Immigré, c’est un job à plein temps. Vous avez quitté votre pays, vous avez choisi l’errance, et l’errance vous rattrape et vous colle à la peau : après ce « là-bas » abandonné, il n’y a que des « ici » provisoires. L’immigré migre sans cesse : il se rend à Paris, passe à Marseille, puis à Sorgues, choisira un jour les environs d’Aix ou d’Antibes et de Vallauris. Parce que le train inlassablement le ramène vers le soleil, ce soleil abandonné « là-bas » mais qu’il quête « ici ».
D’une femme à l’autre
L’immigré a peu de goût pour les destinations lointaines : il erre dans un périmètre délimité par le soleil méditerranéen. Mais il a le goût de l’ailleurs : faute d’Afrique (fantôme) ou d’Océanie (rêvée), il en caresse les fétiches, en collectionne les masques, s’en inspire, les reproduit, les décompose en surfaces planes.
Le vieil atavisme du Sud lui a greffé le goût du harem. Alors il va d’une femme à l’autre, sa vie est une errance sentimentale — quand il pense à Fernande, il bande, il bande, mais quand il pense à Eva / Olga / Marie-Thérèse / Dora / Françoise / Geneviève / Jacqueline, il bande aussi. Lorsqu’il se rend dans un bordel d’Avignon, il bande encore. Il est plus que consommateur de femmes — quasi anthropophage (rappelons que l’anthropophage mange l’âme de ses victimes, alors que le cannibale se contente de se nourrir de ce qu’il a sous la main — l’imbécile !).
L’itinéraire de notre immigré est donc aussi une errance érotique. On est minotaure ou on ne l’est pas : « Si on marquait sur une carte tous les itinéraires par où j’ai passé et si on les reliait par un trait cela figurerait peut-être un minotaure ? » Treizième signe du Zodiaque. L’homme à la tête de taureau.
Toiles, cartes postales, dessins, sculptures
C’est sur cette interrogation que s’ouvre la très belle exposition proposée à la Vieille Charité de Marseille, « Picasso — Voyages imaginaires ». C’est lui, bien sûr, l’errant, l’immigré perpétuel, l’inlassable explorateur du continent noir féminin. Pablo. Enfant amoureux de cartes et d’estampes — et de cartes postales. Il a commencé son voyage à l’époque même où les frères Séeberger inventaient le petit carton photographié / griffonné. Il en a reçu des centaines, écrit tout autant. Réinventé aussi. L’exposition en propose quelques dizaines, recto-verso. Images choisies — l’Espagne, l’Afrique, et ces représentations dont l’excuse ethnologique faisait passer, à l’époque, les seins dénudés. Oui, mais de ces visages exotiques, l’immigré tire de belles et sauvages inspirations. Par exemple Trois figures sous un arbre — un arbre à palabres, probablement.
L’exposition ne se contente pas des cartes postales, des dessins et des toiles : les sculptures sont particulièrement bien mises en valeur.
C’est aussi l’occasion d’apprendre, une fois de plus, qu’une nature morte n’est jamais ce que l’on croit — et que la guitare si souvent présente dans les toiles cubistes de Picasso, c’est Eva — la caisse de résonance que l’artiste fait vibrer en jouant sur ses cordes. Elle mourra précocement – de tuberculose, pour une fois notre collectionneur de muses n’y est pour rien. La toile s’intitule d’ailleurs « Guitare J’aime Eva » — où l’instrument et le prénom encadrent la déclaration d’amour, dans un mouvement circulaire — ou tautologique, comme on voudra.
SM avec Dora Maar
Evidemment, le Minotaure consomme aussi ses victimes — sinon, il se contenterait d’être une vache au pré. Les multiples portraits de Dora Maar avouent la relation sado-masochiste du peintre épuisant la muse — qui survivra pourtant, et dont le souvenir s’obstine dans cette Femme qui pleure de 1937.
Qu’elle sanglote sur son sort entre les mains du monstre ou sur celui de l’Espagne : après tout, c’est l’époque même de Guernica. À la géographie topographique s’ajoute une géographie affective — tous les immigrés portent en eux le souvenir affectif des lieux où ils ne retourneront plus.
L’exposition ne se contente pas des cartes postales, des dessins et des toiles : les sculptures sont particulièrement bien mises en valeur.
Lisez la suite sur le blog de Jean-Paul Brighelli.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !