Les dizaines de milliers de demandeurs d’asile accueillis sur notre territoire n’alimentent pas seulement la bonne conscience sans-frontiériste des nombreuses associations qui les accueillent. Très prisé par le Medef et par les syndicats, le migrant est devenu la raison d’être – et la première source de financement – de nombreuses ONG. Enquête.
Près de 78 000 demandes d’asile enregistrées en 2016, 100 412 exactement en 2017. Ces deux dernières années, les flux de migrants à destination de notre pays ont été intenses. Afghans, Guinéens ou Soudanais, certains finissent par camper dans les espaces publics, accréditant l’idée que les capacités d’accueil saturent et que les structures de prise en charge, montées à la va-vite, sont sur le point de craquer. À quelle autre conclusion de bon sens arriver, en voyant les tentes s’aligner sous les voies du métro aérien, au nord-est de Paris, mais aussi square Daviais, à Nantes, ou au parc Saint-John-Perse de Reims ?
Le bon sens est parfois trompeur. Contrairement aux apparences, le système d’accueil n’est pas sur le point de s’effondrer. Bien au contraire, il s’est adapté à la situation avec une rapidité et une vigueur étonnante. Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA, 40 420 places au 1er mars), hébergements d’urgence pour demandeurs d’asile (HUDA, 20 000 places), centres d’accueil et d’orientation (CAO, 8 000 places), centres provisoires d’hébergement (CPH, 4 000 places), sans compter les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, les centres départementaux pour mineurs isolés, etc. Au total, le dispositif public compte 90 000 places, auxquelles s’ajoutent les foyers privés d’Emmaüs, de l’Armée du salut, etc. D’énormes difficultés se posent ponctuellement pour faire coïncider l’offre et la demande, mais il n’y a pas de pénurie de lits au sens strict. Et s’il y en avait, le parc social pourrait la pallier. Il comptait plus de 150 000 logements vides au 31 décembre 2017, dont 80 000 logements en vacance « structurelle », c’est-à-dire inoccupés depuis plus de trois mois. Dans le cadre du « plan migrants » adopté en Conseil des ministres en juin 2015, il est possible d’y installer des demandeurs d’asile. L’État dédommage les bailleurs sociaux à hauteur d’un loyer ordinaire. C’est ainsi que des communes rurales comme Aubusson (Creuse) ou Saint-Gelven (Côtes-d’Armor), où la demande ordinaire de logements sociaux était faible, se sont trouvées hôtes de migrants.
Cela signifie que les « réquisitions citoyennes » de bâtiments publics pour les demandeurs d’asile, à l’image de celles opérées par le collectif Agir migrants à Villeurbanne depuis 2017, répondent rarement à une nécessité vitale. Un des bâtiments occupés en décembre 2017 par Agir migrants a d’ailleurs dû être évacué au bout de deux mois, à la suite d’un départ d’incendie ! Les migrants ont été pris en charge par la préfecture. Le collectif, quant à lui, a continué ses actions, qui s’inscrivent explicitement dans un projet de contestation politique plus large. Ironie du sort, l’association anticapitaliste rhodanienne se retrouve à travailler aux côtés de ces financiers qu’elle abomine.
Une réactivité exemplaire
Le logement ne suffit pas. Il faut aussi des moyens pour orienter les demandeurs d’asile et assurer l’intendance des foyers d’hébergement. Là encore, la réponse publique a été remarquable. Le ministère des Finances a publié en annexe du projet de loi de finances 2018, dans ce qu’on appelle les « jaunes budgétaires », la liste des associations subventionnées en 2016. Pour l’accueil des migrants et des réfugiés, les 25 principales subventions (sachant qu’il y en a eu des centaines) totalisent 160 millions d’euros. Le total dépasse les 200 millions, soit 2 500 euros minimum attribués au secteur associatif pour chaque demandeur d’asile, puisqu’ils étaient 78 000 en 2016. Il s’agit là des subventions explicitement dédiées à la prise en charge des arrivants. Elles viennent s’ajouter aux aides d’État, versées de manière routinière à des acteurs installés, comme France Terre d’asile ou la Croix-Rouge. Poids lourd du socioculturel local, l’association La vie active, qui prenait en charge le camp de Calais, a reçu à ce titre 12,5 millions d’euros pour la seule année 2016. Ces sommes représentent une petite fraction seulement de l’effort public. Il faudrait y ajouter les aides des collectivités, ainsi que les efforts des services publics et la prise en charge médicale. Dans un relevé d’observations provisoires, la Cour des comptes estimait que la politique d’asile avait coûté en 2013 environ 2 milliards d’euros, pour 67 000 demandeurs. Ces derniers, en retour, contribueront aussi à la richesse nationale par leur travail, déclaré ou non.
