse ?

La nouvelle brutalité américaine est un phénomène complexe qui mérite d’être pris au sérieux. Je suis porté à penser que, si les nouveaux dirigeants ont à ce point rejeté les formes diplomatiques, ce n’est pas seulement pour le plaisir médiocre de « parler sans filtre », mais aussi parce qu’ils sont en proie à une certaine forme de panique. Quand Donald Trump demande aux Ukrainiens de rembourser les États-Unis, il choque par sa mesquinerie, mais il trahit aussi une angoisse devant la disproportion entre les engagements américains dans le monde et leurs ressources présentes. On retient les vantardises de Trump, la violence de ses attaques contre ses adversaires politiques, mais on ignore ses descriptions de l’état alarmant de la société américaine. Si les succès des grandes entreprises de la tech sont très impressionnants, ils ne doivent pas dissimuler le fait que des piliers essentiels de la puissance américaine sont aujourd’hui défaillants, y compris dans le domaine industriel. D’où les efforts frénétiques de Donald Trump pour faire revenir, ou faire venir, les entreprises américaines et non américaines aux États-Unis. Est-ce l’empire qui abuse de sa force, ou l’empire que sa faiblesse menaçante affole ? Impressionnés par l’énormité du budget militaire américain, nous sous-estimons l’affaiblissement de l’armée américaine. Encore inégalée dans le renseignement et les communications, et dans certains systèmes d’armes, elle n’a plus de quoi entretenir l’immense réseau de ses bases aux quatre coins du monde. Le déclin de sa flotte, instrument décisif d’un empire maritime, est particulièrement alarmant. La Navy est en train, ou en passe, d’être surclassée par la marine chinoise, alors que la construction navale aux États-Unis est exsangue. Si les choses suivent leur train, les États-Unis ne garderont pas longtemps, à supposer qu’ils les aient encore, les moyens de dissuader la Chine d’attaquer et conquérir Taïwan. Bref, ils ne pourront bientôt plus entretenir leur empire et dissuader les rivaux. Il faut garder ces faits en mémoire, non pour excuser ou légitimer les excès de Trump, mais pour savoir quel est précisément l’état du monde dans lequel nous devons agir.

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Aujourd’hui, la polarisation s’accentue entre d’une part les pays qui misent en priorité sur la force pour régir les relations internationales et d’autre part ceux qui privilégient le droit. Or, on dirait précisément que nous sommes englués dans l’État de droit qui devient une toile d’araignée paralysante ?

Attention au « grand récit » européen ! « Ils » sont la force, « nous » sommes le droit. Si c’est vrai, faut-il s’en vanter ? Comment pouvons-nous à la fois déplorer l’impuissance européenne et célébrer notre Union fondée sur le seul droit… ? Si l’Europe a pu si longtemps imaginer qu’elle construisait une association exclusivement fondée sur le droit et les « valeurs », c’est non seulement parce qu’elle avait laissé à la force alors sans égale des États-Unis le soin de la protéger, mais aussi parce qu’elle jouissait du crédit et du prestige acquis pendant les siècles où elle a dominé le monde, par ses contributions à la science et au progrès social et humain certes, mais aussi par la force brute, y compris par la conquête. Nous ne recevons plus aujourd’hui les dividendes de notre force passée. Ils sont épuisés. Il nous faut reconstituer cette force ou périr. C’est aussi simple que cela.

Vous évoquez l’autre aspect du phénomène, à savoir la liquidation délibérée de notre force par la conception que nous nous sommes faite du droit ou de la justice, plus précisément par le sens que nous donnons aujourd’hui à la notion d’État de droit. Il ne s’agit plus simplement d’assurer l’impartialité et la régularité de l’action de l’État, de respecter la séparation des pouvoirs, de prévenir l’arbitraire… Il s’agit de prévenir tout abus en empêchant l’usage. Le régime représentatif dans lequel nous sommes supposés vivre encore a été largement privé de ses moyens de gouvernement par les hautes juridictions, non seulement européennes mais aussi et d’abord nationales. Toute décision du gouvernement motivée par le bien commun de la nation est a priori suspecte aujourd’hui. On craint qu’elle introduise une différence de traitement, une « discrimination », entre les citoyens français d’un côté, et les non-citoyens ou les hommes en général de l’autre. La jurisprudence du Conseil constitutionnel tend à résorber les droits du citoyen dans les droits de l’homme. Il ne faut pas s’étonner que la qualité de ses arguments laisse à désirer. Recouvrer la force perdue suppose d’abord de redonner ses droits à notre régime politique, le régime représentatif dans le cadre national, seul à même de joindre judicieusement le droit et la force.

Peut-être avons-nous besoin d’un ennemi – ou de la figure d’un ennemi – pour nous reconstituer en tant que communauté politique qui veut être maître de son destin ?

La vie politique est toujours une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes collectivement modelés par la manière dont notre mouvement intérieur rencontre le monde extérieur. Or, dans la mise en œuvre du projet européen, nous avons prétendu effacer la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. D’un côté, nous nous projetons vers le « monde » non comme un « commun » qui a une « forme de vie » propre qu’il entend défendre, mais comme une proposition de « valeurs » destinées à effacer par leur simple « rayonnement » les divisions qui affectent l’humanité ; de l’autre et corrélativement, nous nous déclarons inconditionnellement ouverts au monde, offrant à tous les hommes l’hospitalité à laquelle ils ont droit en vertu de leur humanité. De quelque façon que l’on apprécie ces postulats, une chose est claire, ils interdisent toute formation d’un ensemble humain consistant. Quant à devenir « puissance », il n’y faut pas songer.

Je suis attaché autant qu’un autre à l’« universalisme européen », mais il n’y a pas d’accès immédiat à l’universel, on ne saurait vivre simplement « dans l’humanité ». La vie humaine réclame la formation d’associations particulières où les facultés humaines puissent se développer concrètement. On ne peut être authentiquement « ouvert au monde » que si l’on appartient d’abord à une communauté civique puissamment constituée, capable de produire et de transmettre une éducation commune riche et distincte.

Revenons-en à la situation géopolitique. Vous avez défini un objectif : retrouver une capacité d’action en tant que nation dans le cadre européen et en occupant sur le continent une place éminente parce que, tout de même, nous sommes la France. Qu’est-ce qui vous fait croire que ce sursaut adviendra ?

