Les Américains se rendent aux urnes dans cinq jours. Donald Trump, qui a transformé la vie politique de son pays en arène de catch, pourrait l’emporter face à la guère sympathique Harris, finalement assez mauvaise candidate. Nous devons nous préparer à défendre notre économie, si Trump passe, car l’Union européenne a peut-être plus à craindre encore que la Chine commercialement. Analyses.
Roland Barthes était un passionné de catch. Il a notamment traité le sujet dans ses Mythologies : « ll y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle, et il n’est pas plus ignoble d’assister à une représentation catchée de la Douleur qu’aux souffrances d’Arnolphe ou d’Andromaque. (…) Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle; qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence: ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. »
Ce court extrait pourrait à lui seul résumer le match que se livrent aujourd’hui le Parti démocrate et le Parti républicain entièrement pris en main par la famille Trump. Il n’est d’ailleurs pas véritablement nécessaire d’évoquer les liens amicaux qui ont longtemps uni Donald Trump à Vince McMahon, l’ancien patron de la WWE, et qui l’unissent encore à d’immenses célébrités du ring qui le soutiennent ouvertement dans ses meetings, à commencer par les colosses Hulk Hogan et The Undertaker, pour comprendre que le personnage a tout du catcheur.
Le heel contre babyface
Donald Trump a une carrure digne d’un bretteur d’arènes, un bagout de bateleur d’estrade et une chevelure qu’il semble avoir chipée à l’inimitable Ric Flair. Il faut l’admettre, il est extrêmement doué et charismatique en meetings. Du moins ne laisse-t-il personne indiffèrent. Il a tout du « heel », le méchant du catch, quand Obama avait tout du « babyface ». Le heel est ce personnage arrogant et narcissique que le public adore détester. Ses facéties amusent. S’il fait parfois rire à son détriment, il est aussi capable de susciter la peur et d’attirer à lui la gente féminine. De l’autre côté, le « babyface » est un héros américain pur et au cœur vaillant, parfois légèrement naïf et ennuyeux.
Dans les années 1990, au tournant de « l’attitude era »[1], la lutte professionnelle américaine a commencé à s’apercevoir que les « heels » faisaient parfois plus recette que les « faces ». Donald Trump est arrivé en politique avec ça en tête. Il deviendrait le trublion, l’antihéros. Après les deux mandats Obama, les Etats-Unis étaient prêts à un changement de ton. On pouvait penser que ce qui avait fait recette en 2016, avec une équipe plus radicale mais par certains aspects plus traditionnelle pour le camp républicain, n’allait plus marcher en 2024. Surtout avec l’expérience assez traumatisante du 6 janvier et de l’assaut sur le Capitole des supporters désespérés d’un Trump qui les a in fine assez lâchement abandonnés. Pourtant, l’homme a su s’accrocher et ressusciter tel le phénix.
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Il est extrêmement rare qu’un même homme soit le candidat désigné d’un parti à trois élections différentes d’affilée aux Etats-Unis. Trump a réussi cet exploit. Et il l’a fait en soumettant à sa volonté une formation historique et tous ses cadres. Tous ont plié l’échine, craignant de perdre leurs investitures ou d’être abandonnés par leurs électeurs. Donald Trump a placé tous les hommes et toutes les femmes qu’il souhaitait aux postes-clés d’un Great Old Party transformé en machine à cash et à publicités pour un homme et sa famille. Remarquable. Digne d’un César antique.
Le seul problème de ce beau spectacle mis en scène et interprété par un showman de génie est qu’il n’est qu’un spectacle. Oh ! les démocrates ne sont pas en reste en matière de pantomime. Eux aussi ont leur catcheur, The Rock, leurs rappeurs, leurs outrances et leurs milliards jetés par les fenêtres pour diffuser des messages aussi grandiloquents que bêtes, mais l’outrance affichée continuellement par certains soutiens de Donald Trump ne pourra que laisser coi l’honnête homme. Au Madison Square Garden, lors de son gigantesque meeting sur ses terres new-yorkaises, ses soutiens y sont allés de leurs insultes sur les « low IQ » ou la nature démoniaque de leur adversaire Kamala Harris. Guère sympathique et très mauvaise candidate, il est néanmoins douteux de voir en elle un « antéchrist », même en puissance.
Voilà pour la forme, passons au fond et à ce qui nous intéresse le plus : les conséquences pour la France et l’Europe. Car, que nous le voulions ou non, une poignée d’électeurs du Wisconsin tient une part de l’avenir du monde entre ses mains.
