Les féministes sont folles. Et incultes. Et elles font du tort au féminisme. Enfin, peut-être pas toutes. Mais en tout cas, celles d’Osez le féminisme, qui sous la plume de Justine Le Moult et d’Amanda Postel, se sont fendues d’une longue diatribe contre Gone Girl, l’excellent film de David Fincher (l’homme qui entre autres fit Seven, cette histoire un peu noire où Brad Pitt était constamment surclassé par Morgan Freeman), et surtout contre son scénario, tiré du roman à succès de Gillian Flynn — qui l’a adapté elle-même pour l’écran.
Et les féministes françaises ne sont pas les seules à s’insurger. Dans leHerald (en fait, l’International New York Times[1. Le même numéro du Herald m’apprend la mort de Mike Nichols, l’inoubliable metteur en scène de Qui a peur de Virginia Woolf (la plus extraordinaire pub pour le whisky jamais réalisée) et du Lauréat, entre autres. Times goes by.] du 21 novembre, le seul quotidien qui trouve grâce à mes yeux, Gillian Flynn, longuement interviewée, avoue que sous le poids des critiques contre son livre, « pendant 24 heures je me suis blottie sous ma couette, dans le genre « J’ai tué le féminisme. Pourquoi, mais pourquoi ??? Mince. J’voulais pas » — et puis je me suis à nouveau sentie tout à fait à l’aise avec ce que j’avais écrit. » Et d’ajouter : « Bien sûr que mon livre n’est pas misogyne ! Qu’attendez-vous ? Des femmes réduites à leurs rôles de mères dévouées bien gentilles ? Mon but, depuis toujours, a été de montrer la face sombre des nanas. »
Sur ce thriller auquel la presse a trouvé d’admirables accents à la Patricia Highsmith (autre écrivain de génie spécialisée dans les personnages dérangeants, masculins ou féminins), et qui s’est trouvé classé n°1 des bestsellers américains (plus de 2 millions d’exemplaires vendus), David Fincher a élaboré un film d’une grande efficacité, où l’on ne s’ennuie pas une seconde, où les médias et l’hystérie américaine jouent un rôle central, et dont je ne regrette que Ben Affleck, qui joue avec deux expressions faciales, pas une de plus — mais il les distribue à bon escient. Quant à Rosamund Pike, elle est tout simplement parfaite en petite amie modèle, épouse idéale, amoureuse de charme, intelligente à n’en plus pouvoir et tueuse pathologique. Voir la bande -annonce.
Mais alors, que peut-on bien reprocher au film et au roman ?
L’un et l’autre sont coupables de masculinisme.
Ne riez pas : j’ai appris un mot. C’était comme Monsieur Jourdain et la prose : je faisais sans doute du masculinisme sans le savoir.
Qu’est-ce que le masculinisme ? C’est « une tendance politico sociale qui voit un complot féministe partout, et qui a pour but de revenir au Moyen Age, du moins en ce qui concerne les droits des femmes. Mais, il s’agit aussi d’un retour au Moyen Age en ce qui concerne les droits des enfants. »
Tel que.
Application à Gone Girl.
« La première heure est plutôt plaisante, pleine de suspense et de rebondissements. La deuxième est un cauchemar total : l’intrigue vire à l’illustration parfaite des thèses masculinistes et laisse un goût amer de vomi en sortant. »
Rien que ça.
Et pourquoi diable ?
Parce que l’héroïne est méchante, figurez-vous (je ne dévoile rien du film en vous disant cela : courez-y quand même, le diable et le plaisir sont dans les détails).
Que doit donc enseigner une fiction pour Osez le féminisme ? « On est bien loin d’un portrait de femme forte, héroïque dans l’adversité, modèle à suivre pour les spectatrices », car « Amy incarne le cliché patriarcal de la perversion féminine idéale, qui utilise la violence psychologique, soi-disant arme favorite des femmes, pour humilier et blesser son mari. » Le film en fait ne ferait que « déculpabiliser et encourager la violence masculine… Les comportements adultères de Nick auprès d’une étudiante sont vite oubliés » (j’ai corrigé une faute d’orthographe au passage, on peut être féministe et ne pas tout maîtriser, après tout, elles ne s’y sont mises qu’à deux pour écrire cette belle analyse).
Le problème que se pose un écrivain ou un metteur en scène, c’est essentiellement de construire une belle histoire, avec des personnages forts. Hommes ou femmes, les méchants sont de toute évidence les personnages forts par excellence — sans doute parce qu’ils vivent au gré de leurs passions (vives) ou de leur intelligence (féroce). Grand amateur de Dumas que je suis, je sais que les Trois mousquetaires fonctionnent sur Milady bien plus que sur l’un des quatre protagonistes présumés principaux. La grande idée de Dumas, c’est d’avoir allié le physique sublime, les qualités intellectuelles et l’instinct meurtrier sous une même enveloppe.Gillian Flynn suit le même patron.
Comme diraient les Américains, le héros — « messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes » — est trop souvent « Mister Nice Guy » : le lecteur, le spectateur, attendent avec intérêt le vrai méchant qui mettra du sel dans l’histoire lisse d’un héros parfait. D’ailleurs, nombre d’histoires mettent en scène un héros ambigu, bien plus intéressant qu’une façade parfaite (il faut être Capra pour parvenir à faire un chef d’œuvre — Mr Smith goes to Washington — avec un vieux boy-scout). Les « héros » de la Horde sauvage, cet sommet du western crépusculaire, sont tout ce que l’on voudra sauf des enfants de chœur.
Quant aux femmes… Dans les Trois mousquetaires, il y en a deux : Milady, et cette courge de Constance Bonacieux, dont la mort n’est jamais bien parvenue à m’émouvoir, même à ma première lecture, vers 7-8 ans. Sûr que je devais déjà être un salaud de masculiniste.
Comment peut-on être idiote au point de désirer que, en défense du féminisme, les héroïnes soient exemplaires ? L’exemplarité ne paie pas, en littérature. « En plus de réutiliser la rhétorique essentialiste éculée de la femme perverse, cliché ô combien populaire dans la littérature, les arts et le cinéma, ce film a des effets absolument dévastateurs en défendant des points de vue masculinistes. » Mais pauvres crétines que vous êtes, la rhétorique consiste justement à utiliser ce qui marche, que ce soit dans l’inventio, ladispositio ou l’elocutio, pour reprendre les trois aspects des normes classiques. Ah, mais c’est que « quand on sait l’impact que les médias et le cinéma ont sur les mentalités, il est extrêmement dommageable d’une part, de mettre en exergue une violence féminine qui est un phénomène totalement minoritaire et, d’autre part, de banaliser et justifier ainsi la violence masculine en provoquant l’empathie et l’adhésion du spectateur. »
Un film « féministe » sera donc nunuche ou ne sera pas. Etonnante idée. Je me souviens de raisonnements du même ordre lorsque Barry Levinson avait réalisé Disclosure (Harcèlement, 1994) où Demi Moore poursuivait Michael Douglas de ses assiduités et, pour se venger de ses refus, l’accusait de harcèlement. Sans doute le harcèlement en entreprise (et ailleurs) est-il le plus souvent le fait des mâles : mais pour construire un film qui fonctionne, il valait mieux, et de très loin, inverser les situations.
Quant à ceux qui croiraient que la fiction est de la réalité, il n’y en a pas tant que ça — et ils ne vont pas voir Gone Girl, ils se contentent de jouer à leurs jeux vidéos ordinaires.
Lorsque j’ai publié la Société pornographique, j’ai expliqué que les films pornos réduisaient certes la femme à trois trous, mais réduisaient conjointement les hommes à leur cheville ouvrière, et que c’était cette économie réductrice qu’il fallait dénoncer, voire interdire. Je ne connais pas une œuvre majeure, écrite par un homme ou une femme, qui ne subvertisse peu ou prou la distribution du Bien et du Mal : l’efficacité et la mimesis résident justement dans l’ambiguïté. Si Phèdre était juste une grosse salope de MILF excitée par son beau-fils pédé (si ! Chez les Grecs, au moins), cela ferait longtemps que l’on ne parlerait plus de Racine. La pièce ne fonctionne que parce que l’on plaint l’héroïne, qui se livre pourtant à un mic-mac peu reluisant. Ce qui fait d’Emma un personnage fort, c’est qu’elle est loin d’être aussi bête que ce que l’on croit quand on n’a pas lu Flaubert depuis longtemps — bien moins bête, au sens plein que le Patron donnait au terme, que cette crapule de Homais, par exemple. Et que son mari, parallèlement, pour imbécile qu’il soit, est littérairement sauvé par l’amour débordant qu’il porte à sa femme — voir sa mort, où Flaubert a glissé au fond tout ce qu’il avait en lui de romantisme refoulé.
Mais je vois bien que je gaspille ma salive en vain. Osez le féminisme en sait plus long que moi sur le sujet. Tant pis. Les connes ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Elles devraient se méfier : à tenir des discours maximalistes, on finit par se faire haïr — et pas seulement d’Eric Zemmour.
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