Le carnet de Roland Jaccard
1. La maîtresse de Jung
Je ne m’attendais pas à retrouver dans le film admirable de David Cronenberg, A Dangerous Method, le sulfureux docteur Otto Gross. Je m’attendais à Freud, bien sûr, qui a noué des relations conflictuelles avec le cinéma dès que Pabst entreprit, avec l’aide de Karl Abraham, de filmer Les Mystères d’une âme. Je m’attendais également à Jung, bien sûr, le patriarche de Küssnacht, qui fut un temps le dauphin de Freud. Et à Sabina Spielrein, dont la correspondance avec Freud et Jung, découverte dans les années 1970, ajouta une note romanesque et explosive dans les rapports entre les deux hommes.
Sa liaison avec Jung, l’importance qu’elle accorda à l’instinct de destruction, sa mort enfin dans une synagogue, où elle fut fusillée par les nazis, suscitèrent la curiosité des historiens et l’intérêt des romanciers et des cinéastes. Avant A Dangerous Method, adapté de la pièce de Christopher Hampton, le scénariste des Liaisons dangereuses, Sabina Spielrein avait déjà inspiré deux films : L’Âme en jeu de l’Italien Roberto Baenza (avec Emilia Fox et Iain Glen) et Mon nom est Sabina Spielrein, de la Suédoise Márton (tous deux non distribués en France, mais disponibles en DVD ).
2. Des calculs de boutiquiers
En revanche, Otto Gross n’a été que très récemment traduit aux éditions Sandre avec Psychanalyse et révolution, préfacé par le plus érudit des germanistes, Jacques Le Rider, qui voit en Otto Gross le double d’Otto Weininger, auquel il avait consacré son premier livre : Le cas Otto Weininger. Tous deux juifs autrichiens, morts jeunes, l’un dans la misère à Berlin, l’autre se suicidant à Vienne dans la maison de Beethoven. Tous deux rappelant à Freud de mauvais souvenirs.
Otto Gross, surtout, psychanalyste turbulent qui prône un « immoralisme érotique » et a conservé de ses séjours en Amérique du Sud un goût immodéré pour la cocaïne, la morphine et l’opium. Génie ou schizophrène ? Freud hésite, mais estime que, par ses outrances théoriques et pratiques, « il scie la branche sur laquelle repose la civilisation ».[access capability= »lire_inedits »](Lettre de Freud à Jones ).
Les cures de désintoxication conduiront Otto Gross à l’hôpital de Burghölzli, où il devient proche de Jung et de Sabina Spielrein. Jung tente de l’analyser, mais Otto incitera Jung à céder au pouvoir de séduction de Sabina.
Le film de Cronenberg, sur ce point, est fidèle à la réalité. Bien des années plus tard, Jung se repentira et écrira à Freud que « Gross et Spielrein furent d’amères expériences ». C’est que pour Jung, comme pour Freud, le refoulement sexuel est la condition indispensable de la culture. « Il faut bien, écrit Jung, qu’il y ait quelques inconvénients sur terre. La culture, en fin de compte, est le fait de choses déplaisantes. » Freud, comme Jung, sont des hommes du XIXe siècle, ce qui n’est pas le cas d’Otto Gross qui refuse ces calculs de boutiquiers sur les gains et les dommages imposés par la civilisation. Il ne veut pas être un directeur d’âme qui exige d’un patient des « renoncements qui ne feront qu’aggraver son état ». Il se réclame de Freud, certes, mais surtout de Nietzsche. La bohème munichoise de Schwabing et le village d’Ascona, dans les Alpes tessinoises, où se retrouvent anarchistes, spirites et illuminés de toutes sortes, sont ses lieux de prédilection.
3. Une nuit avec Franz Kafka
Son père Hans Gross, illustre criminologue autrichien et ami de Freud, est décidé à ramener son fils Otto dans le droit chemin par tous les moyens. Il parviendra même à le faire arrêter par la police prussienne à Berlin. On le ramène en Autriche, où il est interné dans un asile psychiatrique privé à Tulln. Ce qui provoque un énorme scandale, bien au-delà des frontières de l’empire austro-hongrois, car Otto Gross est devenu un symbole de la révolution sexuelle et du mouvement expressionniste. Même Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars prendront publiquement sa défense, ulcérés par cette tentative de meurtre du fils par le père.
Certes, Otto Gross reconnaît avoir fourni du poison à certains de ses patients pour qu’ils en finissent avec la vie. Mais quel médecin un peu humain ne l’a pas fait ? La mort de son père, en 1915, libère Otto au propre et au figuré. Il continue de porter Freud aux nues, tout en soulignant la nécessité de dynamiter l’ordre social existant. Il reprend une analyse avec Wilhelm Stekel, célèbre psychanalyste viennois qui se suicidera, lui aussi, en se tirant une balle dans la tête sous le portrait de Freud.
Otto Gross, avant de mourir de faim et de froid en 1920, sur un trottoir de Berlin, est passé à Prague où il a rencontré Franz Werfel, Max Brod et Franz Kafka. Durant une nuit, entre deux injections, Otto explique sa doctrine à Kafka. Il s’appuie sur un passage de la Bible que Kafka ne connaît pas. « Mais par lâcheté et fatigue, je ne le lui ai pas dit…. d’ailleurs, je crois que, même l’esprit clair, je n’aurais pas compris ce qu’il me disait », racontera Kafka à Milena. Les dadaïstes zurichois et berlinois, en revanche, voient en Otto Gross leur prophète.
Il sera inhumé le 13 février 1920 au cimetière juif de Berlin. Ce destin improbable autant que fascinant, plus actuel qu’il n’y paraît, quel metteur en scène s’en saisira?
J’en aurais volontiers parlé avec Raoul Ruiz, mais il a déjà rejoint Otto Gross.[/access]
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