L’essayiste « décolonial » Olivier Gloag veut « déconstruire » le mythe Albert Camus. En condamnant Camus sur tout, et en plaidant pour qu’on l’oublie, l’intellectuel radical chic ne fait que « répéter le geste de ceux qui lui donnent raison pour tout », observe finement, mais avec indulgence, Le Monde.
Les livres des éditions de la Fabrique se remarquent sur les devantures des librairies « chic » de nos centres-villes avec leurs couvertures sobres. Des titres sur fond blanc dans un petit cadre soigné. À la pointe du gauchisme mental, la maison d’édition publie depuis quinze ans (un peu de) tout et (surtout) n’importe quoi – des jeunes gens qui se baladent un peu trop près des caténaires de la SNCF aux éloges d’Houria Bouteldja adressés à Alain Soral. Jamais à un naufrage près, elle a édité cet automne Olivier Gloag et son Oublier Camus. A lui seul, le titre suffit à nous plonger dans l’ambiance d’un déboulonnage de statue en règle sur un campus américain par des militants à cheveux bleus.
Citations passées au sécateur
Les deux principaux reproches faits par Olivier Gloag à Camus (on parle bien d’Albert depuis le début de cet article) : avoir été pied-noir sans être enthousiasmé par le terrorisme du nationalisme algérien ; avoir été la plupart du temps critique à l’égard du communisme. Rien n’est jamais grand dans l’attitude de l’auteur de La Peste : quand il mène une enquête et rédige une série d’articles sur la misère en Kabylie, en 1939, il est en fait dans une stratégie de sauvetage de l’Empire colonial par l’humanitaire. Quand les Arabes disparaissent à peu près du paysage dans L’Etranger, c’est sa tentation génocidaire qui s’exprime.
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Aucun biais de lecture n’est interdit pour faire marcher la moulinette à déconstruire : il est admis que La Peste est une allégorie de l’occupation allemande, mais pour les besoins de l’idéologie, on peut aussi y lire la crainte du petit colon de voir Oran l’Européenne se laisser « grand remplacée ». Tous les coups sont permis y compris tronquer des citations : rapportant les propos de Jean Grenier, ami proche de Camus (« Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie, puisque vous êtes maintenant à même d’acheter une résidence de votre choix et que vous êtes si attaché à votre pays. Il me répondit, d’un air contraint : c’est parce qu’il y a les Arabes »), Olivier Gloag coupe la fin : « ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence, mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés ». Donnez-moi une phrase de n’importe qui et je me charge de le faire pendre ; et si ça ne passe toujours pas, on la fera raccourcir au sécateur.
Grandir Sartre pour enfoncer Camus
On se souvient que dans L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus (2012), Michel Onfray avait eu besoin, pour grandir Camus, d’enfoncer Sartre. Olivier Gloag fait exactement l’inverse ! Camus n’aurait pas fait une si bonne guerre (il ne reçoit une fausse carte d’identité de la Résistance qu’en mai 1943) tandis que Sartre n’en aurait pas fait une si mauvaise.
Reste que l’auteur passe un peu vite sur la nomination de ce dernier au poste de professeur de philosophie à la rentrée 1941 à la khâgne du lycée Condorcet à la place d’Henri Dreyfus-Le Foyer, révoqué parce que juif. Il passe un peu vite aussi sur Les Mouches, jouées le 3 juin 1943 devant des officiers de Wehrmacht francophones. Et quid de Simone de Beauvoir à Radio-Vichy[1] ? Après sa rupture avec Sartre, Camus en vient à regretter l’ambiance de la Belle époque, quand Jean Lorrain affrontait en duel Marcel Proust : « Noble métier où l’on doit se laisser insulter sans broncher par un laquais de lettres ou de parti ! Dans d’autres temps que l’on dit dégradants, on gardait au moins le droit de provoquer sans ridicule et de tuer. Idiot bien sûr mais cela rendait l’insulte moins confortable ». Camus se refusa d’infliger une correction à Sartre, à cause de la petite taille de celui-ci. Un homme, ça s’empêche.
Le privilège blanc de la famille Camus
Ici et là, on repère quelques tics et raccourcis de la pensée woke. Page 76, Olivier Gloag écrit : « En cette fin 1946, dans un passage crucial de l’article « Le monde va vite », Camus prévient ses lecteurs de « l’imminence » d’un « choc des civilisations » : dans « dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera en question », il faut donc ouvrir le parlement mondial à « ces civilisations » (comprendre les civilisations non européennes) pour pouvoir les maintenir dans le giron colonial. Ces lignes sont l’expression de l’angoisse provoquée par la remise en question du privilège de l’Européen dans le monde, a fortiori dans les colonies ».
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On se demande quel privilège blanc Albert Camus a pu connaître en Algérie française ! Orphelin de père (tué durant la Grande Guerre), Camus baigne dans un milieu d’ouvriers agricoles analphabètes ; en 1914, la famille échappe de peu au paludisme. Sa mère, sourde, ne maîtrise que 400 mots et s’exprime essentiellement par gestes. Même dans les coins les plus reculés de métropole à la même époque, il fallait se lever tôt pour trouver une misère d’une telle intensité.
L’art de moins se planter que les autres
Enfin, il n’y a pas que l’affaire algérienne au cœur du livre d’Olivier Gloag. Il y a aussi un passage sur la correspondance amoureuse entretenue avec Marie Casarès publiée par Gallimard. Si cette correspondance est saluée par tout le monde, à sa sortie en 2017, notre auteur – qui reproche à la presse d’avoir mené une véritable campagne publicitaire pour Gallimard – trouve quand même à redire, et détecte des traces de jalousie, presque de « masculinité toxique ».
Il n’y a pas que l’affaire algérienne, mais c’est le gros du sujet. L’ouvrage prend le risque que le lecteur en ressorte plus camusien qu’en y entrant. Car Camus s’est moins planté que beaucoup de ses contemporains, et ce n’est déjà pas si mal. On s’en aperçoit très bien grâce à cette citation de Gisèle Halimi : « Je désirais, cette fois encore, que Camus intervînt auprès de Coty, de l’Elysée ou de je ne sais quel responsable gouvernemental. Mohamed Ben Hamdi devait être gracié et j’avais besoin du soutien de Camus. Au même moment, il semblait amorcer son grand silence sur l’Algérie : « Les tueurs de femmes et d’enfants, je les méprise ». Ce jour-là, il me refusait toute aide. Brièvement et sans fioritures ». Même chose sur le communisme, en ces temps de stalinolâtrie, avec ce passage de L’Homme révolté : « Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et l’histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure de la vie ». On n’est alors qu’en 1951. Et on entend déjà les révoltes de Budapest et de Prague gronder.
[1] https://www.causeur.fr/amnesie-feministe-beauvoir-259457