Bonnet d’âne sur l’Opéra


Bonnet d’âne sur l’Opéra

stephane lissner opera paris

Quand je déchirais mes coupons au Châtelet, il y a vingt ans, le patron nous la jouait nature. Il s’était retrouvé là un peu par culot, un peu par accident. Il avait deux boussoles : son instinct et Pierre Boulez. Pour le reste, tout patron qu’il était, l’opéra, la musique, c’était pas sa came. Avant de partir, il a même écrit un livre où il avouait que, si la musique avait changé sa vie, il n’y connaissait strictement rien.
Voici donc que, le 4 février, après trois décennies de règne sur le Châtelet, sur le Festival d’Aix et sur la Scala de Milan, la classe !, notre Stéphane Lissner dévoile sa première saison à l’Opéra de Paris. Pas bien révolutionnaire – ouf ! soupire l’abonné(e) – mais quand même : Moïse et Aaron, pâté biblique de Schönberg cuisiné par Romeo Castellucci ; un spectacle mi-Bartók, mi-Poulenc, secoué par Warlikowski ; des Maîtres chanteurs à exploser le budget costumes ; les débuts in loco de metteurs en scène impitoyables comme Claus Guth dans Rigoletto ou Calixto Bieito dans Lear, six ou sept divas pour la couleur. Plus une légion de chorégraphes, le Ballet nouvellement transmis à Benjamin Millepied restant – le premier qui conteste, je lui fracture le péroné – la meilleure usine à pointes de la planète.

Présentation de saison très applaudie. Paraît qu’en grec Stéphane veut dire « couronné ». Vive le roi !
Quand soudain, patatras. Vendredi 13 (février), à la fin d’un portrait où notre manager donnait une superbe leçon de management, la journaliste de BFM Business lui sort son petit blind test. Que des trucs fastoches, tous chantés par Maria Callas. Alors, Stéphane Lissner, qu’est-ce que c’est que ça ? Savez, moi, les classiques, il marmonne en baissant les yeux. Norma ? Raté : La Wally.[access capability= »lire_inedits »] Et ça ? C’était à l’affiche la saison dernière. Non ? On vous aide : Madame Butterfly. Le massacre continue cinq longues minutes, le pauvre sèche, s’enfonce, se met à dire n’importe quoi, qu’il s’en fout de Puccini, que Maria Callas n’a jamais joué Butterfly sur scène et cetera, et cetera. Humiliation totale en faux direct sur BFM et en boucle sur Youtube.
La raclée qu’ils ont dû se prendre au service de presse ! À Paris, confondre Norma et La Wally, même le superboss de l’Opéra national ça va pas le tuer. Mais à la Scala ! Encore plus humiliée que lui d’avoir eu pour capitaine un farceur qui ne distingue pas Bellini de Catalani. Internetto furioso.

Bon, eh ! les lyricos. On se calme. D’abord Stéphane Lissner a toujours dit que, s’il pataugeait en musique, il aimait « le théâtre plus que le réel ». Du théâtre, voilà ce qu’il promet. Ensuite, personne ne lui demande de chanter Norma ni de la reconnaître mais de nous la rendre en bon état. Faire rêver tous les soirs 5 000 péquins (Opéra Bastille + Palais Garnier + Auditorium = 5 000 places !) sur une enveloppe négociée par des ministres fesse-mathieux qui en savent encore moins que lui, et sans mettre en grève les 2 000 salariés de la boutique : voilà ce qu’on lui demande et qu’il sait faire comme personne.[/access]

Le masque qui vient de tomber à la télévision ne blesse personne. D’ailleurs ce n’est pas l’incompétence que ses financeurs détestent, c’est la compétence. Rien n’exaspère un élu comme la compétence, agression antidémocratique. La compétence ! On dirait un titre à Bourdieu. La compétence ou comment les gens qui ont appris des trucs escaladent leurs piles de bouquins pour opprimer le citoyen. La compétence ou l’ennemi du peuple. Le flair, la ruse, la maîtrise des réseaux, l’hameçon à mécènes, il n’en aura jamais assez, le directeur de l’Opéra de Paris. La compétence ? Pour quoi ? Pour qui ?

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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