Propos recueillis par Jacques de Guillebon et Gil Mihaely
Dans un précédent numéro de Causeur, Paul Thibaud estimait que, pour blasphémer, il faut être croyant. Quand Charlie Hebdo caricature le pape ou Jésus, s’agit-il de blasphème ? Et faut-il aller devant les tribunaux ?
Je ne vais pas entrer dans la théologie morale, mais il y a une moralité objective et une moralité subjective. Je n’ai pas la place pour m’étendre sur cette explication, mais, même de la part d’un incroyant, on peut avoir l’intuition qu’il n’y a rien de vraiment indifférent. Cela dit, puisque vous évoquez les tribunaux, et non pas la morale religieuse, il me semble qu’en droit civil, on est attentif à la notion de provocation, d’injure… En France, le droit de la presse est très vigilant pour protéger la liberté d’expression, et les journaux satiriques bénéficient à cet égard d’une jurisprudence fort bienveillante. Cela doit-il constituer un frein pour aller aux tribunaux ? Vous serez d’accord avec moi que, s’il y a une liberté de la presse, il y a aussi une liberté de porter plainte.[access capability= »lire_inedits »]
Quel est votre point de vue sur les chrétiens qui manifestent contre une pièce de théâtre ou un film qui leur déplaît ? Ne devraient-ils pas tendre la joue gauche ?
Je peux évoquer notre expérience face à la sortie du film Da Vinci Code, qui fut une opération commerciale gigantesque et, finalement, une œuvre d’un goût artistique assez faible. Le public ne s’y est pas trompé. Nous avons pris le parti de la gentillesse, de la bonne humeur, voire de l’humour. Résultat : la presse a été unanime à faire les louanges de la communication de l’Opus Dei autour de ce film. Cela étant dit, notre démocratie permet à tout citoyen et à tout groupe de manifester contre quelque chose qui ne plaît pas, dans les limites de l’ordre public. C’est une stratégie comme une autre. Personnellement, dans le cas de créations artistiques, je la trouve peu convaincante. En général, je constate que, lorsque l’art sert de prétexte pour choquer des croyants, le résultat est d’une grande faiblesse : le silence pourrait être une réponse adéquate.
Estimez-vous qu’aujourd’hui, comme on l’entend fréquemment, on peut attaquer le catholicisme bien plus violemment que les autres religions ?
Je le constate. Probablement parce qu’on ne craint pas les réactions des catholiques… Je comprends que certains puissent combattre des idées, y compris des idées religieuses, mais sans appel à la haine ou à des mécanismes totalitaires qui conduisent à exclure l’Église ou les chrétiens du débat public.
GM. Dans une démocratie, tout est théoriquement amendable, y compris le mariage et la place du dimanche comme jour férié. Estimez-vous qu’il y a un noyau dur de valeurs et traditions que la loi de la majorité elle-même ne peut pas modifier ?
Bien sûr. Le mariage est un bon exemple : la majorité élue ne peut pas le changer, et elle n’en a pas le droit, même si elle le fait malgré tout. En même temps, si la République décide de promulguer des lois néfastes, nous le regrettons mais nous les subirons.
Qu’est-ce qui vous choque le plus dans le mariage et l’adoption pour tous ? Après tout, le mariage civil n’est pas, de votre point de vue, un sacrement…
L’un des buts essentiels du mariage, c’est de créer une famille, d’avoir des enfants. Évidemment, il y a une crainte concernant le mariage homosexuel car on a l’impression d’être dans la nouveauté. L’Église est − selon l’expression bien connue − experte en humanité. La famille est un élément structurant fondamental pour la société. On ne prend pas de risque − semble-t-il − avec les OGM… En prendrait-on pour la société ? L’Église n’a pas la vocation de s’occuper uniquement des baptisés et de leur mariage sacramentel, mais elle a une vision universelle, et elle apporte sa contribution au bien commun. Dans ce cadre, le mariage des non-baptisés ne lui est pas indifférent, donc le mariage civil est un sujet majeur. De plus, sans être juriste, d’un simple point de vue conceptuel, réfléchissons un petit peu : le mariage est l’union définitive d’un homme et d’une femme (c’est la définition universelle). Nous, Français, avons la prétention de supprimer cette réalité et d’en créer une autre qui porterait le nom de « mariage »… Je comprends le concept de « supercherie » évoqué par le cardinal Vingt-Trois. Il est effrayant de constater que le législateur aurait le projet d’agir contre l’avis unanime de toutes les grandes religions présentes en France.