Je ne dis pas que ce sursaut adviendra, mais je veux croire qu’il est possible. Je mesure l’effet cumulé d’un demi-siècle de renoncements et d’abandons : la langue française, l’éducation primaire et secondaire, l’indépendance nationale, la transmission de la religion chrétienne… Quoi de plus démoralisant pour tout effort collectif que la maxime régnante : « mon désir, mon droit » ? Mais il y a toujours la « petite fille espérance », n’est-ce pas ? Sinon vous ne feriez pas Causeur ! N’oublions pas que nos adversaires ou rivaux ne sont guère brillants non plus. Sans parler de son régime et de la guerre cruelle qu’elle mène, la Russie se trouve dans un état social et moral lamentable. Quant aux États-Unis, je leur garde la gratitude que mérite leur contribution à la civilisation atlantique, leur démesure dangereuse et pourtant généreuse et finalement mesurée mais aujourd’hui, partagés entre la frénésie woke et la frénésie trumpiste, ils ne sont plus un objet d’admiration ou d’envie. Je pourrais évoquer d’autres parties du monde. Les présupposés de l’ordre d’après 1945 sont mis en cause, tout semble devenir liquide… Tout va donc dépendre de la manière dont les uns et les autres agiront. Qui sait ce que Trump fera demain ? Comment les choses vont évoluer sur le front ukrainien ? Je ne sais pas. Que va faire l’Allemagne ? Si on écoute le probable nouveau chancelier, Friedrich Merz, elle va faire le contraire de ce qu’elle a fait depuis vingt ans. J’en doute, mais je ne sais pas. En tout cas, nous Français, nous pouvons encore délibérer et décider, en tant que nation, de ce que nous voulons faire, si du moins nous nous rappelons que c’est là la raison d’être de la République et de sa Constitution. Un grand historien britannique pensait que le moteur de l’histoire était la dialectique entre le défi et la réponse au défi… Le défi est là, la réponse nous appartient.

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Comment cela peut-il se traduire concrètement ?

Quant à la force, nous pouvons obtenir des résultats significatifs si nous avons un peu de suite dans les idées. L’esprit de suite, la constance sont plus importants que les idées, car les idées tout le monde les a, ce sont à peu près les mêmes dans tous les pays. En France, renforcer la réserve opérationnelle et citoyenne, donner un contenu réel au SNU, mettre sur pied quelque chose comme la « garde nationale » de jadis, l’objectif est clair. Il s’agit à la fois de libérer l’armée proprement dite des tâches de simple surveillance et de nous mettre collectivement dans une certaine disposition active. Il y faut simplement un peu de sincérité et un peu de constance. Commençons par là.

On veut rétablir la conscription alors que les Français refusent majoritairement de travailler six mois de plus !

Appeler les Français à se mobiliser pour leur pays exposé à une menace « existentielle », tout en leur promettant de ne pas augmenter les impôts ni de toucher à leur modèle social, cela fait surgir le doute, voire le soupçon. Mais il est trop facile de recenser les raisons de dire « à quoi bon ? ». J’essaie d’être encourageant.

Une centaine de jeunes volontaires âgés de 15 à 17 ans participent à un séjour de cohésion du service national universel (SNU) à Douai, dans le Nord, juillet 2023 © Sarah ALCALAY/SIPA

La patrie a besoin de vous ! Cet emploi par le président de la République d’un terme aussi vertical a d’autant plus sidéré que ce discours va à l’encontre de tout ce qu’on nous dit depuis des décennies, notamment à l’École publique, où on nous apprend plutôt que c’est le pays qui a une dette envers nous. Comment opérer un renversement ?

Puisque la patrie a besoin de nous, c’est donc qu’elle existe et a besoin d’être défendue. Partons, ou repartons de là. Jean-Jacques Rousseau, qui déplorait en son temps l’effacement des nations dans une civilisation européenne gâtée par les jouissances et la vanité, appelait ses contemporains à retrouver le sens de la patrie. S’adressant aux Polonais opprimés par la Russie, il leur faisait remarquer qu’« il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve ». Avons-nous le désir de puiser dans ces « réserves » ? Sommes-nous sûrs d’ailleurs qu’elles existent ? Nous le saurons si nous essayons. Et vous avez raison, cet effort suppose un certain renversement du mouvement qui nous emporte depuis si longtemps. La classe éclairée s’était persuadée que l’avenir appartenait à ceux qui se laissent modeler par les flux – flux d’hommes, de marchandises, d’informations, etc. Nous découvrons la nécessité de nous rassembler, de nous resserrer, pour enfin à nouveau nous donner consistance. « Patriotes » ou « européistes », « nationalistes » ou « progressistes », nous savons ce qu’ils disent, mais nous ne savons pas, et ils ne savent pas, ce qu’ils feront. En deçà de l’effort de défense qui s’impose à tous, nous avons à conduire un effort de connaissance morale et pour ainsi dire intime, afin de nous informer de ce que nous sommes, voulons et pouvons – en somme, un examen de conscience en vue du commun, mais que chacun doit conduire pour lui-même. La jactance étant le vice et le fléau de tous les partis, le premier commandement est celui d’une certaine sobriété, non seulement de parole mais aussi de pensée.

Pourquoi la loi naturelle ?

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Culture et médias publics: il est temps d’en finir avec la propagande aux frais du contribuable

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Rassemblement des salariés des médias publics contre le projet de loi de fusion, devant l'Assemblée nationale, Paris, 1er avril 2025 © ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

Depuis Jack Lang, la confiscation de la culture par un clan politique (au mépris du pluralisme, de la liberté de création et de l’intérêt général) est un véritable scandale démocratique ! Alors que la société se fracture et que les opinions des citoyens français ont tendance à se polariser, il est urgent de faire respecter la neutralité.


Tous les gestes créatifs, du plus exigeant au plus populaire, ont contribué depuis des siècles à façonner notre culture, et donc la France elle-même. Les grandes œuvres de l’esprit, les chefs-d’œuvre du cinéma et de la musique, le patrimoine architectural, la langue, la mode, composent le ciment qui nous lie, depuis Rabelais jusqu’à Houellebecq en passant par François Truffaut ou Alain Bashung.

La grandeur d’un pays ne se mesure pas seulement à ses résultats économiques, mais aussi à la puissance de sa culture. Dans un domaine comme dans l’autre, les 50 nuances de social-étatisme qui dirigent la France depuis des décennies ont bridé et affaibli le pays. La soviétisation de la France, planifiée depuis Paris par une caste interchangeable, n’a pas épargné la culture. Rien n’échappe à la main de l’État démiurge, incapable sur l’insécurité ou l’immigration illégale, mais implacable pour « emmerder les Français » comme disait Pompidou, réduire nos libertés, régir nos vies dans le moindre détail, penser à notre place, et transformer la culture en outil de propagande. 

Nourrir une vision de gauche du monde

Depuis 1981 et le règne de Jack Lang rue de Valois, la culture publique est devenue une arme politique, et un monde en coupes réglées. Les 15 milliards € d’argent public dépensés chaque année (Etat plus collectivités) ne servent pas à rendre la culture accessible à tous, ni à élever les esprits, mais essentiellement à nourrir une vision progressiste du monde — inclusive, bien-pensante, loin du peuple, bref, de gauche —, et à rémunérer ceux qui jouent le jeu. « Une subvention contre une signature au bas d’un manifeste électoral », écrivait Michel Schneider dans son remarquable essai La comédie de la culture (1993), consacrée au Ministère et ses dérives.

En institutionnalisant la culture, en organisant sa bureaucratie, en professionnalisant les métiers, en nommant depuis la rue de Valois les directeurs des scènes nationales, des festivals, des musées, ou encore les responsables de l’audiovisuel public ou du cinéma, en récompensant les bons élèves à coups de subventions/récompenses, le camp du bien a posé les fondations solides d’un système à la botte de son idéologie. Depuis lors, jamais un ministre de la Culture, y compris de droite, n’a osé la moindre réforme, même modeste, visant à un soupçon de pluralisme. La gauche culturelle, prompte à hurler au fascisme dans les médias à la moindre incartade, fait peur. Dans ce microcosme militant, ivre de sa supériorité morale, l’entresoi est un art de vivre et la pensée unique règne en maître. Dans ce monde binaire biberonné aux subventions, de l’art contemporain au théâtre, du cinéma aux médias publics, l’univers est divisé en deux camps : d’un côté le « camp du bien » (eux), et de l’autre les Français qui pensent mal et qu’il s’agit de rééduquer (soit 90 % de la population, qui finance sans broncher cet entre-soi par l’impôt).

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Plus subtil et pervers que la censure directe, ce système conduit à l’autocensure des artistes. Discuter aujourd’hui « en off » avec des créateurs, fussent-ils dramaturges, scénaristes, chorégraphes, ou candidats à la direction d’une scène nationale, revient à entendre toujours le même discours résigné. Obtenir un poste ou une subvention contraint à se soumettre au dogme, à masquer ses opinions, et donc à s’autocensurer. Dans un monde régi par une idéologie politique allant de LFI à la gauche du PS, même les universalistes républicains de gauche vivent cachés…. Pas un projet sans moraline diversitaire n’est envisageable. Pas un dossier de subvention ou de candidature sans les mots et thèmes obligatoires de la culture institutionnelle : urgence climatique, vivre-ensemble, racisme systémique de la France, glorification des LGBTQI+, haine de la « laïcité islamophobe » (sic), haine du libéralisme, des riches, de la culture classique, des flics, et bien entendu du Blanc de plus de cinquante ans, à moins qu’il ne fût déconstruit et repentant.

Il faut fréquenter les festivals, visiter les FRAC, voir les expositions d’art contemporain, regarder attentivement ce que finance le CNC, ce qu’expose le Palais de Tokyo, ou le CV des artistes politisés logés à la Villa Médicis de Rome, etc…, pour mesurer l’ampleur de la mainmise de la gauche sur la culture institutionnelle. On constate une absence quasi totale de pluralisme. Idem sur les antennes de l’audiovisuel public, sous la tutelle du ministère de la Culture. A ce rythme, c’est le consentement à l’impôt de la majorité silencieuse, méprisée par la caste au pouvoir, qui sera bientôt en jeu.    

Renversement de paradigme

Imaginons un instant la situation inverse, pour mesurer la gravité de ce qui relève du détournement légal d’argent public à des fins politiques. Si un Jack Lang de droite avait fait exactement la même chose, si la culture publique était depuis des décennies entre les mains de petits marquis de droite, qui ne financeraient que des spectacles à la gloire de Jeanne d’Arc, la rénovation des églises, et censureraient toutes tentatives de spectacles jugés décadents, tout le monde serait à juste titre horrifié. Nous parlerions à raison de culture réactionnaire et de dérive totalitaire.

Dans tous les cas, la confiscation de la culture par un clan est un scandale démocratique, et un danger pour l’unité nationale. Paradoxalement, ceux qui participent à ce système se vivent en rempart vivant contre le totalitarisme. Ils oublient que l’élection de Trump aux Etats-Unis est moins une adhésion à son projet qu’une réaction épidermique de la majorité silencieuse contre les excès du progressisme woke, et le déni du réel glorifié par le show-biz et les médias mainstream. La gronde électorale des peuples en Europe et en France relève de la même mécanique infernale.

La cancel culture, tribunal de l’inquisition du wokisme, a placé le dernier clou du cercueil sur l’art et la création. L’art doit plus que jamais donner des leçons de gauche. « À quoi sert d’écrire si ce n’est pas pour dénoncer le racisme ? », écrit Édouard Louis, mètre étalon de l’époque. Plus rien ne doit offenser les minorités. Charles Bukowski ou Serge Gainsbourg pourraient-ils créer librement aujourd’hui ? Sans doute pas. Le tribunal de la bien-pensance veille au grain. Or on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments. Les artistes ne sont pas des ONG. Pas de culture forte et puissante sans liberté d’expression, sans liberté de ton. Pas d’art dérangeant et révolutionnaire possible quand les corbeaux de la cancel culture reposent sur les épaules des créateurs, surveillant leur moindre écart. Martelons-le : pire encore que la censure, l’autocensure est la plus insupportable des contraintes qui pèsent sur les artistes. Combien de chefs-d’œuvre et d’idées formidables ont été tués dans l’œuf, ou affadis par leur créateur, par crainte des conséquences sociales et financières ?

Peu de politiques ont le courage d’oser s’attaquer publiquement aux Tables de la Loi gravées par Jack Lang. Mais les choses changent tant le camp du bien autoproclamé s’effondre dans les urnes, et tant sont antidémocratiques les dérives observées. David Lisnard signait récemmment dans Le Figaro une tribune contre le financement par l’argent du contribuable de spectacles hostiles aux valeurs républicaines[1]. Christelle Morançais, présidente du Conseil Régional des pays de la Loire, vient d’annoncer la fin de l’essentiel des subventions régionales automatiques à la culture, évoquant « le monopole intouchable d’associations très politisées, qui vivent d’argent public ». On peut critiquer cette décision radicale, mais la politisation de ces associations est un secret de Polichinelle. Une remise à plat du système s’impose pour en finir avec ses abus.    

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« ll fut un temps où la culture servait à ouvrir les yeux », regrette Alain Finkielkraut. Ceux qui la régentent lui demandent désormais d’avoir les yeux grands fermés sur la réalité du monde, de regarder les Français de haut, et d’assener des leçons de morale. La présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, résume sa mission avec toute la candeur du camp du bien : «On essaie de représenter la France telle qu’on voudrait qu’elle soit». L’urgence n’est pas de fusionner France télé et Radio France, mais bel et bien de garantir le pluralisme dans les grilles des médias publics. La mission du service public est de financer des programmes exigeants, sans obligation d’audience, que le privé ne finance pas. La seule utilité d’un média public n’est pas de concurrencer Netflix ou de produire des jeux, mais de tirer les spectateurs vers le haut. Nous en sommes loin. Face à ces dérives, comment s’étonner que certains réclament la privatisation de l’audiovisuel public ? 

