Costumier et décorateur de théâtre et d’opéra, David Bélugou défend un théâtre flamboyant et respectueux du style des oeuvres. Il regrette la tristesse, la laideur et le manque d’exigence artistique dans lesquels cet univers sombre de plus en plus.
Formé à la chambre syndicale de la couture, David Bélugou crée des costumes et des décors de scène depuis 1989. On le retrouve aussi au cinéma, au cirque ou au cabaret. Il a notamment habillé Alan Rickman, Laetitia Casta, Gaspard Ulliel, Catherine Frot, Audrey Tautou, Julie Depardieu, Geneviève Page, les danseuses des Folies Bergères et a travaillé dans les maisons les plus prestigieuses, comme le Casino de Paris, le Théâtre Mogador, le Royal National Theatre de Londres, le Teatro San Carlo de Naples, les opéras de Los Angeles, Monte-Carlo, Toulouse et l’Opéra-Comique de Paris. Par leur extravagance, leur excentricité et leur esthétisme extrême, les costumes créés par David Bélugou semblent sortis d’un film de Fellini ou de Tim Burton. Depuis 2007, il est le principal costumier du metteur en scène et comédien Michel Fau. C’est au Théâtre de la Michodière que nous le retrouvons, juste avant la représentation de Lorsque l’enfant paraît, la pièce d’André Roussin, avec Catherine Frot et Michel Fau, pour laquelle il vient, bien sûr, de signer les costumes.
Causeur. Vos créations sont assez emphatiques. Comment savoir jusqu’où aller dans l’extravagance d’un costume sans prendre le risque de faire tomber l’acteur qui le porte dans le ridicule ?
David Bélugou. Il faut viser la réussite, l’exception. Et la réussite, quand je l’obtiens, se gagne à un endroit précis : la crête entre le bon et le mauvais goût, entre le juste et le ridicule. Il faut être au bord du gouffre sans y tomber. C’est dangereux, c’est risqué, mais c’est là que se trouve la réussite que je recherche. Je souhaite aussi que le costume donne une forme distincte au caractère du personnage. C’est très important pour moi. Il faut trouver le juste accord.
Cherchez-vous également un accord entre le costume et le style du texte ?
Pour moi, ça va de soi car le style du texte représente l’époque où la pièce a été écrite, et j’adore jouer avec l’époque de l’écriture d’une œuvre, avec la vision d’une époque par une autre époque, c’est merveilleux. C’est une vision sublimée. Et c’est ce que nous avons fait lorsque j’ai créé les costumes et les décors d’Ariane à Naxos de Strauss, au Capitole de Toulouse, pour Michel Fau. L’action se déroule au XVIIIe siècle, mais l’œuvre a été écrite dans les années 1910. C’est une vision totalement fantasmée du XVIIIe par la Vienne de la Belle Époque. Aussi, je n’ai pas réalisé de reconstitutions de costumes XVIIIe, j’ai plutôt rêvé de ce siècle au travers des années 1910. En 112 productions, je n’ai pas une seule fois créé de costumes contemporains pour une œuvre du passé.
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Le metteur en scène Stéphane Braunschweig a déclaré dans une interview : « Je me suis dit que si les alexandrins étaient prononcés par des corps d’aujourd’hui, dans des vêtements d’aujourd’hui, ça les rendrait plus concrets. Faire jouer Célimène dans une petite robe courte ou en jean, cela permet de mettre en scène des êtres d’aujourd’hui qui prononcent des paroles d’hier, pour des spectateurs d’aujourd’hui et de demain ». Qu’en pensez-vous ?
C’est un charabia simpliste et démagogique ! Mais quand on regarde son travail, ce n’est pas surprenant. Son refus de la théâtralité ne permet pas aux acteurs d’atteindre la démesure exigée par les rôles qu’ils incarnent. Il ne laisse pas non plus cette possibilité aux costumes. Or, pour incarner un roi shakespearien, il faut être tellement athlétique physiquement, vocalement, prêt au combat, que les costumes portés par celui qui endosse cette charge doivent lui permettre de livrer la bataille. On ne peut pas jouer un texte très poétique, très lyrique, avec un jean et une chemise blanche. Ça n’aide pas les acteurs, ça les bloque dans leur envol. C’est comme envoyer des hommes à la guerre en short et en claquettes. Regardez la Phèdre mise en scène par Chéreau ! Dominique Blanc était habillée comme une ouvreuse et ça ne marchait pas. Impossible d’être lyrique, rugissante, élégiaque avec une petite robe qui s’arrête aux genoux. Le style des costumes doit aider le comédien à se glisser dans le style de l’œuvre. Et puis, lorsque les metteurs en scène modernisent, généralement, il n’y a aucune réflexion artistique derrière. Ils sont simplement bloqués dans leur gauchisme de ministère, dans leur post-marxisme infidèle au marxisme flamboyant des grands Italiens. Ils veulent dénoncer, révéler les inégalités contemporaines, mais ils ne vont même pas au bout de la transposition. Quand Jean-François Sivadier met en scène La Traviata et qu’il la modernise, il n’aurait qu’à lui enfiler une sublime robe de Galliano, la maquiller magnifiquement et la chausser de talons de 12 centimètres. Là, au moins, on se dirait : « Oui, c’est une pute d’aujourd’hui comme on en voit à Monte-Carlo ! » Mais lui, non, il lui donne une robe minable, des talons plats et la coiffe comme chez Franck Provost. Ça n’est même pas de la transposition temporelle, c’est juste du n’importe quoi. Après un opéra qui m’avait affligé par les sacs de pommes de terre avec lesquels étaient habillés les interprètes, on m’a expliqué que la costumière, pour cette œuvre du XVIIIe siècle, avait travaillé sur le non-costume. Que voulez-vous répondre à ça ?
Derrière tout cela, n’y a-t-il pas également de la fainéantise, du manque d’exigence ?
Ah… mais parfois, il n’y a aucun travail, j’ose le dire ! Quand j’arrive dans un opéra pour une nouvelle production, les équipes me disent : « Comme ça fait du bien de travailler avec quelqu’un qui crée ses costumes ! » Mes costumes leur permettent d’exprimer toute l’ampleur de leurs savoir-faire. Je demande toujours à voir les maquettes du spectacle précédent et celles du spectacle suivant. Si vous voyiez le travail des maquettes… des photocopies de photos de mode découpées dans Vogue ou dans Vanity Fair ! Les costumiers donnent ça aux ateliers et les laissent se débrouiller ! Voilà leur travail. Aucun effort de création ni d’imagination. Il reste évidemment quelques grands costumiers qui ont le goût de la beauté et du travail. Vanessa Sannino, qui est notamment la costumière de Jérôme Deschamps, en est un exemple. Je l’admire beaucoup.
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De quand dateriez-vous ce nouvel académisme ?
Cet académisme n’est pas si nouveau ! À mes débuts, à la fin des années 1980, on en était déjà prisonniers. Je me souviens de ce terrible Othello à la MC93, mis en scène par Hans Peter Cloos avec Tcheky Kario. Ils étaient en costume de tennis et jouaient la pièce de Shakespeare en s’envoyant des balles, en short. Desdémone était en petite robe Lacoste. Et ce spectacle était considéré comme le must ! Mais à cette époque, il y avait d’autres choses qui étaient proposées et subventionnées. J’ai été l’assistant de Pierre Luigi Pizzi qui, très à la mode lui aussi, offrait une vision radicalement différente, très esthétique. Il y avait aussi Giorgio Strehler, Antoine Vitez, Jorge Lavelli ou encore Alfredo Arias ! Tous ces gens montaient des spectacles dans les plus grandes maisons subventionnées et réalisaient des productions flamboyantes, avec des costumes et des décors d’une beauté à couper le souffle. Je dois d’ailleurs avouer que je suis un patriote malheureux car, en France, la plupart de mes plus grandes émotions théâtrales sont dues à des Italiens et à des Argentins ! Aujourd’hui, les metteurs en scène qui ont cette conception « théâtrale », magnifique et sophistiquée du théâtre n’ont pas la carte. Seuls les metteurs en scène issus de la déconstruction ont droit de cité dans les grands théâtres subventionnés. Dans les années 1980, il y avait encore les deux. Aujourd’hui, Michel Fau se bat pour réhabiliter ce théâtre flamboyant. Il est fidèle à ce qu’il aime, il ne cède pas. C’est pour ça que c’est une joie de travailler avec lui. Il m’offre la possibilité de créer de vrais costumes. Sans lui, après trente-cinq ans d’une carrière bien remplie, j’aurais quitté ce métier.
C’est un mal particulièrement français ?
