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Ordalie médiatique: «l’affaire Depardieu» et les leçons de l’histoire

Ary Abittan, Kevin Spacey et « Fatty Arbuckle » innocentés


Ordalie médiatique: «l’affaire Depardieu» et les leçons de l’histoire
L'acteur américain Kevin Spacey s'exprime devant les journalistes après avoir été reconnu non coupable d'agressions sexuelles par le tribunal, Londres, 26 juillet 2023 © Alberto Pezzali/AP/SIPA

Si la présomption d’innocence a été bafouée de manière si choquante dans ce qu’il est convenu désormais d’appeler « l’affaire Depardieu », cela n’a rien de nouveau dès qu’il s’agit des mœurs sexuelles. Depuis au moins cent ans, cas après cas, l’histoire montre que, dans ce domaine, les jugements hâtifs se révèlent trop souvent catastrophiques. Non seulement pour les accusés, mais pour la notion de Justice elle-même.


Au début du Moyen Âge, on imposait à ceux qui étaient suspectés d’avoir commis tel ou tel crime de subir une épreuve physique très douloureuse, voire potentiellement mortelle : si l’accusé arrivait à survivre à l’ordalie, c’est que Dieu reconnaissait son innocence. Notre société a-t-elle beaucoup progressé depuis, au moins concernant les affaires d’agression sexuelle et de viol ? Les accusés sont soumis à de très rudes épreuves – perte de leur emploi, de leur bonne réputation, de leur statut social, de leurs revenus – dès avant le début d’un éventuel procès et – quel que soit le verdict de la justice – le retour à la normale, à la vie d’avant, est impossible.

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Considérons quelques cas historiques qui, loin de suggérer que tous les accusés sont innocents, devraient au moins inciter les contempteurs de la présomption d’innocence à plus de prudence.

Des châteaux de cartes qui s’effondrent

Passons rapidement sur le cas le plus récent, en l’occurrence français, puisqu’il a déjà fait l’objet d’un excellent article dans ces colonnes par Bernard Bernard. Il s’agit de l’acteur et humoriste Ary Abittan qui, en novembre 2022, a été mis en examen après avoir été accusée de viol par une femme de 23 ans. La durée de l’ordalie a été plutôt courte, car neuf mois plus tard, en juillet 2023, les magistrats ont déclaré l’accusation non probante et l’instruction close. La descente en enfer de l’acteur américain Kevin Spacey, a été beaucoup plus longue et sans aucun doute encore plus douloureuse. Son cas montre que les procès médiatiques ne sont pas réservés aux seuls hétérosexuels. Reconnu comme un des grands comédiens de notre époque, Spacey est la vedette de nombreux films et, à partir de 2013, de la série télé, House of Cards, sur Netflix. Il était toujours resté très discret sur son homosexualité, mais son orientation sexuelle constituait un secret de polichinelle. Or, en octobre 2017, il est accusé par Anthony Rapp, un acteur de 12 ans son cadet, de lui avoir fait des avances sexuelles en 1986, quand ce dernier avait 14 ans. Presque trois ans plus tard, en septembre 2020, M. Rapp finira par intenter un procès à Spacey, selon les termes d’une loi sur la protection de l’enfance, et lui réclamera des dommages et intérêts s’élevant à 40 millions de dollars. Dans la foulée de cette première dénonciation en 2017, 15 autres personnes font des accusations similaires. Spacey est immédiatement exclu de House of Cards par la compagnie de production qui s’apprête à tourner la sixième saison, ainsi que d’autres projets en cours. Un film sur l’écrivain Gore Vidal, dont le tournage est terminé et qui devait être diffusé par Netflix, est tout simplement laissé en suspens. Spacey est rejeté par son agent et blackboulé par le milieu des maisons de production. Des récompenses professionnelles, qui étaient dans les tuyaux, sont annulées. En décembre 2018, il est mis en accusation par un des 15 dénonciateurs qui prétend avoir été agressé par lui en 2016, alors qu’il était âgé de 18 ans. En 2019, le parquet a mis fin à cette instruction, faute de preuves. En octobre 2022, Anthony Rapp a été débouté par un jury. En même temps, au Royaume Uni, en mai de cette année, Spacey est mis en accusation pour agression sexuelle contre trois hommes, entre 2005 et 2013. Enfin, en juillet 2023, un tribunal britannique reconnait son innocence dans tous les chefs d’inculpation. Pour l’acteur, un calvaire de six ans prend fin, mais reprendre sa carrière est tout sauf facile. D’ailleurs, la compagnie de production de House of Cards lui a réclamé 31 millions de dollars pour avoir prétendument enfreint leur code sur le harcèlement sexuel ! On peut survivre à une ordalie, mais cette forme de torture laisse des traces indélébiles.

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Plus le mensonge est gros…

Si on remonte plus loin dans le passé, on trouve d’autres exemples de ces procès médiatiques. Il y en a un qui est comme l’archétype des autres cas qui ont suivi. Roscoe Arbuckle, connu par le surnom « Fatty Arbuckle » car il présentait un certain embonpoint, était une des gloires du cinéma muet comique américain. À l’époque, il était l’égal de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, qui ont été parmi les rares à le défendre en public après le début de sa descente en enfer. En septembre 1921, Arbuckle est arrêté et mis en prison, sans possibilité de mise en liberté sous caution. Il est accusé d’avoir violé et assassiné une actrice, Virginia Rapp, qui était décédée d’une péritonite quelques jours après une fête bien arrosée coorganisée par Arbuckle dans un hôtel à San Francisco…

Scènes extraites des films d’Arbuckle, certaines tournées avec Chaplin et Keaton. L’actrice Louise Brooks faisait l’éloge de la grâce d’Arbuckle en tant que danseur : « Danser avec lui, c’était comme flotter dans les bras d’un immense donut! »

Avant le procès, et en dépit de toute notion d’impartialité, Arbuckle est déchu, victime d’une des meutes médiatiques et moralisatrices les plus virulentes de l’histoire. Le groupe de presse du grand magnat de l’époque, William Randolph Hearst, qui a inspiré le personnage principal de Citizen Kane d’Orson Welles, se déchaîne, portant le sensationnalisme journalistique à une nouvelle hauteur – ou bassesse. Des groupes de pression d’obédiences diverses y voient une opportunité en or pour imposer leur programme puritain. Les plus zélés sont la Lord’s Day Alliance, une organisation chrétienne interconfessionnelle, et la Fédération générale des clubs de femmes, une très puissante organisation féministe. Les attaques contre Arbuckle se nourrissent de toute une série de fantasmes sur Hollywood – présenté évidemment comme le milieu par excellence de la débauche et du vice. On trouve aussi une obsession avec le poids d’Arbuckle (comme avec celui de M. Depardieu), poids qu’il aurait utilisé pour maîtriser ses prétendues victimes (elles se sont multipliées dans l’imagination collective) une fois qu’il les avait mises en position horizontale. Comble de l’absurdité, c’est sa corpulence qui serait responsable de la rupture intrapéritonéale de Melle Rappe.

Un premier procès (car il y en aura trois) a eu lieu entre novembre et décembre 1921. Le jury n’arrive pas à trouver l’unanimité requise, bien qu’il penche vers l’innocence à 10 contre 2.

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Par conséquent, un deuxième procès s’ensuit, en janvier et février 1922. Encore une fois le jury reste divisé, mais cette fois il penche à 10 contre 2 vers la culpabilité. Un troisième procès s’impose et il a lieu entre mars et avril 1922. Cette fois, non seulement le jury est unanime en votant « non coupable », mais – fait exceptionnel – il rédige une déclaration exonérant Arbuckle de tout blâme et proclamant qu’il est lui-même victime d’une injustice flagrante. En dépit de son innocentement, Arbuckle est ruiné financièrement par les trois procès. En dépit de son innocentement, sa carrière est en ruines. Le nouveau Collège des censeurs de la Motion Picture Producers and Distributors of America (aujourd’hui, Motion Pictures Association) lui interdit de jouer au cinéma pour le reste de sa vie. Cette interdiction est assez rapidement levée, mais elle reste opérante en pratique pendant dix ans. Arbuckle renoue avec sa carrière d’acteur peu de temps avant de mourir prématurément, en 1933, à 33 ans, d’une crise cardiaque. Le président du Collège des censeurs, William Harrison Hays, sera responsable du fameux code Hays qui, de 1934 à 1966, a prétendu réguler ce qui pouvait être montré à l’écran dans les salles obscures. Cette grande vague de puritanisme s’est justifiée en partie par la légende de l’amoralité hollywoodienne. Pour promouvoir cette légende, on a exploité le cas de Roscoe Arbuckle, en brisant un homme et sa carrière et en mettant la justice des tribunaux bidons au-dessus de celle de l’État de droit.

Ces trois cas n’ont pas du tout vocation à prouver l’innocence de Gérard Depardieu. C’est à la justice de décider s’il est coupable ou non. Ils démontrent plutôt la nécessité de respecter la présomption d’innocence et le droit de tout être humain à un procès équitable. Si on compare les cas d’Arbuckle et de Depardieu uniquement du point de vue des interventions médiatiques avant tout procès, on remarque que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, peu de choses ont changé. Quand un acteur célèbre est accusé de crimes sexuels, on se hâte de briser sa carrière, de noircir son caractère, d’exploiter sa prétendue délinquance, de honnir le milieu du spectacle dans lequel il évolue, pour faire progresser certains intérêts personnels ou économiques et certaines causes idéologiques. Ce qui a changé, c’est que, aux médias traditionnels s’ajoute la nouvelle délation sur les réseaux sociaux, et que, en plus des puritanismes religieux traditionnel, nous devons faire face aujourd’hui à celui des wokistes de tout poil.

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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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