Minée de l’intérieur et victime d’un déclassement accéléré dans tous les domaines, la France a plus que jamais besoin d’une culture et d’un système éducatif forts. Et donc de financements à la hauteur des enjeux. Mais une réforme puissante et radicale est nécessaire pour libérer la culture institutionnelle de l’emprise politique. Nous ne voulons surtout pas une culture « de droite » pour remplacer une culture « de gauche », mais une réforme profonde garantissant la liberté d’expression, de création, et le pluralisme. La neutralité des services publics — dans la culture, dans les médias, à l’école, mais aussi dans la justice — est un impératif non négociable dans une démocratie digne de ce nom, n’en déplaise à la CGT spectacle ou au Syndicat de la Magistrature. Il est urgent de faire respecter la neutralité des services publics, et l’ensemble des Français qui les financent. Il y va de la survie de notre démocratie tant la société se fracture en deux camps radicalisés.

La vérrouillage de services publics (justice, culture, médias) et des institutions (Conseil d’État, Conseil Constitutionnel, Arcom) par un camp politique — qui de surcroit se gargarise en permanence de protéger l’État de droit —, devrait être au cœur de nos inquiétudes. Dans l’état actuel des choses, qui peut affirmer que la France est encore une démocratie exemplaire ?  

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[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/l-argent-public-n-a-pas-a-financer-des-spectacles-hostiles-aux-valeurs-republicaines-20230421

Mort sur ordonnance

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© Martin Meissner/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21680542_000002

Éthique. Les débats sur la « fin de vie » reprennent ce mardi à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre François Bayrou a scindé le texte initial en deux volets distincts. Les conservateurs soulignent que la légalisation de l’euthanasie constitue un enjeu de civilisation, marquant selon eux un basculement anthropologique majeur. Ils redoutent que la proposition de loi sur les soins palliatifs ne réponde pas suffisamment aux besoins réels du pays, tandis que celle relative à l’aide à mourir dépasserait largement les engagements pris par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle. Le regard d’Elisabeth Lévy.


Alors que la loi sur l’euthanasie sera examinée à partir du 12 mai, j’écoute ceux qui doutent. La légèreté anthropologique de certains défenseurs de cette loi est effrayante. Planqués derrière quelques slogans comme « mourir dans la dignité », ils renvoient tout opposant dans les cordes de la réaction. Ils brandissent des cas personnels réellement bouleversants pour empêcher de réfléchir. Que répondre à quelqu’un qui implore la société de mettre fin à son calvaire ?

Je n’ai pas de religion concernant cette question. La mort doit peut-être échapper à la loi. C’est une question douloureuse, difficile, et qui ne devrait pas être une cause militante qu’on se jette à la tête. Sur Le Figaro TV[1], l’écrivain Michel Houellebecq parle d’une espèce d’arrogance progressiste qui revient à balayer toute la sagesse et les pensées antérieures. Voilà pourquoi il faut écouter ceux qui doutent plutôt que les marchands de certitudes. Houellebecq distingue l’euthanasie du suicide assisté où la société fournit le poison mais ne l’administre pas (Entre 1/3 et 50% des gens ne l’utilisent pas une fois qu’on leur a remis, d’ailleurs). Sa grande inquiétude, c’est que les malades et les vieux se sentent de trop. « Par des siècles de condition difficile, on a été dressé à l’impératif de ne pas être à charge. Mais ce n’est pas une envie de mourir. » 

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Houellebecq n’est pas un spécialiste du sujet, répliquera-t-on.

D’abord, toute personne qui réfléchit à notre civilisation peut être un spécialiste. Ensuite écoutons aussi les vrais spécialistes. Écoutons donc Théo Boer, professeur d’éthique aux Pays-Bas, pays pionnier dans le domaine, qui signait hier une tribune dans Le Monde[2] : « J’ai cru qu’un cadre rigoureux pouvait prévenir les dérives de l’euthanasie: je n’en suis plus si sûr ». Son texte m’a bouleversée. Tout le monde devrait le lire. Il n’y a pas d’idéologie. M. Boer part du réel. Que nous dit-il ? En 2024, son pays a enregistré une hausse de 10% des euthanasies. Désormais, cela représente près de 6% des décès en Hollande. Où on observe par ailleurs l’émergence de l’euthanasie à deux (108 décès en 2024). Pire : l’euthanasie pour troubles psychiatriques a augmenté de + 59 %. Souvenons-nous de cette jeune Belge de 18 ans, traumatisée par les attentats, qui avait obtenu le droit d’être tuée. Des patients physiquement en bonne santé, mais souffrant mentalement demandent et obtiennent donc désormais de mourir.

Le centriste Olivier Falorni est le rapporteur du texte qui sera débattu à l’Assemblée cette semaine © Jacques Witt/SIPA Numéro de reportage : 00906654_000020

Et cela continue. Car le Parlement hollandais examinera bientôt une loi accordant le suicide assisté à toute personne âgée de 74 ans, même bien-portante… En somme : vous avez fait votre temps, on vous débranche ! Cela commence à faire peur. Bien sûr, il faut prendre en compte la souffrance des malades en phase terminale. Le développement des soins palliatifs est donc fondamental. Mais l’extension permanente du domaine de la mort assistée crée un risque que les malades ressentent une pression pour en finir. Il s’agit d’inscrire dans la loi le droit, voire le devoir de tuer. On a le droit voire le devoir de douter.


Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio au micro de Jean-Jacques Bourdin


[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/il-n-y-a-aucun-besoin-d-etre-un-catho-reac-pour-etre-contre-l-euthanasie-michel-houellebecq-debat-de-la-fin-de-vie-au-figaro-20250406

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/07/theo-boer-professeur-d-ethique-neerlandais-j-ai-cru-qu-un-cadre-rigoureux-pouvait-prevenir-les-derives-de-l-euthanasie-je-n-en-suis-plus-si-sur_6592197_3232.html

Armement: les recettes carnivores

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L'usine d'armement du groupe franco-allemand KNDS à Bourges © Charles Bury/SIPA

Pour retrouver une industrie de défense digne de ce nom, l’Europe aurait tout intérêt à prendre exemple sur la Russie, la Chine et les États-Unis.


Le 4 mars, Ursula von der Leyen a annoncé le lancement du plan « Readiness 2030/ReArm Europe », destiné à doper l’économie de défense du Vieux Continent. Derrière les belles formules et un budget de pas moins de 800 milliards d’euros sur cinq ans, une question se pose : le volontarisme financier suffit-il à relancer une dynamique industrielle ?

Changement d’échelle

Fabriquer des blindés, des missiles et des munitions exige des matières premières (acier, titane, tungstène, terres rares, etc.) ainsi que des produits semi-finis (tels que les semi-conducteurs), dont nous maîtrisons peu ou mal l’approvisionnement. Et lorsque ces intrants sont disponibles, encore faut-il que l’énergie soit accessible à un prix compétitif. À cet égard, EDF, bien qu’entreprise d’État, ne joue pas convenablement son rôle, comme l’a pointé Roland Lescure, ancien ministre de l’Industrie (2022-2024), le 13 mars dans L’Usine nouvelle.

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Enfin et surtout, il ne suffit pas de décréter l’augmentation des cadences de production. Il faut ouvrir de nouvelles usines, former, recruter. Aujourd’hui, le principal goulot d’étranglement réside dans le manque de sites industriels, mais aussi d’ouvriers spécialisés et d’ingénieurs, dont la formation demande des années. Sans main-d’œuvre qualifiée, impossible de changer d’échelle.

Comme d’autres pays, il faut être prêt !

Comment surmonter tant d’obstacles ? Même s’ils sont loin d’apporter toutes les réponses, trois cas d’école méritent d’être passés en revue : la Russie, la Chine et les États-Unis.

Depuis qu’elle a envahi l’Ukraine en 2022, la Russie est passée en économie de guerre. Mais son appareil productif est resté sensiblement le même. Seulement, ses priorités ont été réorientées vers le militaire. Par exemple, des usines de wagons assemblent désormais des chars. Les chaînes tournent en 24/7, avec un renforcement massif des effectifs. Contrairement aux idées reçues, Vladimir Poutine n’a pas sacrifié son industrie, il l’a simplement adaptée à ses nouvelles exigences.

La Chine, elle, n’est pas en guerre, mais son économie est structurée pour pouvoir basculer en quelques semaines. Les grandes usines du pays conservent des capacités de production duales, qui permettent de passer du civil au militaire à tout moment. Les fabricants de semi-conducteurs sont en outre contraints de garder des stocks importants pour l’armée. Contrairement à la France, dont les dirigeants commencent à réfléchir une fois le conflit commencé, la Chine a déjà intégré la logique martiale dans son organisation économique.

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Les États-Unis, enfin, préparent également leur industrie à une éventuelle guerre prolongée. Ils sont en train de relocaliser la production d’acier et de semi-conducteurs, tandis que la « Bipartisan Infrastructure Law », votée en 2021 sous Joe Biden, a pour objet de moderniser les grands axes routiers stratégiques reliant les bases militaires. Depuis l’élection de Donald Trump, le gouvernement prévoit en outre des coupes dans les pensions des soldats retraités afin de libérer des fonds servant à subventionner l’industrie de l’armement.

Face à ces trois puissances qui se comportent comme des « carnivores » (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), il ne suffit pas que l’herbivore européen proclame qu’il va désormais manger de la viande. Il faut également qu’il aiguise ses dents.

La poésie en plein essor

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L'écrivain et poète français Jean-Yves Reuzeau © Léna Tritscher

À l’occasion du Printemps des Poètes, Jean-Yves Reuzeau publie l’anthologie Esprit de Résistance qui réunit 118 poètes d’aujourd’hui. Avec 7% de progression pour l’année 2024 et 1,6 million d’exemplaires vendus, le genre connaît la plus belle progression de l’édition. Il a répondu à nos questions.


Alors que l’édition 2025 du Printemps des Poètes se termine, nous avons rencontré Jean-Yves Reuzeau, éditeur, écrivain et poète, qui vient de sortir Esprit de Résistance, l’année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. « L’Année poétique propose un rendez-vous annuel aux passionnés de poésie », expliquent ces dernières en quatrième de couverture de l’ouvrage. « (…) Des poètes consacrés et de nouvelles voix qui viennent de France, de Belgique, du Luxembourg, du Québec ou de Suisse, ou encore de Guinée, d’Haïti, du Liban, du Maroc, de Roumanie ou de Djibouti, pour ceux qui ont choisi d’écrire en français. (…) Tous résistent aux convenances et aux discours dominants, à l’impérialisme du sens, à une ère de cynisme et de médiocrité sublimée, pour s’insurger contre l’état du monde. »


Volcanique

Causeur. Que représente pour vous le Printemps des poètes ?

Jean-Yves Reuzeau : Le Printemps des Poètes est une manifestation nationale et internationale qui a fêté ses 25 ans d’activité. Celle-ci permet une large sensibilisation à la poésie sous toutes ses formes non seulement pendant quinze jours mais aussi durant toute l’année. Son rôle est très important pour éveiller l’intérêt des plus jeunes et élargir le public concerné et rajeuni. Il faut se rendre compte que plus de 18 000 manifestations sont programmées en 2025. Et que plusieurs millions de personnes sont mises en face d’un poème à cette occasion. Le thème choisi cette année par le Printemps des Poètes, « volcanique », souligne la vitalité étonnante de ce genre littéraire, principalement depuis la crise du Covid.

Quel rôle avez-vous joué au sein de ce Printemps des poètes au fil des ans et des éditions ?

Depuis sept ans, à la demande du Printemps des Poètes, je publie à cette occasion une importante anthologie de poésie francophone contemporaine. Ces livres présentent des textes inédits d’une centaine d’auteurs en pleine activité créatrice. Cette année, cette anthologie est éditée par les éditions Seghers qui ont souhaité donner une nouvelle vie à leur mythique collection « L’Année poétique ». Avec pour titre Esprit de résistance. Pour l’occasion, j’ai organisé une quinzaine de rencontres-lectures dans des librairies, des théâtres ou d’autres lieux. À Paris, Montpellier, Montréal, Marseille, Genève, etc. Souvent devant un public nombreux et enthousiaste.

Pouvez-vous nous présenter cette anthologie Esprit de résistance ?

Ce livre volumineux (400 pages) a pour ambition d’offrir un large panorama de la création poétique dans la francophonie, mais aussi à travers le monde. Tous les textes sont inédits et écrits pour l’occasion. Ils doivent être écrits par des auteurs qui ont parfois choisi d’écrire en français. Certains viennent du Liban, de Roumanie, de Guinée, de Djibouti ou d’Haïti. Chaque génération est représentée à part quasiment égale. Sans oublier la présence des grands noms qui nous ont quittés en une année particulièrement cruelle : Guy Goffette, Charles Juliet, Annie Le Brun, Jacques Réda ou Jacques Roubaud. Une trentaine de pages de notes biographiques permettent aux lecteurs de partir à la découverte de l’œuvre des auteurs qui les auront le plus marqués. Une anthologie doit avant tout être un espace de découvertes.

« Poètes, vos papiers ! »

Parmi ces 118 poètes, pourriez-vous nous parler de quatre ou cinq qui vous ont marqué vous-même, étonné, interpellé ? Et pourquoi ?

Pour un anthologiste, le plus excitant reste sans doute de révéler de nouvelles voix. Pour cette année, les plus remarquées sont notamment celles de Sara Bourre, Julia Lepère, Julie Nakache, Noah Truong ou Pauline Picot dont un poème de huit vers a particulièrement marqué les esprits. Ces poèmes parlent du quotidien, des menaces de notre temps, mais aussi d’espoir et d’ouverture, de brûlure du langage et de folie passionnément.

Esprit de résistance. Résister contre qui, contre quoi ? Il y a un côté engagé, rebelle dans cette expression. Selon vous, la poésie doit-elle être engagée ? Ne peut-elle pas être désengagée, sensuelle, douce, apaisée ?

Esprit de résistance : thème choisi en pensant à Pierre Seghers, créateur de la fameuse collection « Poètes d’aujourd’hui » et en lutte sa vie durant, mais aussi en réaction face à une époque particulièrement chaotique et menaçante. Résistance contre l’intolérance ambiante et face aux mensonges et trahisons qui rongent nos sociétés de façon accélérée. Guerres réelles, économiques ou idéologiques. De toute façon, la poésie reste acte de résistance en elle-même, par ses audaces textuelles et ses tentatives de réparer le réel. Elle résiste aux convenances, aux discours dominants.

Couture, Arthur H., Marie Modiano ; il y a quelques chanteurs et chanteuses parmi les 118. Pourquoi ?

Plusieurs chanteurs et chanteuses participent à cette anthologie : CharlÉlie Couture, Arthur H, Arthur Teboul, Marie Modiano, Clara Ysé… Certains écrivains ou lecteurs du genre tentent comme toujours de renier le statut de poète à ceux ou celles qui portent les mots en musique. Sans doute vexés ou frustrés par un succès médiatique ou commercial qui leur fait défaut… « Poètes vos papiers ! » hurlait ainsi Léo Ferré, pour faire justement se pâmer les précieux à l’arrêt…

L’édition se méfie-t-elle un peu moins de la poésie, dite peu vendeuse ?

L’édition a bien sûr remarqué, depuis la période pandémie, que le secteur de la poésie connaissait un essor conséquent. La poésie est d’ailleurs un des très rares domaines en croissance, avec 7 % de progression pour l’année 2024 selon l’institut d’étude de marché GfK. Pour 1,6 million d’exemplaires vendus. La poésie a toujours progressé en temps de crise et le nouveau dérèglement international risque de renforcer cette tendance. Des collections se créent (notamment de poche) chez les éditeurs traditionnels comme chez les indépendants. Les librairies agrandissent leurs rayons spécifiques, exposent ces livres en vitrine. Les tirages augmentent. Les thématiques se cristallisent souvent sur les préoccupations de l’époque (féminisme, animalisme, éco-anxiété, état de guerre permanent, phénomènes migratoires, présence invasive de l’intelligence artificielle, etc.) Les lectures publiques rencontrent un succès croissant. Remy de Gourmont l’affirmait avec provocation dès 1892 : « Il n’y a qu’un seul genre en littérature : le poème. »

Esprit de Résistance, L’année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, Jean-Yves Reuzeau ; éd. Seghers ; 386 p.

Esprit de résistance - L'Année poétique. Anthologie

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Coup pour rien

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© Lukasz Bak - Kintop

Copenhague, début du XXe siècle. Karoline, une jeune ouvrière, lutte pour survivre. Lorsqu’elle tombe enceinte elle noue un lien fort avec Dagmar, qui l’aidera à surmonter les épreuves auxquelles elle doit faire face…


Un drame horrifique raté et éprouvant

Présenté comme l’un des événements cinématographiques du Festival de Cannes l’an passé, mais dont la sortie a été maintes fois repoussée depuis (mauvais signe !), La Jeune Femme à l’aiguille, du Danois Magnus van Horn, ressemble à s’y méprendre à une punition.

Punition qu’on inflige à des spectateurs pourtant coupables de rien, sinon d’avoir payé un ticket d’entrée pour se faire battre. En noir et blanc crasseux et dans un style outré aux effets spéciaux parfaitement gratuits, le film déroule avec complaisance le chemin de croix d’une ouvrière à Copenhague en 1912, sur fond d’infanticides tirés d’une histoire vraie.

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Mais le cinéaste fait surtout le malin en faisant émerger des thèmes « actuels » (sororité, avortement, patriarcat, etc.) dont l’utilisation appuyée dénote une roublardise assez grossière et pour tout dire indécente. À force de multiplier les abominations, le film finit par sombrer définitivement dans sa propre caricature.

2h02


Les femmes d’Auschwitz

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Entrée du camp de Birkenau, le 27 janvier 1945 © D.R.

Chochana Boukhobza s’appuie sur les témoignages des survivantes du camp d’Auschwitz-Birkenau ainsi que sur les procès des membres de la SS pour nous faire découvrir et comprendre la vie des femmes déportées.


Visiter Auschwitz-Birkenau, ce n’est certes pas une partie de plaisir. Les pauvres âmes qui connurent là-bas l’enfer ne s’y manifestent pas, elles ne hantent pas de façon mystérieuse ces sinistres ruines. Il n’y a ici que le silence glacé de l’indicible, comme si la douleur de ces millions de sacrifiés ne pouvait s’exprimer que dans un hurlement muet, sidéré, tel que nous le montre « le Cri » tableau prémonitoire d’Edward Munch.

La Shoah fut une déchirure cataclysmique de la trame de notre humanité, que rien ne pourra réparer ; une explosion tellement puissante de toutes nos valeurs que, pareille au bigbang, il en restera longtemps un fond diffus, une lumière certes vacillante, mais qui ne s’éteindra pas tant que des témoignages en garderont et en protègeront le souvenir.

C’est à ce travail essentiel que durant sept années s’est livrée Chochana Boukhobza pour réaliser son grand ouvrage Les femmes d’Auschwitz-Birkenau : une somme qui nous met en contact, en proximité affective, avec d’innombrables femmes qu’un destin tragique amena jusqu’à la sinistre rampe de Birkenau.

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Ce livre est le fruit d’une recherche inlassable et méticuleuse, dans les archives, les minutes des procès, les témoignages, les interviews, les recherches historiques, les photos, les films, les autobiographies… Un travail dont on sent à la lecture vibrer le respect, voire l’affection, de l’auteure pour toutes ces « héroïnes » qu’elle nous présente par leurs nom et prénom, leur vie de famille, l’itinéraire qui les a menées vers l’enfer, et ce qui s’en suivit. Un incroyable travail de compilation qu’il a fallu ordonner puis composer pour en faire ce livre passionnant.

