Tssitssi, une jeune ado de seize ans, rêve d’une vie facile et luxueuse. Mais, elle est emportée par les vices des réseaux sociaux et ses dérives, et son rêve de maîtriser son destin et de s’affranchir des règles l’entraîne dans une spirale destructrice…

Le nouveau roman de Claire Castillon porte comme titre le surnom de son personnage principal, la petite narratrice perdue et déjantée de cette histoire d’aujourd’hui : « Tssitssi ». Elle habite Meudon chez son père et a seize ans. Visiblement, elle souffre d’un traumatisme qu’elle essaie de compenser en prenant des décisions radicales sur sa vie. Elle n’en mesure pas toujours les conséquences et elle a le chic pour se placer dans des situations inconfortables. Tssitssi devrait aller voir un psychothérapeute. Au lieu de quoi, poussée par son amie Poppée, elle décide de gagner beaucoup d’argent en acceptant de rencontrer des hommes mûrs attirés par les jeunes donzelles. Est-ce de la prostitution ? Elle prétend que non. Mais elle ne sait pas y faire, et ne connaîtra que des déboires.
Une vie sans efforts
Et pourtant, au départ, Tssitssi est confiante en son avenir, sûre de connaître bientôt le luxe et l’oisiveté, se promet-elle, et sans faire d’efforts. Elle décrit sa réalité du moment comme suit : « J’ai 1000 followers sur insta, et depuis que je pose en bikini sur ma photo de profil, ça monte. » Dans la ligne de mire de ses révoltes, il y a son père, « un curé quoi », et ses profs de lycée qui ne la comprennent pas : « Les profs m’accusent de ne pas m’intéresser aux cours et à la vie scolaire, et de pousser certaines amies vers des conversations inadaptées. En clair, le sexe. Comme si à seize ans on était censé penser au réchauffement climatique. » Imparable ! Claire Castillon excelle à personnifier sa petite héroïne, à la faire parler comme si ce qu’elle racontait était normal, alors que c’est pour le moins inconvenant et insolent. Mais Tssitssi ne s’en rend pas compte, ou plutôt elle revendique son choix vers ce qu’elle croit être sa liberté : « Moi, j’ai des objectifs clairs, annonce-t-elle, même si je suis sophistiquée. Je veux m’éloigner du tas. »
Le langage des ados
Dans ce roman de Claire Castillon, la langue et le style jouent évidemment un grand rôle, et permettent de suivre au plus près les pensées divagantes de la jeune narratrice. La romancière utilise avec une très grande dextérité l’argot du temps, et pas seulement, me semble-t-il, celui qu’utilisent les ados. Faire entrer l’argot dans une œuvre est toujours une prouesse, car il faut que ça ait l’air naturel. Certains auteurs par exemple y renoncent, alors que leur sujet s’y prête. Ce fut le cas de Samuel Benchetrit dans ses récentes Chroniques de l’asphalte, pourtant une suite de livres intéressants, mais dans lesquels les jeunes protagonistes de l’histoire communiquent dans une langue digne de l’Académie française. Au contraire, Claire Castillon n’hésite pas à recourir à la langue familière de sa petite ado, et aux mots qu’elle échange avec ses copines, notamment dans l’évocation de leurs activités peu recommandables. Ainsi, l’argot anglais sugar, qui donne sugar baby, définit bien ici le fait pour une très jeune fille de se prostituer avec un homme plus âgé qu’elle.
À lire aussi : Tout le monde aime David Foenkinos?
Castillon l’écrit parfois « chougar » pour désigner le pédophile lui-même : « chougar daddy », avec un « ch » pour être plus proche de la véritable prononciation en anglais. Sugar est de toute façon très connoté. Il y avait chez les Rolling Stones la chanson « Brown Sugar » (1971), écrite par Mick Jagger, avec des sous-entendus salaces et peut-être racistes. Les Stones l’ont d’ailleurs retirée de leur répertoire (de même que la très troublante « Stray Cat Blues », 1968). Ceci est bien connu.
Sugar baby
Bref, Claire Castillon, nous faisant pénétrer dans l’âme troublée de son personnage, explique en mots choisis comment Tssitssi conçoit son activité de sugar baby auprès de ses clients. Ce qui donne des morceaux d’anthologie, comme : « Si ça lui plaît pas, il change de sugar baby en fait. Et moi je m’en fous, parce que c’est un pacte virtuel. Moi aussi je peux le quitter à tout moment. S’il veut pas m’offrir des soins de cryothérapie ou un week-end ayurvédique à Dubaï. » Hélas pour Tssitssi, tout ne va pas se passer aussi bien qu’elle l’espérait. Ses aventures « vénales » ne lui rapportent en fait pas grand-chose, excepté de déplorables troubles psychologiques que cette vie borderline entraîne, dès le début, chez elle. Sa personnalité se dédouble, elle devient de plus en plus étrangère à sa famille, à l’école qu’elle fréquente. Elle entre finalement dans un véritable délire schizophrénique, hantée qu’elle est par la mort de sa mère. Nous suivons la progression impitoyable de la folie de Tssitssi, et tout le talent de Claire Castillon est de nous rendre palpable cette tragique descente aux enfers digne de Sylvia Plath.
On retrouve dans Tssitssi la rare tonalité de l’indicible pour décrire la détresse d’un être humain maltraité par les conditions modernes d’existence. Il est vrai que Claire Castillon tend à son personnage une main secourable, pour lui redonner sa dignité. En ce sens, cette lecture a, sur le lecteur, un effet de catharsis, ou de résilience. La principale qualité de Tssitssi est celle-là, selon moi : nous ramener à la tempérance.
Claire Castillon, Tssitssi. Éd. Gallimard, 176 pages.
Samuel Benchetrit, Chroniques de l’asphalte. Tome 4. Éd. Pocket, 312 pages.