Voulez-vous parler de la liturgie totalitaire ?
Le corps incorruptible des saints, c’est Lénine embaumé ; les représentations du jeune Lénine renvoient à l’enfant Jésus. Le programme est réalisé par Lounatcharsky et le mouvement des « constructeurs de Dieu ». La révolution est là pour construire Dieu, un Dieu nouveau qui est l’homme divinisé. Mais cette religion nouvelle est une praxis, comme l’ancienne. Aussi emprunte-t-elle forcément aux formes existantes. Cette pseudomorphose, donc, explique le trouble russe actuel et elle explique l’exploitation que peuvent en faire certains russophobes qui ont fini par se découvrir comme tels, généralement après avoir été antitotalitaires.
Il n’en est pas moins vrai que l’Eglise orthodoxe n’a pas toujours été une force de liberté – c’est un euphémisme.
Il existe une opposition très claire entre la religion du peuple et la religion de l’Etat. La « sainte Russie » a d’abord été un slogan anti-tsariste qui visait à dénoncer les abus du pouvoir central : c’est un ensemble valeurs, ce n’est pas l’empire. Très rapidement, les figures de la sainteté russe vont se réfugier dans le peuple souffrant. Le saint ne réside pas dans le monarque triomphant mais dans le peuple souffrant. Le yourodivi, celui qui conteste les puissants, celui qui se moque des piétés affichées, celui qui a l’air dément et qui l’est peut-être incarne la forme absolue de la sainteté. Au moment où l’Occident enferme les fous, le monde russe les sacralise, les place au cœur de la Cité. Il y a dans l’orthodoxie un génie de résistance. Mais elle a pu aussi être brutalement asservie à la politique impériale, à la défense de l’autocratie. De ce point de vue, la figure de Pobedonostsev, le ministre des Cultes qui a été le mentor des deux derniers tsars, représente l’Etat, la censure, la surveillance : pour lui, l’orthodoxie n’est qu’un moyen d’ordre.
Une vision maurassienne de la religion, en somme.
Maurrassienne, et surtout poutinienne. Le trouble que suscite le régime actuel vient de la facilité avec laquelle l’Etat russe continue à mélanger les ordres politique et religieux. Mais ce sont les idées venues d’Occident, et la manière dont les Russes compliquent ce mélange, qui provoquent les apocalypses récurrentes dans leur histoire. De Ivan le Terrible à Pierre le Grand et au nihilisme, on assiste ainsi à ce chassé-croisé permanent : n’oubliez pas que ce sont les Russes qui inventent, au XIXe siècle, le terrorisme aveugle, l’attentat-suicide comme formes de la modernité politique ! Par ailleurs, et pour revenir à l’essentiel, la Russie ajoute indiscutablement au génie de l’Europe, mais elle garde sa racine byzantine, orthodoxe, qui la rend étrangère à cette fracture centrale qu’est, dans l’histoire de l’Occident, la rupture entre le catholicisme et la Réforme.
Cette thèse est celle du courant slavophile dont les héritiers se retrouvent aujourd’hui du côté des nationalistes.
La thèse des slavophiles est que le christianisme à l’état brut réside dans l’orthodoxie et que le christianisme occidental représente une déviation. La raison en est que le maître-mot de l’orthodoxie, c’est la communion, un idéal dont le sens leur apparaît détourné en Occident. Pour les théologiens orthodoxes et, ensuite, pour Dostoïevski, le catholicisme a substitué à la communion un principe pyramidal, hiérarchique. La vérité devient extérieure, puisqu’elle dépend du pape. Quant au protestantisme, il instaure une vérité subjective, chacun étant en quelque sorte son propre pape. Résultat, les premiers slavophiles voient l’Occident se dessécher, perdre le « sens du sens » et se partager entre le socialisme qui aboutit à la perte de la liberté et le libéralisme qui aboutit à la perte de la solidarité.
On peut donc se demander par quelle perversion les Russes ont successivement embrassé ces deux doctrines avec plus de frénésie que n’importe quel peuple.
La seule voix qui se soit élevée contre le passage redoutable du communisme à un libéralisme anarchique est celle de Soljenitsyne qui pense que la Russie doit chercher sa voie propre en puisant dans sa tradition qui est aussi démocratique, au sens de la démocratie ancienne. Il en appelle à des Etats généraux et à un rapport à la consommation fondé sur l’autolimitation. Largement inspiré de l’héritage orthodoxe, ce programme a été repris par l’Eglise qui s’oppose à la fois au communisme et au libéralisme en tentant d’ébaucher une doctrine sociale.
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