Cependant, l’argent versé au secteur associatif a une conséquence souvent passée sous silence. Vis-à-vis des migrants, les associations ne sont pas des observateurs désintéressés. Quand leurs responsables sont interrogés sur l’opportunité de réduire ou non le rythme des arrivées, leurs réponses reflètent leurs convictions éthiques, mais aussi leurs intérêts. Un réfugié égale une aide. Dix à quinze réfugiés pris en charge en CADA égalent un emploi. C’est le ratio officiel.
Le réfugié, moteur de la croissance associative
Le secteur sanitaire et social est souple, car il s’appuie beaucoup sur des associations. Le centre de réflexion Recherches et solidarités évaluait leur effectif cumulé à un million d’emplois en 2013. Le chiffre varie fréquemment, car les associations du sanitaire et social recrutent ou licencient, en fonction des subventions versées. En ce moment, pour celles qui s’occupent de migrants, les affaires tournent bien. On peut même dire que les réfugiés sont arrivés à point, juste après le coup dur de la fin des contrats aidés.
En 2008, la Cimade comptait 125 salariés. Ils n’étaient plus que 92 en 2014. Le chiffre remonte à 114 l’an dernier. « Pour l’année 2017, les comptes de la Cimade sont bons, au-delà de nos prévisions, se réjouit le trésorier dans le rapport annuel. Les ressources de l’association se sont élevées à 9 887 000 euros, en progression par rapport à 2016 (+ 115 000 euros). Le résultat d’exploitation est nettement positif (+ 338 000 euros) alors qu’il était négatif en 2016 (- 54 000 euros). » Les dons des particuliers ont progressé, tout comme les subventions publiques, qui représentent la moitié des ressources.
L’impact positif de la crise des migrants est encore plus net à France terre d’asile. L’association comptait 859 salariés fin 2017, contre 560 salariés au 31 décembre 2013, soit 53 % d’effectifs en plus en quatre ans. S’agissant d’une PME, on parlerait de croissance spectaculaire. Sans le moindre cynisme décelable, les publications de France terre d’asile versent d’ailleurs dans le volapük corporate : « La Direction de l’urgence a acquis une réelle expertise dans la mise en œuvre des prestations » et propose « l’intégralité des prestations contenues dans le référentiel du marché », quand il s’agit de répondre à un appel d’offres pour la gestion d’un CADA. L’association en gérait 34 mi-2018.
Ni France terre d’asile ni la Cimade ne peuvent être taxées d’opportunisme. La première existe depuis 1971. La seconde a été créée en 1940 pour venir en aide aux évacués d’Alsace-Lorraine. Elles prennent des réfugiés en charge depuis des décennies, le plus souvent dans la discrétion. La crise des migrants n’en est pas moins une aubaine pour elles, comme pour d’autres.
Les migrants au secours de l’Agence nationale pour la formation des adultes
Cas plus équivoque, l’Agence nationale pour la formation des adultes. Plus gros organisme de formation de France, l’AFPA est un brontosaure administratif, dont les lourdeurs ont été dénoncées par la Cour des comptes (2014, 2017), puis par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) début 2018. Ces six dernières années, elle a accumulé 725 millions de déficit. Ses résultats se détériorent « de manière continue », principalement par « manque de compétitivité » face au privé, selon l’IGAS. Les effectifs ont fondu (11 000 salariés en 2008, 7 800 aujourd’hui), mais restent encore trop importants. Dans ce contexte, les migrants sont providentiels. Ils vont adoucir la pente des compressions de personnel. Après une expérimentation sur 200 sujets de la jungle de Calais, l’AFPA a déployé en 2017 une « offre globale dédiée aux réfugiés », dans le cadre du programme HOPE (Hébergement, orientation parcours vers l’emploi), avalisé par les ministères de l’Intérieur et du Travail. L’idée est de renforcer l’employabilité de centaines de réfugiés. Pendant trois mois, les intéressés apprennent le français, puis ils se forment à un métier dans une branche en « tension », manœuvre dans le bâtiment, manutentionnaire en entrepôt ou opérateur sur chaîne d’abattage. Des postes souvent correctement payés, mais ingrats, épuisants et dangereux, à tel point que Pôle emploi peine à les pourvoir. L’afflux d’immigrés ne fera que retarder, une fois encore, l’amélioration des conditions de travail, avec le concours intéressé de l’AFPA. Ce ne sont pas les réfugiés qui ont besoin d’elle, c’est elle qui a un besoin vital de missions.