GM. Mais cet État devenu neutre, voire hostile, n’oblige-t-il pas les catholiques à se comporter comme une communauté opprimée défendant ses intérêts catégoriels ? Autrement dit, pour défendre des valeurs et des traditions, peut-on se passer d’un rapport de force ?
Je n’ai pas le sentiment qu’on soit arrivé à cette situation. Même il y a trente ans, quand il était question de l’École libre, les chrétiens n’ont pas agi en tant que communauté. Il y a eu une mobilisation forte et une alliance politique non pas parce que les catholiques voulaient protéger leurs écoles, mais par un souci légitime de la liberté d’éducation et au nom de l’intérêt général.
GM. Cela prouve qu’on peut tisser des alliances avec d’autres communautés pour agir politiquement.
Je ne sais pas si cette manière de présenter les choses est conforme à ce que l’Église catholique, comme institution, veut faire aujourd’hui. Le cardinal Vingt-Trois aime dire qu’on est passé du christianisme sociologique d’une majorité à un christianisme de conviction, responsable et personnel. Dans le débat sur le mariage et l’adoption, les évêques ont rencontré les responsables des autres religions, et chacun a agi comme il l’entendait. Je vous fais d’ailleurs remarquer que l’Église a choisi de donner des arguments de bon sens et pas seulement des arguments religieux.
GM. Et la stratégie « Civitas », mélange de militantisme et d’occupation de l’espace médiatique, la rejetez-vous ?
Ce n’est pas mon approche, mais je suis pour la liberté. Nous sommes dans un pays où beaucoup de manières de penser différentes doivent coexister. Mon point de vue est le suivant : l’Église proclame la Vérité, et elle demande à l’État de la respecter sans utiliser la force − censure ou interdiction − contre ceux qui pensent autrement.
GM. La présence croissante de l’islam dans l’espace et le débat public change-t-elle la donne ? Sommes-nous en train de réinterpréter la laïcité ?
La question de l’islam en France n’est pas encore mûre. C’est à l’État de régler les choses, mais l’équilibre est délicat, et la France reste un pays d’équilibres. Changer quelque chose dans un domaine fondamental comme la religion, cela fait peur. Il faut beaucoup de réflexion et de philosophie avant d’agir. Il y a aujourd’hui un consensus important sur les équilibres, même si le pays évolue. Je ne sais dans quelle direction les choses vont aller. Vous savez, l’Église donne aujourd’hui encore des signes magnifiques de vitalité, y compris numériquement. Je pense à la foule immense, en 2008, lors de la messe de Benoît XVI aux Invalides, par exemple. N’enterrons pas les catholiques trop vite.
GM. Sans doute, mais il n’en est pas moins vrai que le regain de religiosité concerne avant tout la communauté musulmane française. D’ailleurs, comprenez-vous ce qui pousse nombre de musulmans à vouloir vivre leur religion de manière plus libre et ostentatoire ?
Nous sommes un pays de liberté où les catholiques ne ressentent pas de problème pour vivre leur religion. Être en faveur de la liberté religieuse, ce n’est pas situer toutes les religions sur le même plan du point de vue de la Vérité, mais affirmer que toute religion dispose d’un droit de pratique en France. Tout le monde s’y retrouve aujourd’hui, selon moi. Et j’ajoute ce que disait Benoît XVI dans son dernier livre d’entretiens [Lumière du monde] : « En ce qui concerne la burqa, je ne vois pas de raison à une interdiction générale. »
JdG. À l’image des musulmans français, les catholiques ne devraient-ils pas jouer davantage sur leur poids pour être entendus ?