Tous ces brins de vie, tous ces instants volés à l’oubli, que nous vivons, sidérés, bouleversés mais aussi parfois passionnés et admiratifs, offrent une expérience de lecture qui ne s’oublie pas. Le mot est certes galvaudé mais c’est bien d’une immersion qu’il s’agit ici.

Les appels interminables deux fois par jour, en guenilles et dans le froid. Les sélections qui s’annoncent et qu’on attend dans l’angoisse de la mort. La promiscuité mais aussi les amitiés profondes. La solitude et les rencontres. L’incertitude permanente de ce que le jour qui vient réserve. Ne pas tomber malade, faire bonne figure, ne pas penser aux parents ou à l’enfant arraché à la descente du train. Les kapos, les SS, les médecins, les cheffes de block… tous acteurs de l’industrie de la mort, indifférents ou zélés, pervers, cruels ou parfois capable de moments d’humanité. Dans cet univers sans espoir on n’est à l’abri de rien, on a faim, on a soif, on a peur. Et l’on espère un jour qui ne vient pas.

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Pourtant dans cette interminable nuit il est des phares qui donnent un peu de lumière… Des femmes dont le courage, l’abnégation, la force de caractère et l’intelligence ouvrent parfois des brèches dans le mur de l’impossible, arrangent des solutions pour mieux soigner, pour trouver un peu de repos, pour éviter la mort. Des femmes qui donnent des conseils, qui trouvent des vêtements ou des couvertures. Des femmes qui osent comploter et fomenter la révolte.

Il y a même quelquefois des amours qui naissent, des rencontres physiques pourtant impensables avec un homme à peine entrevu, juste un regard. Et l’on apprend l’histoire d’un couple ainsi formé qui s’est marié après la guerre. Et l’on croise une vaillante jeune fille, Simone Jacob, de 16 ans, que remarquera une cheffe de camp redoutée de toutes qui lui dit « toi tu es trop jolie pour mourir ! ». Elle va la transférer dans un petit camp, loin des crématoires, elle, sa mère et sa sœur sans qui elle refusait de partir. Cette Simone se fera mieux connaître plus tard sous le nom de Simone Veil.

C’est toute la beauté tragique de ce livre passionnant, il nous partage de l’humanité pure, dans sa faiblesse, dans sa déréliction, mais aussi dans sa force et sa grandeur. C’est un gros volume de plus de 500 pages. Il vous faudra peut-être plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour l’achever. Peu importe, on peut le prendre, puis le laisser, puis le reprendre. Cet univers, toutes ces histoires, toutes ces vies que vous accompagnez par la lecture, vous vous en sentirez si proches…

Et ne craignez pas que ce livre vous casse le moral. En le lisant vous redonnez vie aux femmes d’Auschwitz, et curieusement, une fois sa lecture achevée, vous sentirez en vous comme un courage nouveau, avec le sentiment que, au bout du compte, le mal aura toujours face à lui, et plus fort que lui, les « justes ».

574 pages

Les femmes d'Auschwitz-Birkenau

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Le vol est puni!

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Anthony Hopkins dans "Piégé" (2025) de David Yarovesky Titre original : Locked © Metropolitan

Bill Skarsgard (“Ça”) va vite regretter de s’en être pris à la voiture d’Anthony Hopkins


Depuis Le Silence des agneaux, Hannibal et j’en passe, Sir Anthony Hopkins n’a même plus besoin de montrer son vieux masque raviné par l’âge (l’acteur British naturalisé américain a tout de même franchi le cap des 87 ans) : sa voix inimitable suffit à donner le frisson. Piégé (titre original, Locked) dure depuis plusieurs quarts d’heure, et toujours pas de Hopkins à l’image : juste le son. Se fera-t-il attendre jusqu’à la fin du film ? Premier suspense, en creux.

La main dans le sac

Dans une métropole américaine absolument sinistre, ravagée par la misère (rues pleines de détritus, maculées de tags, envahies par les SDF, les putes et les camés), un jeune repris de justice pas futé, coincé par ses dettes, ses problèmes de couple et de garde d’enfant, a repéré au milieu d’un parking à l’air libre cet énorme SUV noir, rutilant, estampillé DOLUS : la tentation est trop forte. (Dans le rôle, on retrouve le joli comédien suédois Bill Skarsgard, 34 ans – mais on lui en donne 10 de moins – , qui jouait le comte Orlok, funestement vampirisé dans Nosferatu, le film de Robert Eggers). Chance, la portière n’est pas verrouillée ; le candide pied nickelé pénètre dans l’habitacle, sûr d’y trouver du pèse, un larfeuille ou un smartphone à voler. Fuck, plus moyen de sortir, les issues se sont bloquées automatiquement. Surprise du chef, un type à la voix sadiquement doucereuse se pose en justicier, et entame avec le petit délinquant pris la main dans le sac, via la radio du tableau de bord, un échange vocal pas engageant du tout.

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Des progrès fulgurants de l’I.A, Piégé va livrer pendant une heure – et – demi la démonstration percutante. Voiture autonome suréquipée, la cellule sur pneus où le chenapan subit sa torture punitive expérimente avec succès les plus spectaculaires avancées technologiques du secteur automobile : blindage absolument étanche, clim de haute intensité, entre congélation et suffocation, taser électrique incorporé au dossier en cas de rébellion, coffret-distributeur réfrigéré d’en-cas + boissons (100% anti-effraction), conduite sans pilote 100% automatisée avec guidage laser, etc. Contrôle total. Après avoir longuement tourmenté sa victime de son seul organe sardonique, le diable vengeur Hopkins finit tout de même par se pointer en chair et en os à la vitre du véhicule, pour se lancer avec son infortuné passager dans une virée nocturne plutôt secouante, et qui ne les laissera pas indemne…  

Macabre

Piégé (Locked) est un habile remake de 4X4, un film hispano-argentin millésimé 2019, signé Mariano Cohn, sur un scénario de son compère habituel Gaston Duprat  (duo à qui l’on doit, entre autres, un film délicieusement paranoïaque sur le thème du voisin envahissant, L’homme d’à côté). Concocté par David Yarovesky, 39 ans, cinéaste qui fait carrière depuis ses débuts dans le film horreur (cf. Brightburn : l’enfant du mal, ou Les Pages de l’angoisse, disponible sur Netflix), ce dernier opus a le mérite de ne pas s’éterniser outre mesure (1h35 montre en main), de ne pas manquer d’humour noir, et de ne jamais en faire trop, ni dans l’épouvante, ni dans le gore. Macabre autant que distrayant, ce huis-clos au volant tient la route.