Comment être contre l’accueil sans passer pour réactionnaire ? Entre les sopranos de l’indignation morale et les basses puissantes de l’intérêt bien compris, le grand chœur de l’ouverture des frontières se moque des toussotements dans la salle. Cet été, le Groupement national des indépendants de l’hôtellerie-restauration (GNI) a appelé à assouplir les conditions d’emploi des demandeurs d’asile. Probablement tétanisé par l’idée d’un procès en xénophobie, pas un seul syndicat ne s’est levé pour rappeler l’évidence : si les cafés-restaurants manquent de bras, c’est parce qu’ils payent mal et proposent des horaires démentiels.
Les syndicats tétanisés
Contactée, la CGT hôtels cafés restaurants admet que « Causeur soulève un sujet d’actualité important », mais ajoute immédiatement qu’elle « ne dira rien ». Même silence du côté de VISA, une association intersyndicale regroupant la FSU, la CGT, la CFDT, le Syndicat de la magistrature, etc. Censée travailler sur la situation des travailleurs sans papiers, elle ne répond pas à une question simple posée par mail : le recours à l’immigration ne fait-il pas d’abord le jeu des employeurs ? Banal dans les années 1970, ce sujet de réflexion est désormais banni dans la sphère syndicale. La CGT (dont la page web sur l’immigration n’a pas été actualisée depuis 2008…) se borne à dire que les travailleurs étrangers doivent être traités comme les nationaux, esquivant l’aspect embarrassant du dossier : faut-il les faire venir ou non ?
Même piétinement devant l’obstacle chez les politiques. « Lorsque vous êtes de gauche et que vous tenez sur l’immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème… Ce que nous disons n’a rien de nouveau. C’est une analyse purement marxiste : le capital se constitue une armée de réserve. » Pour avoir tenu ces propos à L’Obs, en août, Djordje Kuzmanovic, conseiller de Jean-Luc Mélenchon, a été publiquement désavoué par son patron, début septembre. La « préparation du retour des réfugiés » et « permettre à chacun de vivre chez soi » figurent pourtant en toutes lettres dans le livret-migration du programme « L’avenir en commun – Mélenchon 2017 ». Le texte évoque aussi « une délocalisation sur place qui touche des secteurs à fort besoin de main-d’œuvre – tels que le BTP, l’hôtellerie-restauration, les services à la personne –, et qui affaiblit l’ensemble des salariés ».
En comparaison, comme dans les années 1960, la position du patronat a le mérite de la clarté. Il est pour l’immigration. La plate-forme associative Actions emplois réfugiés veut aider les migrants à s’insérer sur le marché du travail. Elle est soutenue par la Ville de Paris, France terre d’asile, Adecco et… le Medef. Aux uns, la grandeur morale ; aux autres, la main-d’œuvre. Et à la société, les inévitables difficultés d’intégration.
Effet d’aubaine en Albanie
La réactivité française face à la crise des migrants a été si remarquable qu’elle a généré une demande supplémentaire inattendue, en Albanie. Les ressortissants de ce petit pays (2,9 millions d’habitants) représentaient en 2017 le plus fort contingent de demandeurs d’asile, et la plus forte proportion de personnes hébergées dans les CADA, devant les Afghans et les Syriens ! Ils n’apparaissaient même pas dans les statistiques des réfugiés il y a quatre ans seulement. L’asile, au sens juridique, sera refusé à 99,99 % d’entre eux. L’Albanie est classée « pays d’origine sûr » par l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Les réseaux de passeurs ont su vendre à leurs compatriotes, qui émigrent pour des raisons économiques, l’efficacité de la prise en charge en France, devenue la première destination européenne des migrants albanais. Les réseaux ont fini par être victimes de leur succès. Depuis septembre 2017, Paris collabore avec les autorités albanaises contre l’immigration illégale. Un accord a été officialisé le 15 décembre 2017. Plusieurs policiers albanais sont venus travailler à l’Intérieur, comme agents de liaison. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Entre janvier 2017 et janvier 2018, le nombre de dossiers déposés par des demandeurs d’asile albanais a baissé d’un tiers (34 %).
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