Notre chroniqueur, à qui rien de ce qui est cinéma n’est étranger, est allé voir pour nous le film de Christopher Nolan, Oppenheimer. Il en est sorti enthousiaste — sur le fond comme sur la forme.
Le biopic, comme disent les Américains, est un genre fort difficile. Il faut que la personnalité dont vous retracez l’histoire soit assez connue pour que sa vie intéresse le grand public ; que l’acteur choisi, outre une ressemblance superficielle, soit capable de l’incarner ; et qu’il y ait assez d’événements dans la carrière du personnage pour animer un film de longueur raisonnable.
Un tour de force
Quand de surcroît vous choisissez de raconter la vie d’un scientifique ou d’un intellectuel, c’est-à-dire d’un homme dont l’existence, pour l’essentiel, se déroule entre ses tempes et off the record, cela tient du tour de force. Comment intéresser le public, qui par définition n’y comprendra rien, avec un bla-bla ésotérique et des démonstrations au tableau noir ?
L’une des solutions est de fournir une foule de détails sur son environnement, son époque, éventuellement ses liaisons — mais oui, ça baise, un savant. L’autre est d’insérer le biopic dans un récit haletant, par exemple un procès.
Nous avons tout cela dans Oppenheimer — et bien davantage.
Le tour de force de Christopher Nolan tient à sa façon de filmer et de monter son histoire : pas de fondu enchaîné, pas de plans interminables, comme dans ces films français où l’on attend, pour passer à la séquence suivante, que les personnages aient fini de déserter l’écran. Les trois heures du film (et non, ce n’est pas trop) sont pour l’essentiel un montage de séquences courtes, sans rapport l’une avec l’autre, collées l’une derrière l’autre, afin de donner une idée du processus de pensée du héros.
Car comment pense un génie ?
Pas comme nous. Il ne suit pas un raisonnement, sa pensée n’est pas rectiligne, ni continue. Elle procède par bonds. Il ne va pas de A à Z, il saute de A à Q, dérive sur tout autre chose, revient à L ou P, tisse des liens entre des éléments improbables.
A relire, du même auteur: Vu d’Hiroshima…
Il existe une photo d’André Malraux travaillant sur son Musée imaginaire, esquissant un pas de danse au-dessus d’une collection disparate d’œuvres d’art, cherchant le lien entre une sculpture khmère (de celles qu’il était allé découper dans la jungle en 1923) et un tableau de Goya ou une photo de Brassaï. L’esprit du créateur fonctionne ainsi, par bonds — jusqu’à ce que le puzzle en trois dimensions installé dans son esprit brouillon s’organise. Oppenheimer (ou Einstein, qui apparaît dans le film, magnifiquement joué par Tom Conti, que nous n’avions pas revu depuis des lustres) opère ainsi. Et seul un génie pouvait imaginer que l’on créerait une ville entière dans une sierra déserte près de son ranch du Nouveau-Mexique, au lieu-dit Les Peupliers (en espagnol, Los Alamos). Et que là s’élaboreraient le Projet Manhattan et le Trinity Test, dont les deux villes d’Hiroshima et de Nagasaki expérimenteront les conséquences ultimes en août 1945.
Le film suppose donc un spectateur intelligent — et j’ai des doutes qu’il trouve aux États-Unis un public qui lui permette de rentrer dans ses frais (au moins 100 millions de dollars de budget, plus le coût de la promotion).
D’autant que la structure hélicoïdale du film prend pour axe essentiel le procès fait à Oppenheimer par une Commission ad hoc en 1954, à l’instigation d’un politicien ambitieux (pléonasme !), Lewis Strauss, un ancien marchand de chaussures que la politique a propulsé à un poste trop haut pour lui, auditionné en 1958 par le Sénat lors de sa nomination éventuelle par Eisenhower comme Secrétaire au Commerce (si nous en faisions autant, combien de nos ministres auraient été capables de passer un tel filtre ?) et recalé — ce qui est fort rare et n’était pas arrivé depuis 1925.
Un Oscar, vite !
Petites jalousies, coucheries, judaïté différemment vécue par les uns ou les autres, tout se mêle pour opposer le savant visionnaire et le politicien cynique. Cillian Murphy d’un côté, Robert Downey Jr de l’autre tiennent là le rôle de leur vie. Un Oscar, vite !
Le casting est de toute façon impeccable, et largement inattendu. Matt Damon en vieille baderne qui comprend peu à peu comment maîtriser ces types ingérables et qui ont tous plus ou moins flirté avec le Parti communiste, Kenneth Branagh en physicien co-découvreur (avec Einstein) de la théorie quantique, tous les seconds rôles incarnent littéralement cette bande de savants fous, de militaires désaxés et de politiciens véreux — autre pléonasme.
Oppenheimer est un grand film politique, de ceux qui rendent compte d’une époque entière à travers quelques destins individuels. Un film vrai jusque dans ses aberrations : Oppenheimer, qui parle trois ou quatre langues et a étudié le sanscrit pour lire la Bhagavad-Gita dans le texte, déforme un passage du Mahabharata et au lieu de la sentence « Je suis le Temps » énonce froidement : « Je suis la Mort » — ce qui a fait sursauter les spécialistes. Mais c’est l’un des symptômes de l’hubris du savant fou, qui a froidement envisagé — c’était mathématiquement possible — que la première expérimentation de la Bombe induise une réaction en chaîne qui anéantirait la planète. Mais ainsi se gagnent les guerres, ainsi se montent les grands films.