Le corps de Shani Louk, la jeune festivalière exhibée par l’organisation terroriste Hamas à l’arrière d’un pick-up, a bien été retrouvé par les Israëliens
Pourtant, de « Je suis Charlie » à « Je suis Shani », il n’y a guère. Et pas seulement phonétiquement. Les barbares qui ont assassiné les uns – ceux de Charlie Hebdo – sont frères de haine – comme on est frères de lait – de ceux qui l’ont enlevée, séquestrée, et au bout de son martyr, immolée, elle, Shani, la jeune et pétillante juive allemande qui aimait la fête, qui aimait la vie. Une vie qu’elle avait devant elle.
Les monstres se sont emparés d’elle à cette rave party où ils firent quelque deux cents morts en tirant comme on tire à la foire et en hurlant leur cri de fureur, ce cri que, malgré l’horreur extrême de ces faits et de tant d’autres commis au cours de ces quelques deux ou trois jours et nuits d’apocalypse, on entend brailler lors de manifestations ici, en France, mais aussi en Angleterre, en Australie, et ailleurs dans le monde. Cris qui, parmi d’autres, montent de ces foules s’écoulant en un long et terrifiant fleuve de ressentiment et de haine à travers les villes. Nos villes. Nous voyons les images, nous assistons à cela, qui se déroule tout près, sous nos yeux, à notre porte. Dans une espèce d’anesthésie aussi lâche que commode, nous nous ingéniions à considérer que s’il y avait bien ici ou là quelques ruisselets charriant cette vase immonde, ou même quelques rivières d’identique infection, il était impensable qu’il y eût de si grands et si puissants fleuves. On a vu Londres submergée comme jamais sans doute elle ne le fut lors des grandes folies de la Tamise. Dorénavant, nous ne pourrons plus feindre d’ignorer. Ils sont le nombre et le nombre est leur force. L’ignorance et le fanatisme religieux, eux, sont leur drogue. Qui parmi leurs guides se lèvera pour poser à haute et forte voix la question qu’exigerait le plus élémentaire des courages, la plus ténue lueur de lucidité, la seule question qui vaille en vérité : « Quel dieu peut vouloir cela ? » Aucun, espère-t-on croire encore. À voir ces scènes de rue, comment ne pas réaliser clairement que la peste des temps nouveaux est en mouvement, sursaturée d’une hystérie infâme que ceux qui la propagent feignent de croire sainte, sage et vitale pour eux.
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Or, assistant à cela, et malgré les massacres qui nous sautent au visage, découvrant cet holocauste auquel il n’aura manqué que les moyens en matériels et en tueurs pour l’être véritablement, grandeur nature, que faisons-nous ? Pas grand-chose. Nous sommes émus, indéniablement. Mais l’émotion n’a jamais suffi à triompher de l’indifférence. Jamais. Pire, elle en est fort souvent l’un des alibis les plus courus. Elle est en fait l’élixir de la bonne conscience. Or, je crois bien que l’indifférence chemine parmi nous, sournoise, rampante. J’entends la petite musique, la répugnante petite musique de la vieille, très vieille antienne qui court encore dans nos tréfonds mémoriaux, dans notre inconscient dûment aseptisé, cette ritournelle dont le refrain évoquerait, mezzo voce, quelque chose de lénifiant et confortable comme une nébuleuse et éternelle « fatalité du destin juif ». Fatalité contre laquelle, au fond, on ne pourrait rien.
Oui, où sont les « Je suis Shani » ? Naguère, il y avait des « Je suis Charlie » partout, sur les balcons, sur les bagnoles, au revers des habits et jusqu’à la devanture des bistrots. Et cela faisait du bien. On pouvait se dire que nous étions une force en marche. Un peu comme un fleuve puissant, charriant un fort courant de refus, un flux de résistance. Or, rien de comparable aujourd’hui. Pourtant, demain, ou après-demain, nous ne pourrons pas nous abriter derrière le très éculé « on ne savait pas, on ne pouvait pas savoir » qui a été tellement d’usage dans les années d’après-guerre, lorsque c’était la barbarie, l’inhumanité absolue des camps qui nous sautaient à la figure. Nous, aujourd’hui, depuis trois semaines, on sait. On ne peut pas se voiler la face plus longtemps. Et il faut que, là où elle est, Shani sache qu’on sait. Qu’elle sache que nous avons désormais les yeux ouverts. Et il faut surtout qu’elle ait, et avec elle tous les autres, dont nos Français assassinés – une autre sépulture que le mausolée glacial de la résignation.
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