C’est là que nous ne sommes pas arrivés à la perfection. Beaucoup de laïcs catholiques qui ont du talent et des responsabilités sociales et politiques n’ont pas le courage d’affirmer leurs opinions. J’ai du mal à comprendre ceux qui font la distinction entre leurs opinions privées et leur action politique. Il faut dépasser cette double personnalité pour que les catholiques adoptent une cohérence complète, qu’ils soient courageux et sachent que leur cohérence plaira. Le virage de Vatican II, notamment avec le décret sur la liberté religieuse, postule que les catholiques doivent forger eux-mêmes leur conscience propre en vue de l’action. C’est ce vers quoi il faut tendre toujours plus, dans le respect du pluralisme.
GM. Justement, Vatican II a aussi lancé un appel universel à la sainteté. Dans le même esprit, l’Opus Dei remet en cause la séparation entre clercs et laïcs. Est-ce justement une nouvelle stratégie pour investir l’espace public et politique ?
Vous parlez de « stratégie », mais ce n’est pas ma vision des choses. Pour moi, Dieu suscite des manières différentes d’être chrétien suivant les temps. L’Opus Dei a, en effet, accompagné Vatican II à travers l’idée qu’on peut être pleinement catholique et pleinement dans le monde, autrement dit vivre sa foi sans se retirer du monde. L’aboutissement d’un itinéraire spirituel ne se trouve pas forcément dans le sacerdoce. Le chrétien baptisé, dans quelque état qu’il soit, peut vivre sa relation avec Dieu en plénitude dans la vie courante. Socialement, cela a un intérêt très grand. Mais cela n’abolit pas du tout la différence entre clerc et laïc. À moins de penser qu’un laïc qui veut vivre sa foi intégralement est un clerc en civil… ce qui n’est pas ma façon de voir !
GM. Un homme politique membre de l’Opus Dei adoptera-t-il des positions différentes des autres ?
Il n’ira pas chercher ses ordres auprès de la hiérarchie catholique, c’est absolument contraire à notre esprit. Il travaillera pour se former une conviction personnelle conforme à sa foi, sans accepter d’être piloté par d’autres personnes. Aujourd’hui, on se heurte à certaines évolutions de la société qui posent des problèmes d’objection de conscience, et il faut savoir naviguer sur mer agitée. Tout n’est pas blanc ou noir. Un homme politique doit avancer comme il peut avec droiture et cohérence. La foi donne des points de repère et fixe des bornes claires. C’est très libérateur.
GM. Concrètement, en tant que responsable de l’Opus Dei en France, quelles sont aujourd’hui vos missions principales ?
L’Opus Dei est une institution qui dispense une formation spirituelle et chrétienne aux laïcs pour leur apprendre à témoigner de leur foi. Dans ce contexte, nous montrons un intérêt très grand pour la famille, l’éducation, la jeunesse et la préparation de l’avenir. En matière éducative, l’attitude de l’Opus Dei est un peu révolutionnaire par rapport à un modèle d’Église dont les écoles émanent des diocèses ou de congrégations religieuses. Nous suggérons, par exemple, que les laïcs chrétiens se responsabilisent eux-mêmes pour créer leurs écoles. Mais c’est compatible avec l’autre modèle, bien sûr : c’est juste une liberté en plus.
GM. On dit souvent que, contrairement au fondateur de l’Opus Dei qui officiait principalement auprès des pauvres et des malades, vous êtes très ancré dans la bourgeoisie. Est-ce vrai ?
Cela dépend. Dans tous les pays où l’Opus Dei agit, vous trouverez des initiatives en faveur des plus pauvres, et cela est vrai pour la France aussi. Mais du point de vue de l’évangélisation, il est normal de s’intéresser à ceux qui peuvent avoir une influence. S’adresser à des intellectuels, à des universitaires qui, par leur métier, ont un rayonnement social important a potentiellement une grande portée, même si chacun est appelé à évangéliser son propre milieu.[/access]
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