D’aucuns sont si facilement choqués, ces temps-ci, par une ombre de sein dans un décolleté ou une étoile apposée sur l’anus du Prophète qu’il est temps de se demander quel est notre présent rapport au corps et à la nudité.
Le prétexte de cette chronique si nécessaire est un roman nouvellement sorti, signé Ketty Rouf, et intitulé On ne touche pas. On me l’avait conseillé, je l’ai lu — et ça se lit vite, c’est au moins un bon point : l’auteur (et non, je n’écris pas « autrice », on s’efforce de parler français, sur Bonnet d’âne[tooltips content= »Bonnet d’âne est le blog de Jean-Paul Brighelli, hébergé par Causeur« ]*[/tooltips] !) use et abuse des phrases nominales, averbales, mises en rejet à la ligne — une bonne manière de gagner de la place, Alexandre Dumas en a usé et abusé si bien qu’on ne lui rémunérait plus que les lignes remplies au moins aux trois-quarts. À ce compte, Ketty Rouf ne devrait toucher que 50% de ses droits d’auteur…
En deux mots : une prof de philo entre un peu par hasard, ce dieu des romanciers maladroits, dans une boîte à strip-tease de Pigalle et, séduite par ce qu’elle y trouve, en fait sa profession du soir, espoir. « Belle de nuit » — mais justement, même dans les « danses privées », on effleure, on suscite mais on ne suce pas. Je veux bien, même si la référence moderne du strip, le numéro éblouissant que fait Elisabeth Berkeley face à Kyle MacLachlan dans Showgirls, cet hymne au pole dancing (il faudra que je me livre un jour à l’apologie de Verhoeven, cinéaste majeur de notre temps, tant dans sa période hollandaise que dans ses années américaines) s’opère certes sans consommation, l’effeuilleuse restant à quelques millimètres du prédateur devenu proie, mais n’est-il pas plus obscène au fond de jouir dans sa culotte que dans un espace clos approprié ?
Le roman n’est pas mal écrit, dans le genre pseudo-autofiction qui a envahi la littérature contemporaine. Il y manque une analyse des motivations de l’héroïne : on aimerait savoir ce qui la pousse ainsi à s’exhiber. Un peu comme dans ces romans SM où l’on ne sait jamais ce qui pousse « Laïka » (c’est dans le Lien, signé Vanessa Duriès) à encaisser ce qu’elle encaisse. Tiens, tant qu’à faire, je préfère Dolorosa soror, de Florence Dugas — aux Editions Blanche également.
Ajoutez aux numéros de strip des scènes plus purement pédagogiques (tiens, l’héroïne a remarqué elle aussi que le niveau des élèves…) et même un court roman par lettres intégré au récit : notre philosophe échange des missives qui pratiquent elles aussi le teasing (to tease, c’est taquiner, et pas davantage) avec un élève qui, comble de la fiction, écrit sans fautes d’orthographe. Là non plus il ne se passera pas grand-chose, l’érotisme du roman est très mesuré, limité à des tentations lesbiennes et des frotti-frotta sans conséquence. « Joséphine », à qui l’on a envie de chanter du Bashung pendant tout le livre (« Osez, osez Joséphine »), se fait dragouiller par un certain Martin, un prof avec qui elle échange des mots doux et des livres, des bisous aux commissures de peau lisse, personnage improbable incapable de coucher dans son lit au bout de trois mois une collègue qui s’offre quand même assez clairement à lui.
Mais revenons au strip-tease.
Mon expérience dans le domaine est limitée. J’ai vu dans le temps l’inoubliable Rita Renoir, qui transcenda le genre. Et sortant un jour à Paris un cousin de province avide de ce Paris by night stéréotypé qui fait l’admiration des béotiens, nous nous sommes retrouvés confrontés au très beau numéro de Dita von Teese au Crazy Horse.
Sinon, bien sûr, il y a le strip-tease privé de Kim Basinger face à Mickey Rourke dans 9 semaines 1/2, sur You can leave your hat on de Joe Cocker. Un must, assez éloigné de la réalité des boîtes à strip.
Sinon, vous pouvez toujours relire les pages essentielles que Barthes consacre à cet art de l’effeuillage dans Mythologies, remarquant dès les premières lignes que « le strip-tease — du moins le strip-tease parisien — est fondé sur une contradiction : désexualiser la femme dans le moment même où on la dénude. » Et que c’est finalement dans les strip-teases non professionnels, dans les concours de province organisés (on est dans les années 1950) dans des bastringues agricoles que l’érotisme ressuscite, dans l’embarras des concurrentes : « Des pas maladroits, des danses insuffisantes, la fille sans cesse guettée par l’immobilité, et surtout un embarras « technique » (résistance du slip, de la robe, du soutien-gorge) qui donne aux gestes du dévoilement une importance inattendue, refusant à la femme l’alibi de l’art et le refuge de l’objet, l’enserrant dans une condition de faiblesse et d’apeurement. »
Il en est d’ailleurs de même dans les strip-teases masculins. Les Chippendales, en vrais professionnels, ne se battent pas avec leurs chaussettes sur le bord du lit où les attend, en se retenant de rire, une créature rongeant son impatience. Mais justement, la perfection du geste gâche l’émergence du désir potentiel, qui comme chacun sait s’alimente au voilé bien plus qu’au dévoilement.
Regardez en peinture. Edward J. Poynter avait d’abord peint sa Diaduménè nue (1883). Dix ans plus tard, il la voile, comprenant qu’il tirera bien plus d’effets de ces transparences que de la chair directement livrée sans invitation à deviner plutôt qu’à voir. Madeleine Lemaire en fait autant, avec ses deux versions du Sommeil de Manon, d’abord déshabillée, puis partiellement cachée par une transparence qui en dit davantage que la chair exhibée.
Je pourrais multiplier les exemples : la robe rose qui « déshabille si bien » la femme qui la porte et à qui Gautier adresse un poème célèbre est, comme la tunique transparente de Sabina Poppea ou les lumières qui rhabillent sans cesse les corps au Crazy Horse. C’est le style qui enrobe le récit — et qui manque un peu au roman de Ketty Rouf.
Ce qui nous ramène à notre rapport au corps — dont la pudeur contemporaine, et plus encore la pudibonderie musulmane, exaltent au fond le paradoxe. Nous dévoilons volontiers, mais il faudrait que ce soit à distance, comme dans un strip-tease observé à la longue vue (il y a une scène de ce genre à la fin du Chevalier Des Touches, de Barbey d’Aurevilly). Que passe dans la rue une fille au jean serré ou à la jupe trop courte (et le « trop » commence juste au-dessus du genou), et voici nos modernes censeurs prêts à dégainer. C’est moins la pudeur qu’il faut enseigner que la mesure exacte du désir, qui s’alimente au caché bien plus qu’au dévoilé.
Quant aux malades mentaux qui voient une provocation dans le moindre bout de peau dévoilé — au sens wahhabite du terme cette fois —, il faut les rééduquer d’urgence. Les traîner dans les musées, les amener au strip-tease, et leur faire lire le petit roman sympathique de Ketty Rouf, pour leur faire comprendre à quoi s’alimente le désir en France. En France et pas en Arabie Saoudite, pays charmant que je ne saurais trop conseiller, et vite, aux amateurs de voiles en tous genres.
Ketty Rouf, On ne touche pas, Albin Michel
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