Notre chroniqueur devrait avoir honte. Il a reçu à la fin de l’automne dernier la remarquable étude historique de Michel De Jaeghere sur les origines de la démocratie européenne, et sous prétexte d’actualité chargée, invoquant pour excuser sa faute la parution de son propre livre, la Fabrique du crétin, il a omis d’en rendre compte — une erreur qu’il répare heureusement aujourd’hui.
De Michel De Jaeghere, vous avez lu, bien sûr, Les Derniers jours, racontant en détail la fin de l’empire romain d’Occident — et, en filigrane, notre propre destruction. Le Cabinet des antiques (un titre emprunté à un roman de Balzac, et qui se charge ici d’un sens très différent) narre par le menu, avec une érudition remarquable pleine de détails inconnus et d’anecdotes passionnantes, la façon dont nous avons construit dans notre psyché européenne la notion de démocratie. Les références fort diverses, parfois opposées, qui ont nourri cette grande idée aujourd’hui mise à mal permettent de comprendre quelles forces antagonistes sont à l’œuvre à l’intérieur même de la notion.
Les étudiants de philosophie — et, en théorie, ceux de vos enfants qui viennent de passer l’épreuve au Bac — apprennent que ce qui pose problème dans toute notion, c’est l’article qui la définit. « La » démocratie — quelle impertinence, dirait De Jaeghere. La démocratie est plurielle, contradictoire ou au moins dialectique.
Par exemple, elle n’est pas seulement héritage athénien. Les révolutionnaires de 1789 avaient bien plus de respect pour Sparte que pour Athènes. Et quand on lit le détail de l’analyse, on cesse de s’étonner que Robespierre (ou David en peinture, avec son Léonidas aux Thermopyles) ait préféré la patrie de Lycurgue à celle de Périclès. Les armées de Valmy résistèrent aux Prussiens sur le modèle des Spartiates résistant aux Perses ; et ce même modèle a alimenté le sacrifice des 189 Américains retranchés dans Alamo face aux 1600 Mexicains du général Santa Anna, il a donné à 170 soldats anglais le courage de combattre trois à quatre mille Zoulous à Rorke’s Drift. L’Histoire passée alimente le présent et le futur — et ne plus l’enseigner est un crime prémédité — afin de nous faire accepter tous nos renoncements face aux barbares. Y compris le fait que nous ne leur enseignions plus le français.
A lire aussi : De la démocratie et autres fariboles
Allez donc vous étonner que le petit village de Saint-Marcellin, dans le Dauphiné, que vous connaissez par le joli fromage homonyme, se soit brièvement rebaptisé « Thermopyles », en 1793…
Cette incertitude entre Sparte et Athènes est levée à la Restauration. Désormais, la démocratie est associée à Périclès, et Renan peut rédiger sa « Prière sur l’Acropole » pour rattacher le « Cimmérien » qu’il est à la généalogie athénienne et donner des fondations classiques à la Troisième République. Athènes oui, Sparte non.
La notion est-elle détachable de son contexte ? Les escrocs qui nous gouvernent (ou aspirent à nous gouverner) oscillent au gré de leurs besoins entre l’abstraction pure — « la » démocratie, « la » liberté, « le » droit, disent-ils chaque fois qu’ils violent l’un ou l’autre — et les considérations historiques, les amenant à proclamer « qu’on ne peut pas comparer des situations dissemblables ».
C’est bien pratique, de passer sans cesse de la transcendance à la réalité la plus prosaïque. Cela permet d’enfumer le peuple.
La notion n’est pas seulement historicisée par De Jaeghere : elle est aussi imprégnée de géographie. « De la démocratie en Amérique », écrit Tocqueville — une précision que l’on oublie volontiers, prenant désormais les Etats-Unis pour le modèle démocratique indépassable, celui qui marque « la fin de l’Histoire » : qu’en pensent les Serbes, les Irakiens, et les femmes du Missouri qui vont devoir faire quelques milliers de kilomètres pour se faire avorter ? Qu’en pensent nos tribunaux européens, sommés de se plier au droit américain, dotée d’extra-territorialité, sous peine de sanctions extravagantes ? Il fut dans le passé des dictatures moins sévères que la bonhomie US…
Cela ne signifie pas qu’il faut en rester à la révérence stérilisante vis-à-vis des Anciens. Plutarque ou Thucydide ont des choses à nous apprendre, mais savoir lire signifie aussi savoir adapter. En pratique, il est nécessaire, nous dit De Jaeghere, de connaître les mythes afin de renseigner l’Histoire. On en revient à la formule de Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants », nous nous alimentons (parfois même sans nous en douter) à ce qui fut pour construire ce qui est — ou sera.
A lire aussi : Crise de la démocratie ou faillite de nos représentants?
De ce point de vue, le livre incite à une riche réflexion sur… le présent. Notre démocratie n’est pas celle de la Chine, pas celle des Etats-Unis. Et c’est un leurre que d’utiliser le singulier de cet article défini pour désigner une réalité protéiforme. Nous le voyons bien aujourd’hui, où pratiquement Macron a décrété les 2/3 du pays — qui ont voté LFI ou RN — incompatibles avec la démocratie. Mitterrand en 1983 s’était assis sur ses électeurs, Chirac en 2005 s’est vautré sur ceux qui n’approuvaient pas Maastricht, Macron se fiche pas mal de ceux qui n’ont pas voté pour lui ou ses amis. Il a de la démocratie une idée relative…
Quant à Ursula von der Leyen, qui n’a été élue par personne, son rapport à la démocratie est des plus ténus. Elle n’en est pas moins péremptoire.
Ce Cabinet des antiques fournit en résumé une foule d’exemples précisément analysés qui non seulement vous permettront de briller en société, mais vous permettront d’affiner votre pensée — dont je ne doute pas qu’elle soit déjà aiguisée, comme vont le prouver les multiples commentaires qui enrichiront cette analyse.
Le Cabinet des antiques: Les origines de la démocratie contemporaine
Price: 21,00 €
18 used & new available from 11,55 €
Les derniers jours : La fin de l'empire romain d'Occident
Price: 86,00 €
11 used & new available from 25,48 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !