Quoi qu’il en soit, peut-être vaudrait-il mieux, pour les Russes, qu’ils choisissent clairement le camp occidental. Après tout, depuis 1989, tous les véritables démocrates russes étaient pro-occidentaux. Or, on a l’impression que Poutine ne veut pas choisir du tout.
La formule que j’emploie au sujet de Pobedonostsev est, je crois, éclairante : comme lui, Poutine est un anti-occidental occidentalisé, un occidentaliseur anti-occidentaliste, un slave anti-slavophile, un clérical anti-ecclésial, un nationaliste anti-national. Il est dans la contradiction perpétuelle. L’Europe ne l’intéresse pas. Il entend posséder les attributs de la puissance de l’Occident, mais sans faire siennes les valeurs qui vont avec.
Quel rôle l’Eglise orthodoxe peut-elle jouer dans la Russie d’aujourd’hui ?
Aujourd’hui, la confusion est de mise dans tous les domaines en Russie, y compris dans les liens entre le religieux et le politique. De plus, une société ne dispose pas de dix mille personnes capables de produire du sens. Reste que l’Eglise est le seul référent moral dans une société immorale. C’est le monde d’avant. Et elle-même sort d’un enfer. Elle a donné plus de martyrs en vingt ans que toutes les chrétientés réunies en vingt siècles. Mais elle n’a ni le talent, ni les moyens de jouer le rôle politique auquel on voudrait l’assigner. Et c’est tant mieux.
Une séparation entre l’Eglise et l’Etat telle que l’évoque parfois Vladimir Poutine est-elle envisageable ?
L’expérience que l’Eglise russe pourrait faire d’une liberté gagnée sur ses peurs, ses traumatismes et ses habitudes historiques est une très grande nécessité pour la Russie et l’ensemble de l’orthodoxie. N’oubliez pas que le Patriarcat de Moscou représente la moitié du monde orthodoxe. Cet enjeu colossal est perçu comme tel par Benoît XVI pour l’avenir du christianisme dans son ensemble, et donc du monde.
Plus d’un millénaire après la rupture, la confrontation est-elle toujours d’actualité entre Byzance et Rome ? Et est-elle de nature théologique ou plutôt politique ?
Aux yeux des Occidentaux, les Orientaux sont incapables de produire de l’Histoire, de s’engager socialement, de changer le monde. Dans la vision orientale, les chrétiens d’Occident ne se déploient que trop sous le signe de l’action, leur activisme vise à masquer leur manque de certitude et leur messianisme a préparé la sécularisation. Non pas faire les choses pour Dieu mais de faire les choses de Dieu, refuser les systèmes scolastiques et les fausses assurances logiques de la théologie naturelle : c’est ce qu’entend Dostoïevski lorsqu’il affirme que, entre la vérité et le Christ, il choisirait le Christ. Résultat, on sent toujours en Russie la pulsion d’une humanité historique qui se sait des racines, qui a envie de vivre, et qui rêve encore du ciel. On y redécouvre, ici et là, en dépit de la victoire apparente de la laideur ambiante, une humanité qu’on ne peut pas acheter, céder ou vendre. Une humanité qui prouve que l’on peut avoir traversé l’enfer et rester déraisonnable. Une humanité qui nous répète, avec Aliocha Karamazov, que « dans l’éternité nous rirons beaucoup ».
Propos recueillis par Elisabeth Lévy
Photographie de une : Moscou, 2007, par Panoramas, flickr.
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