Les promeneurs qui longent la Seine à la hauteur du quai Saint-Bernard et du pont de Sully découvrent une vision insolite depuis quelques semaines : une majestueuse locomotive 230 G 353 sur le parvis de l’Institut du Monde arabe, massive, rutilante. C’est ainsi que s’affiche, jusqu’au 31 août, l’exposition intitulée Il était une fois l’Orient Express [1. IMA, 1, rue des Fossés-St-Bernard, 75005 Paris. Du mardi au jeudi, 9h30-19h. Vendredi nocturne. Tarif : 10€5. Informations : 01 40 51 38 38.].
En effet, cette locomotive à vapeur figure dans Le Crime de l’Orient Express, le film de Sydney Lumet tiré du roman d’Agatha Christie. Sa présence imposante donne le ton de l’exposition, qui commence sur l’esplanade de l’IMA par la visite de trois anciennes voitures (dont une de la Flèche d’Or). Dans les locaux de l’IMA, la visite se poursuit avec des compartiments reconstitués, et des objets présentés dans des vitrines en forme de hautes malles élégantes, des photos, des cartes, et des vidéos, relatent de façon vivante et pédagogique cette épopée européenne qui a accompagné la révolution industrielle.
Car l’Orient Express, qui circula pendant un siècle entre Paris et Constantinople avant de connaître bien des prolongements, fut un train de légende. Entre 1883 et 1977, ses voitures bleu sombre portant le célèbre monogramme aux deux lions en cuivre ont transporté des rois et des artistes, des hommes d’affaires, des espions et des aventuriers dans une Europe où les empires s’écroulaient. Les fantômes qui le hantent, de Mata Hari à Lawrence d’Arabie, de Marlène Dietrich à Léon Tolstoï, du roi Ferdinand de Bulgarie au roi des Belges — Diaghilev et les Ballets russes étant des habitués — ont laissé une empreinte indélébile dans nos mémoires. Les écrivains l’ont décrit (Hemingway, Joseph Kessel, Graham Greene, Agatha Christie…), les poètes l’ont chanté (Apollinaire, Valéry Larbaud…), et des réalisateurs y ont tourné des films inoubliables — notamment un James Bond, avec Bons Baisers de Russie de Terence Young (1963) et Une Femme disparaît (The Lady Vanishes), d’Alfred Hitchcok (1938).
Fils d’un banquier belge, Georges Nagelmackers découvre en 1868 l’Amérique en voiture Pullman et il se met en tête de réaliser un train de luxe ralliant Paris à Constantinople (future Istanbul). « Le miracle était à l’intérieur, dans cette boite close, vernie et capitonnée, » écrit Joseph Kessel (Wagon-Lit, 1932). Cloisons en teck, fleurs en marqueterie, déesses couronnées imaginées par Lalique, laque, cuir, velours des sièges, loquets en cuivre, épais tapis, harmonie des couleurs, éclairage, chauffage par le sol, aération, le luxe est de rigueur. Chaque compartiment dispose d’un cabinet de toilette avec eau courante. Le lit est déplié le soir par le personnel, le matin le petit-déjeuner est servi dans le compartiment. Les autres repas sont pris au wagon-restaurant, où officie un chef de cuisine réputé. Tempête, avalanche, attaques de brigands, de jour comme de nuit, rien ne prend le personnel au dépourvu.
Si Léopold II de Belgique fait preuve d’enthousiasme, il faudra de longues négociations pour que l’express puisse traverser l’empire de Guillaume II, puis l’Autriche-Hongrie et l’Europe centrale, avec les Balkans qui cherchent à se dégager du joug ottoman. Outre les difficultés diplomatiques, les obstacles techniques sont de taille, parmi lesquels l’harmonie des réseaux et des signalisations, et la nécessité d’assurer l’approvisionnement en charbon, en eau, en vivres.
Le 4 octobre 1883, quand l’Orient Express s’ébranle en gare de l’Est (alors nommée gare de Strasbourg), c’est le premier train international dont les voyageurs vont franchir les frontières d’une dizaine de pays sans avoir à prendre de correspondance. Les paysages défilent, et on ne descend de son wagon qu’à l’arrivée. « On glissait à travers des prairies où des bergers,/ Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,/ Etaient vêtus de peaux de moutons crues et sales… » s’émerveille Valéry Larbaud, le poète dandy (1913). Le contrôle des papiers et des passagers est réduit au minimum. A l’époque des traversées transatlantiques, la bonne société parisienne et cosmopolite, nourrie d’orientalisme, rêve de découvrir les rives du Bosphore et les pyramides d’Egypte. Georges Nagelmackers va lui ouvrir les portes de l’Europe, puis celles de l’Asie et de l’Afrique, sans oublier de construire des palaces pour accueillir les visiteurs aux principales étapes (André Malraux a écrit La Condition humaine au Grand-Hôtel des Wagons-lits de Pékin,1933).
Quand le dernier tronçon est achevé en 1889, le trajet Paris-Constantinople, 3186 km, ne prend que 67h35, un record. Le train roule en moyenne à 70 km/h. Une vingtaine de locomotives se relaient sur le trajet. Quelques décennies plus tard, il ne faudra plus que trois jours. A partir de 1918, l’ouverture du tunnel du Simplon entre la Suisse et l’Italie permet de gagner du temps. L’Orient Express connaît son apogée dans les années trente avec différentes lignes qui se développent, desservant toutes les grandes capitales européennes jusqu’à Moscou.
Dès la fin du XIXe siècle, le Taurus Express relie la Méditerranée à l’Océan indien. Les voyageurs européens descendent à Sirkeci, prennent un ferry et montent en gare d’Haydarpasa dans le Taurus-Express. A Eskisehir, une partie va à Ankara l’autre à Alep. En 1930-31, le trajet s’allonge jusqu’au Liban avec Tripoli et Beyrouth, puis Damas, siège du pouvoir ottoman de la région Syrie-Palestine, allant jusqu’à Bassorah sur le golfe Persique (une liaison automobile conduit à Téhéran). Les voies ferrées desserviront ensuite les gares de Haifa, de Tel Aviv (dont les bâtiments ont été joliment restaurés), et du Caire.
Si le train bleu de la Compagnie Internationale des wagons lits créée par Nagelmackers ne pouvait s’accommoder d’une Europe en guerre, il est aussi associé aux heures les plus tragiques de notre histoire. C’est dans le wagon-restaurant 2419 D que Hitler recevra la capitulation de la France en juin 1940, assis à la place même que Foch occupait le 11 novembre 1918, quand les Allemands avaient signé l’armistice qui mettait fin à la Première Guerre mondiale. Ce wagon n’existe plus : emporté à Berlin comme trophée, il fut incendiés sur ordre des SS en 1945.
* Photo: MARY EVANS/SIPA. 51259521_000001
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