Baudelaire aimait, à propos de la poésie en général et du sonnet en particulier, parler de la « jouissance éternelle de la contrainte ». Cette définition aurait très bien pu convenir à l’orthographe et à la grammaire. Domaine de la règle par excellence, de la plus logique à la plus abstruse, l’orthographe est une passion bien française, comme les fromages, les révolutions, les romans d’analyse et les femmes aux chignons couleur de sous-bois.
On se souvient de Vaugelas, qui tenta la première grammaire raisonnée en 1647 avec Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Dans une France où tout était fantasque et léger, violent et incertain, dans cette France de la Fronde et des charges de cavalerie de l’aristocratie contre les mousquetaires du Roi dans le faubourg Saint-Antoine, Vaugelas annonçait le siècle de Louis XIV, le souci de la cohérence et de l’ordre, cet autre nom de la grandeur.
[access capability= »lire_inedits »]Seulement voilà, pour les bien-pensants de toutes les époques qui confondent le n’importe quoi avec la liberté, Vaugelas a chargé l’orthographe d’un péché originel. On lui reprocha notamment d’avoir fixé des règles à partir de ce qui était l’usage à la Cour et chez les Grands. Autrement dit, déjà, de petits François de Closets du XVIIe siècle, comme Ménage, jouaient la surenchère démagogique et estimaient que ces règles étaient bien compliquées, bridaient la créativité et rejetaient dans les ténèbres extérieures les auteurs du passé. Le « bon usage » de Vaugelas fut donc, dès son origine, considéré comme réactionnaire. Quelques exceptions notables, quelques intelligences un peu plus dialectiques que les autres comprirent assez vite que ce « bon usage », s’imposant à tous et vraiment à tous, du haut en bas de l’échelle sociale, était au contraire un facteur d’égalité. Ainsi, en pleine monarchie absolue, Molière écrit-il, dans Les Femmes savantes :
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois
Et les fait, la main haute, obéir à ses lois.
Évidemment, tout le monde n’étant pas Molière, l’orthographe fut régulièrement l’objet d’attaques plus ou moins violentes des idiots utiles des fausses émancipations. Roland Barthes, qui écrivit des choses si intelligentes sur Racine, Michelet ou lui-même, proféra néanmoins la plus grosse des bêtises à propos des règles linguistiques en déclarant, dans une célèbre leçon inaugurale au Collège de France : « La langue est fasciste. »
Personne, dans la furie délirante des soixante-huitards, n’a relevé que le fascisme consistait plutôt à empêcher le peuple de s’approprier ce bien commun, ce fameux « bon usage » qui permet de parler d’égal à égal avec le puissant, le bourgeois, le riche. Cette horreur orthographique n’a cessé de grandir, sous les coups conjugués du pédagogisme et de la technologie.
Le pédagogisme ? Que penser de cet inspecteur général, auteur de cette citation célèbre chez les professeurs de lettres : « Il faut déscolariser l’enseignement du français. » Ce qui a abouti à donner aux apprentis-stagiaires soumis au décervelage des IUFM ce genre de consigne : une phrase est dictée à toute la classe, l’enseignant écrit sur le tableau « toutes les graphies différentes » afin que la classe « négocie oralement pour déterminer la graphie à retenir ». Et s’il arrive qu’une mauvaise graphie soit choisie, il faut alors « réprimer son adultité spontanée et ne pas corriger », puis proposer dans la semaine « une phrase dans laquelle il s’agit d’analyser la graphie exacte », les élèves − pardon les apprenants − allant d’eux-mêmes recréer la règle par opération du Saint-Esprit ou, plus sûrement, par ce génie propre à l’enfance, cette enfance pré-freudienne, vêtue de probité candide et de lin blanc, comme chacun sait. On peut imaginer la boucherie à laquelle la jeune certifiée de Perpignan, nommée pour son premier poste dans l’académie de Créteil, sur un établissement en ZEP, est envoyée quand elle va « négocier la graphie » avec des élèves de 3e pleins de sève et de colère informulée (et pour cause…) devant une école qui les prend pour des abrutis tout en leur faisant croire qu’ils sont « au centre du système ».
La technologie, maintenant : chat et SMS ont défiguré la langue, désossé la syntaxe, réduit à néant l’orthographe et le champ lexical. C’est, à proprement parler, le projet de Novlangue de 1984 : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer », déclare Syme à Winston Smith.
Evidemment, la différence avec la France des années 2010, c’est que l’enfant des beaux quartiers, lui, aura malgré tout à disposition une bibliothèque à la maison et une grand-mère ou une cousine qui surveilleront de manière non négociée la graphie des cartes postales ou des bons vœux.
Pour l’autre, le « jeune » des « quartiers sensibles », il pourra toujours lire le dictionnaire Français-Céfran concocté il y a quelques années par des « profs sympas » puisqu’il est désormais, à cause de la haine libérale-libertaire de toutes les règles, exilé dans sa propre langue.
Grévisse, reviens, ils sont devenus fous ![/access]
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