L’acteur suédois Bill Skarsgård. « Piégé » de David Yarovesky. Photo : Metropolitan

L’on plaignait Anthony Hopkins d’avoir perdu sa somptueuse villa de Pacific Palisades dans les incendies de Los Angeles. Ironie du cinéma, cette fiction lui fait sacrifier aux flammes, en plus, une très coûteuse bagnole.


Piégé. Film de David Yarovesky. Avec Anthony Hopkins, Bill Skarsgard. États-Unis. 2024.

Durée: 1h35.

En salles le 9 avril.

Dédiabolisation? Marine Le Pen face au choix de la radicalité

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Marion Maréchal, très applaudie à Paris lors du rassemblement pour Marine Le Pen le 6 avril 2025. La nièce de Marine Le Pen est souvent présentée comme plus à droite que sa tante © UPI/Newscom/SIPA

Et si Marine Le Pen cédait finalement à la tentation trumpiste ?


La position antisystème adoptée dimanche par le RN met-elle fin à sa normalisation ? Le 12 septembre 2021, Marine Le Pen déclarait : « La radicalité ne paye pas », en critiquant la stratégie d’Éric Zemmour. Dimanche, Louis Aliot, numéro 2 du parti, a fustigé « le système qui nous fait la guerre ». Il a fait applaudir, devant environ 7000 personnes (chiffres généreux de la police) place Vauban à Paris, les noms de Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan, Éric Zemmour et Marion Maréchal.

Marine, Donald, embrassez-vous !

Ce même « système » a été à son tour critiqué par la fondatrice du RN, qui a vu le 31 mars sa trajectoire politique percutée par un jugement qu’elle a qualifié de « décision politique ». Ces déclarations montrent un raidissement du RN par rapport à sa posture encravatée d’arrondisseur d’angles et de lustreur de pensées convenables. Dans Le Figaro du 11 juillet 2022, Robert Ménard, à l’affût d’un contrepied, s’en prenait aux « haineux de Twitter qui s’imaginent en rébellion contre le « système », ce vilain mot inventé par les nazis pour parler de la démocratie de Weimar, alors qu’ils sont les nouveaux conservateurs, aigris, rances ». En réalité, l’antisystème a ses vertus s’il s’agit d’y voir, avec Catherine Rouvier[1], « le refus de la dictature de la pensée unique », mais aussi la récusation des élites mondialistes. Contrairement aux réticences initiales de Le Pen, une exigence de radicalité devrait également s’imposer dans une quête des racines (radix) du déclin français. À ceux qui s’emploient à déverser des infamies sur le peuple paria, se souvenir du conseil de Talleyrand : « Il y a une arme plus terrible que la calomnie, c’est la vérité ».

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Dire la vérité oblige le RN à rompre franchement avec la caste fragilisée. La réticence de Marine Le Pen à s’approprier la « révolution du bon sens » de Donald Trump, qui a dénoncé la concernant une « chasse aux sorcières », n’est pas cohérente. Une demande de rupture est palpable dans l’opinion excédée, en attente de convictions assumées. Hier, les protestations contre les ZFE (zones à faible émission) qui interdisent les villes aux bagnoles des « gueux » (Alexandre Jardin) n’ont pas attiré la foule à Paris. Le RN des périphéries, rejoint par un maigre public parisien et filloniste, n’a pu remplir la Place Vauban. Mais la révolte, timide, est là. Elle est sans doute prête à perpétuer, d’une autre manière, les premiers gilets jaunes déboulant sur les Champs Élysées le 17 novembre 2018 sous les insultes des notables.

Des Français méprisés

Le pouvoir contesté a d’ailleurs renouvelé sa riposte, visant à réduire ces indignations en une expression de l’« extrême droite ». L’extrême gauche et Gabriel Attal (Renaissance) s’y sont employés dès hier. Cette France méprisée se laissera-t-elle encore intimider ?

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Même si l’accélération de la procédure d’appel dans l’affaire des assistants parlementaires européens du RN, annoncée dans l’urgence par le Garde des Sceaux, atténue la violence immédiate du jugement interdisant à Le Pen de poursuivre son parcours, demeure le soupçon d’une « subjectivité judiciaire » (Henri Guaino) ou d’une « tentation d’un messianique judiciaire » (Noëlle Lenoir) de justiciers politisés. Les éléments d’une agression démocratique par un système paniqué sont visibles. Ils donnent raison au discours de Munich de J.D. Vance, vice-président des Etats-Unis, mettant en garde, le 14 février, les dirigeants européens contre la peur des électeurs. Aux Français de refuser cette société d’obéissance, imposée par une oligarchie déphasée.


[1] La France Colin-maillard, Editions de la Délivrance

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Le marxisme au pluriel

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Portrait de Karl Marx (1818–1883). DR.

Jean-Numa Ducange propose un regard singulier et pertinent sur le marxisme que la gauche actuelle a trop tendance à oublier…


Le marxisme a-t-il encore quelque chose à nous dire ? C’est l’interrogation qui sous-tend l’ouvrage de Jean-Numa Ducange paru dans la collection des PUF, « Que sais-je ? ». Délibérément, le marxisme se conjugue ici au pluriel : certes, il existe une matrice commune forte, née à la fin du XIXe siècle en Allemagne et Autriche-Hongrie ; elle a essaimé dans toute l’Europe. Bien évidemment, la synthèse « marxiste-léniniste » canonisée par Staline est celle qui a eu le plus d’influence au cours du XXe siècle.

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Avis aux wokes déchaînés

La qualité du présent livre est justement de ne pas oublier les versions les plus dogmatiques du marxisme, cherchant à expliquer leur large succès, puis leur déclin, tout en accordant une place importante aux courants « dissidents ». La droite et les religions ne sont pas non plus extérieures à tout cela… Ducange nous épargne ainsi un énième ouvrage purement interne à l’histoire de la gauche en montrant que la force du marxisme réside peut-être in fine dans sa capacité à proposer des hybridations : des catholiques ont pu être influencés par le marxisme (beaucoup moins du côté de l’islam, pour des raisons structurelles peut-être trop brièvement expliquées ici) et une grande figure du libéralisme politique comme Raymond Aron y a porté un vif intérêt, même si c’était pour le réfuter. Mais Marx, pour Aron, méritait mieux que sa version la plus sombre et criminelle incarnée par le goulag. Au final, une synthèse vive et stimulante, qui montre combien la pauvreté et la confusion idéologique qui règne dans la gauche actuelle résulte aussi de l’effacement du marxisme qui, quoique l’on en pense, fournissait un cadre théorique de haut niveau. Avis aux wokes déchaînés qui ont remplacé la réflexion approfondie par une succession d’indignations désarticulées !

Les marxismes, Jean-Numa Ducange ; PUF ; « Que sais-je ? » ; 128 p.

Les Marxismes

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