Oona, Jerry, Truman et les autres


Oona, Jerry, Truman et les autres

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Si certains avaient des doutes sur la qualité d’Oona & Salinger de Frédéric Beigbeder, ils peuvent être rassurés : Eric Chevillard, dame pipi du Monde, a détesté. Ça tombe bien : Chevillard est un critique au mauvais goût très sûr. Alors que Beigbeder s’intéresse au flirt d’Oona O’Neil et de Jerôme David Salinger, à l’amour entre Charlie Chaplin et Oona et à la guerre de Salinger débarquant en Normandie, libérant le bar du Ritz puis l’Allemagne, il nous parlerait trop de lui-même, ses voyages, ses amis, ses rencontres, sa muse. La liberté du romancier au cœur de son histoire, Chevillard ne supporte pas. C’est précisément ce qui nous touche chez Beigbeder. Ne choisissant pas entre fiction et non-fiction, il nomme « faction » son chemin des fugues romanesques. Avant de préciser, avec Drieu la Rochelle : « J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? »

Parti en 2007 en reportage à la recherche du plus secret des écrivains américains, Beigbeder a rebroussé chemin au seuil de la propriété de l’auteur de L’Attrape-coeurs. Politesse ou lâcheté ? Des fuites, parfois, sont l’autre nom de l’élégance. Elles permettent aussi de poser les premiers mots d’un roman auquel une photo trouvée dans une cafétéria de Hanover, New Hampshire, offre son héroïne. Quand on a le goût des « infantes brunettes », l’apparition d’Oona bouleverse : sa coiffure à la Gene Tierney, son front, ses sourcils, son nez délicat, ses dents à croquer, son cou, la caresse de ses cheveux sur ses épaules. Beigbeder n’a pas eu le choix. Il lui fallait suivre Oona pas à pas, tout savoir d’elle, l’écrire.

Direction New York, année 1940, le Stork club, 3 East 53rd Street, un dimanche. Oona a 15 ans. Pour reprendre le titre d’un conte de la folie ordinaire de Charles Bukowski, elle est « la plus jolie fille de la ville ». Elle est surtout la fille délaissée du dramaturge et prix Nobel de littérature Eugène O’Neill. « It-girl » d’avant-guerre, elle aime passer son temps dans des lieux chics à fumer et boire des vodka-martini en badinant avec ses amies Gloria Vanderbilt, Carol Marcus et un jeune homme au visage rosé et à la voix haut perchée : Truman Capote. Ca parle de Fitzgerald et de cygnes, de mode et de jazz. Un grand dadais, âgé de 21 ans, se joint à la tablée. On l’appelle « Jerry ». Il écrit des nouvelles, sera bientôt publié sous le nom de J.D. Salinger. Sa timidité bat la chamade pour Oona, qui vole un cendrier et le glisse dans la poche du soupirant. Ils se reverront en bord de mer, s’embrasseront, se disputeront gentiment, se saouleront, s’embrasseront encore. Oona vomira ; Jerry va découvrir un vieux Continent à dénazifier, vomira à son tour. Plus rien ne sera comme avant. Apprentie comédienne, Oona rencontre Charlie Chaplin en 1942, l’épouse. C’est mieux que de jouer dans un mauvais film. La différence d’âge, 36 ans d’écart, leur va bien : « Oona est tombée amoureuse de Chaplin parce que son ambition était derrière lui ; Chaplin est tombé amoureux d’Oona parce que sa vie était devant elle. » Salinger, lui, prend la nouvelle comme une balle plein cœur, avant que d’autres balles, sur les plages Normandes et dans la forêt de Hürtgen, n’achève de le dégoûter d’un immonde où, plus jamais, il ne veut avoir de place. Une tentative de suicide, un roman culte, quelques nouvelles et puis bye-bye. Salinger, reclus à Cornish, sera aux abonnés absents jusqu’à a mort, en 2010.

Après Un roman français – prix Renaudot 2009 -, Frédéric Beigbeder a réussi, surgissant à sa guise de l’ombre d’Oona, Jerry, Truman et les autres, une œuvre intime sur le cœur dérangé des hommes et les passions des adorables « pauvres petites filles riches ».  Tout, dans Oona & Salinger, est posé sur la page avec une délicatesse à la fois profonde et légère : les mots qu’on souligne, les silhouettes, la correspondance imaginée entre Oona et Jerry, les digressions, la guerre au plus près de l’odeur de gerbe, de merde et de chair morte, les extraits de nouvelles inédites de Salinger, la bande-son jazzy, l’apparition finale d’une « infante brunette » des années 2010. Oona, aujourd’hui, se prénomme Lara et Frédéric Beigbeder vient de déposer à ses pieds, « cambrés et menus », la plus belle des offrandes : un roman américain – avec détours par la Suisse, Paris libéré et les forêts allemandes jonchés de cadavres – où l’amour, « c’est avoir et ne pas avoir ».

Frédéric Beigbeder, Oona & Salinger, Grasset, 2014

*Photo: Gene Sweeney Jr./AP/SIPA.AP21489937_000002



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