Il est certain que ce n’est pas partout comme ici. En Italie, ils sont très à cheval sur l’authenticité des œuvres. À la Scala, à Rome ou à Naples, les grandes mises en scène sont confiées à des gens qui respectent le texte, le style. Braunschweig, dont vous parliez, a fait une mise en scène à la Scala qui a été huée par le public. Le directeur, qui l’avait programmé pour d’autres œuvres, les saisons suivantes, l’a aussitôt déprogrammé. La bronca du public italien a fait loi. En France, à l’Opéra de Paris, par exemple, ces metteurs en scène sont aussi quasiment toujours hués par le public, mais les directeurs s’en fichent et continuent de les programmer. Ce mal français va entraîner une conséquence dramatique. Quand les nouvelles générations de metteurs en scène voudront créer des costumes dignes de ce nom, ils ne trouveront plus d’ateliers qualifiés pour les confectionner. Comme les opéras et les théâtres font de moins en moins appel à ces ateliers, ils ferment les uns après les autres. Et ceux qui sont encore ouverts travaillent pour Disney ou pour la haute couture. À la Comédie-Française, c’est un gâchis incroyable. Ils ont leurs propres ateliers avec des savoir-faire époustouflants, et on leur demande la plupart du temps de faire des costards-cravate ! Lorsque j’ai travaillé sur Ariane à Naxos, la soprano Katherine Broderick, que j’ai habillée en prima donna, m’a confié que cela faisait dix ans qu’on ne lui avait pas fait porter un corset sur scène ! C’est quand même fou avec tous les opéras de Mozart qu’elle chante. Mais en vérité, toute cette laideur et cette pauvreté excitent les bourgeois ! C’est de l’exotisme pour eux. Autrefois, le bourgeois, à l’opéra, allait voir les temples hindous dans Lakmé ou des processions de pénitents dans Don Carlos. Aujourd’hui, il va à l’Odéon et à la Comédie-Française pour voir des pauvres en jean ou en survêtement dans des banlieues ou des kebabs. C’est l’exotisme de la pauvreté. Le public populaire, lui, préfère regarder Le Seigneur des anneaux ou les films de Coppola et de Scorsese… avec des costumes extraordinaires !
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Voyez-vous une raison à tout cela ?
L’une des explications est la prise de pouvoir des intellectuels, de l’université et des dramaturges dans le milieu théâtral. Avant, les metteurs en scène n’avaient pas de dramaturges ! Dans les années 1980, on a vu surgir tous ces intellectuels sinistres qui ont commencé à conseiller les metteurs en scène. Ils analysaient, coupaient les cheveux en quatre pour aboutir à des choses d’une tristesse épouvantable et à un charabia incompréhensible dépourvu de sensibilité. Ça a été mortifère pour l’art. Il y a souvent une incompatibilité entre l’intellectuel et la création artistique. Quand on voit le mépris que les intellos théâtreux ont eu pour Jacqueline Maillan et pour le Boulevard en général, on comprend tout. Comme si Maillan n’était pas un pan important du théâtre français ! J’ai cru que ça allait passer, mais je suis surpris de la capacité de résistance et de nuisance de toute une génération qui s’accroche et continue d’endoctriner les nouvelles générations. On n’arrive pas à en sortir !
La question de Julie Depardieu : David, tu as créé les costumes du Misanthrope, mis en scène par Michel Fau et dans lequel je jouais Célimène… Pour concevoir la sublime robe que je portais, à qui pensais-tu ? À Célimène ou à moi ?
À toi, chère Julie ! Évidemment ! Ce qui est bien au théâtre, contrairement à l’opéra, c’est qu’on sait quel acteur va porter le costume lorsqu’on commence la conception. Comme je t’avais déjà habillée dans Nono, de Guitry, je savais que tu avais un très beau décolleté, que tu étais très bien faite, et qu’il fallait mettre cela en valeur. Et puis j’ai pu imaginer ce que tu ferais de Célimène et, en accord avec cela, créer ton costume. Plus exactement, j’ai conçu ce costume en pensant à la Célimène que tu serais, toi. On ne peut pas plaquer un style de costume sur quelqu’un au hasard. C’est en tout cas très risqué. D’ailleurs, le costume est parfois, souvent même, le point de rencontre entre un acteur et son rôle. J’espère avoir trouvé ce point entre Célimène et toi.