Economie : adversaires ou ennemis ?
L’Union européenne est en conflit de plus en plus ouvert avec les Etats-Unis. Il s’agit pourtant de notre plus gros client (entre 16 et 20% de nos exportations annuelles). Donald Trump a d’ailleurs fait de l’Europe l’une de ses cibles régulières lors de ses allocutions, soit pour se vanter de sa capacité à faire plier ses concurrents soit pour indiquer que l’Amérique perdait trop d’argent avec le vieux continent. Cité par Politico, un diplomate européen n’y va pas par quatre chemins : « Nous riposterons vite et nous riposterons fort ». Chat échaudé craint l’eau froide… Car, la cohabitation avec l’homme d’affaires devenu président ne fut pas de tout repos lors de la période 2016-2020.
La cible de Trump est notamment notre industrie lourde. En 2018, il avait ainsi tenté d’imposer des tarifications douanières importantes sur l’acier et l’aluminium, qui n’avaient pas entraîné de très vives réactions de la part d’une Union effrayée par une « escalade ». Visant régulièrement l’automobile allemande lors de ses discours, Donald Trump avait aussi envisagé une série de taxes assez brutales sur les importations de véhicules européens avant de se raviser. Spécialiste des mesures coercitives et du chantage, Donald Trump impose donc un rythme et un ton qui demandent une certaine préparation. Le candidat républicain a d’ailleurs annoncé qu’il imposerait une taxe « universelle » sur tous les biens importés par les Etats-Unis, allant de 10 à 20%. La mesure serait aussi colossale que contraire aux principes classiques de l’Organisation mondiale du commerce. Déjà, sous Biden, l’Europe a dû affronter l’Inflation Reduction Act dont elle tente aujourd’hui de diminuer la portée, mais cette taxation globale à l’entrée serait un véritable choc pour les marchés mondiaux si d’aventure il allait au bout – ce dont on peut légitimement douter. Elle aurait aussi des conséquences inflationnistes pour les Américains, ce qui ne serait pas neutre non plus pour le reste du monde… Afin de réindustrialiser l’Amérique et de « rendre leurs emplois aux travailleurs américains », Donald Trump a aussi déclaré vouloir purement et simplement « détruire l’industrie européenne ». Un excès de langage, un argument de campagne sûrement exagéré, mais qu’il conviendra de ne pas prendre à la légère. Car, les conséquences d’un passage à l’acte même partiel seraient dramatiques. Des usines pourraient être contraintes de fermer.
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Donald Trump nous a toutefois habitués à négocier. Il commence fort mais peut se laisser tenter par un accord favorable. Ciblera-t-il plus volontiers la Chine ou l’Union européenne ? L’observateur peu attentif sera tenté de penser que la Chine est le véritable antagoniste de l’Amérique, mais les choses sont moins simples qu’elles n’y paraissent. L’Europe agace profondément Donald Trump et son entourage. Elon Musk, particulièrement actif dans cette campagne, possède une usine Tesla à Shanghaï. Elle est celle qui lui rapporte le plus. En 2023, elle a passé la barre symbolique des 2 millions de modèles produits. Colossal. Tesla est le seul constructeur étranger à produire en Chine sans s’appuyer sur un producteur local, ça n’est pas neutre.
Au contact des nouvelles fortunes de la Silicon Valley, The Donald s’est aussi converti aux cryptomonnaies… Et à la défense assez acharnée des entreprises du secteur qu’il ne cessait pourtant de critiquer en 2016. Il a vertement critiqué les enquêtes de l’Union sur la concurrence, citant Tim Cook qui a été condamné par la justice irlandaise dans une affaire de redressement fiscal mais aussi par les règles antitrust de l’Union à propos du fonctionnement de l’App Store.
N’en doutons toutefois pas : il y a continuité entre les politiques menées par les administrations démocrates et républicaines. Les différences portent sur l’intensité des mesures. Nous n’avons pour l’heure jamais été en guerre économique ouverte avec les Etats-Unis. Si une telle chose se produisait, ce serait absolument dévastateur. La difficulté principale que nous aurons avec une administration Trump sera que ce dernier privilégie des deals bilatéraux. Il cherchera donc à tenter de désunir les Européens. Surpassable ? Oui, mais les déclarations de campagne ne rassurent pas. De fait, l’Union et les Etats-Unis ont des économies plutôt complémentaires et auraient intérêt à ne pas se fermer l’une à l’autre.
Des conflits partout
Concernant la politique étrangère, c’est en réalité dès le premier mandat de Barack Obama que les Etats-Unis sont devenus frileux. Ils ont progressivement rompu avec « l’interventionnisme » voire l’agressivité qui leur fut longtemps reprochée, singulièrement sous la période de George Bush Jr. Incapables de respecter les lignes rouges qu’ils avaient eux-mêmes fixés en Syrie, les Américains sont apparus plus faibles aux yeux du monde. La pax americana a fait place à la « multipolarité » et à l’émergence des Brics. Malheureusement, ce monde est aussi soumis à la multiconflictualité et les champs de bataille ne cessent de fleurir.
Ancienne ambassadrice à l’OTAN, Muriel Domenach s’est confiée au Grand Continent à propos de l’incertitude que les élections américaines font peser tous les quatre ans sur notre sécurité : « Donald Trump avait, au cours des sommets de 2017 et de 2018, traité avec une grande brutalité des alliés de premier plan, comme les Danois et les Allemands. Ensuite, il avait remis en question l’article 5 du traité. Il laissait entendre que les garanties de sécurité américaine étaient transactionnelles, conditionnées à des concessions commerciales ». Elle ajoute qu’il « n’est pas sérieux que l’Europe, avec sa richesse, son héritage et ses responsabilités, se résigne à faire dépendre entièrement sa sécurité des choix américains, qui eux-mêmes sont fonction du vote de certains cantons dans des États clefs, dont les électeurs suivent des logiques valables mais très éloignées des nôtres ».
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Il faut en outre comprendre que Donald Trump est aujourd’hui porteur d’un esprit revanchard et que « MAGA » est assez ouvertement pro-russe. D’aucuns diront qu’il s’agit d’une posture électoraliste, mais les déclarations de son futur vice-président JD Vance sont éloquentes à ce sujet : il ne perçoit pas la Russie comme un ennemi mais comme un « adversaire » et un « concurrent ». L’interview donnée par Poutine à Tucker Carlson ou les tweets de Donald Trump Jr. témoignent du glissement des Républicains. Ajoutons aussi que lors de la période 2016-2020, la Hongrie était le seul interlocuteur réellement amical des Etats-Unis en Europe, ce qui n’aide pas.
Si les proches de Trump affirment que les Etats-Unis ne comptent pas quitter l’OTAN, l’organisation serait rendue caduque de facto si d’aventure nous n’en respections plus les conditions. Par ailleurs, il est manifeste que ces discours limitent la portée dissuasive des traités, à commencer par l’article 5 portant sur la défense collective… y compris des Etats membres les plus modestes. Y-a-t-il eu des négociations occultes sur la fin de la guerre entre le Kremlin et la possible future administration ? L’Europe doit en tout cas prendre conscience qu’elle ne peut plus laisser sa sécurité entre les mains des électeurs américains, et ce d’autant plus que l’administration démocrate n’est guère plus fiable que celle qui pourrait lui succéder. Les Américains donnent l’impression de jouer contre leurs propres intérêts par ignorance. En feignant se désintéresser de l’Europe au profit de l’Orient ou du Pacifique, qui croient-ils berner ? Laisser Poutine arracher une victoire contre le droit et l’ordre mondial est-il de nature à freiner les ambitions chinoises ou au contraire de les renforcer ? Poser la question, c’est presque déjà y répondre. Personne n’a voulu écouter la France qui a conservé une vive tradition militaire et une appréhension fine de toutes ces questions. Il faut encore une fois ici remercier le Général de Gaulle d’avoir tout fait pour que la France se dote de l’arme atomique… face aux oppositions américaines.
Et la guerre culturelle, alors ?
L’un des arguments avancés ces derniers temps pour soutenir l’idée d’une victoire de Trump serait sa capacité à lutter contre les dérives anthropologiques majeures du néo-progressisme contemporain, ou « wokisme ».
Pourtant, à y regarder de plus près, Trump semble parfois l’envers des excès qu’il dénonce légitimement. Une campagne basée sur la viralité d’une propagande souvent mensongère est-elle vraiment le meilleur moyen de gagner une bataille culturelle visant à élever les gens ou un populisme chimiquement pur qui les enfermera dans des bulles algorithmiques et des biais de confirmation ? Heel et babyface ont besoin l’un de l’autre… Si l’un disparait, l’autre n’a plus de raison de vivre. Certains d’entre nous devraient sûrement y réfléchir.
[1] Dans l’univers du catch, l’ère Attitude est une période qui s’étend de 1997 à 2001, et qui été marquée par un bouleversement des codes de l’époque, ajoutant plus de violence et d’allusions sexuelles au spectacle.