Pour des raisons obscures mais pragmatiques, à une époque étrange où se côtoient réfrigérateurs, voitures et enfants sauvages, dans un lieu indéterminé, à la géographie digne d’un jeu vidéo (une île, des châteaux, un village, un port, une forêt, la mer), un homme se trouve être « l’esclave le plus esclave du monde ». Acheté par un milliardaire tyrannique et passablement fêlé, Hannibal, il est contraint d’accomplir des tâches si épouvantables qu’elles ne sont pas décrites, la langue semblant parfois à court d’outils pour communiquer l’horreur. Comme dans une télé-réalité d’enfermement, style Loft Story, les esclaves, nombreux, ont leur propre forme de sociabilité, jaugent les nouveaux venus (« – Et toi, il y en a une avec qui..? – Je me suis lié d’amitié avec celle que tu trouves moche, Ninive » échangent les hommes), forment des clans et fomentent l’assassinat d’Hannibal.
Dans cette réécriture de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, dont on sait à l’avance comment elle se termine pour l’un et l’autre, l’auteur argentin Pablo Katchadjian tricote un roman psychologique, en immersion dans l’esprit idéaliste du nouveau leader de la révolution.
Dépassé par la tentation de la tyrannie qui étreint les ex-esclaves alors que les corps des maîtres sont encore chauds, le personnage principal, anonyme, réalise trop tard son erreur. Au sens propre comme au figuré, son intervention dans les rouages bien huilés de la féodalité a détraqué l’écosystème de l’île et l’équilibre mental des hommes. Sa maîtresse, angoissée par sa nouvelle condition de « reine », regrette aussitôt la routine de la servitude.
Les autres sont insensibles aux beaux discours sur la liberté ontologique, préférant attendre les ordres de celui qui, se voulant leur semblable, doit accepter de devenir leur chef. Quant aux hangars qui abritaient au temps d’Hannibal les terribles travaux des hommes, le narrateur affranchi décide de les incendier tous, au cri de « plutôt morts qu’esclaves ! » Bien essayé, mais on ne fait pas aussi facilement table rase du passé… Des panaches de cendres ne cesseront alors de s’échapper de l’endroit et de se disperser sur les lieux et les hommes, obligeant en dernier recours les survivants à fuir le château, puis l’île. Comme pour punir les esclaves d’avoir renversé l’ordre – et pour un résultat nul –, les instruments de torture se vengent, les attrapent à la gorge et les forcent à fuir ce qu’ils prenaient pour leur paradis conquis. « L’ennemi ne disparait jamais » avait prophétisé la jeune esclave devenue reine.
Aussi implacablement que la loi de la gravitation universelle, la dialectique du maître et de l’esclave raconte le destin des trois valeurs tantôt chéries, tantôt haïes à l’infini : liberté, égalité, fraternité. À chaque homme son maître, à chaque maître son esclave, le reste n’est qu’un vaste jeu de chaises musicales.
Pablo Katchadjian, Merci – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré, Vies Parallèles, Bruxelles.
*Photo : Wikimedia Commons.
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